Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 13
La sainte Écriture et la sainte cène à Genève

(Janvier et février 1533)

5.13

Le prédicateur Bocquet est renvoyé – Baudichon de la Maisonneuve – Les assemblées évangéliques – Deux protestantismes – Olivétan apostrophe l’Église – Son travail en traduisant la Bible – La parole et le sacrement – Guérin – Première cène au Pré-l’Évêque – Guérin chassé – Les deux vents

Le départ de Froment ne fit qu’augmenter dans les hommes sérieux l’amour pour l’Évangile. Frustrés de ce qu’ils regardaient comme leur droit, — l’ouïe de la prédication évangélique, — ils souffraient de cette disette, et étaient décidés à sortir du dénuement spirituel auquel le système clérical les réduisait. D’autres avaient pour la liberté des aspirations non moins puissantes et ont été à leur insu les instruments d’une révolution plus grande qu’ils ne l’avaient imaginé. Ces Genevois sentaient, comme d’inspiration, qu’au commencement du seizième siècle la société tournait sur ses pivots et qu’une phase nouvelle s’ouvrait pour l’humanité. Ils firent plus que de le remarquer ; ils furent eux-mêmes les premiers acteurs de la révolution qui allait s’accomplir dans le monde. Laissant des peuples inféconds dans une triste immobilité, les hommes de cette petite ville disaient : En avant ! et se précipitaient dans l’arène.

A peine Froment avait-il quitté Genève, que les partisans de la Réformation levèrent la tête. L’Église romaine avait pour elle l’évêque-prince, le clergé, les Fribourgeois et même la majorité du conseil et du peuple ; mais si les amis de la Réforme étaient en minorité, quant à la force matérielle, ils dépassaient leurs adversaires quant à la force morale. Un historien avance que, dès ce moment, les partis étaient à peu près égaux en pouvoira. Le cordelier Bocquet, qui « s’était ménagé avec tant d’adresse, dit un manuscrit, que les deux partis allaient l’entendre avec un égal empressementb, » se mit alors à prêcher plus ouvertement la vérité chrétienne. Les prêtres étonnés s’irritèrent encore plus contre le moine, qu’ils ne l’avaient fait contre le réformateur, et demandèrent qu’on lui imposât silence.

a – Ruchat, III, p. 186.

b – Msc. de Berne attribué à Bonivard, Hist. helv., V, 12.

Bientôt un puissant secours vint fortifier les mains du clergé. Le 23 février, six conseillers fribourgeois, catholiques décidés, entrèrent dans Genève, porteurs d’une lettre menaçante. « Si vous voulez vous faire luthériens, dirent-ils au conseil, Fribourg renonce à votre alliance. » En vain les syndics répondirent-ils qu’ils voulaient vivre comme leurs pères, les Fribourgeois faisaient grand bruit des discours du cordelier. Le conseil arrêta « par amour de la paix, » que Bocquet quitterait Genève.

Les amis de l’Évangile, se voyant enlever jusqu’à un franciscain, ne perdirent pourtant pas courage. Il leur restait la sainte Écriture ; ils lisaient dans leurs demeures le Nouveau Testament de Lefèvre, et formaient des réunions où la Parole de Dieu était expliquée. Les assemblées, « qui se faisaient çà et là par les maisons, se multiplièrent, » et le nombre des fidèles crût de jour en jourc. On se réunissait habituellement à l’extrémité de la rue des Allemands, chez Baudichon de la Maisonneuve, qui se montra dès lors le plus zélé protestant. Né d’une famille noble, puissante dans la république, Baudichon avait un caractère décidé, du talent, et poussait à l’extrême ses convictions et le désir de leur procurer la victoire. La vie individuelle avait dominé au temps de la féodalité ; au seizième siècle, l’élément social devenait toujours plus fort. Toutefois il y avait certaines natures qui maintenaient en tout leur indépendant individualisme ; Baudichon de la Maisonneuve en était une. Aussi, tant qu’il ne fut question que d’abattre l’ancien ordre de choses, il s’en acquitta vaillamment ; mais il fut moins utile quand il fallut constituer le nouveau. Il semble pourtant avoir eu le sentiment de son insuffisance. Ses armes portaient une maison, et au haut du cimier une main ouverte avec ces mots : On a beau sa maison bâtir si le Seigneur n’y met la main.

c – Froment, Gestes de Genève, p. 47. — « Domatim conventus habere. » (Msc. de Turretini.)

