Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 12
Genève redemandé par l’évêque et réveillé par l’Évangile

(Novembre 1530 à octobre 1531)

3.12

Lettre de Charles-Quint aux Genevois – Réponse des Genevois – Nouveaux armements du duc – Décision de la diète de Payerne – Pardon et pèlerinage à Sainte-Claire – Les pèlerins renvoyés – Nouveau pardon ; liberté religieuse – Repas des pèlerins, sarcasmes des Genevois – Les anges protègent Samte-Claire – Le pardon suivi d’un réveil – De Christo meditari – Farel a le regard sur Genève – Il comprend ses besoins – Farel veut envoyer Toussaint à Genève – Toussaint recule devant la lutte – Prière de Zwingle ; craintes des Genevois – Enquête des suspects – Fribourg et Berne – Auxiliaires aux deux partis de Cappel

Ainsi avait échoué l’attaque de l’évêque et prince contre sa ville ; et il était fort à craindre que cet acte, au lieu de relever son pouvoir, ne fît que précipiter sa chute. Pierre de La Baume le comprit, et il résolut de mettre d’autres moyens en œuvre pour reconquérir dans Genève l’autorité qu’il avait perdue et la transmettre intacte à ses successeurs.

La pensée que le corps helvétique devait être l’arbitre entre Genève et son évêque et prince, le poursuivait comme un cauchemar ; il ne doutait pas que la diète ne se prononçât contre lui. Une idée lumineuse lui vint. « Si aux Suisses, dit-il, je substituais l’Empereur comme arbitre… Certainement ce monarque, qui sauve la papauté en Allemagne, la sauvera bien à Genève. » Charles-Quint et le parti catholique se trouvaient encore à Augsbourg ; et l’évêque, à une diète de républicains, eût voulu substituer un congrès de princes. « Vraiment, dit l’Empereur quand on lui présenta cette demande, nous ne voudrions qu’il fût préjudicié aux droits de très révérend père en Dieu, l’évêque de Genève !… Ils sont de fondation impériale, nous avons donc le devoir de les défendre. » Jamais Charles-Quint n’avait été plus irrité contre les protestants. On était au milieu de novembre ; le recez impérial venait d’être rejeté par les évangéliques, parce que l’Empereur, avaient-ils dit, n’avait pas la puissance de commander dans les choses de la foi. Les députés de Saxe et de Hesse étaient même partis sans vouloir attendre la clôture de la diète. Tous les Impériaux assuraient les amis de l’évêque de Genève qu’il n’aurait pu choisir un meilleur moment, et que sa cause était gagnée. C’était le 19 novembre que devait être proclamé à Augsbourg le rétablissement « d’une seule et même foi dans tout l’Empire. » La veille, tandis qu’on s’y préparait, Charles appela son secrétaire et lui dicta la lettre suivante adressée aux Genevois :

« Chers féaux, nous sommes avertis qu’il est question entre vous et notre cousin le duc de Savoie, de choses concernant les droits de notre très cher féal, cousin et conseiller, l’évêque de Genève. Nous avons bien voulu sur cela vous écrire, vous enjoignant très expressément d’envoyer à notre autorité impériale des personnages instruits de ce qui peut être en controverse entre l’évêque et vous. Nous demanderons la même chose auxdits seigneurs le duc et l’évêque nos cousins, pour l’appointement de vos différends, et ce sera pour le bien et repos des deux parties. Vous connaîtrez ainsi le désir que nous avons que nos sujets vivent en paix, amitié et concorde.

Chers féaux, Dieu soit en garde de vous.

A Augsbourg, le 18 novembre 1530.

