Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 11
L’attaque de 1530

(Août, septembre, octobre)

3.11

Arrestation du fiscal Mandolla – L’évêque prend vivement son parti – Il hâte ses plans contre Genève – Appel de l’évêque aux chevaliers – L’évêque leur remet les lettres de guerre – Croisade pour le maintien de la sainte foi – Prisonniers dans les châteaux – Projets à Augsbourg et à Gex – De La Sarraz à la tête de la Cuiller – Plusieurs troupes se dirigent contre Genève – Projets des ennemis – Un héraut de Fribourg maltraité – Un autre plus habile – L’armée savoyarde s’empare des faubourgs – L’assaut se prépare – L’Empereur apprend les nouvelles de guerre – L’armée recule – Quelle en est la cause ? – La miséricorde de Dieu – Quinze mille Suisses arrivent – Controverse soldatesque – Incendie du couvent de Belle-Rive – Bons catholiques logés à Sainte-Claire – Messe à Sainte-Claire ; prêche à Saint-Pierre – Châteaux pris et brûlés – Dévotion des nonnes de Sainte-Claire – Trêve de Saint-Julien

L’arrestation de Bonivard n’était pas un fait isolé, mais la première escarmouche d’une guerre plus générale. Le duc et l’évêque s’étaient mis d’accord, et ne pensaient plus l’un et l’autre qu’à réduire Genève par les armes. Singulière résolution pour un pasteur ! Heureusement pour lui, les Genevois vinrent lui donner un prétexte pour justifier sa cure d’âmes belliqueuse.

L’acte inique du duc de Savoie contre M. de Saint-Victor, avait fait tomber à Genève les injustes accusations dont celui-ci avait été l’objet, et les Genevois avaient manifesté aussitôt leur sympathie pour le malheureux prisonnier de Chillon. Le duc, violant le sauf-conduit qu’il avait lui-même donné, les indignait. « Entendez quelle foi ! » disaient-ils. Ils pensèrent que si l’on mettait en prison les innocents, il était temps de punir les coupables, et résolurent de prendre leur revanche.

Il y avait à Genève un homme appelé Mandolla, qui était l’un des deux procureurs fiscaux de l’évêque, et entièrement dévoué au duc et au prélat. « Prêtre bâtard, disent les chroniques du temps, de mauvais nom et fame » (réputation), qui usait d’exaction, dérobait, et faisait mettre arbitrairement en prison ceux qui lui déplaisaient. Le vicaire général, Messire de Gingins, abbé de Bonmont, homme droit et bienveillant, lui adressait parfois quelque réprimande ; mais Mandolla lui répondait avec insolence. Ce n’était pas tout, mettant l’état temporel sous sa juridiction, il ne cessait d’intriguer pour livrer Genève au duc. Les citoyens, irrités de ces atteintes portées à leurs droits, adressèrent les plaintes les plus vives à l’abbé de Bonmont, contre le prêtre étranger qui voulait leur ravir leur indépendance. L’accusation était grave ; la conscience de Mandolla lui disait qu’elle était juste ; il prit peur, et voulant échapper à la justice, il quitta précipitamment Genève et s’enfuit au château de Peney. Alors les Genevois crièrent encore plus fort. « Otez, disaient-ils au vicaire général, ôtez à la ville cette épine du pied ! » L’abbé de Bonmont reconnaissait que la demande était équitable ; le conseil, gardien des droits de la ville, prêta main-forte au vicaire ; il se rappelait que cet homme, en 1526, avait intrigué, lors de l’élection des syndics, pour faire passer la liste dans laquelle l’infâme Cartelier se trouvait porté. Des sergents d’armes partirent donc pour le château de Peney, y saisirent Mandolla, le lièrent sur un cheval, comme on avait lié Lévrier et Bonivard, et le 24 juin on le vit entrer dans Genève, entouré des gardes qui le conduisaient en prison. Un procureur fiscal mené comme un criminel ! c’était un spectacle inouï. On s’arrêtait, on regardait, on s’étonnait. Le malheureux Mandolla était lui-même dans l’un de ces moments où les idées sont troubles. Il se demandait si l’on voulait venger sur lui la mort de Lévrier, de Berthelier, la captivité de Bonivard. Il sentait qu’il était coupable, mais il espérait en ses puissants protecteurs. En effet, ses amis ne perdirent pas un moment, et écrivirent à Arbois où était l’évêque.

A peine Mandolla avait-il passé deux ou trois jours en prison, que des lettres rigoureuses et « menaçantes » arrivèrent d’Arbois à Genève. Le prélat était indigné que les bourgeois osassent mettre la main sur un clerc, sur un de ses officiers, et surtout sur ce fiscal qui, dit Bonivard, amenait l'eau à son moulin. « Vous ne vous contentez pas des indues novellités qu’avez faites à ma juridiction, écrivait-il le 27 juin aux syndics ; vous avez fait prendre notre procureur dans l’exercice même de ses fonctions… Et vous ne voulez pas que nous vous appelions commetteurs de crime de lèse-majesté !… Nous estimons l’outrage, autant que si vous l’aviez fait à notre propre personne. Mettez en liberté notre fiscal, sans dommage de sa personne ; réparez l’outrage que vous nous avez fait ; autrement nous employerons tout ce que nous tenons de Dieu pour nous en venger. » Le conseil, après avoir lu cette lettre, s’en étonna fort. « L’évêque oublie qu’il s’agit ici simplement de vol et de trahison, disait-on. Depuis quand menace-t-on des vengeances des hommes et de Dieu, des magistrats qui poursuivent un voleur ? » « Monseigneur, répondirent les magistrats, Mandolla, vous le savez, est un traître et un larron. » Et sans se soucier de la sommation épiscopale ils intentèrent au fiscal un procès criminel. Quand on le rapporta à La Baume, il ne fut plus maître de lui-même. Son double titre de prince et d’évêque, le remplissait d’orgueil et il ne pouvait endurer la pensée que ces bourgeois de Genève n’exécutassent pas ses ordres.

