Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 14
La conspiration catholique se forme

(Carême de 1533)

5.14

Remontrance et exil d’Olivétan – Le parti clérical se prépare – De la Maisonneuve à Berne – Berne demande la liberté des cultes – Deux cents catholiques devant le conseil – Ils demandent justice – Agitation contre les luthériens – Les conjurés s’assemblent – Discours des chefs – Serment solennel – Les catholiques se réunissent dans Saint-Pierre – Les réformés chez de la Maisonneuve – Goulaz et Vandel exhortent à la paix – Vandel assassiné

Ce fut le zèle évangélique qui suscita la persécution. Les adversaires s’irritaient ; ils se demandaient ce qu’était donc cette vie insaisissable qui travaillait leur peuple. Si l’on supprimait une assemblée dans une maison, elle se formait dans une autre. « Et ne savaient plus quel remède trouver à ceci. »

Il s’en présenta un. Un moine dominicain, inquisiteur de la foi, venait d’arriver à Genève. « C’est un grand prédicateur, disait-on dans la ville, un fervent catholique, juste le contraire de Bocquet. » Il était venu prêcher le carême à la place du cordelier et chacun espérait qu’il réparerait le mal que le premier avait fait. « Délivrez-nous de cette hérésie, » lui dirent les chefs des dominicains. Le moine, flatté de cette confiance et fier de sa mission, apprêta un beau discours, et le lendemain ou le surlendemain du départ de Guérin, il monta en chaire. L’église de Saint-Dominique était comble et il s’y trouvait bon nombre d’évangéliques, entre autres Olivétan. Le moine, après un court exorde, se mit d’une voix forte et d’un zèle ardent, à décrier la Bible, à pourfendre les hérétiquess, et à exalter magnifiquement le pape. Il « lâchait sans retenue tout ce qui lui venait à la bouche. » « Je les noircirai tellement, s’était-il dit, qu’ils n’en seront plus jamais lavés. »

s – « Lutheranos proscidentem. » (msc. de Turretini.)

L’émotion fut grande parmi les huguenots. « Si quelqu’un est si osé que de remuer les lèvres, disaient-ils, ce peu de liberté fait crier nos maîtres comme des enragés ; mais ils se lâchent la bride et empestent le monde de leurs infections. » Olivétan, qui assistait au sermon du dominicain, avait de la peine à se contenir. Le discours étant terminé, il monta donc sur un banc, croyant qu’il serait coupable s’il ne faisait pas connaître la vérité, et dit : « Messire, je désire vous remontrer honnêtement par la sainte Ecriture en quoi vous avez erré dans votre prêche. » Ces mots excitèrent un grand étonnement. Quoi ! un laïque prétendre enseigner l’Église… Les prêtres et quelques-uns des leurs entourent Olivétan, l’outragent, le jettent en bas du banc, et le veulent battre. « A cette vue, Claude Bernard, Jean Chautemps et d’autres accourent, et enlèvent leur ami aux moines et au peuple qui le voulaient assommer. » Mais il n’en fut pas quitte à si bon marché… Le conseil prononça son bannissement, sans l’appeler ni l’entendre. Chacun le regrettait. Ah ! disait-on, c’est un homme si savant et de si bonne vie et conversation ! » Olivétan dut partir. Genève, en proie à une vive tourmente, vomissait l’un après l’autre les évangélistes, comme la mer vomit les débris du naufraget.

t – Froment, Gestes de Genève, p. 49. — Msc. de Gautier.