Charles. »

Cette lettre de S. M. Impériale étant arrivée à Genève y fit une grande sensation. On savait que Charles-Quint s’apprêtait à soumettre des princes puissants, et chacun comprenait de quel danger Genève se trouvait menacé. « Quoi, disaient les citoyens, nous devons envoyer des députés à Augsbourg, peut-être en Autriche ! Ils y rencontreront ceux de l’évêque et du duc… et l’Empereur sera notre juge ! » Les conseils avaient séance sur séance, sans pouvoir s’accorder sur la réponse à faire. On en chargeait tantôt celui-ci et tantôt celui-là. Le conseiller Genoux présenta un projet signé : « Vos très humbles sujets. — Point de sujets ! » s’écrièrent les huguenots. Enfin on convint d’écrire ce qui suit : « Sérénissime, invictissime, très haut et très puissant prince Charles, toujours auguste. Il y a bonne pièce de temps, que pour la défense de l’autorité et des franchises de notre prince-évêque et de la cité de Genève, nous avons supporté beaucoup de molestes venant du duc illustrissime, de grandes charges, frais et dangers. Naguère encore, étions environnés de gens d’armes, ses sujets, et outrageusement assaillis. Toutefois, par le vouloir de Dieu et l’honnête secours des magnifiques seigneurs de Berne et de Fribourg, nous avons été préservés d’icelle entreprise ; — ce que de conter à Votre Majesté lui serait fâcheux. » Le conseil ajoutait que l’arrangement dont l’Empereur voulait se charger, devant avoir lieu à Payerne, devant la diète suisse, on ne pouvait profiter de son bon vouloir, et il terminait en lui recommandant la cité de Genève, « laquelle, pour suivre son vrai devoir, aurait été presque détruite, sans la grâce de Dieua. »

a – Voir la lettre de l’Empereur, du 18 novembre 1530, et la réponse du Conseil, du 10 décembre. — Registres du 9 décembre 1530. — Bonivard, Chroniq., II, p. 591 à 594, etc.

Ainsi la petite ville déclinait hardiment l’intervention du grand Empereur. Le duc et l’évêque avaient espéré que Charles-Quint, appelé selon eux à détruire la Réformation en Allemagne, commencerait par l’écraser dans Genève. Aussi, quand à la cour ducale et à la cour épiscopale on apprit le refus des Genevois, l’indignation fut au comble. « Puisque ces rebelles ne veulent pas de la pacifique médiation de l’Empereur, dit-on, il faut en finir avec l’épée. » On résolut de prendre toutes les mesures nécessaires, mais le plus secrètement possible, pour que les Suisses n’en sachent rien. Le duc de Nemours, qui n’avait pas fait usage de son armée, fit dire à dix mille lansquenets qui étaient dans le Montbéliard, de se glisser aussi secrètement qu’ils pourraient derrière le Jura, d’arriver jusqu’à Saint-Claude, de descendre jusqu’à Gex, pour fondre de là sur la ville et, deux jours avant l’ouverture de la diète de Payerne que l’évêque redoutait si fort, de tout à un coup prendre Genève d'assaut, y mettre le feu, et laissant derrière eux un monceau de cendres, se retirer en toute hâte en Bourgogne, avant que les Suisses eussent le temps d’arriver. En même temps, des messagers se rendirent dans tous les châteaux du pays de Vaud et invitèrent les gentilshommes à se tenir prêts. De son côté, le duc de Savoie, qui était alors à Chambéry, faisait gros appareil de gens d’armes et aventuriers, tant italiens que français. Le tout, répétait-on, devait s’achever dans le plus grand mystère.

Mais Charles était moins fin que son frère ; il ne sut pas garder le silence et se vanta de l’habile coup de main qu’il préparait. D’un autre côté, un homme venant de Montbéliard à Berne, rapporta avoir vu les monstres (revues) des dix mille lansquenets. A cette nouvelle, les énergiques seigneurs de Berne invitèrent tous les cantons à se tenir prêts à secourir Genève, et menacèrent les gentilshommes de Vaud de mettre, s’ils bougeaient, tout leur pays à feu et à sang. Pendant ce temps, le conseil appelait tous les Genevois sous les armes. Ainsi la mine était éventée, le coup manqué, et le duc, encore une fois trompé dans son attente, partit de Chambéry pour Turinb. La diète qui se réunit à Payerne, tout en attribuant au duc la vidamie (qu’il était hors d’état de réclamer), maintint l’alliance de Genève, Berne et Fribourg, et condamna Charles à payer à ces trois villes vingt et un mille écus. Genève et Berne voulaient davantage ; ils demandaient la liberté de Bonivard, s'il n'est par adventure mort, disaient-ils. Le comte de Challand répondit que M. Saint-Victor était prisonnier « à bon droitc. »

b – Journal de Balard, p. 306 à 309.

