Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 10
La colère du roi

(Automne 1534)

4.10

Agitation, effroi, fureurs – Placard à la porte du roi – Sa colère – Ordres du roi – Angoisses des réformés – Morin fait son plan – L’avertisseur livre ses frères – Arrestations – Valeton et ses livres sont pris – Le paralytique et du Bourg saisis – Nombreuses arrestations – Duprat et Tournon excitent le roi – Douleur de la reine de Navarre – Elle intercède en faveur de Roussel – Beda accuse le roi – La messe à sept points – Le roi, Roussel, Gourault, Berthaud

La terrible pancarte affichée de nuit dans Paris et dans presque toute la France, « dans tous les coins, » dit Sturml, produisit une immense sensation. Le peuple s’agitait, les femmes et les faibles étaient saisis d’effroi, les magistrats étaient pleins d’indignationm. Mais les adversaires de la papauté ne ralentissaient pas leurs coups. Presque en même temps paraissait un autre traité « contre les marchands et cabaretiers du pape. » Cet écrit, moins évangélique, était plutôt dans l’esprit moqueur d’Érasme. « Tout doit servir à la cupidité des prêtres, y disait-on, le ciel, la terre, l’enfer, le temps, toutes les créatures animées ou inanimées, le vin, le pain, l’huile, le lin, le lait, le beurre, le fromage, l’eau, le sel, le feu, les fumigations… De tout cela ils savent extraire… de l’argent et de l’or. Et l’habit du marchand augmente le prix de sa marchandise, car la messe d’un abbé ou d’un évêque coûte plus cher que celle d’un vicaire ou d’un moine. Ils font comme les femmes de mauvaise vie qui vendent leur honte d’autant plus haut, qu’elles ont plus de parure et d’ornementsn. » L’agitation croissait d’heure en heure ; les prêtres et les moines, semés au milieu des groupes des bourgeois et du peuple attisaient la colère, augmentaient la terreur et répandaient de faux bruits. « Les hérétiques, disait-on, ont résolu de surprendre les catholiques pendant le service divin et d’égorger impitoyablement hommes, femmes et enfants… » Imputation absurde ! inventée, dit un historien romain, pour rendre les réformés plus odieux. N’importe, on l’admet, et l’on entend circuler bientôt dans la foule d’horribles rumeurs. « Un affreux complot est tramé contre l’État et contre l’Église. Ce placard en est le signal ; les hérétiques vont mettre le feu à tous les temples, à tous les palais, égorger tous les catholiques, abolir la royauté et réduire le royaume en un vaste désert… Mort aux luthériens !… »

l – « Per universam fere Galliam, nocte, in omnibus angulis, affixerunt manibus. » (Corp. Ref., II, p. 855.)

m – « Perturbatus hac re populus, territa ? multorum cogitationes, concitati magistratus. » (Ibid., p. 856.)

n – « Qua quidem in re, nihil differunt a meretricibus. » — Voir l’écrit In Pontificios mercatores et caupones. (Gerdes., IV, p. 103.)

Nulle part la fureur ne fut aussi grande qu’à la Sorbonne parmi les docteurs ; les premiers bouillons de leur colère s’élevèrent avec une incroyable violence. « Cet acte, dit le chroniqueur, les fit entrer en telle forcenerie, que leurs impétuosités précédentes semblaient tolérables. Oncques tempête n’approcha de cette âpretéo. » C’était pourtant d’un autre point que devait partir le coup de tonnerre.

o – Crespin, Martyrol., fol. 112, verso.

François Ier, alors à Blois, avait depuis quelque temps certaines inquiétudes à l’égard de la Réforme. Un jour, en 1534, qu’il se plaignait du pape au nonce, et lui insinuait que la France pourrait bien imiter l’exemple de Henri VIII : « Franchement, Sire, avait répondu le nonce, vous en seriez marri le premier ; la religion ne peut être changée parmi le peuple, sans qu’il ne demande ensuite le changement du prince. » En vain avait-on dit à François Ier, que ni les princes allemands, ni Henri VIII lui-même n’avaient été détrônés par la Réformation, cette parole du nonce s’était enfoncée comme une flèche dans le cœur du roi.

