Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 15
Les faubourgs de Genève sont abattus et les adversaires se préparent

(Septembre 1534 à janvier 1535)

7.15

Désordres des moines de Saint-Victor – Ruines et voix du prieuré – Lamentations – On élève des remparts – Retraites ouvertes aux malheureux – Menaces – Famine et cercle de fer – Brigandage – Plus de justice – Excommunication – Ce que font les Genevois – Appel au pape – Fermeté pour l’Évangile et les libertés – Tout conspire contre la ville – Énergie et modération – La Suisse contre Genève – Confiance en Dieu – La sagesse au-dessus de la force – Le chant du réveil

Baudichon de la Maisonneuve et Janin étaient rentrés dans Genève le lendemain du jour où l’ordre définitif d’abattre les faubourgs avait été donné. Le capitaine des luthériens était rendu à sa patrie au moment où les grands coups devaient être portés. La coïncidence est remarquable. Le retour de ces deux énergiques citoyens ne pouvait que donner un nouvel élan à la résolution de sacrifier une moitié de la ville pour sauver l’autre. Les premières murailles qui devaient tomber étaient celles du monastère de Saint-Victor qui, placé aux portes de la villew, pouvait être occupé par l’armée ennemie comme fort avancé. Il n’y avait pas de larmes à répandre sur la ruine de cet édifice, si ce n’est celles que pouvait provoquer la pensée de son antiquité. Depuis que le prieur, Bonnivard, était captif à Chillon, les moines avaient secoué toute espèce de joug, et le monastère était devenu un repaire de désordres et de scandales. Auparavant, les religieux fréquentaient certaines maisons mal famées de leur faubourg ; mais maintenant c’était dans le couvent même qu’il se faisait de continuelles orgies. Dès qu’on parla d’abattre ce nid de débauche, une insatiable avidité succéda chez ces misérables à de perpétuels désordres. Les moines et leurs maîtresses se mirent à piller le monastère ; ils enlevaient, arrachaient, emportaient tout ce qui avait quelque valeur ; on les voyait le soir, la nuit, quelquefois même le jour, chargés de leurs fardeaux, sortir du monastère et cacher leur butin dans les maisons voisines. Le prieuré fut ainsi non seulement vidé mais réduit presque à ses muraillesx. Quelle chute ignoble que celle de ces ordres prétendus religieux ! Malgré leurs brigandages, le Conseil assigna aux moines une demeure dans la ville, et même une chapelle, ce qui était plus qu’ils ne méritaient.

w – A peu près à la place où se trouve l’église russe.

x – Registre du Conseil du 18 août 1534. L’expression du registre est beaucoup plus énergique.

Alors chacun mit la main à l’œuvre. Tout était en mouvement sur ces belles hauteurs, d’où la vue embrasse le lac, les Alpes, le Jura et la vallée qui les sépare. D’abord l’église, puis le prieuré tombèrent, et l’on ne vit plus que les décombres qui embarrassaient le terrain. Cet édifice, le plus antique de Genève, qui avait été fondé tout au commencement du sixième siècle par la reine Sedeleuba, sœur de la reine Clothilde, en mémoire des victoires de son beau-frère Clovisy ; ce temple, où avait été déposé le corps de saint Victor, qu’une lumière céleste, disait-on, signalait de nuit aux pieux étrangers ; ce sanctuaire, but du pèlerinage des grands de la terre, n’était plus qu’une ruine vulgaire. Élevé en souvenir du triomphe de l’orthodoxie défendue par Clovis — sur l’arianisme professé par Gondebaud, ce monument s’écroulait après plus de mille ans de durée, au milieu du libertinage de ses moines. Une couronne avait été posée sur le berceau de saint Victor, une verge eût pu être placée sur ses décombres.

y – « Ecclesia quam Sedeleuba regina in suburbano Genevensi construxerat. » (Fredegarius, Chron., cap. 22.– La sœur Jeanne, Levain du calvinisme, p. 84.)