cIbid., p. 310, 313. — Bonivard, Chroniq., II, p. 595, 607. — Galiffe fils, B. Hugues, p. 407.– Ruchat, II, p. 305.

La guerre et la diplomatie n’ayant pu raffermir sur son siège l’évêque et prince, il eut recours à des moyens moins séculiers ; il se tourna vers le pape ; et celui-ci résolut d’octroyer à Genève une grâce merveilleuse au moyen de laquelle il espérait rattacher la nacelle genevoise à la barque de Saint-Pierre. L’héroïsme que des sœurs de Sainte-Claire avaient montré, quand les Suisses, en octobre 1530, étaient venus au secours de la ville, avait touché le pontife ; parmi les conventuels de Genève il n’y avait eu d’hommes que les femmes. Le pape, donc, accorda un pardon général à tous ceux qui feraient certaines dévotions dans l’église de Sainte-Claire. Le jour de l’Annonciation (25 mars), cette grâce éclatante fut publiée dans tout le pays.

Une foule immense, venue de tous les villages savoyards, afflua dans la ville, « en grande dévotion, » dès le premier jour. Le Chablais, le Faucigny, le Genevois, le pays de Gex étaient pleins de dévots, fort opposés à la Réformation ; ils furent ravis d’aller dans Genève même, rendre hommage aux principes pour lesquels ils avaient souvent pris les armes. En voyant ces longues files s’approcher de leurs murs, les Genevois conçurent quelque crainte. « Prenons garde, dirent-ils, que sous des habits de pèlerins, ne se cachent peut-être des chevaliers et des hommes d’armes de la Cuiller. » Ils fermèrent soudain les portes de la ville. Les pèlerins ne cessant d’arriver, faisaient foule, et fatigués de leur longue course, ils s’écriaient d’une voix piteuse : « De grâce, ouvrez-nous, car nous venons de loin ! » Mais les Genevois faisaient la sourde oreille. Alors parurent les pèlerins du Faucigny, hommes énergiques et vigoureux. Ils s’irritent, ils menacent, ils forcent la consigne, montent à l’église de Sainte-Claire, et y commencent sans gêne à dire leurs Pater et leurs Ave. D’après une bulle du pape Adrien VI, il suffisait d’en dire cinq pour gagner soixante et dix mille ans de pardond. Le feu monta au visage de quelques huguenots ; ils voulaient repousser une intrusion illégale ; mais les Faucignerans continuaient leurs dévotions aussi tranquillement que s’ils eussent été dans leurs villages. Alors les syndics arrivèrent à Sainte-Claire (c’était l’heure des vêpres) avec leurs sergents, « belles épées nues, et gros bâtons, » et firent la sommation voulue pour que ces étrangers vidassent la ville. Sur le refus des Savoyards, la force publique intervint ; les Faucignerans résistèrent ; on en vint aux coups ; et finalement ces pénitents d’une étrange nature durent se retirer sans avoir gagné leur pardon. Cette scène accrut chez les Genevois l’aversion pour les cérémonies romaines. Publier des indulgences était un singulier moyen pour raffermir le catholicisme dans Genève. Clément VII oubliait que c’était ainsi que Léon X avait donné le signal à la Réformatione.

d – Chais, Lettres sur les Jubilés, II, p. 583.

e – La sœur de Jussie, p.95.