Blois n’était pas étranger au mouvement évangélique, et la Réforme y avait même pénétré jusque parmi les chantres de la chapelle royale ; c’était l’un d’eux qui avait été chargé d’afficher les placards dans cette ville. D’un caractère enthousiaste et téméraire, ce chantre résolut de placarder le manifeste protestant dans le château même, où il avait un accès facilep. Y pénétrant à une heure propice, il se glissa avec ses placards sans être aperçu jusqu’à la chambre du roi, et là, s’assurant que ni courtisans ni domestiques ne paraissaient dans les corridors, il afficha sa feuille à la porte de Sa Majesté, puis il se retira précipitammentq. Cette action imprudente et coupable, car elle était irrespectueuse, devait être cruellement expiée.

pJournal d’un Bourgeois de Paris, publié par Lalanne, p. 449.

q – Fontaine, Hist. catholique.

Montmorency et le cardinal de Tournon se présentèrent selon leur coutume le matin chez le roi. Ils avaient l’oreille de François Ier, et épiaient depuis longtemps l’occasion de porter à la Réformation quelque rude coup. Au moment où ces deux personnages vont franchir la porte du cabinet de Sa Majesté, ils y aperçoivent une pancarte affichée ; ils s’arrêtent, ils lisent, prennent la chose au tragique, non sans cause, s’emportent et arrachent le placard, puis ils entrent et remettent au prince le papierr. Rien au monde ne pouvait l’émouvoir comme un pareil attentat ; sa dignité royale était à ses yeux presque aussi sacrée que la Majesté divine. Il pâlit, trembla, prit le papier, le rendit, et troublé par cette hardiesse inouïe, ordonna qu’on en fît lecture.

r – « Ante regis conclave. » (Corp. Ref., II, p. 856.)

Tournon ne demandait pas mieux. Le placard fut lu au roi, en appuyant sur les passages les plus irritants ; mais le prince ne put aller jusqu’à la fin. L’insulte faite à sa personne, l’impression qu’un scandale si public pouvait produire sur ses alliés et surtout sur le pape, la pensée qu’au moment où il préparait le rapprochement des protestants et des catholiques, quelques fanatiques allaient soulever toutes les colères des prêtres et du peuple et faire échouer ses pacifiques desseins ; tout cela l’irritait beaucoup plus que l’attaque contre la messe. Ceux qui l’entouraient profitèrent de l’occasion ; ils présentèrent le cas comme un crime de lèse-majesté. Montmorency et Tournon enfoncèrent le dard dans le cœur de ce prince. « Il s’emporta de colère, » écrivit le professeur Sturm à Mélanchthon ; « il fut enflammé de telle sorte, » dit le Martyrologue ; « il se mit dans une telle furie, » dit Théodore de Bèze ; « il entra dans un zèle si incroyable, dit le catholique Fontaine, que tout trembla autour de lui. » — « Qu’on saisisse indistinctement tous ceux qui sont suspects de luthérésie…, s’écriait-il. Je veux tout exterminer… »

Cet événement causa une grande agitation ; on ne parlait d’autre chose, et chacun le racontait à sa manière : « Savez-vous, disaient quelques-uns, que le roi, au moment de sa plus vive émotion, ayant tiré son mouchoir de sa poche, il en sortit un placard, qui est tombé à ses pieds ; un homme habile y avait glissé cet exemplaire. » « Le croira qui le voudra ! » dit Fontaine, faisant lui-même justice d’un conte populaire. Toute la domesticité du château fut aussitôt en mouvement pour découvrir l’auteur de ce méfait. Ce ne fut pas difficile ; le chantre était connu de quelques-uns pour ses opinions luthériennes ; il fut saisi, lié, et envoyé à Paris pour être jugés.

sJournal d’un Bourgeois de Paris, p. 449.

Mais ce n’était pas à cet homme que devait se borner la colère du roi. Le crime avait été partout commis, la peine devait partout frapper. « Écrivez au Parlement, dit le roi, de faire rigoureuse justice ; et au lieutenant criminel, que pour l’encourager, je hausse ses gages de six cents livres par an, sa vie durantt. Qu’incontinent, par tout mon royaume, inquisitions soient faites, de gens tant ennemis de Dieu ! »

t – Fontaine, Hist. catholique.Journal d’un Bourgeois de Paris, p. 452.