Toutefois les choses qui ont été grandes aux yeux des homme ne finissent pas comme celles qui ont été vulgaires. Un jour, un bruit étrange, propagé par les moines et les nonnes, se répandit dans la ville. Durant les heures de la nuit, des voix, des gémissements, des lamentations, se sont fait entendre du milieu des ruines de Saint-Victor. Le vent, qui souffle fort sur ces hauteurs, ressemble quelquefois à la voix de l’homme. Les dévots prêtent l’oreille ; ces accents plaintifs se renouvellent et les émeuvent. « Ah ! s’écrient-ils, ce sont les trépassés qui gémissent, et non sans cause, car on a troublé leur sommeil ! » La foule redouble, et bientôt « on entendit les morts se lamenter manifestement, non seulement la nuit, mais le jour. » Si les morts pleuraient sur Saint-Victor qui tombait, les vivants avaient à pleurer encore plus sur le grand opprobre de l’Église, dont ses moines avaient dû être la gloire.

Après le prieuré, on en vint aux maisons les plus rapprochées de la ville et l’on se mit à les démolir pièce à pièce. Quand les citoyens, accablés de fatigue, s’asseyaient sur les pierres pour prendre quelque repos, ils se demandaient ce qu’ils allaient devenir. « Ah ! disait Jean Montagnier, où réduire mes effets, où abriter ma femme, mes enfants ? Et moi-même, où irai-je ?… » Un maçon, vieux, pauvre et infirme, se lamentait en voyant abattre sa chétive demeure ; le Conseil lui donna une coupe de froment et lui promit de payer son loyer. Mais si le magistrat se montrait débonnaire pour les malheureux, il était inflexible pour les rebelles. Une veuve, Madeleine Picot, s’étant enflammée jusqu’à dire aux syndics des injures, fut condamnée à trois jours de prison. Si les pauvres pleuraient leurs masures, les riches regrettaient leurs belles demeures, les jardins agréables qui les entouraient, les riantes prairies où coulaient des ruisseaux d’eau, que des arbres majestueux recouvraient de leur ombre, le temple des croisés, environné de fontaines, et dont les murs gothiques donnaient à cet agréable tableau un caractère antique et religieux. Un poète exprima leurs pensées en disant :

Urbe fuere mihi majora suburbia quondam
Templis et domibus nec speciosa minus,
Quin etiam irriguis pratis, hortis et amœnis ;
Pascebant oculos hæc animosque magis.

[« De grands faubourgs entouraient la ville, non moins beaux par les temples et les maisons dont ils étaient ornés, que par les riants jardins, les prairies arrosées d’eaux pures, dont les yeux aimaient à se repaître et les cœurs encore plusz. »]

z – Ces distiques, dont nous ne donnons ici que quatre vers, se trouvent dans le manuscrit de Gautier. Il les attribue à un anonyme qui avait vu les faubourgs.

Au milieu de ces lamentations, les bons citoyens et les fervents évangéliques demeurèrent fermes. Mais de Muro et un bon nombre de catholiques quittèrent Genève et passèrent au camp ennemi. Ce n’est plus par des conspirations sourdes qu’ils vont dorénavant combattre la Réformation ; ils feront ouvertement la guerre : Aperto bello patriam oppugnaturia.

a – Registre du Conseil des 11, 14, 15 et 19 septembre 1534. — Msc. de Gautier. — La sœur Jeanne, Levain du Calvinisme, p. 97, 98. — Msc. de Turrettini. (Berne, Hist. Helv.)