Ces scènes, racontées à Rome, y excitèrent une grande irritation. Le sacré collège décida de revenir à la charge et de faire, au milieu de cette population hérétique, un ade de dévotion romaine encore plus éclatant. Clément VII appela son secrétaire et lui dicta, « d’inspiration divine, » un nouveau pardon, auquel l’évêque de Genève apposa son placet, et qui portait peine d’excommunication pour quiconque y mettrait obstacle. Cette bulle fut publiée dans la contrée savoyarde qui avoisine Genève. A peine les curés avaient-ils annoncé le pardon du haut des chaires, que les villages étaient agités, et que femmes, hommes, vieillards se mettaient en mesure d’aller chercher la grâce magnifique offerte dans la ville des huguenots. Les Genevois, amis de la liberté religieuse et de la légalité, résolurent de ne point empêcher ces dévotions. Seulement ils prirent leurs précautions, et le capitaine général commanda une garde nombreuse… Les pèlerins approchaient le bâton à la main, quelques-uns avec une croix sur leurs épaules ; et bientôt une grande foule savoyarde se présenta devant les murs ; ici elle dut s’arrêter. A toutes les portes se trouvaient des arquebusiers, en bonne partie huguenots, qui s’assuraient si les pèlerins ne portaient pas, outre leurs bâtons, des épées sous leurs habits. L’examen fait, non sans force murmures, on ne trouva rien.

Alors cette multitude dévote se précipita dans la ville, et se pressa dans l’église de Sainte-Claire, comme si c’eût été Notre-Dame de Lorette. Les Genevois laissèrent les pèlerins accomplir en liberté toutes leurs pratiques ; ce ne fut que plus tard que la malice se montra. Si les pèlerins voulaient faire leurs dévotions, ils comptaient aussi, comme c’est l’usage dans des courses de cette espèce, manger et boire, et même abondamment. La foule, pour cette partie du pèlerinage, était telle que les aubergistes, manquant de place, durent établir des tables en plein vent. Ce mélange de génuflexions et de libations fit sourire les spectateurs, et quelques huguenots se livrèrent à leur humeur sarcastique : « Vraiment, disait l’un, ce pardon est une véritable foire ecclésiastique. Nundinæ ecclesiasticæ ! — La foire, disait un autre, est plus utile qu’on ne pense ; les prêtres raniment, par ces pèlerinages, le zèle défaillant de leurs fidèles ; ce sont des filets, tendus par eux, où les oiseaux crédules viennent se prendre. — Je crains fort, ajoutait un troisième, que pour vendre ses indulgences l’Église ne promette beaucoup de choses que Dieu certes ne tiendra pas… Fraude pieuse, comme dit Thomas d’Aquin ! — Laissez-les faire, disait un dernier, qu’ils apportent leur argent… et puis quand le plat sera bien rempli, nous ferons rafle ! » On n’alla pas si loin ; les syndics défendirent seulement que l’argent apporté fût employé hors de la villef.

f – La sœur J. de Jussie, p. 28.

Les sœurs de Sainte-Claire triomphaient. — Le pape les honorait aux yeux de toute la chrétienté ; leur monastère était en train de devenir un lieu célèbre… Elles se crurent les favorites de Dieu et des intelligences célestes, et s’imaginèrent que les anges venaient à leur secours. La peste régnant alors dans Genève, on vit, ô miracle étonnant ! les milices du ciel quitter leurs glorieuses demeures pour préserver le couvent ; la peste n’y parut pas. Tout le monastère fut convaincu que cela était dû à une intervention miraculeuse. Et quand les sœurs, dans l’église ou dans le réfectoire, à vêpres ou à matines, s’entretenaient entre elles de cette grande grâce, elles se disaient tout bas l’une à l’autre : « Trois fiers chevaliers, beaux et redoutables à merveille, ayant chacun une belle croix reluisante sur le front, se tiennent devant la porte… Et quand la méchante peste se présente, elle les voit droit devant elle et s’enfuit, craignant la splendeur de leur face. » La sœur Jeanne de Jussie nous apprend ce fait merveilleux, et termine son récit par cette exclamation pieuse : « Honneur et louange en soit à Dieu ! » Quelques hommes sensés demandèrent, plus tard, pourquoi de tels chevaliers, « ayant une belle croix reluisante au front, » ne s’étaient pas placés aux portes de Genève pour empêcher l’entrée de cette autre peste (ainsi que Rome parlait), de la Réformation ? …