Le Seigneur y mettait la main. Les assemblées se formaient et la maison de Baudichon fut les cryptes, dit un ancien auteur, où les nouveaux chrétiens tinrent leurs humbles réunionsd. Ils arrivaient, se saluaient fraternellement, s’asseyaient dans une grande salle, demeuraient quelques moments dans le silence. Ils savaient que quoiqu’ils fussent plusieurs, ils n’avaient tous qu’un seul Médiateur, présent au milieu d’eux quoique invisible. Bientôt l’un d’eux lisait l’Écriture, un autre, parmi les plus instruits, l’expliquait et l’appliquait, un troisième priait… Les fidèles sortaient édifiés de ces assemblées, « si différentes, disaient-ils, de la messe du pape ! »

d – « In Domonovani Baudichonii ædibus, quæ concionum ordinariarum Crypta erant. » (Spanheim, Geneva restituta, p. 58.)

Quelquefois une grande jouissance leur était accordée. Un évangélique étranger traversait Genève ; le bruit s’en répandait aussitôt dans toutes les familles ; on se disait le lieu, l’heure où il parlerait, et les fidèles accouraient de tous côtés. Comment s’appelle-t-il ? disait-on un jour. — Pierre Maneri. — Qu’est-il ? — Un ministre. — Où loge-t-il ? — Chez Claude Pasta. — Et les chambres de Pasta étaient aussitôt pleines.

Ces premiers évangéliques de Genève ne se contentaient pas d’être enseignés dans la saine doctrine ; ils savaient qu’une froide connaissance de Dieu ne sauve personne, qu’il faut vivre de l’Esprit de Christ et comme il a vécu. Ils avaient établi entre eux une bourse, et c’était Salomon qui en était chargé. Chacun lui apportait sa pite pour le soulagement des pauvres soit genevois, soit étrangers. Ces chrétiens apprenaient à la fois à croire, à aimer, à donner.

Cependant on voyait déjà poindre dans Genève deux protestantismes, qui n’ont cessé dès lors et ne cesseront sans doute jamais d’exister, celui du dedans et celui du dehors. Le pieux et humble Guérin, dont nous avons parlé, avait un domestique qui, plein d’admiration pour les sermons de son maître, était grand babillard. Il voulut faire un jour comme son patron, et se mit en pleine rue à pérorer devant un certain nombre de personnes. « Qu’allez-vous faire à la messe ? disait-il, vous êtes des idolâtres… Au lieu de rendre hommage à Dieu, vous adorez du pain ! » Le pauvre orateur fut saisi et dut pour son prêche quitter la ville. Un autre jour des huguenots entraient chez un pâtissier ; c’était un samedi et temps de carême. Ils demandèrent un plat de viande. « Impossible ! dit le restaurateur. — Pas tant de façon ! » répondirent rudement les huguenots. Le pâtissier courut les dénoncer et ils furent condamnés à une amende de soixante sous par tête, ce qui excita quelques disputes. « Luthériens ! huguenots, hérétiques, disaient les uns ; — pharisiens, mamelouks, papistes ! » répondaient les autrese.

e – Registres du conseil des 4 et 26 mars. — Froment, Gestes de Genève, p. 47.

Au milieu de ce bruit l’œuvre la plus importante de la Réformation s’accomplissait alors dans Genève. Olivétan travaillait nuit et jour à la traduction des saintes Écritures. Il croyait que rien n’était plus nécessaire à l’Église de son temps, et plein d’amour pour elle, il était décidé à tout faire pour lui apporter ce secours. « O pauvrette petite Église ! disait-il, bien que tu sois si désolée, malotrue, déboutée, et que tu aies le plus souvent en ta famille, aveugles, boiteux, manchots, sourds, paralytiques, étrangers, orphelins, simples et idiots… pourquoi aurions-nous honte de t’adresser un tel présent royal ? N’ont-ils pas tous besoin de la consolation de Christ ? A qui le Seigneur destine-t-il son Écriture, si ce n’est à sa petite bande invincible, à laquelle comme vrai chef de guerre, il veut donner courage et hardiesse par sa présencef ?…

f – Bible d’Olivétan, in-folio, Dédicace.

Rien ne désolait Olivétan comme la vue de l’Église de son temps. Plus il l’étudiait, plus il était pénétré de sa misère et de la nécessité d’une réformation totale, accomplie par la Parole de Dieu. Jamais peut-être l’état de l’Église n’avait causé une douleur si vive et si profonde. Quand, seul dans sa petite chambre, assis devant sa table, ces souvenirs amers se présentaient à lui : « Je t’aime, s’écriait-il, je t’ai vue au service de tes rigoureux maîtres, je t’ai vue aller, venir, courir, trotter et tracasser. Je t’ai vue maltraitée, mal accoutrée, malmenée, déchirée, crottée, égratignée, échevelée, morfondue, meurtrie, battue, défigurée… Je t’ai vue en si piteux état, qu’on te jugerait plutôt une pauvre esclave, que la fille du Dominateur universel, et la bien-aimée de son unique Fils. Écoute, ajoutait-il, ton ami t’appelle, il s’efforce de te faire entendre le droit qui t’appartient et de te donner le mot de guet, pour parvenir à la parfaite liberté… O hébétée, assommée de tant de coups, alourdie de tant de peines, que te donnerait tes rudes maîtres, passeras-tu outre ? iras-tu ton chemin, pour achever la fâcheuse et sale besogne, dont ils t’ont chargéeg ? »

g – Bible d’Olivétan, Dédicace.