En même temps qu’on abattait les maisons, on élevait des remparts. Tribolet, capitaine de Berne et l’un des envoyés de cette république, homme expérimenté, à la fois vif et compatissant, dirigeait les travaux de terre et de maçonnerie destinés à fortifier la place. Vers la fin de septembre, il s’établit avec ses travailleurs dans un jardin qui touchait à celui du couvent de Sainte-Claire, et y traça ses lignes. Riches et pauvres, grands et petits, poussant devant eux leur brouette, apportaient de la terre et des pierres. L’ouvrage fait, Tribolet décida qu’il fallait le continuer dans le jardin voisin, celui des nonnes, et le 30 septembre, à quatre heures du matin, on vint les inviter honnêtement à ôter de leur jardin tout ce qu’elles voulaient garder. Grandement désolées, à ce terrible message, elles se mirent à invoquer Dieu par l’intercession de la Vierge et de tous les saints. — « Nous sommes recluses pour l’amour de Dieu, disait l’abbesse au capitaine bernois, déportez-vous de rompre notre sainte clôture. » Tribolet lui expliqua que le salut de la ville le demandait, et ajouta qu’il ferait son ouvrage « qu’elles le voulussent ou non. » Les sœurs effrayées firent alors ouvrir le couvent et, se sauvant dans l’église, s’y prosternèrent la face en terre, avec abondance de larmes. Le capitaine, ayant entr’ouvert la porte et voyant les pauvres filles étendues sur les dalles, leur dit avec bonté : « N’ayez crainte, nous ne vous voulons aucun mal ! » Les sœurs furent fort étonnées de trouver un hérétique si débonnaireb.

b – Registre du Conseil des 21, 25 septembre 1534. –La sœur Jeanne, Levain du Calvinisme, p. 97 à 100.

Cependant le travail de destruction continuait, et l’on employait les décombres à élever les fortifications et à réparer les brèches, en sorte qu’on put dire avec Bonivard : Les ruines mêmes ont péri. »

Mais que fera-t-on des six mille citoyens jetés hors de leurs demeures ? Seront-ils dépouillés et errants, exposés aux pillards qui entourent Genève ? Les couvents avaient place pour un grand nombre, mais ils restèrent fermés. Les maisons des huguenots au contraire s’ouvrirent, même aux catholiques. Les citoyens sont endettés par de longues guerres, leur négoce est ruiné et leurs campagnes ravagées… N’importe, celui qui a deux chambres en donne une, et celui qui a un morceau de pain le partage avec son frère. Le syndic Duvillard fut chargé de loger provisoirement, soit dans des édifices de l’État, soit dans des maisons particulières, ceux qui étaient privés de leur domicile. Si l’on voyait des pauvres errer dans les rues, des hommes bienveillants, des femmes pieuses s’approchaient d’eux, les conduisaient dans leur demeure, agrandissaient leur table de famille et tiraient profit du moindre réduit pour y coucher ces malheureux. Le Conseil donna même aide et confort aux riches ; Butini, de Miolans, fut logé, dit le registre, dans la maison du curé de Saint-Léger.

L’activité des Genevois était sans cesse stimulée par les nouvelles qui leur arrivaient. « Le duc de Savoie, leur écrivait-on de Berne, rassemble contre vous une armée de brigands et vous prépare des troubles perpétuels. » Vers la fin de septembre, les deux Gallatin, le notaire Jean et son fils Pierre, étant allés, pour les vendanges, à leur domaine de Peicy, furent à leur retour cités devant le Conseil comme accusés de s’être entretenus avec les gens du château de Peney, à une demi-lieue de là. Le père dit qu’étant dans son pressoir, à presser son raisin, Nicod de Prato, et d’autres Peneysans étaient venus l’y trouver. Refusa-t-on jamais une visite faite au pressoir ? Ils avaient bu ensemble, voilà tout. « Quant à moi, dit le fils, j’ai passé par Peney, je l’avoue, et j’y ai bu avec les épiscopaux fugitifs. Ils m’ont dit, tout en choquant les verres, que dans peu de temps nous aurions une grosse guerre ; que ce ne serait pas une petite, comme le fut l’attaque nocturne de Mauloz au 31 juillet ; qu’ils viendraient avec de grandes forces, et que je ferais bien de me retirer de la ville. En revenant, continua Pierre, j’ai aussitôt tout rapporté à mon capitaine. » Les deux Gallatin furent renvoyés sans chicanec.

c – Registre du Conseil du 21 septembre 1534. La famille Gallatin, après avoir servi la petite république, a donné aux États-Unis des citoyens dévoués. Abraham-Albert-Alphonse Gallatin, s’étant rendu de Genève en Amérique, à la fin du dix-huitième siècle, y est devenu secrétaire d’État, et y a laissé des fils.