Le moyen que le pape et l’évêque avaient choisi, pour rattacher Genève à Rome, eut un tout autre effet ; il en résulta un réveil. L’indulgence romaine émut les Genevois, et leur fit chercher un pardon véritable. Luther n’avait-il pas affiché, depuis quatorze ans, à Wittemberg : « Chaque vrai chrétien a part à tous les biens de Christ, par le don de Dieu, sans lettre d'indulgence. » « Cette doctrine, disaient quelques huguenots revenus d’un voyage dans les cantons, est reçue en Suisse, et non seulement à Zurich et à Berne ; il y a bien des habitants de Lucerne et de Schwytz même, qui préfèrent le pardon de Dieu aux pardons du pape. » Une main invisible s’étendait alors sur la ville et y répandait une mystérieuse chaleur. Farel, qui était sur les bords du lac de Neuchâtel, fut instruit du mouvement évangélique dont les bruyantes dévotions des Faucignerans étaient suivies, et il en écrivit aussitôt à Zwingle, son ami et son conseiller. On était en octobre 1531 ; quelques jours encore et le réformateur de Zurich devait tomber sur le champ de bataille de Cappel. Ce réveil de Genève fut la dernière nouvelle qui vint réjouir son cœur attristé. « Plusieurs dans cette ville, lui écrivit Farel, éprouvent dans leur cœur de saintes aspirations pour la vraie piétég. » Et ce n’était pas seulement de vagues mouvements de l’âme qu’il s’agissait, selon l’énergique réformateur. « Des Genevois, écrivait-il un autre jour à Zwingle, méditent sur l’œuvre de Christh. »

g – « Sunt qui ad pietatem aspirant. » (Farel à Zwingle, 1er octobre 1531, Ep., II, p. 647.) Cette lettre écrite de Grandson, onze jours avant la mort de Zwingle, est la dernière que le réformateur zurichois ait reçue. Celle qui vient après, datée simplement d’Orbe 1531, est évidemment antérieure à celle de Grandson.

h – « Apud Gebennenses non nihil audio de Christo meditari. » (Farel à Zwingle, 1er octobre 1531, Ep., II, p. 647.)

Ainsi donc, ces Genevois qui s’étaient tant préoccupés d’indépendance politique, commençaient à réfléchir sur Jésus-Christ. C’était le sujet nouveau que la Réformation présentait partout aux méditations des hommes graves. En Allemagne, en Suisse, en France, en Angleterre plus encore qu’à Genève, des esprits sérieux se mettaient à méditer sur Christ, de Christo meditari. Les uns le faisaient d’une manière fugitive ; d’autres s’y livraient avec une âme profonde, et de saintes pensées se trouvaient alors dans les maisons bourgeoises, dans les collèges, dans les cellules obscures, même sur les trônes. « Christ, se disaient ces esprits méditatifs, est le Rédempteur du monde, le restaurateur de l’union avec Dieu, détruite par le péché… Christ est venu fonder le royaume de Dieu sur la terre… Mais nul ne peut entrer dans ce royaume que si Dieu lui accorde le pardon de ses offenses … Pour que nous retrouvions la paix, il ne faut pas seulement que notre âme soit exemptée de la peine ; il faut encore que notre conscience soit délivrée du sen timent de la faute qui l’éloigne de son Dieu… Une expiation est nécessaire Christ, semblable aux individus qu’il venait sauver, homme comme eux, est en même temps d’une nature éternelle et divine, qui l’a rendu capable de racheter l’universalité du peuple de Dieu et d’être le principe d’une nouvelle vie… Il a pris sur lui la peine terrible que nous avions méritée… Sa vie tout entière a été remplie de souffrances expiatoires… Mais le comble de ses douleurs et ce qui leur a donné vraiment le caractère d’expiation, c’est sa mort… Christ s’unissant à l’humanité, par amour pour nous, a souffert la mort sous la forme qui porte de la manière la plus frappante le caractère d’une punition, savoir le supplice d’un malfaiteur condamné par les tribunaux des hommes… Lui, le Saint, voulant sauver son peuple, a été fait péché sur la croix… Il a été traité comme le représentant de l’humanité pécheresse… Il a enduré toutes les douleurs que le péché produit dans une conscience coupable, la plus mortelle angoisse et l’entier délaissement de Dieu… Dès lors le peuple de Dieu a la rémission de ses fautes, il est réconcilié avec Dieu ; il a un accès libre auprès du Père… Ce sacrifice a une destination universelle, nul n’en est exclu… et pourtant nul n’en recueille le bienfait que par une appropriation personnelle, qu’en étant uni avec Jésus-Christ, qu’en ayant part, par la foi, à sa vie sainte et impérissable. »