Le parlement n’avait pas attendu les ordres du roi. Le lendemain du fameux jour, le 26 octobre, le premier président, Pierre Lizet, assembla toutes les chambres, et la cour nombreuse, émue, indignée, décréta des recherches exactes et des processions. Les trompettes sonnèrent, le peuple s’assembla, et un officier du parlement cria : « S’il y a personne qui sache enseigner celui ou ceux qui ont fiché lesdits placards, il leur sera donné cent écus par la cour ; et ceux qui se trouveront les recéler seront brûlésu. »

u – Crespin, Martyrol., fol. 112, verso.

Pendant ce temps, tous les chrétiens évangéliques et surtout ceux qui avaient mis le feu à la mine, effrayés de l’explosion terrible qu’elle avait faite, restaient cachés et silencieux dans leurs maisons. Ils connaissaient l’habileté de Morin à découvrir ses victimes et à inventer des tourments ; un sombre avenir inquiétait leurs regards. Il y eut parmi eux des soupirs, des regrets, de douloureuses délibérations. Que faire ? disait-on.— S’enfuir ! — Quoi ! quitter sa famille, son état, son pays sans savoir où l’on ira ?… Quel triste avenir ! — Mais ne vaut-il pas mieux perdre tout cela que de perdre la vie ?… Telles étaient presque partout ces conversations déchirantesv. Les pères, les femmes, les enfants conjuraient avec larmes ceux qu’ils aimaient de se soustraire à la colère du roi. Quelques-uns quittèrent, en effet, de nuit, leurs demeures et s’enfuirentw. Plusieurs de ceux qui n’avaient point affiché les placards, mais qui étaient connus par la franche confession de leur foi, crurent que le danger ne pouvait les concerner… Ces malheureux hésitèrent, retardèrent, et plusieurs d’entre eux payèrent chèrement leur imprudente sécuritéx.

vIbid.

w – « Quidam mature sibi consulentes aufugerunt. » (Corp. Ref., II, p. 856.)

x – Qui ad se ea pericula spectare non putabant, qui non contaminati erant eo scelere, hi etiam in partem pœnarum veniunt. » (Corp. Ref., II, p. 856.)

Le lieutenant criminel, grand adversaire du mouvement religieux, fort dissolu en sa vie, d’une rare hardiesse pour saisir les coupables, d’une subtilité étonnante pour les surprendre dans leurs réponsesy, méditait son plan de campagne. Son amour-propre, son avarice, sa haine, toutes ses passions étaient engagées dans cette affaire. Il voulait d’un seul coup de filet prendre tous les hérétiques. Mais comment ? Une idée lumineuse le frappa ; en se saisissant d’un seul homme, il se flattait d’avoir tous les autres. « Vous connaissez cette boutique d’étuis et autres instruments, rue de la Vannerie, aboutissant en Grève, dit-il à l’un de ses gens. Allez-y ; arrêtez le maître gaînier et me l’amenez. — Gaînier, lui dit-il, vous êtes l’un des hérétiques, et ce qui est pis (je le sais), vous êtes leur avertisseur ; c’est vous, ne le niez pas, qui leur faites connaître les lieux où leurs assemblées secrètes doivent se tenir. J’ai envie de les convoquer ; vous allez me conduire dans leurs demeures. » Le pauvre homme, comprenant ce dont il s’agissait, se refusa tout tremblant à cette trahison. Le lieutenant criminel ordonna qu’on préparât un bûcher. Les alguazils étant sortis, Morin se tourna vers le gaînier : « C’est vous qui menez les gens à l’église, continua-t-il, il est juste que ce soit vous qui commenciez la danse. » Le malheureux tremblait. Quelle affreuse alternative ! Quoi ! se présenter chez ceux qu’il appelle aux assemblées de Dieu pour les livrer aux flammes. Il y eut dans sa conscience une lutte terrible, mais la crainte de Dieu fut abattue, la lumière de la raison éteinte, tout regard d’honnêteté fut mis bas… « Satan entra dans Judas, » et il chercha comment il pourrait livrer ses frères. Se croyant près d’être mis au feuz, » dit Bèze, il promit ce qu’on lui demandait.

y – Théod. de Bèze, Hist. ecclésiastique, p. 10.

z – Théod. de Bèze, Hist. ecclésiastique, p. 10.