Cette affaire ne fit que hâter l’exécution de ses grands desseins. Il était plein d’aigreur en son esprit au sujet des hérésies qu’il découvrait dans la ville, et ne pensait qu’à punir ceux qu’il regardait comme des infidèles. Sans doute, il ne vint pas à l’esprit de l’évêque, que Genève, subissant une immense transformation, dût devenir un jour le foyer le plus actif de la Réforme. Mais sans prévoir un tel avenir, il croyait que si la Réformation s’y introduisait, comme à Zurich et à Berne, les provinces de la Savoie et d’autres encore seraient bientôt en proie à la contagion. Il voulait s’y opposer à tout prix, et il faut reconnaître qu’il en avait le droit ; seulement il faut regretter deux choses : le mélange impur de la cause catholique avec celle d’un traître et d’un larron, et les moyens que le prélat employa.

Ce fut dans la violence qu’il les chercha. Pour punir les huguenots, il lui fallait des alliés. Où les chercher si ce n’est avant tout parmi les gentilshommes de la Cuiller ? Prince et évêque de Genève, il donnera un corps à cette confrérie, et l’organisera contre son épiscopale cité. Il entra aussitôt en rapport avec ses principaux chefs, Jean de Viry, seigneur d’Alamogne ; Jean Mestral, seigneur d’Aruffens ; Jean de Beau fort, baron de Rolle ; François, seigneur de Saint-Saphorin ; le seigneur de Genthod, village situé entre Genève et Versoy, et surtout Michel, baron de La Sarraz, que l’évêque appelait « notre cher aimé cousin. » Sans attendre que ces puissants seigneurs assiégeassent la ville, il commença à faire lui-même la petite guerre. Il fit jeter en prison deux Genevois, marchands de bestiaux, qui se trouvaient sur les terres de Saint-Claude ; il commanda de saisir les chèvres et les vaches genevoises qui paissaient sur la montagne de Gex ; et plaça sur les routes qui allaient de Genève à Lyon et à Dijon, des hommes d’armes chargés d’arrêter ses sujets et leurs amis, et de saisir leurs biensa.

a – Journal de Balard, p. 274 à 280. — Registres du Conseil des 23 juin, 5, 8, 19 juillet, 9 août. — Bonivard, Chroniq., II, p. 576. — Galiffe fils B. Hugues, p. 398, 399. —Manuscrit de Gautier.

Après cette petite guerre, l’évêque s’occupa de la grande. D’abord il voulait mettre en mouvement ses vassaux, amis et alliés des versants occidentaux du Jura : « Mon frère, dit-il au baron de Saint-Sorlin, armez nos Bourguignons. » Ses négociations avec les seigneurs de La Sarraz, de Viry et d’autres ayant abouti, il lança un appel général aux chevaliers de la Cuiller : « Messieurs les gentilshommes, voisins de ma cité épiscopale, leur dit-il, j’ai été averti de votre bon vouloir pour m’aider à punir mes sujets rebelles de Genève. Et maintenant sachant que ce sera œuvre méritoire devant Dieu et le monde, de faire justice de tels malvivants, vous prie et requiers de vouloir me secourir en cette affaire. » Plusieurs de ces gentilshommes passèrent le Jura pour s’entendre avec lui, et remplirent Arbois de leur indignation.

Le 20 août fut un jour fort important dans la demeure du prince-évêque ; il s’était décidé à faire la guerre à ses ouailles, et ce moment avait été choisi pour la déclarer. Pierre de La Baume n’était pas cruel comme son prédécesseur, le bâtard de Savoie, mais son irritation était alors au comble. S’il rencontrait des Genevois qui lui adressassent quelques paroles respectueuses, il faisait gracieuse mine, toutefois « ce n’était que grimaces, » dit le pseudo-Bonivard ; La Baume ne proférait, quand ils étaient partis, que des cris de colère et des menaces. Les couvents, la commanderie de Malte et le collège des chanoines d’Arbois enchérissaient encore sur ses plaintes On se réunit donc le 20 août au prieuré. Les gentilshommes de la Cuiller, qui avaient trouvé le vin du pays excellent, arrivèrent avec leurs épées, leurs cottes d’armes et leurs casaques. Le prélat, fier d’avoir de tels défenseurs, les appela près du siège où il était assis, et leur remit gracieusement les lettres de commission, pour faire la guerre à ses sujets. « Nous, Pierre de La Baume, y était-il dit, évêque et prince de Genève, ayant égard aux insolences, rébellions, crimes de lèse-majesté et conspiration que quelques-uns de nos sujets de Genève perpètrent journellement envers nous et notre autorité…, emprisonnant nos sujets et nos officiers sans mandement, s’attribuant nos droits de principauté et se vantant de pis ; — résolu d'entretenir notre Église en son autorité et de maintenir notre sainte foi : nous avons commis et requis nos amis et parents, pour nous aider à punir les rebelles, et, si besoin est, de fait et voie d’armes y pourvoir. » (Ici se trouvent les noms de ces amis, le baron de La Sarraz et autres seigneurs ci-dessus indiqués.) Le prélat termina cet acte en déclarant aux chevaliers « qu’ils avaient toute puissance de lui, et qu’en signe de vérité il avait écrit ces lettres de sa main, à Arbois, le 20 août de l’an 1530. » Il avait signé : L’Évêque de Genève. Les gentilshommes remercièrent le prélat, lui promirent de faire tout ce qui était en leur pouvoir, et quittant la Franche-Comté, ils retournèrent dans leurs châteaux, pour préparer la campagne, se disant l’un à l’autre, en chevauchant, qu’il était bien nécessaire d’entretenir dans Genève l'autorité de l'Eglise romaine et d’y maintenir la sainte foi, et se montrant très fiers de ce que tel était le but de la croisade qu’ils allaient entreprendreb.

b – Journal de Balard, p. 274 à 280. — Registres du Conseil des 23 juin, 5, 8,19 juillet, 9 août. — Bonivard, Chroniq., II, p. 576. — Galiffe fils, B. Hugues, p. 898, 399. — Manuscrit de Gautier.