Telles étaient au seizième siècle, dans bien des retraites cachées, les méditations de quelques âmes d’élite, et c’est par là que la Réformation s’accomplissait. Peut-être un ou deux Genevois en eurent-ils alors de semblables ; mais, en général, leur connaissance était peu avancée, et la plupart des huguenots désiraient encore plus être délivrés de l’évêque et du duc, que du péché et de la condamnation. Farel ne cachait pas à Zwingle ses inquiétudes à cet égard ; et dans sa lettre de Grandson il lui disait : « Quant au degré de ferveur avec lequel les Genevois recherchent la piété, — le Seigneur seul le connaîti. »

i – « Sed quanto fervore novit Dominus. » (Zwingl. Ep., II, p. 647.)

Nul plus que Farel, ne s’intéressait à la réformation de Genève. Il était cette année à Avenche, à Payerne, à Orbe, à Grandson, et dans d’autres lieux encore, et partout il courait risque de perdre la vie. Ici, un sacristain le menaçait d’un pistolet ; là, un moine voulait le frapper d’un couteau caché sous sa robe ; mais Farel ne pensait pas à lui-même. D’un cœur intrépide, d’une volonté indomptable, toujours brûlant du désir de faire triompher l’Évangile, prêt à affronter les oppositions les plus violentes, il se sentit fortement porté vers Genève, dès qu’il entendit raconter que la Réformation y trouvait de si puissants adversaires. Il fixa alors son regard sur cette ville, et, pendant sa longue carrière, il ne l’en détourna jamais. Au milieu de ses travaux, à Grandson, le long du lac, près du vieux château, sur le fameux champ de bataille, Genève occupait sa pensée. Il se disait que tout en ayant déjà un renom d’hérésie, il ne s’y trouvait pourtant au fond aucune véritable réforme. Eh quoi ! la Réformation y serait-elle morte avant que d’y naître ? Il désirait que la Parole de Dieu y fût prêchée publiquement, d’une manière convenable, vivifiante, agissante, et, comme disait Calvin, « en pressant le peuple importunément. » Il voulait que la chaire y redevînt le siège des prophètes et des apôtres, le trône de Christ dans son Église. Il fallait se hâter. La Réformation était perdue dans Genève, et les temps nouveaux y périssaient avec elle, si les huguenots qui n’écoutaient plus la messe, se contentaient, pour tout culte, de se promener dans l’église, tandis qu’on la chantait. Les passions ardentes et l’humeur guerroyante des Genevois l’alarmaient. « Hélas ! disait-il, il n’y a plus à Genève d’autre droit que les armesj. » Il voulait y établir le droit de Dieu. Il eût aimé y courir lui-même, et peut-être eût-il entraîné les uns par son éloquence vive, et épouvanté les autres de sa voix tonnante ; mais il se devait dans ce moment aux contrées qu’il évangélisait, au péril de ses jours. S’il quittait l’œuvre, Rome reprendrait le dessus, et tout ce qu’il avait fait serait inutile. Il cherchait donc autour de lui un homme capable de répandre dans la ville les semences de la Parole de Dieu.

j – « Jus est in armis. » (Zwingl. Ep., II, p. 647.)