Tout était en mouvement dans Paris. On tendait toutes les rues, on faisait des processions, et pour effacer l’injure faite à la messe, on portait solennellement dans tous les quartiers, le Corpus Dominia. Morin profita de cette agitation pour cacher sa marche. Le perfide gainier allait devant lui, pâle et tremblant ; des sergents le suivaient à quelque distance, et cette cruelle cohorte se glissait silencieusement le long des murailles. Le gaînier s’arrêtait, montrait du doigt une porte ; Morin entrait. En vain la famille épouvantée protestait-elle de son innocence. Le lieutenant faisait lier les malheureux, puis il poursuivait sa course impitoyable. « Il n’épargnait maisons grandes ou petites, dit le chroniqueur, comme aussi tous les collèges de l’université de Paris. »

aJournal d’un Bourgeois de Paris, p. 44.

Peu à peu le bruit de cette horrible expédition se répandit dans la capitale ; l’angoisse saisit non seulement les amis de Farel, mais tous ceux qui n’étaient pas des adhérents fanatiques de Rome, et même de simples amis des lettres ou du plaisir qui n’avaient aucun goût pour la Réformation. « Morin faisait trembler toute la villeb, » car nul ne savait s’il ne serait pas au nombre des suspects. Dans plusieurs maisons on était aux aguets pour voir si l’escouade terrible approchait. Le receveur Nicolas Valeton, qui se tenait près de la fenêtre, vit venir Morin ; il se retourna précipitamment : « Le voici, s’écria-t-il à sa femme, ôtez vite de ma chambre le bahut où sont mes livres… Je cours à sa rencontre ; je lui parlerai ; je l’arrêterai et vous donnerai du temps… » La jeune femme effrayée prit les livres et les jeta en grande hâte dans un lieu secret. « Saisissez-moi cet homme, dit le lieu tenant criminel aussitôt qu’il vit Valeton ; qu’on le mette en prison et qu’on le garde étroitement. » Puis il monta, fouilla partout, ne trouva rien, remarqua le bahut vide ; mais impatient d’interroger son prisonnier, ne s’y arrêta pas, et se rendit à la prison où on l’avait conduit. Il ne put le surprendre. Le receveur, plein d’esprit, échappa à toutes les questions. Le lieutenant commençait à avoir quelques craintes ; il se disait que le receveur avait du crédit et qu’il était homme à lui garder rancune ; il résolut pour le perdre de procéder plus finementc. Le bahut vide lui revenait à l’esprit ; il avait dû contenir quelque chose, que l’on avait sans doute enlevé à son approche… Il retourna aussitôt à la maison de l’accusé, et se plaçant devant le bahut : « Madame, dit-il, d’un ton naturel, votre a mari m’a confessé que c’était dans ce coffre qu’il mettait ses livres et papiers secrets. Au reste, nous sommes d’accord ; je veux me montrer clément à son égard ; si vous me donnez telle somme et me dites où les livres se trouvent, je vous fais serment devant Dieu que votre mari n’aura aucun déplaisir. » La femme qui était « jeune, peu avisée » et fort troublée par tout ce qui venait de se passer, se laissa prendre à cette ruse ; Morin lui fit tant de demandes « cauteleuses et si subtiles, » que se fiant à sa promesse elle lui dit tout. « Bon ! dit le lieutenant criminel, s’il a voulu nous dérober ses livres, c’est qu’il se sent coupable d’hérésie. » Les ayant saisis, il s’en alla, et ayant mis les livres en sûreté, il chercha d’autres victimes.

b – Crespin, Martyrol., fol. 112.

c – Crespin, Martyrol., fol. 113.

