Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 8
Un hardi protestant dans Lyon

(1530 à 1534)

7.8

Un reliquaire – Une table d’hôtes – Qui est Petrus ? – Lutte avec deux prêtres de Vienne – Ils abandonnent la place – Il faut brûler de la Maisonneuve – Danger – Baudichon et Janin arrivent – Ils sont mis en prison – La cour se forme

Farel, qu’affligeait tant la longue captivité de l’un des membres de sa famille, se doutait peu qu’un ami, aimé de lui comme un frère, serait bientôt lui-même dans un cachot. De la Maisonneuve, qui trafiquait en toutes sortes de marchandises, mais surtout en draps de soie, joaillerie et pelleterie, fréquentait les foires de Lyon depuis vingt ans, et y allait même jusqu’à trois ou quatre fois par an. Pendant les dernières années, la franchise avec laquelle il soutenait les doctrines évangéliques y avait choqué beaucoup de monde, et avait ainsi préparé une catastrophe qui semblait maintenant inévitable. Recherché des négociants, estimé des magistrats, il était, au contraire, mal noté dans les livres des prêtres ; or, les prêtres étaient puissants.

Un jour (c’était en 1530) qu’il se trouvait à Nuremberg pour ses affaires, un riche marchand de cette ville, bon protestant, qui ne tenait pas aux reliques, lui avait donné en payement de certaines sommes un reliquaire précieuxa. Lyon étant célèbre pour sa dévotion, Baudichon, se souciant peu de cet objet et n’y voyant qu’une marchandise, pensa qu’il pourrait le vendre à bon prix dans cette ville, et s’y étant rendu peu après, présenta le coffret à un changeur. Il eût mieux fait de le refuser à Nuremberg, mais la sagesse chrétienne n’était chez lui qu’à son crépuscule. Le changeur prit l’objet en main et l’examina religieusement. Au-dessus, se trouvait une image de saint Jacques, faite d’argent, en somptueux ouvrage, et pesant environ quatre marcs. Au-dessous, était le reliquaire lui-même ; c’était une boîte, aussi d’argent, ayant une verrière (une glace) qui laissait voir au dedans, et de petits tillets (écriteaux) en parchemin, indiquant le nom des saints dont le coffret contenait les reliques. Le changeur de Lyon contempla avec adoration les restes précieux de saint Christophe, de saint Syriac et d’un autre. Il leva son bonnet de sa tête, fit une révérence à ces reliques et les baisa dévotement ; puis voyant sa femme et ses enfants qui s’étaient groupés tous autour de lui, avec une sainte curiosité, il fit baiser à chacun d’eux les restes sacrés. Alors se tournant vers de la Maisonneuve : « Sire Baudichon, dit-il, je m’ébahis que vous m’apportiez ainsi ces reliques. » De la Maisonneuve lui dit : « Par aventure, ce pourraient bien être les os de quelque cadavre ordinaire que les prêtres baillent à baiser aux gens pour les abuser. » A ces mots, un apprenti de dix-huit ans, fort bigot, sortit indigné de la boutique et s’assit sur le banc qui était dans la rue. Le changeur ayant payé à Baudichon pour sa marchandise soixante-dix livres tournois, le huguenot sortit. Mais au moment où il passait devant le banc, l’apprenti ne put contenir sa colère et l’apostropha. De la Maisonneuve se contenta de lui répondre que s’il était à Genève, « il lui donnerait des reliques pour rien. » Cette affaire commença à rendre Baudichon suspectb.

a – Msc. du Procès inquisitionnel de Lyon, p. 147.

b – Tous ces détails, ainsi que ceux qui suivront, sont tirés textuellement des dépositions des témoins, faites sous serment, devant la cour de Lyon, et se trouvent pages 132 à 147 du manuscrit officiel.

L’année suivante (1531), de la Maisonneuve, de nouveau à Lyon, mangeait à la table d’hôte de la Coupe-d’Or, et s’y rencontrait avec les marchands des contrées voisines et en particulier de l’Auvergne, dont les habitants, probes et charitables, mais ignorants, stationnaires, vindicatifs, se distinguaient alors par une dévotion crédule, excessive et superstitieuse. Le Genevois ne craignait pas de manifester hautement devant eux ses convictions religieuses et ces bigots Auvergnats s’étonnaient fort de l’entendre parler à sa manière de l’Évangile et de la foi, pendant tout le repas. Taisez-vous, lui disaient-ils avec colère, si vous étiez dans notre pays, on vous brûleraitc ! »

c – Msc. du procès inquisitionnel de Lyon, déposition de Pécoud, p. 159-163.

Un an plus tard, en 1532, en temps de foire, de la Maisonneuve, un changeur M. Bournet, auquel il avait confié, pour le vendre, un article de joaillerie, Humbert des Oches, et d’autres marchands soupaient à la table d’hôte de la Coupe-d’Or. C’était un de ces jours où l’Église défend de manger de la viande ; on faisait maigre ; Bournet avait apporté de la marée, dont tous mangeaient et aussi Baudichon. Ceci surprit un des convives, qui lui demanda si l’on mangeait de la chair à Genève les jours maigres. « Sans doute, répondit-il, et si je me trouvais en un lieu où l’on en mangeât, je n’en ferais nulle difficulté, car Dieu ne le défend pas. — Le pape et l’Église le défendent, » s’écria vivement Bournet. Baudichon déclara qu’il ne reconnaissait pas au pape le pouvoir de défendre ce que Dieu permet. « Dieu a dit à saint Pierre, répliqua Bournet : Tout ce que lu lieras sur la terre sera lié dans le ciel (Matthieu 16.19) ; le pape est maintenant à la place de saint Pierre, donc… — Bien loin, reprit de la Maisonneuve, que le pape et les prêtres soient des saint Pierre, il y en a plusieurs parmi eux qui vivent mal et au train desquels il faut mettre bon ordre et réformation. La Parole de Dieu seule apporte la grâce au pécheur. » Puis il se mit « à réciter quelques évangiles en tout ou en partie, en langage françois, » choisissant les passages qui annoncent Jésus-Christ et le pardon complet qu’il donne. Tout chrétien qui annonce l’Évangile pouvait, selon lui, être l’instrument de Dieu pour délier les âmes du péché et de la condamnation. Bientôt s’enhardissant, il s’écria : « Je suis Petrus ; — vous (s’adressant à Bournet) vous êtes Petrus ! Toute personne est Pierre, pourvu qu’elle soit ferme en la foi de Jésus-Christ. » Les assistants étaient fort étonnés de ces discours, et cet homme étrange devenait toujours plus noir à leurs yeuxd.

d – « Msc. du procès inquisitionnel de Lyon, p. 20, 211, 217, 218.

A l’époque de la fête des Rois de l’an 1533, l’hôtesse de la Coupe-d’Or vit arriver chez elle le frère Lyonnel Raynaud, prêtre de l’ordre de Saint Jean de Jérusalem, et messire Jean Barbier, de la cathédrale de Vienne, avec un clerc, serviteur de ce dernier. Ils se mirent à table avec la compagnie. Tout le monde parlait à la fois ; l’un des convives seulement, et de ceux qui parlaient le plus d’ordinaire, semblait préoccupé. De la Maisonneuve (c’était lui) fixait ses regards sur les prêtres de Vienne ; après quelques moments, il leur dit : « Sauriez-vous m’expliquer pourquoi on a fait mourir à Vienne, il y a quelques années, un certain cordelier ? » Il s’agissait d’Etienne Rénier, dont nous avons parlé ailleurse. « C’était un hérétique, dit Barbier, et il avait, tant à Anonnay qu’ailleurs, prêché erreurs infinies. » De la Maisonneuve prit hardiment sa défense : « Vous avez mal fait de le faire mourir, dit-il, c’était un véritable homme de bien, de grande science et propre à faire grand fruit. » Aussitôt la lutte s’engagea. Baudichon affirmait que ce n’étaient pas les commandements de l’Église qu’il fallait suivre, mais ceux de Dieu, et le prêtre s’efforçait de toute sa possibilité de prouver que Baudichon parlait mal. Le Genevois s’animait toujours plus et lançait des propos avec grande audace. Ce tournoi d’une nouvelle espèce absorbait l’attention ; les convives ne pensaient plus à manger et à boire ; tous, les yeux fixés sur les deux champions, ouvraient de larges oreilles. Un marchand de Vienne, maître Simon de Montverban, connaissance de Baudichon, et que celui-ci avait plus d’une fois battu à plate couture, lui dit : « Vous avez ores trouvé un homme qui vous parle bien. » Mais le Genevois réfutait le Viennois avec fermeté. Le combat devint si animé que les trois prêtres, se levant tout à coup de table, sortirent de la chambre précipitamment et extrêmement fâchés, et se retirèrent en une chambre à part. « Ah ! disait Barbier, si cet homme était à Vienne, je le ferais mettre en prison. » La prison et le bûcher qui la suivait étaient une arme plus sûre que la discussionf.

e – Tome Ier, 2.12

f – Msc. du procès inquisitionnel de Lyon. Il y a trois dépositions sur ces faits : celles du prêtre Barbier, p. 267-27, du marchand pelletier, Simon de Montverban, p. 274-278, et du frère lyonnel, p. 305-312.