L’alarme de l’évêque n’était pas sans fondement. Les huguenots, les plus portés au protestantisme, n’avaient pas, il est vrai, de grandes lumières évangéliques ; ils étaient plus frappés des superstitions de Rome que de leurs péchés et de la grâce de Dieu. Mais il y avait pourtant quelques Genevois et quelques étrangers fixés à Genève, qui déployaient beaucoup de zèle, et répondaient à la chasse que l’évêque faisait aux hommes et aux bêtes, en allant de lieu en lieu chercher les âmes pour les éclairer. Les gentilshommes de Savoie, qui venaient de s’allier avec l’évêque, l’avaient vu de leurs propres yeux. « Ils entrent dans les cabanes, disaient-ils, ils pénètrent dans les châteaux ; ils annoncent partout ce qu’ils appellent la Parole de Dieu. » Les paysans recevaient assez bien les discours de ces évangélistes ; mais « on ne pouvait tenir les gentilshommes, dit Balard, de prendre vengeance de tels excès. » Quand ces hardis pionniers de la Réformation arrivaient dans un château ou seulement dans le village ou le bourg qui en dépendait, le seigneur, indigné de ce que ces hérétiques osaient venir prêcher leurs doctrines à ses gens et ses vassaux, tombait sur eux et les emmenait prisonniers dans ses cachots.

Des ambassadeurs de Fribourg qui se rendaient à Chambéry, s’étant arrêtés en route dans le castel d’un chevalier de leurs amis, apprirent ces histoires ; il se trouva même que quelques-uns de ces prisonniers huguenots (peut-être des Bernois), étaient enfermés dans le manoir qu’ils visitaient. Ces Fribourgeois, tout bons catholiques qu’ils étaient, n’étaient pas pour l’emploi de la force brutale en matière religieuse ; ils trouvèrent le moyen de toucher le cœur des gentilshommes et firent relâcher quelques-uns de ces fervents évangéliques ; puis ils continuèrent leur route sur Chambéry. Mais à peine le duc les avait-il reçus en audience, qu’il leur dit avec amertume : « Je me plains, Messieurs, de ce que vous allez querir des prisonniers sur mes pays ; je me plains de ce que ceux de Genève provoquent mes sujets à être tels qu’eux… Je ne puis endurer de tels excès !… Je ne puis tenir mes gentilshommes d’en prendre vengeancec. » Mais les Genevois aussi ne voulaient pas endurer les mauvais traitements auxquels quelques-uns des leurs étaient exposés. Aussi l’habile Robert Vandel et l’énergique Jean Lullin se rendirent-ils en toute hâte à Berne et à Fribourg, pour hâter la venue de ces nobles auxiliaires. Il est problable pourtant que certains bruits, fort gros, qui commençaient à se répandre dans la ville étaient la principale cause de leur missiond.

c – Journal de Balard, p. 280.

d – Manuscrit de Roset, Chroniq., livre II, chap. 49. — Registres du Conseil du 4 juillet et du 12 août.

On était en automne 1530, et comme les chefs du catholicisme allemand étaient réunis à Augsbourg pour délibérer sur les moyens de détruire le protestantisme dans l’Empire, les deux grands ennemis de Genève, le duc et l’évêque, se donnèrent rendez-vous à Gex, au pied du Jura, pour délibérer sur les moyens de chasser à la fois de la cité du Léman la liberté et l’Évangile. « Le luthéranisme fait dans Genève de considérables progrès, dit l’évêque au duc ; faites la guerre à cette ville ; j’y emploierai de mon côté les revenus de mon évêché, de mes abbayes, et même tout mon patrimoinee. » Le duc avait certaines raisons pour retarder la guerre ; son beau-frère l’Empereur et les autres princes catholiques, réunis à Augsbourg, ne pensaient pas être prêts avant le printemps, et désiraient que le protestantisme fût alors attaqué sur tous les points à la fois. Mais la passion l’emporta chez Charles III. Ambitionnant la suzeraineté de Genève, il lui importait de jouer le rôle principal dans l’attaque dirigée contre cette ville ; et Genève, une fois pris, il persuaderait à tout le monde, selon le système des cardinaux, que pour prévenir de futures révoltes, il fallait y établir un berger plus fort qu’un prélat.

e – Bonivard, Chroniq., II, p. 577, 578. — Besson, Mémoires du diocèse de Genève, p. 62. — Manuscrit de Gautier.

Déjà le baron de La Sarraz était à l’œuvre ; c’était l’homme qui devait succéder à Pontverre. Passionné comme lui contre Genève, contre la liberté, contre la Réformation, il était moins noble, moins vertueux, moins impétueux que ce malheureux gentilhomme ; mais il le dépassait en habileté et en génie. Ce n’était pas un partisan, c’était un vrai chef. Il avait juré que Genève ou lui devrait céder, et tomber… Ce serment fut accompli, mais non pas comme il l’avait cru. Les gentilshommes de la Cuiller, appelés par l’évêque, excités par La Sarraz, soutenus par les mamelouks fugitifs, approuvés par le duc, se mirent aussitôt en campagne. Ils coupèrent les vivres aux Genevois et engagèrent chaque jour de vives escarmouches. Si quelque citoyen sortait de la ville pour visiter ses champs ou vaquer à son commerce, les chevaliers se jetaient sur lui, le frappaient, l’enfermaient dans le cachot de quelque château et quelquefois même le tuaient. Mais tout cela n’était encore que de petits commencements. L’évêque s’entendit avec le baron de La Sarraz, par l’entremise de M. de Ranzonière, son cousin. La conférence eut lieu à Arbois, vers la mi-septembre 1530. Après de longs discours sur l’hérésie, sur l’indépendance, sur les transformations étranges, les dangers inouïs auxquels la situation de Genève exposait cette ville et les contrées environnantes, on résolut une attaque généralef.

f – Manuscrit de Gautier. — Besson, Mémoires du diocèse de Genève. — Galiffe fils, B. Hugues, p. 400.– Bonivard, Chroniq., II, p. 577, 578.

Dès le 20 septembre, les hommes d’armes des chevaliers de la Cuiller, les Bourguignons de l’évêque et les troupes ducales s’entendirent pour circonvenir Genève. Le samedi 24 septembre, quelques gens bien disposés vinrent annoncer aux Genevois que le duc de Nemours était à Montluel, dans la Bresse, à trois lieues de Lyon, avec « grosse armée. » C’était le comte du Genevois, frère cadet du duc de Savoie, que sa sœur, mère de François Ier, avait fait en 1515 duc de Nemours. Il était, nous l’avons déjà remarqué, homme habile, et tout en faisant bonne grâce aux Genevois, ne demandait qu’à détruire Genève. Sa sœur, Louise de Savoie, dont nous connaissons les dispositions hostiles à l’Évangile, trouvait très bon qu’on écrasât une ville où les protestants, persécutés en France par elle, pouvaient trouver un refuge. Les six capitaines de Genève, à l’ouïe de cette alarmante nouvelle, assemblèrent leurs gens, et leur adressèrent une touchante proclamation ; c’était le dimanche 27 septembre : « Nous sommes avertis, leur dirent-ils, que nos ennemis doivent en bref temps npus assaillir. C’est pourquoi, pardonnez-vous les uns aux autres, et soyez prêts à mourir pour la défense de votre bon droit. » Les citoyens répondirent unanimement ces nobles paroles : Nous sommes à cela de bon vouloirg. »

g – Journal de Balard, p. 286.

Le lendemain lundi, 26 septembre, un homme de Granson, arrivant de Bourgogne, confirma les dangers qui menaçaient la ville. « Tout est en mouvement de nos côtés, dit-il ; M. de Saint-Sorlin a déclaré Dieu et le monde courroucés contre Genève (c’était la formule de la famille) ; des compagnies d’arquebusiers vont passer le Jura ; les gentilshommes de la Cuiller s’approchent avec grande quantité de gens d’armes, et le jour après la Saint-Michel ils entreront par force dans Genève, pour tuer hommes, femmes, enfants, et se faire tous riches. » L’homme de Granson, à la demande des syndics, courut porter ces nouvelles à Berne et à Fribourgh.

hIbid., p. 287.

C’était une chose singulière que cette marche contre Genève pour cause de la sainte foi ; il ne se trouvait pas dans cette ville une église où l’on ne chantât la messe, pas une où l’on prêchât l’Évangile. Genève était encore un pays catholique ; mais, il faut le dire, il ne s’y trouvait guère de vraiment dignes de ce nom, que de vieilles murailles, de vieilles cérémonies et de vieux prêtres. La messe était célébrée ; mais au lieu de l’écouter, les huguenots se promenaient dans l’église. La Réformation était partout dans Genève et n’était nulle part. D’ailleurs, l’évêque, le duc, l’Empereur même, qui n’étaient pas de très fins connaisseurs, confondaient la liberté et l’Évangile ; et voyant la liberté dans Genève, ils ne doutaient pas que l’Évangile n’y fût aussi.

Le vendredi 30 septembre, l’armée ennemie déboucha de tous côtés. Les six capitaines de Genève et leurs six cents hommes préparèrent leurs armes. En ce moment, des envoyés de Fribourg arrivèrent, voulant voir, entendre et avertir les conseils. A peine étaient-ils entrés dans la ville, que l’on aperçut les bandes de Savoie, de Bourgogne et de Vaud, qui commençaient à circuyer (cerner) Genève. Un héraut de Fribourg partit aussitôt pour en porter la nouvelle à ses seigneurs ; mais à Versoix, les soldats ducaux étaient sur leurs gardes ; le messager fut saisi et conduit aux gentilshommes de la Cuiller, qui commandaient au château. En vain se dit-il Fribourgeois : « Tu ne portes ni les armes ni les émaux (couleurs) de Fribourg, lui répondit-on ; retourne-t’en à Genève… » Et comme le héraut insistait pour passer (il avait eu de bonnes raisons pour ne pas mettre son uniforme), les gentilshommes se mirent à le rudoyer, à le chasser, à le pousser devant eux jusqu’aux ponts-levis de Genève, en l’apostrophant de temps en temps d’une manière fort désagréable. La nuit commençait alors ; on entendit dans la ville les pas des chevaux, les cris des cavaliers ; on crut que l’assaut allait être donné, et quelques citoyens coururent sonner le tocsin. Les alarmes étaient continuellesi.

i – Journal de Balard, p.288.