S’il y avait dans Paris un homme qui ne pouvait être soupçonné d’avoir affiché les placards, c’était le pauvre paralytique ; à peine pouvait-il sortir de son lit. N’importe, Barthélemy Milon fut un des premiers vers la maison duquel Morin se dirigea. Il l’avait eu déjà auparavant dans ses prisons ; « mais, dit le Martyrologue, le Seigneur l’en avait délivré pour le faire servir à la consolation des siens en cette âpre saison. » Le lieutenant criminel connaissait très bien la boutique du cordonnier Milon ; elle était notée dans ses livres. Il entra, comme transporté d’esprit et écumant de rage dans la chambre où le pauvre Berthelot était couché. « Sus, lève-toi ! » lui cria-t-il en fixant sur lui son regard farouche. Barthélemy, « n’étant point effrayé de la face hideuse de ce tyran, » répondit avec un aimable sourire : « Hélas ! Monsieur, il faudrait un plus grand maître que vous pour me faire lever. — Enlevez moi cet homme, » dit alors le bourreau à ses sbires, et après leur avoir ordonné d’emporter aussi un meuble où le paralytique tenait ses papiers, il continua sa glorieuse campagne.

Le lieutenant criminel se rendit de là près de la porte Saint-Denis, à l’enseigne du Cheval noir ; il entra dans la boutique du riche marchand du Bourg. A sa vue tous ceux qui y avaient quelque emploi furent effrayés ; mais quoiqu’ils aimassent fort leur patron, nul ne bougea pour le défendre. La femme du drapier, fille d’un autre riche marchand nommé Favereau, ne fut pas si tranquille ; fondant en larmes, poussant des cris, elle conjura le cruel Morin de ne pas emmener son époux. Rien ne put l’attendrir et il saisit du Bourg. « Il a lui-même affiché de ces escripteaux aux coins des rues, » dit-il, et il l’emmena. Ce fut ensuite le tour du pauvre maçon Poille, qui fut pris dans son chétif réduit.

Après eux furent également écrouées diverses personnes de tout rang, de tout sexe, ceux qui avaient blâmé les placards, aussi bien que ceux qui les avaient approuvés. Les délateurs ne manquaient pas ; on promettait à chacun d’eux le quart des biens de l’accusé ; aussi ces quadruplateurs, comme on les appelaitd, étaient infatigables à chercher des victimes ; chacun pouvait être à la fois accusateur et témoin. C’était le règne de la terreur et tous les gens de bien étaient consternés.

d – « Delatores et quadruplatoros publice comparantur. » (Sturm à Mélanchthon, Corp. Ref., II, p. 856.)

La Sorbonne profita de cette furieuse tempête pour se venger de Marguerite et punir ses amis. Cette princesse avait quitté le Béarn au commencement de l’été pour le mariage de sa belle-sœur, Isabelle de Navarre, avec le vicomte de Rohan, et avait obtenu de son frère que Roussel qui était avec elle, ainsi que Courault et Berthaud prêchassent à Paris. Ces hommes, modérés, s’étaient fort opposés à l’acte accompli dans la nuit du 25 octobre ; néanmoins ils furent jetés en prison. On ne craignit pas même d’offenser les alliés du roi ; beaucoup d’Allemands furent brutalement saisis, les catholiques comme les protestants ; il suffisait alors d’avoir l’accent d’outre - Rhin pour être soupçonné d’hérésie.

Ce fut sur ces entrefaites que François Ier arriva à Paris. Les cardinaux, la Sorbonne, le parlement, tous les amis ardents du catholicisme romain rivalisèrent de zèle pour affermir en sa religion, un peu ébranlée, « ce bon et sage prince, » comme l’appelle Florimond Rémond. Il fallait profiter du moment pour le détacher de ses alliances avec les Anglais et les Saxons. C’était maintenant que le coup devait être frappé, que des attaches coupables devaient être rompues. Le cardinal de Tournon surtout était infatigable et demandait sans cesse des échafauds. L’évêque de Tulle, du Chatel, se montrant opposé à des mesures sanguinaires : « Cette tolérance me paraît suspecte, lui dit Tournon, elle est indigne d’un vrai fils de l’Église. » « J’agis comme un évêque, lui dit fermement du Chatel, et vous » comme un bourreau. » Mais rien ne pouvait arrêter ni Tournon ni Duprat. « Gardez bien, disaient-ils à François Ier, l’honneur que Pie II donna à nos rois, quand il dit : Les rois de France ont cela de propre qu’ils conservent la foi catholique et l’honneur des gens d’Église. » Ils ajoutaient : « On coupe le passage au feu, en abattant les maisons qu’il a d’abord atteintes, et même les voisines ; faites de même, Sire ; ordonnez que sans réserve aucune, on extermine entièrement ceux qui se rebellent contre l’Église. Allumez des feux… et dressez des potences pour y loger les luthériense. »

e – « Florimond Rémond, Hist. de l’Hérésie, liv. VII, ch. 5.