De la Maisonneuve étant revenu à Lyon pour la foire de Pâques et pour celle d’août, trouva à la Coupe-d’Or un nombre considérable de marchands, et entreprit aussitôt de les éclairer, pensant que c’était pour cela que le langage nous était donné ; mais, craignant que des paroles clairsemées et peu pressantes ne suffissent pas pour corriger la tardiveté de certains hommes, il était résolu à user de beaucoup d’aiguillons. Aussi ne s’épargnait-il ni labeurs ni ennuis. Simon de Montverban, qui était de nouveau là, était frappé de son zèle et s’en plaignait. Au moment, disait-il, où les marchands prennent leur réfection, quand il les rencontre dans la salle commune, quand ils entrent et sortent, partout et toujours, Baudichon parle et dispute de l’Evangile. » Ne s’arrêtant pas aux questions de maigre et d’images, il allait à l’essentiel ; il mettait en avant l’Écriture sainte comme la source de la vérité et déclarait que tout pécheur, même le plus grand, était sauvé en s’unissant par la foi à Jésus-Christ. En vain criait-on autour de lui au scandale ; en vain deux marchands, l’un nommé Arcon et l’autre Hugues, répétaient-ils, à tout le monde et à Baudichon lui-même que s’il était en leur pays on le brûlerait ; celui-ci, qui n’en doutait pas, continuait ses propos. Lyon était une ville libre pendant la foire, et il en profitait pour faire connaître le pur Évangile. Simon de Montverban s’en plaignit à un beau-frère du chef huguenot. « Ah ! répondit le beau-frère, je voudrais que icelui Baudichon fût mort depuis dix ans ; c’est lui qui est cause du mal de Genèveg. »

g – Msc. du procès inquisitionnel, p. 382-285.

De la Maisonneuve fut de nouveau à Lyon à la Toussaint (novembre 1533) et à la fête des Rois en 1534. Un soir qu’une compagnie nombreuse soupait à l’hôtellerie, la conversation s’étant engagée sur les circonstances religieuses du temps, il s’enhardit et s’écria : « C’est folie de prier les saints, de ouïr messe, de se confesser aux prêtres ! » Et, il osa, pour prouver ce qu’il disait, alléguer l’Evangile et les Apôtres… « En notre pays, criaient de nouveau tous les assistants, à Avignon, à Clermont, partout, vous seriez brûlé ! » C’était le refrain de la ballade, et l’on s’étonnait seulement qu’on ne le brûlât pas à Lyon. De la Maisonneuve comprenant bien que c’était par piété romaine qu’on voulait le tuer, se contenta de sourire. Mais cette placidité augmenta le courroux des convives ; les marchands d’Auvergne se levèrent de table dans un mouvement de colère et apostrophant l’hôtesse, lui demandèrent de ne plus recevoir à l’avenir de la Maisonneuve. « S’il se trouve jamais céans, dirent-ils, nous irons nous mieux loger ailleurs. » L’hôtesse promit aux Auvergnats de ne plus le logerh.

h – Msc. du procès inquisitionnel, p. 298 à 300, 413, 414.

La foire de Pâques 1534 s’approchait ; et comme c’était la plus considérable de l’année, de la Maisonneuve ne voulait pas la manquer. Mais les circonstances s’étaient aggravées et rendaient le voyage difficile. Il y avait, nous l’avons vu, dans le château de Peney, sur la route de Lyon, et d’autres maisons fortes, des traîtres qui s’étaient enfuis de Genève, et enlevaient sur la grande route tous les Genevois qu’ils pouvaient surprendre. Les amis de Baudichon voulaient le détourner de ce voyage : « La foire est franche pour chacun, répondait-il. Ah, disait Froment, sous la papauté, il y a bien des franchises pour les larrons, les brigands, les meurtriers, mais pour les évangéliques, toutes libertés, franchises et promesses des princes sont rompuesi. » De la Maisonneuve le savait fort bien ; toutefois il n’était pas homme à avoir peur. Le bruit de son dessein s’étant répandu, certains traîtres (c’est ainsi que Froment appelle les partisans fanatiques de l’évêque et du pape) se hâtèrent d’avertir leurs amis de Lyon de l’arrivée prochaine de Baudichon, les conjurant de le faire mettre à mort. Icelui fut épié et recommandé, » dit Fromentj.

i – Froment, Gestes de Genève, p. 241.

j – Froment, Gestes de Genève, p. 241.