Mais bientôt Olivétan s’arrêtait au milieu de son œuvre et il se demandait si « l’humble translateur, comme il s’appelle, était capable de faire un tel travail. » Il se regardait comme le plus chétif des fidèles, comme l’un des plus petits orteils des humbles pieds du corps de l’Égliseh. Mais sa petitesse même le portait à redoubler d’ardeur. Il se procurait les meilleurs exemplaires des Écritures. « Il conférait, nous dit-il, toutes les translations, anciennes et modernes, depuis les grecques jusqu’aux italiennes et allemandes. » Il faisait surtout un grand usage de la traduction française de Lefèvre d’Étaples, mais il traduisait certains passages d’une manière différente. Il étudiait les textes divers, l’usage des points, des notes, des consonnes, des aspirations, des termes peu usités. Devait-il, se demandait-il, maintenir dans le français certaines dénominations grecques, telles que apôtres, évêques, ou les rendre par le mot correspondant de la langue française ? « Si je garde l’expression grecque, disait il, la chose qu’elle signifie demeurera inconnue comme elle l’a été jusqu’à présent. » Il traduisit donc le mot grec apôtre par le mot français envoyé ; au lieu d’évêque, il dit surveillant ; au lieu de prêtre, ancien. Puis il ajouta malignement : « Et si quelqu’un s’ébahit de ne pas trouver en ma traduction certains mots que le commun peuple a toujours à la bouche, s’imaginant qu’ils sont en la sainte Ecriture, comme pape, cardinal, archevêque, archidiacre, abbé, prieur, moine ; qu’il sache que je ne les y ai pas trouvés, c’est pourquoi aussi je ne les ai pas changési. »

h – Bible d’Olivétan, Apologie du translateur.

i – Bible d’Olivétan, Apologie du translateur.

Le 13 mars, l’imprimeur de Vingle demanda l’autorisation d’imprimer la Bible en français. Le conseil fut fort partagé, car les amis du clergé s’opposaient à la requête. D’un côté on criait l’Écriture ! et de l’autre l’Église ! Les syndics crurent devoir louvoyer et accordèrent la réimpression de la Bible de Lefèvre, sans rien ajouter ni retrancher ; ils avaient peur du travail d’Olivétan ; nous verrons plus tard où celui-ci dut imprimer sa traductionj.

j – Registres du conseil du 13 mars 1533.

Un autre désir préoccupait alors les évangéliques de Genève : Quand Guérin, Levet, Chautemps et d’autres se trouvaient réunis dans une modeste chambre, ils exprimaient le bonheur qu’ils auraient à se trouver autour de la table du Seigneur pour rappeler sa mort. Il y avait longtemps qu’ils ne prenaient plus part à la communion de l’Église romaine, selon eux souillée par de tristes superstitions ; et ils désiraient vivement voir rétablir au milieu d’eux la cène de Christ dans son apostolique pureté. Les chrétiens de Genève demandèrent d’abord l’Écriture sainte ; et, en second lieu, le sacrement. C’est dans la règle. La Parole de Dieu crée le chrétien ; le sacrement l’affermit. Christ communique d’abord à ses disciples la connaissance de la vérité ; ce qu’il fait par le ministère de la Parole. Puis il veut leur faire comprendre qu’il ne donne pas seulement aux fidèles les idées chrétiennes, mais qu’il se donne soi-même, sa propre vie, qu’il vient, comme il parle, demeurer en euxk. C’est la seconde phase de la foi ; la cène en est le signe.

kJean 15.4-5.

Les chrétiens de Genève, éclairés par l’Écriture, demandaient donc la communion. Mais, disaient-ils, qui la donnera ? Ils n’avaient pas de ministres. Luther n’avait-il pas dit, déjà dix ans auparavant, que pour éviter tout désordre, l’assemblée, usant de son droit, doit élire un ou plusieurs fidèles pour exercer la charge de la Parole, au nom de tousl. Leurs regards se portèrent sur Guérin. Peu de réformés étaient aussi considérés que lui. Chrétien évangélique et non huguenot politique, il avait une « ardeur de dilection pour ses frères » et un zèle plein de hardiesse pour professer l’Évangile. Il fallait quelque courage pour présider dans Genève la cène apostolique en présence de la messe romaine. « La chair est toujours lâche, a dit un chrétien de Genève, et tire en arrière comme un vieil âne ; aussi a-t-elle besoin comme lui d’être piquée et aiguillonnéem. » Guérin avait d’ailleurs une intelligence cultivée, et il était savant en théologien.

l – « Wie man Kirchen Diener wæhlen und einsetzen soll. » (Luth. Op., liv. XVIII, p. 433.)

m – Calvin.

n – Spon, Hist. de Genève.

Il restait une question : « Où fera-t-on le repas ? — Chez Baudichon de la Maisonneuve, répondit l’un d’eux. — Non, dirent les plus sages ; non pas dans la ville, de crainte de la mutination des prêtres, qui sont déjà fort irrités. » Etienne d’Adda dit alors : « J’ai, près des portes de la ville, au Pré-l’Évêque, un courtil (petit jardin clos), où nul ne pourrait nous troubler. » Le lieu fut accepté, le jour fut choisi, et l’on fixa une heure qui permît de se réunir sans tumulte. Ce fut, à ce qu’il paraît, de grand matino.

o – Il semble évident, d’après le récit de Froment (p. 48), que la première cène eut lieu avant les émeutes (p. 51). Ce fut donc probablement vers le milieu de mars. Spon confirme le récit de Froment (I, p. 481). D’autre part, la sœur J. de Jussie dit qu’une cène fut célébrée après la première émeute, le jeudi saint 10 avril (le Levain du Calvinisme, p. 61.) Le seul moyen de concilier ces deux témoignages, c’est d’admettre deux cènes différentes (en mars et avril) et non une seule ; c’est ce que nous faisons.

Le jour arrivé, plusieurs personnes sortirent de la ville, se dirigeant sans bruit vers le jardin d’Adda, au lieu appelé Pré-l’Évêque, parce que l’évêque y possédait une maison. Une table y était dressée dans une salle ou sous la voûte des cieux. Les fidèles, à mesure qu’ils arrivaient, s’asseyaient silencieusement sur de simples banquettes, non sans crainte que les prêtres ne dépistassent cette assemblée furtivep. Guérin se plaça devant là table. Au moment, a-t-on dit, où la communion allait commencer, le soleil se leva et éclaira de ses premiers rayons cette scène, plus imposante encore dans sa simplicité, que les montagnes couronnées de neiges éternelles au-dessus desquelles l’astre du jour commençait sa course. Le pieux Guérin se leva ; il pria ; il distribua le pain et le vin, et tous ensemble louèrent le Seigneur. Les communiants quittèrent le jardin d’Adda pleins de reconnaissance envers Dieu.

p – « Furtivo conventu. » (Spanheim, Geneva restituta, p. 45.)

Leur paix ne tarda pourtant pas à être troublée. Leurs adversaires ne pouvaient se contenir et ne parlaient que d’excommunications et de prisons. Il y avait des disputes. Les prêtres levaient les épaules à la vue de ces chétives assemblées. Ils disaient que les réformés, en s’occupant tant de Christ, se privaient de l’Église, tandis qu’Olivétan et Guérin soutenaient que les catholiques, en parlant tant de l’Église, se privaient de Jésus-Christ. La réunion de quelques âmes douées d’une foi vivante, qui s’assemblaient pour glorifier Jésus-Christ, était, selon eux, une Église plus vraie que le pape, les prélats et toutes les pompes du Vatican. Les prêtres indignés poursuivaient surtout Guérin de leur colère, et le danger dont ils le menaçaient était tel qu’il dut quitter la ville. S’en allant plus vite que le pas, il se réfugia à Yvonand, près de son ami Froment, dont il avait reçu tant de lumièresq.

q – Froment, Gestes de Genève, p. 48, 51. — Msc. de Gautier. — Spon, Hist. de Genève, I, p. 481.

Ainsi Farel, Froment, Guérin étaient contraints l’un après l’autre de quitter Genève ; mais les catholiques avaient beau faire, « on s’assemblait chaque jour par les maisons et jardins pour faire prières à Dieu, pour chanter psaumes et chansons chrétiennes et pour déclarer l’Écriture sainte. Et le peuple commençait à disputer contre les prêtres et à les arguer publiquementr. »

rVie de Farel. — Msc. de Choupard.

Il y avait ainsi dans Genève deux vents qui suivaient des directions contraires, l’un venait du nord, l’autre du midi. Ils ne pouvaient manquer de se heurter violemment et de donner naissance à une terrible tempête.

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