Une nouvelle folie, à ce que racontent quelques historiens que nous avons peine à croire, vint enflammer encore plus la colère du roi. La nuit même de son arrivée, les placards, dit-on, reparurent et furent affichés aux portes mêmes du Louvre. Il y a plus ; on prétend que François Ier au moment de se mettre au lit trouva le placard sous son coussin. L’historien qui rapporte ce fait est fort sujet à l’exagérationf. Ces récits sont, je pense, des fables inventées par les adversaires de la Réforme ; ses amis étaient alors trop consternés pour avoir tant de hardiesse.

f – Varillas.

Personne n’était plus effrayé, plus tremblant que Marguerite. Rien ne lui était plus contraire que le style des placards ; et au fond le coup était non seulement une attaque contre Rome, mais encore une protestation contre le système moyen, —catholique, — de la reine de Navarre. Il y avait dans ceux qui protestaient ainsi (avec le christianisme de plus) quelque chose de semblable à un caractère fameux dans la littérature ; ils condamnaient à la fois et les romains fanatiques et les catholiques spirituels,

Les uns, parce qu’ils sont méchants et malfaisants,
Et les autres, pour être aux méchants complaisantsg.

gLe Misanthrope.

La reine de Navarre n’avait pas su le premier mot du coup qui se préparait, et au moment où elle croyait l’Évangile sur le point de remporter la victoire, tout semblait fini pour lui en France. La colère de son frère, le regard dur qu’il jetait sur elle, peut-être pour la première fois, saisissaient cette femme qui avait, il est vrai, une si forte intelligence, mais aussi un cœur si facilement ému, si craintif même… ; elle versait d’abondantes larmes. Elle ne douta point que cette affaire ne fût le résultat d’un complot ourdi par la Sorbonne et le cardinal de Tournon. « Monseigneur, disait-elle au roi, nous ne sommes point sacrementaires. Ces infâmes placards ont été inventés par des hommes, qui veulent faire retomber sur nous la responsabilité de leur abominable manœuvreh. »

h – Msc. Bibl. imp., F. Supplément, n° 133.

Elle résolut de tout faire pour sauver au moins Roussel ; la pensée qu’il allait être brûlé l’effrayait. Pourquoi ne l’avait-elle pas laissé à Pau ! Voyant la froideur inaccoutumée du roi, elle chargea le perfide Montmorency de présenter sa requête. « On est à cette heure, lui écrivait-elle, à parfaire le procès de maître Gérard ; le roi trouvera, je l’espère, qu’il est digne de mieux que du feu… Il n’a jamais tenu une opinion qui sente chose hérétique. Il y a cinq ans que je le connais, et si j’eusse vu en lui une chose douteuse, je n’eusse pas souffert si longuement un tel poison. Je vous en prie, ne craignez pas de porter cette parole pour moii. »

iLettres de la reine de Navarre, I, p. 299.

Montmorency, loin d’être disposé à faire ce que la reine demandait, s’efforçait de perdre non seulement Roussel, mais encore Marguerite elle-même ; et les cardinaux Duprat et de Tournon l’aidaient à mettre dans l’esprit du roi que sa sœur était pour quelque chose dans l’affaire des placards. La froideur, l’aigreur même de François Ier à l’égard de Marguerite, ne faisaient que s’accroître. Navrée, elle ne put y tenir, et quitta brusquement Paris.

Quelques-uns allaient plus loin que Duprat et Tournon et voulaient faire retomber leur vengeance sur le roi lui-même. Le tribun de la Sorbonne, l’impétueux Beda, qui n’oubliait ni son exil, ni sa prison, cherchait l’occasion de se venger du prince qui l’avait disgracié. Il haïssait cordialement François Ier ; lui faire du mal pour le plaisir de lui en faire était son ambition. Ce n’est pas assez d’attribuer les placards à la reine de Navarre, il en accusera François lui-même. Il monte en chaire, et prononce contre ce prince un discours plein d’invectives. « Si ce n’est pas le roi qui a fait afficher ces feuilles, dit-il, c’est lui du moins qui en est responsable ; la faveur qu’il montre aux hérétiques, son alliance avec le roi d’Angleterre sont la cause de tout le mal. » Cette fois, le prêtre avait eu tort de se croire plus puissant que le roi. Beda, dénoncé au parlement comme coupable de lèse-majestéj, fut jeté en prison, condamné à faire amende honorable devant l’église de Notre-Dame, et à être enfermé à l’abbaye Saint-Michel, jusqu’à la fin de ses jours ; il y mourut. Ainsi finit dans l’obscurité ce furieux avant-coureur de la Ligue.

j – « Beda conjectus est in carcerem accusatus criminis læsæ majestatis. » (Cop. à Bucer, 5 avril 1535.)

Cette fougue révolutionnaire du champion de Rome adoucit un peu François Ier ; se voyant accusé aussi bien que sa sœur, il la fit revenir à Paris. La reine, dont le courage se laissait aussi facilement relever qu’abattre, arriva pleine d’espoir au Louvre, ne doutant pas qu’elle allait gagner le roi à ce juste milieu qu’elle aimait tant. Mais elle trouva François moins accessible qu’elle ne l’avait cru et lui donnant encore des signes de sa mauvaise humeur. Ceci ne l’arrêta pas. Des hommes imprudents et violents avaient voulu faire abolir la messe au moyen d’un placard fanatique, elle arrivera au même but, mais par des moyens plus doux et plus habiles. « Vous ne voulez plus d’Église, plus de sacrements, » lui dit le roi brusquement. La reine de Navarre répondit qu’elle voulait au contraire l’un et l’autre ; et profitant de l’occasion pour exécuter son plan, elle représenta à son frère qu’il fallait unir la chrétienté entière en un seul corps, ayant l’évêque de Rome à sa tête ; qu’à cet effet, il fallait amener les prêtres à abandonner volontairement certaines doctrines scolastiques, certaines pratiques superstitieuses qui ôtaient au rit de l’Église sa primitive beauté. Puis tirant de sa poche un papier que Lefèvre avait écrit à sa demande, pendant son séjour dans le Midi, elle le présenta au roi ; c’était la confession de foi connue sous le nom de Messe à sept points. Le prêtre continuera à célébrer la messe, dit Marguerite à son frère ; seulement ce sera toujours une communion publique ; il n’élèvera pas l’hostie ; on ne l’adorera pas ; le prêtre et le peuple communieront sous les deux espèces ; il n’y aura de commémoration ni de la Vierge ni des saints ; la communion se célébrera avec du pain ordinaire ; le prêtre après l’avoir rompu et en avoir mangé distribuera le reste au peuple. De plus, les prêtres auront la liberté de se marierk … » François Ier en entendant les sept points de la messe de sa sœur, lui demanda ce qu’il restait de la messe romaine ? Alors la reine le prenant par son faible, la gloire, lui représenta qu’au moyen de ce compromis, il réunirait toutes les sectes, et rétablirait l’unité catholique, détruite depuis tant de siècles… N’était-ce pas le plus grand honneur auquel un prince pût atteindre ?

kFrance protestante, art. Marguerite. — Freer, Marguerite d’Angoulême, II, p. 142.

François paraissait ébranlé, mais il voyait pourtant de grandes difficultés. La reine le pria de faire venir son chapelain Roussel et les deux augustins Courault et Berthaud : « Ils vous montreront, je n’en doute pas, dit-elle, que la chose est pratiquable. » François était curieux, dit un historien ; il accepta. Les trois évangéliques furent tirés de leur prison et amenés au Louvre, où la reine de Navarre elle-même les présenta à son frère. Elle était dans la joie ; l’affaire des placards qui menaçait de tout perdre serait peut-être le moyen de tout sauver. Elle se trompait. François, quand il parlait avec elle, était facilement comme un bon frère avec sa sœur ; mais en présence des deux moines et de maître Gérard, il ne fut plus qu’un maître. Ces gens lui déplurent, le zèle avec lequel ils signalaient les erreurs et abus de la messe irrita le roi, il les renvoya précipitamment en prison. Des hommes plus zélés qu’eux en étaient déjà sortis pour marcher à l’échafaud.

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