Le jeune chanoine de Metz, Pierre Toussaint, appelé par Œcolampade, avait quitté la France après son séjour à la cour de la reine de Navarre, et s’était rendu à Zurich, près de Zwinglek. Farel prend la résolution d’envoyer Toussaint à Genève ; — ils avaient évangélisé ensemble dès 1525. « Hâtez-vous de le pousser dans la vigne du Seigneur, écrivit-il à Zwingle, car vous savez combien il est propre à cette œuvre. Je vous en conjure, tendez-nous une main secourablel. » Et comme s’il prévoyait l’importance de la réformation de Genève, il ajoutait : « L’affaire n’est pas petite ; gardez-vous de la mépriserm. Invitez Toussaint à s’y employer en brave, et à racheter ainsi par son zèle tout le temps qu’il a perdun. » Zwingle s’acquitta de cette commission. Toussaint, l’une des figures les plus aimables parmi les personnages secondaires de la Réforme, écouta attentivement le grand docteur, et se montra d’abord disposé à accepter cet appelo. Zwingle n’épargna rien pour le décider ; il lui exposa ce que l’Évangile avait déjà fait dans Genève, et ce qui lui restait à faire. « Entrez, lui disait-il, dans cette maison du Seigneur. Mettez en pièces les capuchons (il y a proprement les capuchonnés), et triomphez de tous les tonsurés… Vous n’aurez pas beaucoup de peine, car déjà la Parole de Dieu les a mis en fuitep. » Cela ne voulait pas dire certes que Toussaint dût mettre les moines en pièces, cette expression n’était qu’une figure ; mais l’énergie de Farel et de Zwingle, et ce qu’il apprenait des persécutions genevoises effraya le pauvre jeune homme. Il avait quitté la cour de François Ier, à cause de la mondanité, de la lâcheté qu’il y avait rencontrées, et maintenant, voyant dans Genève, les moines et les prêtres, les évêquains et les communiaires, les huguenots et les mamelouks, il recula effrayé comme devant un antre de bêtes farouches. Il avait dit « non » à la cour, il dit « non » à l’énergique et fougueuse cité. Il fallait à Genève des héros, des Farel et des Calvin. Le projet échoua.

k – « Petrus Tossanus per Œcolampadium, sæpe suis vocatus litteris, quibus nostras frequentes addidimus. E Gallis pulsus ad te se contulit. » (Farel à Zwingle, Orbe, II, p. 648.)

l – « Quantum agnoscis idoneum, tantum adige in vineam Domini properare. » (Ibid.)

m – « Res non parva est, neque contemnenda. » (Ibid.)

n – « Strenue laborare, id studio et diligentia compenset, quod di cessans omisit. » (Ibid.)

o – « Petrum sperabam in messem Domini venturum. » (Farel à Zwingle, Orbe, Ep., II, p. 648.)

p – « Fractis cuculatis, aliisque rasis, quos pridem Verbum fugasset. » (Ibid.)

Farel fut contrarié. Lui, qui n’avait jamais reculé devant aucun appel, ne pouvait parvenir à envoyer un évangéliste à cette ville !… Il se rappela que le secours vient de Dieu qui fait miséricorde, et dans son angoisse il s’adressa au Seigneur : « O Christ ! dit-il, range toi-même ton armée en bataille selon ton bon plaisir ; arrache toute apathie du cœur de ceux qui doivent te rendre gloire, et réveille-les puissamment de leur sommeilq. » Le moment devait bientôt arriver où il irait lui-même à Genève ; mais avant qu’il y parût, sa prière devait être exaucée. Dieu, qu’il avait invoqué, devait y envoyer dans quelques mois, un homme fort et modeste, qui préparerait les voies à Farel, à Calvin et à la Réformation.

q – « Christus pro sua bona voluntate disponat omnia ! Socordiam omnem et veternum excutias a pectoribus eorum, per quos Christi honor procurandus venit ! » (Farel à Zwingle, Orbe, Ep., II, p. 648.)