Le premier ennemi que l’évêque déchaîna sur son troupeau fut la famine ; il donna l’ordre d’intercepter les vivres tout autour de la ville. La place du marché était déserte ; les provisions des ménages s’épuisaient peu à peu, et l’ennemi se flattait qu’on ne verrait bientôt plus dans Genève que des fantômes décharnés, à la place de vaillants citoyens. « O berger insensé ! il ôte la nourriture à ses brebis, » dit l’un de ceux qui étaient alors renfermés dans ces murs, « au lieu de les paître ! » Malheureux évêque ! malheureux Genèved !

d – Froment, Gestes de Genève, p. 115. — Registre du Conseil du 29 septembre 1534.

La famine n’était pas assez ; le pasteur dénaturé entoura Genève d’un cercle de fer. Son château de Jussy à l’est, au pied des Voirons ; celui de Peney à l’ouest, au bord du Rhône ; le château du duc à Gaillard, au sud-est, sur les hauteurs des bords de l’Arve, et au nord, sur le lac, le village de Versoix, alors bien muni, toutes ces forteresses, garnies de mamelouks et de soldats, cernaient la ville des quatre vents et ne lui laissaient d’issue que par le lac. « De manière que, disait-on, nul n’ose sortir de Genève qui ne soit en grand danger de sa personne. » L’évêque suivait l’exemple donné par des princes dépossédés, même des autorités ecclésiastiques, et pactisait plus ou moins avec des brigands. Plusieurs gentilshommes de ces contrées se remettant avec charme à un métier que leurs pères avaient autrefois pratiqué, épiaient de leurs nids d’aigles les petites caravanes de marchands pour fondre sur elles. Un jour, de dévots catholiques du Valais, se rendant en France avec une longue file de mules bien chargées, ces rudes épiscopaux les détroussèrent. Au delà du fort de l’Ecluse se trouvait un château, vrai nid de brigands, celui du seigneur d’Avanchi, « le plus malin et le plus cruel qu’on pût dire. » Suivi de quelques grossiers soudards, il se mettait en embuscade près de la grande route, et quand paraissaient des voyageurs, il s’élançait de ses rochers comme une bête fauve, arrachait les yeux aux uns, et coppait les oreilles à d’autres. » Cette mode ne date pas de Naples et du temps actuel. D’Avanchi traita de cette manière un pauvre typographe qui avait imprimé des Nouveaux Testamentse. Le juge du château, ayant fait à ce cruel seigneur des représentations, celui-ci le tua sur place. Il n’avait, du reste, pas de préférences en fait de religion. Un jour, rencontrant de pauvres religieuses, il les invita gracieusement à entrer dans son manoir, sous prétexte de leur donner une aumône, et les maltraita. Ce bouc sauvage et sensuel du Jura fut conduit à Dôle et, par ordre d’un tribunal catholique, « exécuté à mortf ! »

e – Procès inquisitionnel de B. de la Maisonneuve. — Mac. de Berne, P. 7.

f – Froment, Gestes de Genève, p. 117, 118, 121, 174 ; — Registre du Conseil du 29 septembre 1534. — Msc, de Roset.

L’évêque fit un pas de plus ; il ordonna que le siège épiscopal fut transmué de Genève dans la ville de Gex, au pied du Jura, et que « vinssent illic son Conseil, sa cour, sa justice, et toute autre sienne autorité. » Dans la nuit du 24 au 25 septembre, les officiers épiscopaux s’échappèrent furtivement, et la ville se trouva non seulement sans prélat, mais tout à coup sans juges des excès, sans juges d’appel. Quand le matin on apprit cette fuite, les de la Maisonneuve, les Levet, les Salomon et leurs amis éprouvèrent un immense soulagement. Les voilà délivrés de cette officine épiscopale qui avait si souvent pris aux rets les Genevois « par fraudes et pipées. » Le Conseil s’opposa à ce que les sceaux, signes de l’autorité souveraine, quittassent Genèveg. Le prince évêque réunit à Gex une grande assemblée de prêtres des contrées voisines. « Il faut abattre cette secte luthérienne, leur dit-il, tant par guerre qu’autrement. Il ne suffit pas de nous être retranchés dans notre camp, nous devons forcer les ennemis dans le leur. »

g – Froment, Gestes de Genève, p. 115. — Registre du Conseil du 25 septembre 1534. — Msc. de Gautier.