L’ennemi avait dressé son camp à Saconnex, sur la rive droite du Rhône et du lac, à une demi-lieue de Genève, du côté du Jura et de Gex. Il en sortit le samedi 1er octobre, de grand matin, pilla les maisons qui étaient autour de la ville, mit le feu à plusieurs fermes et retourna au camp ; c’était un petit prélude à l’attaque qu’il méditait. On y amenait en ce moment un second héraut venant de Fribourg, qui avait été saisi à Versoix ; nul ne pouvait passer ce poste, ni dans un sens, ni dans l’autre. Les Fribourgeois, inquiets d’être sans nouvelles de Genève, avaient envoyé cet homme pour savoir si leurs amis étaient réellement en danger. « Que vas-tu faisant ? » lui dirent les capitaines. Le héraut, qui avait appris l’histoire de son collègue, eut recours à une supercherie que les usages de la guerre autorisent, mais que la vérité chrétienne réprouve : « J’ai charge, dit-il, d’aller dire à nos ambassadeurs qu’ils doivent incontinent retourner ; et que si Monsieur de Savoie a besoin de Messieurs de Fribourg, ils le serviront. » Les Savoyards, ravis de la mission du Fribourgeois, se hâtèrent de le relâcher, et il vint conter toute l’affaire à Genève, aux ambassadeurs de son canton. Ceux-ci, extrêmement réjouis de son habileté, lui demandèrent s’il saurait bien franchir de nouveau la triple muraille que les gentilshommes avaient élevée entre Genève et Fribourg. Il devait faire savoir que les nouvelles étaient aussi mauvaises que possible ; que Genève, attaqué par des forces infiniment supérieures, allait succomber. « Nous n’avons loisir d’écrire, ajoutèrent-ils (ils craignaient que leurs lettres ne fussent interceptées) ; mais nous te baillons nos anneaux pour enseigne. Va vite dire à Messieurs des deux villes (Berne et Fribourg), que s’ils veulent jamais secourir la cité de Genève, ce soit cette fois-ci. » Un prompt secours des Suisses pouvait seul en effet sauver les libertés genevoises. Le rusé Fribourgeois partit. Mais quand même il passerait à travers les hallebardes savoyardes qui se trouvaient entre Fribourg et Genève, que de choses pouvaient arriver avant qu’une armée suisse arrivâtj !

j – Journal de Balard, p. 289.

Le lendemain, dimanche 2 octobre, l’armée épiscopale s’ébranla ; elle environna la ville ; une partie des troupes savoyardes occupa le faubourg de Saint-Léger et les monastères de Saint-Victor et de Notre-Dame de Grâce ; une autre partie se rangea en face du bourg de la Corraterie. Les Genevois ne pouvaient plus se contenir ; les portes de la Corraterie furent ouvertes ; un certain nombre des plus intrépides fondirent sur les Savoyards ; ceux-ci les reçurent à coups d’arquebuse ; un Genevois tomba mort, et les autres rentrèrent dans la ville. Il y eut bientôt des escarmouches de tous côtés, et les enfants de Genève, tirant des murailles sur leurs ennemis, en tuèrent cinq. Maîtresse des faubourgs, l’armée savoyarde attendit la nuit pour livrer l’assaut. Mort et saccagement était le mot d’ordre donné par les chefs.

La position de Genève devenait d’heure en heure plus critique. Le soir, au moment où vêpre sonnait, il y eut comme une lueur dans ce ciel orageux ; des ambassadeurs de Berne arrivèrent ; ils avaient passé sans doute à cause de leur caractère diplomatique. Ils se rendirent aussitôt chez leurs collègues de Fribourg, qui leur communiquèrent toutes leurs craintes : « Encore quelques moments, dirent-ils, et le despotisme romain triomphera peut-être des libertés genevoises. » Les Suisses ne perdirent pas un moment, et envoyèrent un nouveau héraut, en poste, pour réclamer un prompt secours. Une partie des défenseurs de Genève alla prendre quelque repos. La nuit commença ; la lune toutefois permettait de discerner tous les mouvements qui se faisaient autour de la ville. Mais à minuit, la lune se coucha, et l’obscurité et le silence régnèrent quelque temps tout le long des murailles ; c’était le moment fixé pour l’assaut. Des bandes de Savoie, de Bourgogne et de chevaliers de la Cuiller avancèrent sans bruit, et bientôt elles se trouvèrent « au bout des fossés et des murs, prêtes à assaillir la cité. » Il leur était facile d’enfoncer les portes et d’escalader les murailles. Les sentinelles de la ville écoutaient et cherchaient à discerner les mouvements de l’adversaire. Les Genevois étaient décidés à se faire tous tuer ; mais ils étaient trop peu nombreux pour défendre leurs foyers contre une telle armée. Ils avaient à craindre des ennemis plus redoutables. On assurait partout que la gouvernante des Pays-Bas, le pape, les ducs de Lorraine et de Gueldre, et le roi de France, faisaient tous aussi marcher leurs troupes contre la ville. L’alarme avait été donnée dans les cours de l’Europe par un acte récent du landgrave de Hesse. Il négociait alors un traité avec les cantons de Zurich et de Bâle, en vertu duquel chacun des contractants devait s’engager à secourir les autres, en cas de violence pour cause de l’Évangile. « Philippe ne ferait-il pas de même avec Berne, avec Genève ?… disait-on. Cette dernière ville ne pouvait-elle pas devenir dans le Midi et pour les populations de langue romaine une citadelle de la Réformation ?… Il fallait donc se hâter de la détruirek … »

k – Sleidan, Hist. de la Réformation, livre VII. — Journal de Balard, p. 289.

On s’entretenait de ces choses à Augsbourg. Les princes et les docteurs protestants avaient quitté cette ville, où la fameuse diète venait de se terminer ; on leur avait donné un mois pour se réconcilier avec Rome. Mais Charles-Quint, ne comptant pas beaucoup sur cette entente cordiale du pape et de Luther, s’était écrié qu’il terminerait la controverse en tirant l’épée, et avait aussitôt donné l’ordre de lever une puissante armée, pour écraser les protestants et le protestantisme ; toutefois cela ne devait se faire qu’au printemps de 1531. Un jour que l’Empereur s’en entretenait avec le duc Frédéric et d’autres princes catholiquesl, on lui apporta des dépêches qui arrivaient de Strasbourg, et qui lui annonçaient la marche de divers corps d’armée sur Genève. Charles-Quint mettait toujours dans ses plans une prudence et une réserve qui provenaient à la fois de la nature et de l’habitude. Ses facultés ne s’étant développées que lentement, il s’était accoutumé à tout peser avec une attention réfléchie ; il avait décidé en particulier que pas un coup d’arquebuse ne devait se tirer en Europe contre les protestants avant le printemps 1531, et il en avait instruit son beau-frère de Savoie. Aussi, quand il apprit en octobre qu’une attaque était dirigée contre Genève, il laissa éclater tout son dépit. « Ah ! s’écria-t-il, le duc de Savoie commence trop tôt cette affairem ! » « Cette parole donne beaucoup à penser, » dirent les députés de Nuremberg, qui l’écrivirent à leur sénat. Après le tour de Genève, viendrait le leur, sans doute…

l – « Als der Kayser mit Herzog Friedrichen und andern Fürsten des Krieges vor Genf zu reden worden. » (Corp. Ref., II, p. 421.)

m – « Hat der Kayser unter andern in Franzœsisch geredet : Ey, der Herzog hat die Sache zu fruh angefangen ! » (Corp. Ref., II, p. 421.)

Cependant les troupes du duc, de l’évêque et des chevaliers de la Cuiller étaient, nous l’avons dit, vers une heure du matin, par une nuit profonde, « de tous côtés, au bord des fosses et des murailles. » Mais, chose étrange ! ils y restaient inactifs. Ils n’enfonçaient pas les portes, ils n’escaladaient pas les murs ; au contraire, plus ils s’approchaient, dit Balard, qui était alors dans la ville, « tant plus leur faillait le cœur. » Outre les chevaliers de la Cuiller et les chefs des bandes bourguignonnes, il y avait dans l’armée assiégeante un certain nombre d’officiers qui relevaient immédiatement de Son Altesse le duc. Tout à coup, ces capitaines de Savoie reculent ; ils s’éloignent ; ils laissent les autres devant les fossés. Cette défection inattendue étonne ; on se demande ce que cela signifie Le désordre d’abord, bientôt la terreur se mettent dans les troupes ; en un moment, c’est un sauve qui peut universel, et le seul exploit de ces malheureux, c’est de piller les faubourgs.

Les chefs de Savoie, en s’en allant, disaient que M. le duc « leur avait commandé de se retirer, sous peine de la vie. » Le duc, en effet, avait bien reçu de l’Empereur la demande de ne pas commencer la guerre avant le printemps ; mais il n’avait pu se résoudre à mettre ses plans d’accord avec ceux de son illustre allié ; toujours pressé d’avoir Genève, il avait laissé faire. Un message plus pressant de l’Empereur était arrivé. Le duc, contrarié, l’avait communiqué de mauvaise grâce à ses capitaines. Ne leur était-il parvenu qu’au moment de livrer l’assaut ? Ou bien, quand emportés par la haine, ils étaient au moment d’escalader Genève, et de se moquer ainsi des ordres du puissant empereur, avaient-ils hésité ? Le courage leur avait-il manqué pour faire le dernier pas ? Ceci me semble le plus probable. Il y a toutefois dans cet événement un certain mystère qu’il est difficile de percer. Genève, seul en présence d’une vaillante et nombreuse armée, fut défendu pendant cette nuit mémorable par une puissance inconnue, invisible. Les Genevois crurent que c’était la main de Dieu même. Ne voyait-on pas dans les Écritures qu’une ville, où se trouvait le peuple de Dieu, ayant été de nuit entourée par des chariots, des chevaux et de grandes troupes, la montagne environnante fut miraculeusement remplie de chevaux et de chariots de feu en beaucoup plus grand nombren ? On n’en avait pas vu sur les Alpes ; mais la puissance du Seigneur avait été cette grande armée. La barque des miracles de Dieu avait été de nouveau sauvée, au milieu des écueils. Les Genevois répétaient dans leurs maisons, dans les rues, dans le conseil même l’expression de leur reconnaissance. « Ah ! dit le syndic Balard, le pauvre cœur, le découragement soudain de ceux qui avaient conspiré contre la ville, est venu de la grâce et de la miséricorde de Dieuo ! »

n2 Rois 6.17.

o – Journal de Balard, p. 289, 290.

Les citoyens voulaient ouvrir les portes, et se mettre à la poursuite de l’ennemi ; mais les ambassadeurs de Berne et de Fribourg les retinrent ; « cette fuite était si extraordinaire que ces diplomates guerriers soupçonnaient une ruse de guerre. Vous ne savez, leur dirent-ils, quelle est la cautelle (ruse) des ennemis ; attendez que vous ayez secours de nos supérieurs, lequel nous espérons à bientôt. »

En effet, quinze mille hommes, de ces soldats qui faisaient la terreur de l’Europe, entraient alors dans le pays de Vaud, avec dix pièces d’artillerie et de belles enseignes déployées, se rendant à Genève. Quelques Genevois regrettaient la venue de ces bandes, qui arrivaient, disait-on, quand on n’en avait plus besoin, et allaient être une charge pour la ville. Mais les plus éclairés disaient qu’elles étaient encore fort nécessaires. Les ennemis du nouvel ordre de choses entouraient Genève de tous côtés, et étaient dans Genève même, toujours prêts à recommencer l’attaque. Il fallait mettre fin à la violence des seigneurs féodaux et aux intrigues des moines ; il fallait débarrasser le pays des brigandages et des guerres, qui portaient partout la désolation ; or, l’on regardait l’armée suisse comme appelée à accomplir cette œuvre. C’était aussi ce que se disaient les Bernois et les Fribourgeois ; et ils n’épargnaient rien pour délivrer les habitants des rives du Léman de leurs perpétuelles alarmes. Ils ne faisaient aucun mal aux paysans, si ce n’est qu'ils vivaient sur le bon homme. Mais ils prenaient, fourrageaient et brûlaient les châteaux des gentilshommes de la Cuiller. Les garnisons qui s’y trouvaient se sauvaient à leur approche, emportant bagues, biens, artillerie, par-dessus le lac, à Thonon ; aussi les barques ne cessaient-elles de croiser d’une rive à l’autre. Les moines et les prêtres n’étaient pas très bien vus des luthériens, et ils avaient çà et là leurs robes déchirées ; mais aucun d’eux ne fut blessé. Cent vingt Genevois, encouragés par ces nouvelles, mirent en fuite, à Meyrin, huit cents soldats de Savoie et de Gex.

Le lundi 10 octobre, à midi, l’armée suisse, ayant à sa tête l’avoyer d’Erlach, entra dans Genève. Mais où loger quinze mille soldats dans cette petite ville ? Les bourgeois en reçurent un bon nombre ; puis on en mit une partie dans les couvents. « Allons, nos pères, dirent les fourriers aux dominicains, faites place ! » Ces moines abandonnèrent très aigrement leur dortoir. N’importe ; on logea chez eux six compagnies « tous luthériens, » et deux cents chevaux furent placés dans leur cimetière, pour y brouter l’herbe. Les monastères des augustins et des franciscains, ainsi que les maisons des chanoines et autres gens d’Église, furent de même abondamment pourvus. Ces soldats faisaient de la controverse à leur manière, soldatesquement et non évangéliquement. Un grand nombre d’entre eux devaient camper en plein air. Les artilleurs bernois, qui s’étaient établis autour de l’Oratoire, situé entre la ville et Plainpalais, sentirent le froid pendant la nuit. Ils se mirent à regarder cette chapelle, puis ils y entrèrent, puis ils en prirent l’autel et les statues en bois, et en firent un bon feu. Cependant ils ne se trouvaient pas encore à leur aise ; ces rudes Helvétiens, ne se souciant ni d’être couchés, ni d’être debout, rompirent une belle croix, et des billots d’icelle, firent des sièges, sur lesquels ils s’assirent autour des flammes. Quelques Fribourgeois, s’étant aperçus de ce qu’ils regardaient comme un sacrilège, s’approchèrent des Bernois, et les tancèrent fort, leur demandant pourquoi ils ne cherchaient pas ailleurs de quoi se chauffer. « Ce bois des églises est habituellement très sec, » répondirent malignement les artilleurs. Ces Fribourgeois catholiques étaient sans doute superstitieux ; mais les Bernois peut-être n’étaient pas très pieux, et la plupart, en abattant les idoles du dehors, laissaient debout celles du dedans.

Les Genevois ne cessaient de chercher des logements pour leurs hôtes, ne voulant à aucun prix laisser sans abri ces confédérés, qui avaient tout quitté pour eux. La ville n’y suffisant pas, on mettait à contribution les campagnes. Or, à l’extrémité d’un beau promontoire, qui partant du bord méridional, s’avance dans le lac, à Belle-Rive, se trouvait un couvent de dames de Citeaux, fort dévouées au duc, qui avaient la réputation d’intriguer en sa faveur, et qui s’étaient très réjouies quand naguère l’armée savoyarde avait entouré Genève. « Venez, dirent quelques jeunes huguenots à une compagnie suisse, qui était sous la voûte du ciel, nous vous fournirons un excellent logement, situé sur de beaux rivages. » C’était à une lieue de la ville environ ; on se mit en route. Les religieuses, qui avaient l’œil au guet et le cœur plein d’épouvante, se mettant à la fenêtre, virent clairement une troupe marchant le long du lac. Elles posent précipitamment leurs habits monastiques, se déguisent et se sauvent dans les cabanes des environs. Enfin la troupe arriva. Les Genevois et les Bernois furent-ils irrités de cette fuite, ou bien voulurent-ils suivre la coutume de brûler les maisons de ceux qui complotaient contre l’État ? Nous ne saurions le dire. Quoi qu’il en soit, le feu fut mis au monastère, non pourtant à l’église, et le monastère même souffrit peu, car les religieuses y rentrèrent bientôt. Les flammes se voyant de Genève, y causèrent une grande agitation ; mais rien n’égala celle des sœurs de Sainte-Clairep. Ces pauvres religieuses, se réunissant dans leur jardin, contemplaient ces flammes avec effroi, et s’écriaient : « Ce nous est un glaive de douleur, comme à la sainte Vierge. » Elles allaient, venaient, entraient dans l’église, retournaient au jardin, se jetaient au pied de l’autel, puis, contemplant de nouveau les flammes, faisaient le signe de la croix. « Il nous faut partir, » dirent-elles, et aussitôt les plus lettrées d’entre elles se réunissant, rédigèrent, aussi bien que leur émotion le leur permettait, une humble supplication, adressée aux syndics : « O nos pères et nos bons protecteurs ! disaient-elles, prosternées à terre, à genoux, mains jointes, nous, très peureuses, nous vous supplions en L’honneur de notre Rédempteur, de sa Vierge mère, de Monsieur sain Pierre, de Madame sainte Claire et de tous les saints et saintes du paradis, qu’il vous plaise nous permettre de sortir sauves de votre cité. » Trois des membres les plus dévots du conseil se rendirent au couvent pour les rassurer. Ne craignez rien, leur dirent-ils, car en nulle manière la ville ne veut être luthérienneq. »

p – Leur couvent était au haut de la ville, à la place où se trouve maintenant le palais de justice, Bourg de Four.

q – La sœur J. de Jussie, p. 11 à 14.

On montra en effet aux sœurs quelques ménagements, en ne leur donnant que trente-cinq cavaliers à loger ; encore étaient-ils tous Fribourgeois, « bons catholiques, dit l’une des nonnes, et entendant volontiers la messe. » Mais, hélas ! la messe ne les rendait pas plus tendres. Ils étaient aussi pillards que les autres, » dit la même religieuse. Peu après leur arrivée, ils menacèrent de rompre portes et murailles, si on ne leur donnait pas à boire et à manger leur soûl. Il est vrai que les sœurs mettaient ces soldats à une rude diète, ne leur donnant qu’un peu de poisr. Toutefois cette petite garnison profita à l’église de Sainte-Claire ; ce fut le seul lieu dans Genève où le culte romain se célébrât. Les Fribourgeois, à la requête des sœurs, se tenaient à la porte, empêchaient les hérétiques d’entrer, et laissaient passer,par ordonnance, tous les prêtres et les moines de Genève qui se présentaient. Ceux-ci venaient habillés en laïques, mais en ayant leur robe sous leur bras ; ils entraient dans la sacristie, se revêtaient de leur costume clérical, entraient ainsi dans la chapelle, se rangeaient autour de l’autel et chantaient la messe in pontificalibus. Le culte fini, les nonnes se félicitaient l’une l’autre. « Quelle gloire, disaient-elles, Madame sainte Claire a par-dessus Madame Madeleine, M. saint Gervais a et même M. saint Pierre ! » C’était pour elles une grande consolation, un indicible honneur.

rIbid., p. 18.

La messe ne devait pourtant pas être seule célébrée dans Genève. Les Bernois voulaient que la Parole de Dieu fût prêchée. En conséquence, le mardi 11 octobre, ils se rendirent à la cathédrale avec leur évangélique aumônier, et demandèrent qu’on leur en ouvrit les portes. Quelques-uns d’eux montèrent même dans les tours et sonnèrent les cloches épiscopales, puis l’aumônier étant entré dans la chaire lut la sainte Écriture et prêcha. Un grand nombre de Genevois s’étaient rendus dans l’église et suivaient de loin ce culte nouveau. Ils ne le comprenaient guère ; mais ils voyaient pourtant que la lecture de la Parole divine, son explication, et la prière en étaient les parties essentielles, et ils aimaient mieux cela que le culte romain. Dès lors ce service évangélique se répéta chaque jour ; et « nulle autre cloche, petite ni grande, ne sonnait dans Genève. » Les prêtres se consolaient en pensant que le maudit prédicant prêchait en langue allemande. » Toutefois l’Allemand ne s’en tint pas là ; il avait apporté avec lui des exemplaires des saintes Écritures en français et des traductions françaises de quelques écrits de Zwingle, de Luther et d’autres réformateurs ; et quand les Genevois qui l’avaient entendu sans le comprendre venaient le voir, il leur donnait ces livres après leur avoir serré la main, et préparait ainsi les esprits à l’œuvre de la Réformation.

En attendant que ces livres produisissent une réforme intérieure, les Genevois en recherchaient une autre. Ils voulaient nettoyer le pays des outrages, des vols, des meurtres que les seigneurs des environs de Genève, plus encore que ceux du pays de Vaud, faisaient endurer depuis si longtemps à de paisibles bourgeois. C’était aussi une réforme, quoique différente de celle de Luther et de Farel. « Venez, disaient-ils aux terribles bandes fribourgeoises et bernoises ; venez, nous vous conduirons à ces nids de brigands. » Les troupes suisses, guidées par les Genevois, se présentèrent successivement devant les châteaux de Gaillard, de Villette, de Confignon, de Saconex et d’autres encore. Ils s’en emparèrent et mirent soudain le feu à plusieurs de ces repaires, où de nobles pillards avaient si souvent caché leur butin et leur proie. Alors la terreur des partisans de l’ancien ordre de choses ne connut plus de bornes. Les sœurs de Sainte-Claire crurent que tout brûlait autour de Genève. « Voyez, disaient-elles de la place la plus élevée de leur jardin, quoique le temps soit clair, le jour est obscurci par la fumée… » Elles crurent que c’était le dernier jour. « Certes, s’écriaient-elles, les éléments vont être dissous ! » La désolation était plus grande encore dans les campagnes. Le capitaine général avait fait crier que nul n’eût à piller ; mais les soldats ne s’en abstenaient guère. Aussi voyait-on les paysans se sauver comme les brebis devant le loup, les seigneurs se cacher dans les bois ou sur les monts ; et plusieurs nobles dames, réfugiées en de misérables cabanes, y « accouchèrent bien pauvrements. »

s – La soeur J. de Jussie, p. 21.

Quoiqu’on ait dirigé contre elles certaines accusations, les religieuses de Sainte-Claire étaient sincères dans leur dévotion, morales dans leur conduite ; et tandis que des moines déréglés gardaient le silence, ces filles superstitieuses, mais vertueuses, semblaient seules assister la papauté dans son agonie. Voulant apaiser la colère du ciel, elles faisaient tous les jours des processions dans leur jardin, pieds nus, sur la blanche gelée, chantant à voix basse les litanies de la Vierge et des saints, « pour impétrer miséricorde. » Toutes les nuits elles étaient en vigiles, « priant Dieu pour la sainte foi et pour « le pauvre monde. » Après matines elles allumaient des cierges et toutes se donnaient la discipline ; puis s’inclinant jusqu’à terre, elles s’écriaient : Ave, benigne Jesu ! La sœur Jeanne assure que les religieuses opérèrent ainsi des miracles. En effet, quelques-uns des mahométistes ayant jeté une hostie dans un cimetière, il fut impossible de la retrouver ; les anges l’avaient enlevée et colloquée en lieu inconnut. » Il n’était pas fort merveilleux que ce petit objet ne pût se retrouver dans l’herbe et parmi les tombes du cimetière. Un miracle plus réel s’accomplit.

t – La sœur J. de Jussie, p. 23 à 25.

Le duc de Nemours, frère du duc de Savoie, qui, nous l’avons vu, était venu de France avec des hommes d’armes pour attaquer Genève, déposa son humeur guerrière quand il vit les Suisses dans la ville, et, voulant gagner les Genevois, se mit à répéter à tout venant qu’il n’avait jamais voulu leur faire aucun mal, et qu’il allait punir sévèrement ceux qui s’étaient rendus coupables à leur égard de quelque violence. Une trêve fut conclue à Saint-Julien. Le traité définitif de paix fut renvoyé à une diète suisse qui devait se tenir à Payerne. L’évêque relâcha les marchands, les vaches et les chèvres qu’il avait pris ; les Genevois mirent en liberté Mandolla ; « mais, ajoute Bonivard, je ne fus pas relâché de Chillonu. »

uIbid., p. 20 à 23. — Bonivard, Chroniq., II, p. S86. — Manuscrit de Gautier.

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