Le parti clérical commençait à se demander si tous ces bannissements suffisaient… Quand Farel était chassé, Froment paraissait ; quand Froment avait pris le large, Guérin présidait une cène luthérienne ; quand Guérin avait été obligé de s’enfuir plus vite que le pas, Olivétan montait sur les bancs d’une église et contredisait publiquement un inquisiteur ! Il est parti, mais d’autres ne tarderont pas à se montrer… Le chanoine Wernli, l’écuyer de Pesmes, le hardi Thomas Moine et autre chefs catholiques pensaient qu’il fallait en finir. Les réformés virent le péril qui les menaçait. Baudichon de la Maisonneuve se rendit chez son ami Claude Salomon. Ils crurent que Fribourg voulant enchaîner les consciences, il fallait avoir recours à Berne pour les délivrer. Salomon désirait consulter les conseillers genevois favorables à la Réforme. « Non, répondit de la Maisonneuve, ne demandons avis à personne ; faisons seuls l’affaire. Qui dans le conseil se joindrait à nous ? Jean Philippe, Jean Lullin, Michel Sept, Etienne de Chapeaurouge, François Favre, Claude Roset ? Ils sont tous, il est vrai, amis de l’indépendance ; mais ils ont une position officielle ; nous adresser à eux ne ferait que les compromettre. Nous pouvons exposer nos têtes, mais non pas celles de nos amis. Partons seuls pour Berne. » Néanmoins deux magistrats, Domaine d’Arlod et Claude Bernard furent informés de leur dessein. Ils étaient embarrassés ; comprenant que cette démarche pourrait coûter la tête à ceux qui la faisaient ; le courage des deux patriotes les touchait. « Nous croyons suivre la volonté de Dieu, » dit de la Maisonneuve. Eh bien, répliqua d’Arlod, nous ne vous donnons aucune instruction ni de bouche, ni par écrit ; nous vous disons seulement : Faites ce que Dieu vous inspirera ! » C’est avec cette parole chrétienne, consignée dans les registres, que les deux Genevois partirent pour Berneu.

u – Registres du conseil du 29 mars 1533. — Msc. de Gautier.

A peine y étaient-ils arrivés que se présentant devant le conseil, ils exposèrent comment le clergé s’efforçait d’étouffer dans leur naissance les germes de la foi. Les Bernois n’hésitèrent pas ; grandement irrités de la violence dont, malgré leurs lettres de recommandation, les Genevois avaient usé envers Farelv, ils répondirent qu’ils feraient tout pour maintenir L’Évangile dans Genève.

v – « Violentia qua in Farellum sævitum. » (Spanheim, Geneva restitua, p. 57.)

Le mardi 25 mars le conseil de Genève s’assembla. Il y avait évidemment quelque chose de nouveau ; plusieurs des membres avaient l’air inquiet ; d’autres paraissaient joyeux. Le premier syndic, du Crest, dévoué à l’Église romaine, annonça d’un air consterné qu’il venait de recevoir une lettre de Berne qui adressait au conseil de Genève une verte réprimande. En effet les Bernois, n’usant d’aucun ménagement, se plaignaient « des violences faites à Farel et de la persécution organisée dans Genève contre la foi évangélique. Sommes ébahis, disaient-ils, que, en votre cité, la foi en Jésus-Christ et ceux qui la veulent soient ainsi molestés… Vous ne voulez souffrir que la Parole de Dieu soit librement annoncée ; et déchassez les prêcheurs d’icellew. »

w – Lettre de Berne du 20 mars. (Archives msc. de Genève, n° 1090.)

Cette lettre troubla tout le conseil. « Si nous accordons ce que Berne demande, les prêtres susciteront de nouvelles rumeurs, disait-on ; si nous le refusons, Berne rompra l’alliance et les réformés se soulèveront. » De quelque côté qu’on se tournât, le danger était imminent. « De sorte, ajoute le registre, qu’on n’a su que répondre là-dessus. » Presque tous étaient irrités contre de la Maisonneuve et Salomon. Ils furent amenés devant le conseil. Ils reconnurent qu’ils avaient été à Berne et avaient sollicité les lettres que le conseil avait reçues. Alors plusieurs mamelouks crièrent à la trahison. Mais la conscience de ces deux nobles citoyens leur rendait témoignage qu’ils avaient servi la cause de la justice et de la liberté ; ils demeurèrent fermes. Le conseil troublé, indécis, renvoya au lendemain pour examiner ce qu’il y avait à fairex.

x – Registres du conseil du 25 mars 1533. — Msc. de Gautier.