Enfin, Pierre de la Baume lança ses foudres. Dans toutes les paroisses du Chablais, du Faucigny, du pays de Gex, du Bugey, dans toutes les abbayes, prieurés et couvents, la grande excommunication fut prononcée de sa part, non seulement contre les Conseils et tous les citoyens de Genève, mais aussi contre tous ceux qui entendraient les prêcheurs, qui parleraient avec eux, contre ceux mêmes qui entreraient dans cette ville pour quelque raison que ce fût. La population superstitieuse des campagnes ne fixa plus dès lors ses regards sur Genève que comme sur un lieu habité par des diables. Des hommes de Thonon, plus curieux que d’autres, se hasardèrent à s’y rendre.

« Nous y sommes allés, dirent-ils en revenant, et pour vrai, ces prêcheurs sont des hommes et non des démons. » Ces téméraires furent saisis et menés à Gex, où l’évêque les fit jeter en prisonh. Dès lors nul n’osait plus aller à Genève.

h – Froment, Gestes de Genève, p. 116.

Les amis de la Réformation n’étaient point découragés par ces actes hostiles. « Pour le plus loin, à Noël, disaient-ils, toutes les églises seront vaques (vides), et toute la ville unie de foii ! — Tout est pour le mieux, ajoutaient plusieurs ; les évêques ont usurpé jadis les franchises de la ville ; maintenant ils nous les rendent et s’en vont. Eh bien ! passons-nous d’eux, et gouvernons-nous nous-mêmes. » Le Conseil ne crut pas devoir aller si vite et arrêta simplement qu’on écrirait toutes les choses que l’évêque avait faites contre la ville, afin d’aviser contre luij. » Puis les chanoines, représentants de l’évêque, s’étant assemblésk, les syndics et le Conseil parurent devant eux. Abandonnés de notre évêque, dirent-ils, qui ameute contre ses brebis de cruels soldats, que ferons-nous, révérends Seigneurs ? Le siège vaque ; nous vous demandons de le reconnaître et d’élire, comme cela vous appartient, à la place de ceux qui ont déserté leur office, les fonctionnaires nécessaires à la citél. »

i – La sœur de Sainte-Claire, Levain du Calvinisme, p. 97.

j – Registre du 18 septembre 1534.

k – « Die Calendæ suæ. » Jour de leur assemblée mensuelle. (Registre du Conseil du 1er octobre 1534.)

l – Registre du Conseil du 1er octobre 1534. — Msc. de Gautier. — Msc. de Roset, liv. III, ch. 29.

Les chanoines ayant répondu d’une manière dilatoire, les Conseils, toujours stricts observateurs de l’ordre établi, résolurent de s’adresser à l’autorité qui seule pouvait prononcer entre eux et l’évêque. Les Genevois en appelèrent au pape. Cette démarche était étrange, mais l’appel au pontife romain, comme au chef du monde catholique, fondé en partie sur les fausses décrétales du pseudo-Isidorem, était alors en pleine vigueur. Ce petit peuple suivait la voie de la légalité, et c’est ainsi qu’il parvint à son but. Les hommes qui ont réussi, on l’a remarqué, sont ceux qui, même au milieu d’une révolution, n’ont accepté ni pratiqué la politique révolutionnairen. Le 7 octobre 1534, les syndics et le Conseil interjetèrent donc appel à Rome, se plaignant de ce que l’évêque leur dérobait leurs franchises et leur juridiction. Il ne s’agissait point de doctrine, mais de politique. Le prince du Vatican était mis en demeure de remplir ses obligations. Ce fut Rome qui brisa le lien ; il ne vint point de réponse, et les évangéliques s’en réjouirento.

m – « Episcoporum judicia et cunctorum majorum negotia causarum eidem sanctæ sedi reservata esse liquet. » (Canon 12.)

n – M. Guizot.

oChron. Msc. de Roset, liv. III, ch. 29. — Msc. de Gautier.