De la Maisonneuve, muni des lettres de Farel, partit de Genève le 25 avril au matin et arriva à Lyon le 26, ne se doutant pas que ses ennemis l’y attendaient et lui préparaient un bûcher. Il avait avec lui Janin le Collonier (l’armurier), son aide de camp dans les choses religieuses, et celui-ci s’était muni de livres évangéliques imprimés à Neuchâtel pour les répandre dans Lyon. Baudichon étant descendu comme à l’ordinaire à l’hôtellerie de la Coupe-d’Or près Saint-Pierre-les-Nonnains, y fut gracieusement reçu par l’hôtesse, malgré la promesse qu’elle avait faite quatre mois auparavant aux Auvergnats. Janin le Collonier y logea de même et déposa ses livres évangéliques dans la chambre qui lui fut assignée.

Mais le lendemain, grande rumeur dans l’hôtellerie. Les marchands d’Auvergne arrivent, et l’une des premières personnes qu’ils aperçoivent, c’est le fameux hérétique !… Le feu leur monte au visage et ils font une scène à la maîtresse du logis pour n’avoir pas tenu sa parole. Ils n’en restèrent pas là, comme l’événement qui suivit le prouve. Les bigots de France voulaient partager avec ceux de Genève l’honneur de faire mourir le capitaine des luthériens.

De la Maisonneuve se mit aussitôt à chercher Etienne de la Forge pour lui remettre les lettres du réformateur, mais il apprit à son grand désappointement, dans sa maison de Lyon, place de l’Herberie, que le négociant parisien n’était pas encore arrivé.

Les ennemis de la Réformation ne perdaient pas de temps. De la Maisonneuve fut dénoncé à la justice dès le 27 avril, lendemain de son arrivée ; et le surlendemain 28, des sergents se saisirent de lui et de son ami Janin par autorité de la cour et de la sénéchaussée de Lyon ; on les enferma dans les prisons royales. Mais ce n’était pas ce qu’entendaient les prêtres : « Ces deux hommes, dirent-ils, étant accusés de choses concernant notre sainte foi, l’intérêt du roi notre sire et la chose publique, nous demandons qu’ils soient envoyés aux prisons du siège archiépiscopal et qu’il soit procédé contre eux par des juges d’églisek. » Les deux prisonniers furent en effet transportés dans les prisons de l’archevêché. Le grand huguenot comprit qu’il était tombé dans un coupe-gorge, et s’apprêta à tenir tête à ses ennemis.

k – Msc. du procès inquisitionnel, p. 1.

On était fort agité dans le palais archiépiscopal. Cette Église de Lyon qui était celle du primat des Gaules, dont trente évêques avaient été proclamés saints, qui avait fourni tant de cardinaux, de légats, de ministres d’Etat, d’ambassadeurs, dont le chapitre composé d’environ soixante et dix chanoines, avait compté des fils d’empereurs, de rois, de ducs, et dont les rois de France étaient chanoines d’honneur ; cette Église allait avoir la gloire de juger et de faire mourir le laïque qui était le bras droit de Farel, comme le chevalier Jérôme de Prague l’avait été de Jean Huss. Tous ses dignitaires, les doyens, camériers, custodes, prévôts, chevaliers, théologaux, scolastiques, s’entretenaient de cette circonstance merveilleuse. Le clergé de l’église métropolitaine de Saint-Jean Baptiste, prenait surtout à cette affaire une grande part et les murs de ce vaste bâtiment gothique, entendaient souvent répéter le nom du capitaine des luthériens. Le 29 avril, les membres de la cour inquisitionnellel se réunirent dans la salle de justice de la prison épiscopale, et revêtus de leurs habits d’office, ils s’assirent sur les sièges judiciaires. C’étaient Etienne Faye, official de la primace, et Benoît Buatier, official ordinaire de Lyon ; l’un et l’autre vicaires généraux du primat de France. De plus, Jean Gauteret, inquisiteur de l’hérétique pravité (perversité). Ami Ponchon, notaire public devait faire la fonction de greffierm et Claude Bellièvre, avocat du roi, les assister de sa présence. La cour s’étant ainsi formée, fit paraître devant elle Baudichon de la Maisonneuve, qui déclina son nom, son état, son âge, (46 ans) et le procès commençan.

l – C’est le nom qu’elle prend dans les procès-verbaux de ses séances.

m – Tous les procès-verbaux portent sa signature, avec un magnifique parafe, toujours exactement le même.

n – Msc. du procès inquisitionnel, p. 5 et 6.

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