En attendant, plusieurs Genevois, sans comprendre qu’une conversion du cœur est nécessaire, voulaient au moins opérer une réforme négative, qui eût consisté à mettre de côté la messe, les images et les prêtres. Les plus hardis demandaient pourquoi Genève ne ferait pas comme Zurich, comme Berne, comme Neuchâtel. Oui, répondaient les plus prudents… si les Fribourgeois le permettaientr. »

r – « Et si per Friburgenses liceret asserit excipiendum prompte Evangelium. » (Ibid.)

Ces désirs de réforme, quelque faibles qu’ils fussent, alarmèrent le parti romain. Les moines, les prêtres, les dévots s’agitèrent, se rendirent en grand nombre chez le procureur fiscal, et le conjurèrent de sortir de son apathie, puisque cette religion nouvelle allait tout changer dans Genève, et enlever à l’évêque non seulement sa juridiction spirituelle, mais encore son pouvoir séculier. Le procureur fiscal, chargé de veiller aux droits du prince, demanda une enquête sévère de tous les suspectss. A ces mots, il se fit un silence dans l’assemblée ; quelques membres du conseil se regardaient l’un l’autre, et se sentaient fort mal à l’aise, car ils étaient au nombre des suspects. Le fiscal parla encore plus fort, et remplit la salle de plaintes et de clameurs. « Anéantissons l’herésie ! » répétait-ilt. Le conseil, perplexe au plus haut degré, se tira d’affaire, en ne faisant rien ni pour ni contre.

s – « In hæreticœ pravitatis suspectas severa diligentia inquireretur. » (Spanheim, Geneva restituta, p. 37.)

t – « Clamosa quiritatione et crebro convitio. » (Ibid.)

Les catholiques fervents prirent alors le chemin de l’hôtellerie où logeaient les ambassadeurs fribourgeois. « Si Genève se réforme, dirent ceux-ci, plus d’alliance ! » Les Fribourgeois firent davantage ; sortant de leurs hôtelleries, ils abordaient les libéraux les plus décidés, et répétaient d’un ton ferme : « Si Genève se réforme, plus d’alliance ! » Les huguenots coururent vers les ambassadeurs bernois. Mais on notait pas loin de la bataille de Cappel. Il s’agissait alors de savoir si la Réformation pourrait être maintenue dans Berne même et dans Zurich. Les Bernois accueillirent froidement les Genevois, et ceux-ci se retirèrent étonnés, ulcérés. « Hélas ! dit Farel, les Bernois montrent moins de zèle pour la gloire de Christ que les Fribourgeois pour les décrets du papeu ! »

u – « Bernenses non ea diligentia laborant pro Christi gloria, qua Friburgenses pro pontificiis placitis. » (Zwingl. Ep., II, p. 648.)

Un nouvel embarras survint. Les huguenots eussent voulu courir à la délivrance de Zurich et des réformés, tandis que les catholiques voulaient soutenir Lucerne et les petits cantons. Le 11 octobre (c’était le jour même de la bataille de Cappel, mais on ne la connaissait pas encore), Berne demanda à Genève cent arquebusiers ; et le lendemain Fribourg écrivit qu’on envoyât tout le secours possible contre les cantons hérétiques. De quel côté Genève se rangerait-il ? « Refusons à Fribourg, disaient les uns. Refusons à Berne, disaient les autres. » Les premiers rappelaient les secours que la plus puissante république de la Suisse leur avait envoyés ; les seconds rappelaient que Fribourg avait épousé la cause de Genève quand Berne leur était encore contraire. Le conseil, poussé en sens divers, résolut de se maintenir en équilibre, et sortit de son embarras par le plus étrange juste milieu. Il décida que cent Genevois iraient se battre en faveur de la Réformation, et nomma Jean-Philippe, un des plus zélés huguenots, pour les commander. Puis il répondit favorablement à Fribourg, et élut le syndic Girardet comme chef des auxiliaires qu’on lui destinaitv.

v – Registres du Conseil des 11, 13,14 octobre 1531.

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