Mais si le pape déposait sa houlette, le duc la saisissait. Il parvint à gagner des ambassadeurs bernois qui lui avaient été envoyés, et ceux-ci, ravis des bonnes grâces du prince, voulurent convaincre Messieurs de Genève de sa bonté. « Nous le connaissons, disaient les huguenots, il a une tête d’âne et une queue de renardp. » Les Bernois continuèrent : « Tout sera oublié, dirent-ils ; mais à condition que vous donniez congé à ces nouveaux prêcheurs ; que vous ne permettiez plus de telles prédications ; que l’évêque soit rétabli en son premier état, enfin que vous viviez en la loi de notre sainte mère l’Égliseq. » Les Genevois en croyaient à peine leurs oreilles. Le petit et le grand Conseil, ayant fait venir les seigneurs de Berne leur dirent rondement et brefvement : « Vous nous demandez d’abandonner nos libertés et l’Évangile de Jésus-Christ. Plutôt renoncer à père, mère, femme et enfants, plutôt perdre nos biens, notre vie ! Dites au duc que nous mettrons le feu aux quatre coins de la ville, avant que de bailler congé aux prêcheurs qui nous annoncent la Parole de Dieu… Toutefois si on leur montre par la sainte Écriture qu’ils disent mal, ils offrent d’endurer la mort. » De quelle réponse ceux de Berne furent grandement étonnésr.

p – Froment, Gestes de Genève, p. 110. — Registre du Conseil du 1er septembre 1534.

q – Froment, Gestes de Genève, p. 110, 111.

rIbid., p. 112.

Le duc le fut plus encore. La mesure était comble, l’insolence de cette poignée d’amis de la doctrine évangélique devait être sévèrement punie. « Ce voyant, le duc et toute sa séquelle, plus enflammés d’ire contre Genève qu’auparavant, consultèrent ensemble de lui faire la guerre. » De tous côtés les chefs du clergé (l’évêque du Belley en particulier) le conjuraient de soutenir l’autorité de la sainte foy dans la ville de Genèves. La suasion de ces prélats transporta ce prince d’un tel zèle « pour maintenir la papauté, » qu’oubliant tous les traités, il fit expédier des missives à Messieurs du Valais et des cantons catholiques, réclamant des secours propter fidem, — pour la cause de la foi, — contre les cités de Genève, de Lausanne et d’autrest. En même temps il envoyait à ses gouverneurs, gentilshommes, prévôts et autres officiers, « ordre de nuire et détruire Genève. » Le 20 novembre, une diète se tint à Thonon, pour décider du sort de cette ville ; et l’influence aristocratique prévalant alors à Berne, les députés bernois y adhérèrent aux sinistres propositions de la Savoie. Charles-Quint lui-même y déclara, par un ambassadeur, appuyer les demandes du duc et exiger que, préalablement à toute autre mesure, l’évêque fût réintégré dans tous ses droits.

s – Archives du royaume d’Italie à Turin, paquet 13, no 19.

tIbid., 14 septembre 1534, paquet 13, no 20.

Les signes avant-coureurs de l’orage qui allait éclater n’échappèrent pas aux citoyens de Genève. Les messagers, chargés par Charles III de porter à ses agents ses ordres rigoureux, devaient traverser certains villages et quelquefois même ils s’arrêtaient dans une auberge. Leur air embarrassé frappait tout le monde, et il se trouva en quelques lieux des personnes bien disposées qui les arrêtèrent, les fouillèrent, découvrirent les lettres, les saisirent et les envoyèrent aux syndics. Ceux-ci comprirent le danger qui menaçait la ville, et aussitôt ils prirent toutes les mesures pour la défendreu. Loin d’abattre les amis de l’indépendance et de la Réformation, ces nouvelles redoublèrent leur courage. Ce fut comme si une étincelle était tombée sur de la poudre ; les esprits s’enflammèrent. L’heure des sacrifices et des résolutions énergiques était arrivée ; plus de petits scrupules, de détours, de retards, plus de ménagements méticuleux. Pour qu’une chose réussisse, il faut s’y prendre avec décision. Les Genevois saisirent donc courageusement le marteau, et se mirent avec une force nouvelle à démolir tout à la fois les faubourgs et la papauté. Au Pré-l’Évêque, on mit bas une croix de pierre « parce qu’elle détournait, disait-on, de la vraie croix de Jésus-Christv. » A Saint-Léger, l’église ayant été abattue, on en détruisit aussi les images. Toutefois, le culte romain restait libre ; tandis que Rome attaquait Genève, Genève protégeait Rome. Les chanoines ayant fait demander timidement au Conseil, le 24 décembre, s’ils pourraient célébrer le lendemain les matines de Noël, les syndics se placèrent eux-mêmes à la porte des diverses églises, « avec des hommes d’armes, pour garder de scandale, » jusqu’à ce que le service divin fût achevéw.