L’agitation passa de la salle du conseil dans celle du chapitre, puis dans toute la ville. Chacun parlait de ce que Berne demandait pleine liberté pour l’Évangile. Les chanoines, les prêtres, les laïques les plus dévots étaient unanimes pour s’y refuser ; le hardi Thomas Moine devint l’âme de ce mouvement. On décida, sur sa demande, d’intimider le conseil et d’obtenir de lui la suppression totale des assemblées évangéliques. Aussitôt les plus zélés du parti se répandent dans la ville et vont de maison en maisony. En même temps, Moine rassemble quelques-uns de ses amis, il leur propose de se présenter en masse au conseil ; leur nombre, sans doute, imposera aux syndics, et les catholiques obtiendront leurs demandes. Cette démarche fut résolue et l’on se donna rendez-vous pour le lendemain.

y – « Accendunt clerici plebem sibi obnoxiam. » (Spanheim, Geneva restituta, p. 87.)

Ce jour-là, le conseil étant assemblé, apprit qu’un nombre considérable de bourgeois demandaient audience, et l’on vit aussitôt entrer dans la salle Thomas Moine, B. Faulchon, François du Crest, Perceval de Pesmes, André Maillard et d’autres citoyens au nombre d’environ deux cents ; leur visage portait l’empreinte de passions véhémentes. « Très honorés seigneurs, dit Moine qui maniait le mieux la parole, malgré l’édit qui nous ordonne a de vivre comme des frères, plusieurs s’efforcent de semer le désordre. Il y en a qui sont allés à Berne ; et les seigneurs de cette ville vous ont écrit une lettre qui trouble toute la cité… Qui sont-ils ces hommes coupables qui vont à l’étranger dénoncer leur patrie ? Ont-ils été députés par le conseil ? Quelles instructions ont-ils reçues ? Quelle réponse vous ont-ils rapportée ? Nous supplions qu’on nous apprenne ces choses. Nous voulons les connaître ; nous voulons savoir si rien ne s’est fait qui tende à la ruine de la république… »

Le syndic, ahuri de cette harangue, pria Moine et les siens de donner liberté, et le conseil embarrassé, résolut de traîner la chose en longueur.

« Nous ferons tout au monde pour amener à bien cette difficile affaire, répondit le syndic, nous as semblerons les Soixante, les Deux-Cents, les chefs de famille, et même s’il est nécessaire le conseil général…, toute la république ! Contentez-vous de cette promesse. »

« Nous avons reçu charge, répondit Moine, d’exiger que vous fissiez paraître devant nous ceux qui ont été à Berne ; nous ne sortirons pas de la salle que nous ne les ayons vus. Si vous ne les appelez pas, nous irons les chercher… »

A l’ouïe de ces paroles, le conseil fut effrayé. Quel tumulte ! quelles violences dans la salle, si les deux huguenots paraissaient en présence de ces catholiques échauffés !… Les syndics répondirent que l’on informerait l’orateur. Cette réponse dilatoire mit les mamelouks hors d’eux-mêmes. Ce ne fut plus Moine seulement qui répondit ; les deux cents hommes qui l’entouraient levèrent la main et s’écrièrent d’une voix menaçante : « Justice ! justice ! que l’on tienne ce qui a été promis à Messieurs de Fribourg, savoir que Genève gardera la foi de ses pères. » Les syndics effrayés, s’efforcèrent par des manières excessivement douces, dit un manuscrit, d’apaiser le tumulte ; et les deux cents catholiques mécontents retournèrent chez eux avec un regard fier et une mine résolue. « Si le conseil barguigne encore, disaient-ils, nous nous ferons justice nous-mêmes ! » « Oh ! disait-on dans la ville, nous avions cru les catholiques vieillis, abattus, endormis, morts,… mais ils rouvrent leurs paupières appesanties ; les forces leur reviennent, et ces vautours, rapides au vol, s’élancent pour saisir leur proiez. »

z – Registres du conseil du 26 mars 1533. — Msc. de Gautier. — Roset, Chron., liv. II, ch. 9.

En effet, deux des syndics, plusieurs conseillers, d’autres laïques du parti romain et plusieurs prêtres, parcouraient la ville et s’efforçaient de faire entrer ceux auxquels ils parlaient dans le complot tramé contre l’Évangile. Ils leur représentaient qu’il n’y avait rien à attendre du conseil. « Si la croyance de nos pères doit subsister, il faut, disaient-ils que nos mains la soutiennent. Tenez vous prêts à marcher contre lesluthériens. »

Les luthériens, disaient-ils. En effet, c’était bien la Réformation qui soulevait alors toutes les colères du parti clérical. Quelques-uns de ses membres détestaient sans doute la liberté autant que l’Évangile ; mais la plupart des catholiques eussent toléré les anciennes franchises du peuple ; le point dans lequel ils étaient tous d’accord, c’était une opposition effrénée à cette nouvelle doctrine qu’ils appelaient du nom de luthéranisme, Luther en étant à leurs yeux le grand docteur. Ce luthéranisme était au fond ce qu’on appela plus tard le calvinisme, car Luther et Calvin étaient un dans les grands principes évangéliques. Tous les réformateurs prêchaient au seizième siècle dans toute l’Europe, et en particulier à Genève, que la grâce toute pure de Dieu est la seule source du salut éternel, et que l’Eglise est composée de tous ceux qui sont en possession d’une foi véritable, et non de ceux qui accordent une adhésion servile à une hiérarchie dominatrice. Les doctrines du luthéranisme et de la Réforme pouvaient différer, quant à certaines questions abstraites, à celles du fini et de l’infini par exemple ; le luthéranisme pouvait mettre en saillie l’immanence de Dieu, tandis que la Réforme appuyait sur sa transcendance, comme parlent les philosophes et les théologiens. Mais ils étaient et ils sont d’accord en tout ce qui est essentiel, et c’étaient ces doctrines vivantes qu’un parti puissant s’efforçait alors d’éloigner.

Dans la nuit du mercredi au jeudi, les chanoines, les prêtres et les principaux « fauteurs de la religion papale, » Wernli, de Pesmes, Moine et leurs amis se réunirent dans la grande salle du vicaire épiscopal. Ils arrivaient les uns après les autres, la plupart armés jusqu’aux dents, et ne respirant que vengeance ; bientôt ils affluèrent jusque dans la cour. Leur dessein était d’ourdir soigneusement la trame qui devait les débarrasser de la Réforme. Des huguenots, informés de la conjuration, s’approchèrent pour épier leurs adversaires. Les circonstances, la crise tumultueuse qui s’approchait, les intérêts qui allaient se débattre, les passions violentes dont les deux partis étaient animés, la nuit même durant laquelle cette conférence se tenait, tout contribuait à la rendre solennelle. Les esprits s’assombrissaient, et certains huguenots, d’une imagination ardente, qui regardaient de loin les murs derrière lesquels ce sanhédrin s’assemblait, se livrant à des visions fantastiques, croyaient voir des furies, une torche à la main, exciter la discordea ; mais c’étaient simplement des moines revêtus de leurs longues robes et tenant les flambeaux dont la salle était éclairée. Enfin la délibération commençab. Quelques-uns représentèrent que le nombre des rebelles augmentait de jour en jour ; que l’autorité sacerdotale diminuait à mesure, et que si on laissait faire, personne ne tiendrait plus compte de l’Église. « Ne nous abaissons pas jusqu’à disputer avec les hérétiques. N’attendons pas notre secours des magistrats. Le conseil des Soixante va se réunir, mais il hésitera ainsi que fait le conseil ordinaire. Ces corps sont trop faibles ; il faut agir en dehors du gouvernement ; nous sommes les plus forts. Quand on en viendra aux armes, les défenseurs du catholicisme seront dix, peut-être vingt contre un. Les évangéliques vaincus, on rappellera l’évêque. Il reviendra avec tous les mamelouks bannis ; il infligera aux rebelles la punition qu’ils méritent. Genève, préservée de la Réformation, ne pourra plus la répandre dans les contrées environnantes, et sera dans les siècles futurs l’appui de la papauté. Faisons-nous justice nous-mêmes ; armons nous ; sonnons le tocsin ; tirons l’épée ; appelons nos fidèles à marcher contre ces chiens et infligeons aux deux traîtres qui ont été à Berne une éclatante punition. Tuons ceux qu’on appelle luthériens sans en point réserverc ; ce sera rendre un grand service à Dieu. Nous sommes assurés de la grâce de l’évêque ; Monseigneur nous a déjà baillé les blancs scellés. Qu’au son de la grosse cloche, tous se rendent en armes au Molard, et qu’on ferme les portes de la ville, pour que personne ne puisse se sauver. » Voilà ce qui se disait dans la maison du grand vicaire. Les chefs convinrent du lieu du rendez-vous, du nombre des bandes armées, de ceux qui les commanderaient, de la manière dont on attaquerait les réformés ; rien ne manqua à ce complot. L’assemblée applaudit. Les conjurés, levant tous la main, s’engagèrent à l’exécution et au silence, par un serment solenneld ; puis ils se retirèrent pour prendre quelque repos. Les fêtes de Pâques approchaient ; plus de deux siècles auparavant, les Vêpres siciliennes avaient rempli de massacres Palerme et toute la Sicile ; les ennemis de la Réformation, dans Genève, voulaient aussi célébrer la fête par des flots de sang.

a – « Nocto furiis, facibusque strenne a clero subditis ». (Spanheim, Geneva restituta.)

b – Froment, Gestes de Genève, p. 51.

c – Froment, Gestes de Genève, p. 51.

d – « Solemni sacramento. » (Spanheim, Geneva restituta.)

Le lendemain, vendredi 28 mars, le conseil des Soixante s’assembla. Jamais, peut-être, un corps n’avait été plus divisé. Les catholiques ayant demandé que l’on tînt les promesses faites à Fribourg, les huguenots représentèrent que si le conseil donnait gain de cause au parti de Rome, non seulement l’évêque reprendrait son ancien pouvoir, mais que ce prélat, ayant vu la Réforme sur le point de triompher, se jetterait dans les bras de la Savoie, comme le seul pouvoir capable de sauver la foi romaine. Le conseil, placé entre ces deux courants impétueux, resta dans son indécision ordinaire, et ne se prononça ni pour ni contre. C’était ce qu’attendaient les chefs du parti romain. Tout se prépara pour exécuter la conspiration (c’est le mot de Froment), ourdie la nuit précédentee.

e – Froment, Gestes de Genève, p. 50. — Msc. de Roset, Chrou., liv. II, ch. 10. — Msc. de Gautier.

La cathédrale avait été désignée comme lieu du rendez-vous. Le premier qui y entra fut le vaillant chanoine Pierre Wernli. Il était armé des pieds à la tête et s’avançait dans le sanctuaire, comme un général se rend à la bataille. Frère d’un capitaine du roi de France, Wernli maniait l’épée aussi bien que lui ; doué de la nature des Hercule et des Samson, il prétendait comme l’un, jeter Cerbère hors de la cité, et comme l’autre ébranler les colonnes du temple. « Nous ferons, disait-il à ceux qui l’entouraient dans Saint-Pierre, nous ferons couper la tête à ceux qui sont allés à Berne et à tous leurs amis. » Trois cents chanoines et prêtres armés arrivèrent après lui ; puis un grand nombre de leurs adhérents laïques. « Les luthériens nous menacent, disait-on au milieu de ces bandes échauffées, ils veulent saccager les églises et les couvents ! » Cette fable ne pouvait manquer d’échauffer les esprits.

Les huguenots, informés du complot formé chez le vicaire général, et voyant les catholiques se préparer à l’attaque, comprirent que leur premier acte serait de saisir Baudichon de la Maisonneuve, à cause de son voyage à Berne, et de lui faire subir le sort de Berthelier et de Lévrier. Ils se réunirent donc au nombre de soixante autour de leur ami pour défendre sa vie au prix de leur sang. Quelques partisans de Moine vinrent avertir ceux qui s’étaient réunis à Saint-Pierre, que l’on voyait plusieurs citoyens entrer chez de la Maisonneuve.

Cette nouvelle fut pour les conjurés le signal du combat. « En avant, dirent-ils, allons les attaquer ! » Deux catholiques, amis de la paix, qui se trouvaient dans le temple, B. Faulchon et Girardin de la Rive, craignant la guerre civile, coururent au conseil. « Les partis se mettent sous les armes, dirent-ils ; les uns à Saint-Pierre, les autres chez Baudichon de la Maisonneuve ; les premiers s’apprêtent à descendre contre leurs adversaires… S’ils le font, il y aura un grand tumultef ; qu’on y pourvoie ! » Le conseil, suspendant toute autre affaire, ordonna que les quatre syndics, avec les insignes de leur pouvoir, se rendraient d’abord à Saint-Pierre (c’était là qu’étaient les agresseurs), puis chez de la Maisonneuve, et ordonneraient aux uns et aux autres de retourner immédiatement chez euxg.

f – Le Registre porte ovaille (ovallium). (Registres du conseil du 28 mars.)

g – Msc. de Roset, Chron., liv. II, ch. 10. — Msc. de Gautier. — Registres du conseil du jour. — La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 51.

La tâche était difficile, mais les quatre magistrats n’hésitèrent pas à l’entreprendre. Précédés de leurs huissiers et le bâton syndical à la main, ils entrèrent dans la cathédrale. A leur vue, la foule se calma. « Nous voulons savoir, dit le premier syndic, pourquoi se tient cette assemblée ? » Les assistants, tout d’un accord, répondirent : « Nous voulons aller sur les luthériens, qui se sont assemblés en la rue des Allemands. Ils nous tiennent toujours en crainte ; nous voulons en voir la fin. Nous ne pouvons plus souffrir telle infection dans la cité… Ils sont pires que les Turcsh ! »

h – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 51.

En ce moment deux réformés, inquiets de ce qui allait advenir, s’approchèrent de la cathédrale, et montant l’escalier qui était devant le portail, ils se tinrent quelque temps debout sur les degrés, regardant dans l’église et ne sachant s’ils entreraient. Les prêtres et les mamelouks, les apercevant, s’écrièrent : « Voyez les mauvais garnements, ils viennent là pour épier les chrétiens ! » Enfin, avec plus de zèle que de prudence, les deux évangéliques entrèrent ; c’étaient J. Goulaz et P. Vandel, âgé alors de vingt-six ans, qui avait adopté la Réforme, mais qui conserva toujours une grande affection pour ses anciens amis catholiquesi. « De grâce faites cesser ce tumulte, dit-il aux syndics avec une grande douceur, de peur qu’il n’arrive pire. » Mais des mamelouks, en entendant ces paroles, se courroucèrent et tirèrent leurs épées pour frapper les deux huguenots. Le secrétaire épiscopal, Portier, homme violent et fanatique, voyant Vandel, s’écria : « Comment es-tu ici traître ? » Plusieurs se précipitent sur Vandel, le jettent à terre, le foulent aux pieds ; Portier, dégainant son sanguidede (poignard) et prenant le jeune homme « par derrière en trahison, » dit le registre du conseil, le frappe vers l’épaule gauche, pensant le tuer. Vandel, grièvement blessé, resta étendu sur les dalles de la cathédrale, avec grosse effusion de sangj. »

i – Galiffe, Notices généalogiques de Genève, I, p. 80.

j – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 52. — Froment, Gestes de Genève, p. 50, 51.

Aussitôt une foule de prêtres l’entourèrent et se mirent à se lamenter fort, non pas de ce que cet homme fût assassiné, mais de ce que du sang souillât le temple. « Oncques depuis ne fut sonné dans l’église cloche, ni fait divin service, jusqu’à ce qu’elle fût réconciliée par Monseigneur le suffragant, et même dans les autres églises, parce que la mère église cessait. » C’était là pour la sœur Jeanne le plus grand mal de l’affaire.

Goulaz, à ce qu’elle rapporte, voyant son ami gésir à terre, courut vers les évangéliques et leur raconta le tout. Quelques-uns d’eux, malgré les dangers auxquels ils s’exposaient, se rendirent à la cathédrale et obtinrent des syndics qu’on leur permît d’emporter Vandel. Ils le transportèrent dans la demeure de Baudichon de la Maisonneuve. On le mit au lit ; quelques huguenots se constituèrent ses gardes-malades, et tous, en voyant leur jeune ami pâle et ensanglanté, se demandèrent ce qui allait advenir.

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