u – Froment, Gestes de Genève, p. 113. — Registre du Conseil des 9 et 13 octobre 1534. — Msc. de Roset, liv. III, ch. XXX.

v – Registre du Conseil des 28 novembre, 3 décembre 1534, et 9 mars 1535. — La sœur Jeanne, Levain du Calvinisme, p. 100 à 104.

w – Registre du Conseil des 24 décembre 1534. — La sœur Jeanne, Levain du Calvinisme, p. 104.

Un espoir restait pourtant à Genève. Ces mêmes Suisses, qui avaient secoué l’oppression de l’Autriche, permettraient-ils que la Savoie mît Genève sous son joug ? La république protestante de Berne qui avait tant fait pour répandre la bonne semence dans cette ville alliée, qui avait à cet effet amené et protégé Farel, Viret, Froment, tournerait-elle le dos quand le blé commençait à pousser, que la moisson même était proche ? Cela paraissait impossible. Une diète devait se réunir en janvier à Lucerne pour examiner ce que la Suisse ferait en cette conjoncture. Toutes les idées des Genevois se concentraient sur ce seul point. Non seulement la majorité des cantons, mais les Bernois eux-mêmes, consentirent à la restauration du duc et de l’évêque. Ils demandèrent, il est vrai, que la liberté de conscience subsistât, « car, disaient-ils, il ne dépend pas de l’homme de croire ce qu’il veut ; la foi est un don de Dieu. » Mais le duc et l’évêque eurent la franchise de repousser cette proposition : « Nous prétendons, dirent-ils, avoir, dans nos États, le droit d’ordonner ce qui concerne la religion. — Nous entendons, ajoutèrent leurs représentants, que les prêcheurs soient chassés de cette ville et que Berne rompe son alliance avec elle. » A ces mots la douleur et l’indignation transpercèrent comme un glaive les députés de Genève. « Quoi ! dirent-ils, l’évêque se plaint d’être dépouillé de sa juridiction et c’est lui qui est le spoliateur ! C’est lui qui n’a cessé de vouloir dépouiller Genève de ses franchises ; c’est lui qui naguère a enlevé les officiers de justice, les cours, les tribunaux et les a transportés en terre étrangère ! » La diète fut inexorable. Elle décréta que le duc et l’évêque seraient réintégrés dans la possession de toutes leurs seigneuries et prééminences. En vain le syndic Claude Savoie et Jean Lullin, effrayés de cette résolution, accoururent-ils à Lucerne et déclarèrent-ils que jamais Genève n’accepterait les articles votés. « Vous nous devez des remerciements, répondirent les Suisses aux Genevois (était-ce ironie, était-ce candeur ?) et au contraire vous nous faites injure ! Acceptez l’arrêt. » — Nous ne pouvons, répliquèrent fièrement les députés. — Dans ce cas, reprirent les cantons, il ne nous reste qu’à remettre toute cette affaire entre les mains de Dieux. »

x – Msc. de Roset, liv. III, ch. 20. — Registre du Conseil des 5, 28 janvier, 20 et 21 février 1535. — Msc. de Gautier.

Genève était abandonné de tous, même de Berne. Cette nouvelle remplit de la plus vive émotion les habitants de cette cité. Il ne leur restait que Dieu ; mais Dieu est puissant. « Oui, disaient-ils, oui, que Dieu en décide ! » Les hommes travaillaient aux murailles et préparaient leurs armes, les femmes priaient, les enfants bravaient dans leurs jeux la Savoie et l’évêque. Les cloches des églises abattues étaient fondues pour en faire des canons. Toutes les nuits, les hommes de garde tendaient les chaînes dans les rues, et l’ordre du jour était de faire bon guet et surguet. » Tout s’accomplissait avec ordre, avec calme et avec couragey.

y – Registre du Conseil des 29 décembre 1534, 8, 12, 15 janvier 1535.

Les ennemis souriaient de cette activité et demandaient comment cette petite ville pourrait résister aux forces nombreuses qui allaient marcher contre elle ? Mais les plus sages n’ignoraient pas que dans le monde, la foi a souvent raison de la superstition, la sagesse de la force, la piété de la colère, et que le grand rôle reste en définitive aux justes et aux calmes. Charles-Quint, qui prétendait mettre son épée dans la balance, et d’autres grands ambitieux ont eu quelque chose de gigantesque ; des idées extraordinaires ont traversé leur esprit comme des éclairs, et ils ont jeté souvent dans l’histoire une immense et sombre lueur ; mais ils n’ont rien fondé de permanent. C’est à la justice, à la persévérance, à la foi qu’appartiennent les grandes et solides créations.

L’esprit de renoncement et de fermeté avec lequel les Genevois abattaient la moitié de leur ville était pour eux le gage de la victoire. Au commencement de 1535 l’œuvre était presque terminée. Quelques constructions éloignées ne tombèrent pourtant qu’en 1535, 1536 et même 1537. Autour de la ville tout était abattu ; les abords de la place étaient libres ; l’artillerie pouvait jouer sans obstacle ; les lignes destinées à couvrir la cité se formaient ; les remparts s’élevaient, et Genève, voyant les travaux de ses fils et sa transformation soudaine et merveilleuse, put s’écrier par la bouche de l’un de ses poètes : Ma beauté m’attirait des prétendants nombreux, et ils cherchaient à me séduire. Quand ils ont vu que leurs flatteuses paroles ne pouvaient me rendre infidèle, ils ont eu recours aux menaces, et maintenant ils se préparent à faire ma conquête par la force. Mais moi, très décidée à placer la vertu bien au-dessus des charmes, j’ai abattu d’une main gracieuse, mais inflexible, mes temples, mes maisons, mes jardins, et je les ai convertis en boulevards, pour repousser au loin d’insensés prétendants.

J’ai détruit ma beauté pour sauver mon honneur.

On m’appelait Genève la belle, on m’appellera désormais Genève la vaillante. »

… Incepit tentandi causa pudoris
Alliciens varios hæc mea forma procos ;
Qui mecum blandis non possent fallere verbis,
Ecce minas addunt, denique vim que parant.
Tunc ego non volui pulchrum præponere honesto,
Diripui rigida sed mea pulchra manu
Templa, domos, hortos, in propagnacula verti,
Arcerent stolidos que procul inde procos.
Diripui pulchrum certe, ut tutare honestum.
E pulchra et fortin facta Geneva vocorz.

z – Distiques conservés par Gautier dans son histoire manuscrite.

Genève passait alors par l’œuvre ardue de la transformation. De rudes coups l’atteignaient, des sanglots sortaient de sa poitrine, et sur ses traits on voyait la pâleur de la mort. Mais à l’heure où le sacrifice s’accomplissait ainsi sur ses autels, où les richesses et la beauté étaient immolées pour sauver l’indépendance et la foi, à l’heure où ces fières pensées s’agitaient dans les cœurs et se faisaient jour au dehors par quelque cri douloureux, et peut-être par de nobles accents, une lueur mystérieuse avait brillé au milieu des ténèbres, la liberté, la moralité, l’Évangile avaient apparu ; des regards pleins d’espoir avaient vu s’élever, à travers la poussière et les ruines, un édifice nouveau, brillant d’une gloire immortelle. L’hymne qui se faisait alors entendre n’était pas le chant de la mort, c’était le chant du réveil.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant