Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 10
La reine Anne pardonne à ses ennemis et subit la mort

(Mai 1536)

8.10

Le juge reconnaît l’innocence d’Anne – Ses ennemis et son renoncement au monde – Dignité de sa réponse – Lettre d’Anne au roi – Effet produit sur Henri – Déclaration de Northumberland – Les jurés – Condamnation de Norris – La reine et son frère devant leurs pairs –Dignité et sérénité d’Anne – Effet produit dans la cité – Sentence de condamnation – Discours d’Anne aux pairs – Condamnation de lord Rocheford – Les quatre seigneurs décapités – Henri annule son mariage avec Anne – Joie et espérance du pape – Anne se reproche une faute – Elle demande le pardon de Marie – Communion d’Anne et miracles des prêtres – Dernier message d’Anne à Henri – Préparatifs dans le préau de la Tour – Un noble pardon – Émotion produite par cet acte chrétien – Mort d’Anne – Sa mémoire – Partie de chasse du roi – Henri épouse Jeanne Seymour – Effet de la mort d’Anne sur le continent – Vint-elle de Rome ?

Tout se préparait pour le jugement inique dont la fin devait être cruelle. La justice est appelée à veiller sur l’observation des lois et à punir les coupables. Mais pour que le droit soit le bon droit, il faut que les juges écoutent avec rectitude les prévenus, remplissent diligemment tous les devoirs auxquels leur charge les appelle, ne se laissent influencer ni par des présents, ni par des sollicitations, ni par des menaces, ni par des faveurs, ni par le rang — fût-il même royal — de celui qui poursuit l’accusé. Leurs décisions ne doivent être inspirées que par des motifs dont ils puissent rendre compte au Juge suprême ; il faut qu’ils prennent leurs arrêts avec une considération attentive et une réflexion sérieuse. Il n’y a pour eux d’autres guides que l’impartialité, la conscience, la loi. Or la reine ne devait pas trouver de tels juges. Ceux qui allaient disposer de sa vie devaient se mettre en contradiction avec ces conditions impérieuses.

Les agents de Henri redoublaient d’efforts jour obtenir, soit des dames de la cour, soit des hommes accusés, quelque déposition contre Anne ; mais c’était en vain. Les femmes même que son élévation avait offusquées, ne purent rien alléguer contre elle. Sir Henri Norris, Sir W. Brereton, Sir Francis Weston, furent interrogés avec soin l’un après l’autre ; on voulait leur faire confesser un adultère ; ils le nièrent avec fermeté. Alors les agents du roi, décidés à obtenir quelque chose, recommencèrent l’enquête, et interrogèrent les prisonniers contradictoirement. On a cru que l’on épargna la torture aux seigneurs de la cour, mais qu’on l’appliqua à Marc Smeton, et qu’on lui fit dire ainsi tout ce qu’on voulaita. Il est plus probable que le vil musicien, tête faible, être épris de lui-même, offensé de ce que sa souveraine n’avait pas même daigné le regarder, se livra aux vengeances d’un amour-propre irrité. La reine n’avait pas voulu lui donner l’honneur d’un regard ; il se vanta d’un adultère. Les trois gentilshommes persévérèrent dans leur déclaration touchant l’innocence de la reine ; lord Rocheford fit de mêmeb. Le juge d’instruction découragé écrivit au lord trésorier : « Ceci est pour vous avertir que personne ne confesse aucune chose contre elle, si ce n’est Marc. C’est pourquoi je m’imagine follement que s’il n’y a pas d’autres évidences, cette affaire nuirait fort à l’honneur du roic. » Les hommes de loi savaient le cas qu’il fallait faire des paroles du musicien. Si le jugement était remis à l’équitable interprétai ion de la loi, si le roi ne faisait pas peser sur les décisions des juges son influence souveraine, il n’y avait aucun doute quant à l’issue de cette poursuite odieuse.

a – « The saying was that he was grievously racked. » (Archeologie, XXIII, p. 164.)

b – « No man will confess any thing against her. » (Kingston, Letters, p. 458.)

c – « It should much touch the king’s honour. » (Ibid.)

Mais toutes les passions se mettaient alors en jeu pour paralyser la puissance du droit. En vain l’innocence de la reine éclatait-elle de toutes parts, la conspiration ourdie contre elle prenait toujours plus de force. A la méchanceté de lady Rocheford, aux jalousies d’une intrigante camarilla, à la haine du parti ultramontain, à l’ambition effrénée que suscitait, dans quelques familles, la couche, bientôt vide et ensanglantée du despote, à la versatilité des hommes faibles, se joignait la forte volonté de Henri VIII, aussi décidé à se débarrasser d’Anne par la mort, qu’il l’avait été à se séparer de Catherine par le divorce. La reine comprit qu’elle devait mourir ; et voulant s’y préparer, elle chercha à se désaccoutumer de cette vie qui avait eu pour elle beaucoup d’attrait. Elle sentit que les plaisirs dont elle avait tant joui étaient vains, les connaissances qu’elle s’était efforcée d’acquérir, superficielles ; la vertu à laquelle elle avait aspiré, imparfaite ; l’activité de la vie, qu’elle avait ambitionnée, sans résultats décisifs. La vanité de toutes les choses créées, proclamée jadis par un homme, qui avait aussi occupé un trône, Salomon, frappait son cœur. Tout lui étant enlevé, elle abandonnait :

Le vain espoir de ce muable monded !

dHistoire d’Anne de Boleyn, par un contemporain, p. 140.

Anne, renonçant à tout, se tourna vers une vie meilleure et chercha à se fortifier en Dieue.

e – « Avecque Dieu, lors plus se fortifie. » (Histoire d’Anne Boleyn, par un contemporain, p. 190.)

Telles étaient ses touchantes dispositions quand le duc de Norfolk, accompagné d’autres seigneurs, vint de la part du roi lui exposer les accusations portées contre elle, la sommer de dire la vérité, et l’assurer que si elle confessait sa faute, le roi pourrait lui faire grâce. Anne répondit avec la dignité d’une reine qui est encore sur le trône, et avec le détachement d’une chrétienne qui se trouve aux portes de l’éternité. Elle repoussa avec une noble indignation les viles accusations dont les commissaires royaux étaient les interprètes,

A ces seigneurs, parlant comme maîtresse.

« Vous me sommez de dire la vérité, répondit-elle à Norfolk, — eh bien, le roi la connaîtra. » Elle congédia ces lords. Il était au-dessous d’elle de plaider sa cause devant des courtisans haineux ; mais elle devait la vérité à son époux. Laissée seule, elle se mit à lui écrire cette lettre célèbre, beau monument de l’élévation de son âme, pleine des plaintes les plus tendres et des protestations les plus vives, dans lesquelles éclate son innocence, et où il se trouve à la fois tant de naturel et d’éloquence, qu’elle a mérité, selon les juges les plus compétents, d’être transmise à la postérité. La voici :

« Sire, la colère de Votre Majesté, et la prison que j’habite, sont pour moi choses si étranges, que j’ignore complètement comment je dois écrire, et de quoi il faut que je me justifie. Vous me faites dire par un homme, que vous savez être mon ennemi invétéré et déclaré, de confesser la vérité et d’obtenir ma grâce à ce prix. Le choix seul de votre messager m’a fait comprendre vos dispositions envers moi, Sire. Toutefois, puisque vous me faites savoir qu’en disant la vérité, je me mettrai en sûreté, je me soumets avec empressement à vos ordres.

Mais ne croyez pas, Sire, que votre pauvre femme reconnaisse une faute dont elle n’a jamais eu même la penséef. Je dirai la vérité. Jamais prince n’eut une épouse plus fidèle à tous ses devoirs, plus affectionnée à son époux que l’a été toujours pour vous Anne Boleyng. Je me fusse volontiers contentée de ce nom, et de la place qu’il me donnait dans le monde, si Dieu, et le bon plaisir de Votre Majesté l’avaient ainsi voulu. Toutefois, au milieu de ma grandeur, et des pompes de cette royauté dont vous m’avez entourée, je n’en ai jamais été enivrée au point de ne pas prévoir comme possible, l’étrange changement que je subis à cette heure. Mon élévation n’ayant pas de fondement plus solide qu’un caprice de Votre Majesté, il fallait peu de chose, je le sentais, pour porter ce caprice sur une autre. Vous m’avez prise dans une humble position, et m’élevant au delà de tous mes mérites et de tous mes vœux, vous m’avez faite votre compagne et votre reine. Mais puisque vous m’avez trouvée digne d’un tel honneur, ne permettez pas, Sire, qu’une fantaisie passagère ou les pratiques de mes ennemis, éloignent de moi votre faveur royale ; ne permettez pas que cette tache, une tache si odieuse, celle de passer pour avoir un cœur déloyal envers Votre Majesté, souille jamais la gloire de votre très fidèle épouse, et de la jeune princesse votre fille.

f – « To a knowledge a fault, where not so much as a thought thereof, ever proceeded. » (Cotton, msc. — Lord Herbert, p. 447.)

g – « Never prince had wife more loyal in all duty. » (Ibid.)

Mettez-moi en jugement, bon roi, mais que je sois jugée selon les lois et non par des ennemis qui ont juré ma perte. Oui, Sire, que mon jugement soit publich ; je n’ai aucune honte à redouter de la vérité. Si vous me l’accordez, vous verrez mon innocence établie, vos soupçons écartés, votre conscience satisfaite, les calomnies du monde confonduesi ; — ou bien, Sire, ma culpabilité sera publiquement déclarée, et dans ce cas Votre Majesté sera libre devant Dieu et devant les hommes, non seulement de prendre cette personne pour l’amour de laquelle je suis réduite à l’état où je me trouve, et que j’eusse pu déjà, depuis quelque temps nommer ma rivale, car Votre Majesté n’a pas ignoré mes soupçons à son égard. Mais si votre parti est pris, si non seulement ma mort, mais encore une infâme calomnie doivent vous mettre en possession de l’objet que vous désirez, alors, Sire, je demande à Dieu qu’il vous pardonne ce grand péché, à vous et aux hommes, mes ennemis, qui sont les instruments de ma perte. Je lui demande que dans le jour où il siégera sur le trône du jugement universel, il ne vous fasse pas rendre un compte trop rigoureux de votre conduite envers moi, conduite pourtant si cruelle, et si indigne d’un prince. Le Seigneur nous appellera bientôt, vous et moi, à paraître devant lui, et je sais que dans ce jour du juste jugement de Dieu, quoi que le monde puisse penser à mon égard, mon innocence sera suffisamment démontrée et publiquement manifestée.

h – « Yea let me receive an open trial. » (Cotton, msc. — Lord Herbert, p. 447.)

i – « The ignominy and slander of the world stopped. » (Ibid.)

Sire, ma dernière, mon unique requête est que le poids du déplaisir de Votre Majesté, tombe sur moi seule, et n’atteigne pas des personnes innocentes, ces pauvres gentilshommes, qui, à ce que j’apprends, ont été à cause de moi jetés dans une étroite prison. Si vous m’avez jamais témoigné quelque faveur, si le nom d’Anne Boleyn a jamais été agréable à vos oreilles, accordez-moi cette grâce, et je ne troublerai plus Votre Majesté. Je présente d’ardentes prières à la sainte Trinité, pour qu’elle tienne Votre Majesté en sa sûre garde et vous dirige dans toutes vos actions, — et je demeure, de ma douloureuse prison de la Tour, le 6 mai, — votre très loyale et toujours fidèle femme,

Anne Boleyn. »

On retrouve Anne tout entière dans cette lettre, l’une des plus touchantes qui aient jamais été écrites. Offensée dans son honneur, elle y parle sans aucune crainte, comme étant sur le seuil de l’éternité.

Quand il n’y aurait pas, en abondance, d’autres preuves de son innocence, ce document suffirait seul pour gagner sa cause auprès d’une impartiale et intelligente postéritéj.

j – Une copie de cette lettre s’est retrouvée dans les papiers de Cromwell, alors premier ministre du roi. « It is universally known, dit sir H. Ellis, as one of the finest compositions in the English language. » (Origin. Letters, II, p. 53.)

Cette noble épître souleva une tempête dans le cœur du roi. La ferme innocence dont elle était empreinte, la mention des goûts de Henri, et particulièrement de son inclination pour Jeanne Seymour, la déclaration faite par Anne qu’elle s’attendait à l’infidélité de son époux, l’appel solennel au jour du jugement, la pensée du tort qu’un langage si noble devait faire à sa réputation, tout remplissait à la fois ce prince orgueilleux de dépit, de haine et de colère. Cette lettre donnait la véritable solution de l’énigme. Un coupable caprice avait porté Henri vers Anne Boleyn ; un autre le portait maintenant vers Jeanne Seymour. Cette explication était si évidente que personne n’irait en chercher ailleurs.

Henri résolut d’infliger à cette femme si hardie une grande humiliation. Il lui ôtera le titre même d’épouse et prétendra qu’elle n’a été que sa maîtresse. Puisque son mariage avec Catherine d’Aragon a été déclaré nul à cause de l’union de cette princesse avec son frère Arthur, Henri s’imagina que son mariage avec Anne Boleyn pouvait être annulé à cause d’une inclination qu’avait eue jadis pour elle Percy, plus tard duc de Northumberland. Ce seigneur cité devant Cromwell, crut qu’il allait aussi être jeté à la Tour, comme amant de la reine ; mais c’était d’autre chose qu’il s’agissait. « Il y a eu un contrat préalable entre vous et Anne Boleyn, lui dit le vicaire général du roi. — Aucun, » répondit-il, et pour que sa déclaration subsistât, il l’écrivit et l’envoya à Cromwell. Il y était dit : « Invoquant le serment que j’ai prêté à ce sujet devant les archevêques de Cantorbéry et d’York, et devant le corps béni du Sauveur, que je reçus en présence du duc de Norfolk et d’autres conseillers de Sa Majesté, je consens à avoir mangé ce sacrement pour ma damnation, et je le demande, s’il y a jamais eu aucun contrat ou promesse de mariage entre la reine et moi. Le 13 mai, la vingt-huitième année de Sa Majesté le roi Henri VIIIk. » Cette déclaration était claire, mais le barbare monarque n’abandonna pas son idée.

k – Burnet, Records, book III, no 49. L’original est dans la Cotton library.

Une commission spéciale avait été nommée le 24 avril pour juger certaines offenses commises à Londres, à Hampton-Court et Greenwich. » On voulut au moins donner à ce jugement les apparences de la justice, et les faits allégués ayant dû avoir lieu dans les comtés de Middlesex et de Kent, les jurés de ces deux comtés furent chargés de l’acte d’accusation. Ils le présentèrent le 10 mai. Les écrivains favorables à Henri VIII dans cette affaire — ils sont très rares — ont reconnu que « ces hideuses accusations, » (c’est l’expression dont l’un d’eux se sert) n’étaient que des fables inventées à plaisir, et qui dépassaient toutes les limites ordinaires de la crédibilitél. » On a donné diverses explications de la conduite de ces jurés ; la plus naturelle semble être qu’ils s’accommodèrent, selon la mode servile du temps, à la volonté despotique du roi, toujours redoutée, mais très particulièrement dans les faits qui concernaient sa personne.

l – These hideous charges seeming, as they do, to overstep all ordinary bounds of credibility. » (Froude.)

Les actes qui suivirent furent aussi prompts que cruels. Deux jours après, le 12 mai, Norris, Weston, Brereton et le musicien furent conduits à Westminster, et parurent devant une commission composée du duc de Norfolk, du duc de Suffolk, les deux intimes de Henri VIII, et d’autres lords ; on a dit que le comte de Wiltshire était présentm. Les trois gentilshommes repoussèrent l’accusation avec une inébranlable fermeté : « J’endurerai mille morts, dit Norris, plutôt que de trahir l’innocent. Je déclare sur ma conscience que la reine est innocente, et je suis prêt à soutenir mon témoignage les armes à la main envers et contre tousn. » Cette parole du favori de Henri VIII ayant été rapportée à ce prince : « Eh bien ! pendez-le, s’écria-t-il, pendez-le donco ! » Le misérable musicien seul déclara avoir commis un crime qui semblait devoir lui donner une place dans l’histoire. Il ne recueillit pas le salaire promis à son infamie. Peut-être pensa-t-on que sa mort garantirait son silence, et que son supplice donnerait du crédit à ses diffamations. Les trois gentilshommes fuient condamnés à être décapités et le musicien à être pendu.

m – Baga de secretis, pouch 8.

n – Méteren, Histoire des Pays- Bas.

o – « Hang him up then ! » (Godwin’s Annals, p. 139.) La reine Elisabeth fit son fils lord, et quatre de ses petits-fils ont été au nombre des plus grands capitaines de l’Angleterre sous le règne de la fille d’Anne Boleyn.

Trois jours après, le 15 mai, la reine et son frère parurent devant leurs pairs dans une salle de la Tour, où le lord-maire, quelques aldermen et quelques bourgeois furent seuls admis. Le duc de Norfolk avait reçu l’ordre de réunir un certain nombre de pairs qui devaient former la cour ; il ne se trouva guère parmi eux que des ennemis d’Anne et de la Réformation ; ils étaient vingt-sixp. Le comte de Wiltshire n’était point du nombre, comme l’a prétendu Sandersq. L’ennemi personnel de l’infortunée reine, le duc de Norfolk, cet oncle qui la haïssait d’autant plus qu’il eût dû l’aimer, avait été à la fois chargé de composer le tribunal et de présider à la condamnation ; cette circonstance indique dans quel esprit le jugement devait s’expédier. Norfolk s’assit, ayant à sa droite le lord chancelier, à sa gauche le duc de Suffolk, et en face, comme maréchal, le comte de Surrey, fils de Norfolk, homme droit, fier et ardent soutien du catholicisme. On annonça la reine ; il se fit aussitôt un grand silence. Devant elle marchait le gouverneur de la Tour, derrière elle lady Kingston et lady Boleyn. Anne s’avança avec noblesse, portant les insignes de la royauté ; elle s’assit sur le siège que l’on accordait à sa faiblesse ou à son rang, et salua gracieusement la cour. Elle n’avait pas de défenseur, mais la modestie de sa contenance, la dignité de sa démarche, la paix de sa conscience, qui s’exprimait par la sérénité de son regard, touchèrent même ses ennemis. Elle se présentait devant le tribunal des hommes en ne pensant qu’au tribunal de Dieu, et, s’appuyant sur son innocence, elle ne craignait pas ceux auxquels, hier encore, elle commandait comme reine. On eût dit, à sa tranquillité et à la noblesse de son port, si assuré et si majestueux, qu’elle venait, non pour être mise au rang des criminels, mais pour recevoir les honneurs dus aux souverains. Elle était aussi ferme, dit un contemporain, qu’un chêne, qui ne redoute ni la grêle ni le souffle impétueux du ventr :

pAddenda, Burnet, vol. I.

qIbid. — Baga de secretis, pouch 8.

rHistoire d’Anne Boleyn, royne d’Angleterre, par un contemporain, p. 200.) Les dernières lignes de ce récit sont datées du 2 juin 1536, quinze jours seulement après le jugement de la reine. L’auteur, le seigneur de Milverne, fut, à ce qu’il semble, témoin de cette scène.

On vit la reine au jugement venir,
Qui ne se veut que de Dieu souvenir ;
Ne faisant cas de chose qui la touche ;
Mais plus se tient constante qu’une souche,
Qui ne craint grêle ou vent impétueux.

La cour fit donner lecture de l’acte d’accusation, dans lequel on imputait à la reine les crimes d’adultère, d’inceste, et même de conspiration contre les jours du roi. Anne leva la main en déclarant qu’elle n’était pas coupable ; puis elle réfuta et annula avec force et avec calme les charges produites contre elle. Douée d’un esprit juste et d’une parole facile, elle ne prononçait pas un mot qui, tout en étant plein de modération, ne portât coups ; mais l’accent de sa voix, le calme de sa figure, la dignité de sa contenance plaidaient plus éloquemment encore que ses paroles. On ne pouvait la voir ni l’entendre sans la juger innocente, dit un témoin oculairet … Aussi le bruit se répandit-il dans la Tour, et même dans la cité, que la reine s’était justifiée par un discours plein de sagesse et de grandeur, et qu’elle allait être acquittée.

s – Having an excellent quick wit, and being a ready speaker, she did so answer all objections. » (Harl. msc.)

t – « Peu parlait, mais qui la regardait,
Coulpe de crime en elle n’attendait. »
(Histoire d’Anne Boleyn, royne d’Angleterre, par un contemporain, p 201.)

Pendant qu’Anne parlait, le duc de Northumberland, qui l’avait jadis aimée et que Henri avait mis cruellement au nombre de ses juges, trahissait par des mouvements précipités l’agitation de son cœur. Ne pouvant endurer plus longtemps cet affreux supplice, il se leva, sous prétexte d’une indisposition, avant que le fatal verdict fût prononcé, et quitta précipitamment la cour.

Le roi attendait avec impatience le moment où il pourrait introduire Jeanne Seymour dans les appartements vides d’Anne Boleyn. L’unanimité des votes n’était pas nécessaire dans la chambre des pairs. Il y avait en Angleterre, au seizième siècle, de la fierté dans le peuple, mais du servilisme, sauf quelques exceptions, dans les grands. La hache qui avait fait tomber la tête du vénérable évêque de Rochester et de l’ancien chancelier Thomas More, avait donné une redoutable leçon à tous ceux qui auraient été tentés de s’opposer aux désirs despotiques du prince. La cour craignit de confronter la reine avec le seul témoin à charge, le musicien, et la déclara coupable sans autre forme de procès. L’inconcevable facilité avec laquelle les nobles avaient alors coutume de se soumettre à l’inflexible volonté du monarque ne pouvait laisser aucun doute sur la catastrophe qui devait terminer cette tragédieu.

u – L’historien catholique-romain, le Dr Lingard lui-même, fait cette remarque. Vol. III, ch. 5 (note).

Le grand sénéchal, duc de Norfolk, déclara que la reine serait appréhendée par le constable Sir William Kingston, reconduite à la prison du roi, à la Tour, amenée dans le préau de ladite Tour, comme le roi le commanderait, et là brûlée ou décapitée, selon le bon plaisir de Sa Majesté. La cour, voulant laisser aux compassions de Henri VIII une petite place, lui abandonnait le genre de mort ; il pouvait faire à la reine la faveur d’avoir seulement la tête coupée.

Anne entendit avec calme cette infâme sentencev. On n’apercevait aucun changement sur ses traits ; le sentiment de son innocence soutenait son cœur. Levant les yeux et la main au ciel, elle s’écria : « O Père, ô Créateur ! ô Toi qui est le chemin, la vérité et la vie ! tu sais que je ne mérite pas cette mortw ! » Puis, s’adressant à son cruel oncle et aux autres pairs : « Milords, je ne dis point que mon opinion et doive être préférée à votre jugement ; mais si vous avez des raisons pour le justifier, il faut que ce soient d’autres que celles que vous avez produites, car je suis entièrement innocente des choses dont j’ai été accusée, en sorte que je ne puis demander à Dieu de me les pardonner. J’ai toujours été fidèle au roi mon seigneur. Peut être ne lui ai-je pas montré une humilité aussi parfaite, un respect aussi profond que le méritaient ses bontés envers moi et les grands honneurs dont il m’a comblée. Je confesse que souvent j’ai eu à son égard des soupçons, des mouvements de jalousie… et que je n’ai pas eu la sagesse — ou la force — de les réprimer. Mais Dieu le sait, je n’ai pas forfait autrement contre lui. Ne pensez pas que je parle ainsi dans le dessein de prolonger ma vie, car j’ai appris à mourir de Celui qui sauve, même de la mortx, et il fortifiera ma foi. Ne croyez pas cependant que je sois tellement ravie en esprit, que je ne me soucie point de soutenir mon innocence. Je sais qu’il me servirait peu de la défendre au dernier moment, si je ne l’avais pas soigneusement gardée dans toute ma vie, autant que reine au monde l’ait jamais fait ; toutefois les dernières paroles de ma bouche justifieront mon honneur. Quant à mon frère et aux autres gentilshommes qui sont injustement condamnés, je voudrais mourir pour les sauver ; mais puisque telle n’est pas la volonté du roi, je leur tiendrai compagnie en la mort. Et puis après, je vivrai dans l’éternel repos et dans la joie sans fin, où je prierai Dieu pour le roi — et pour vous, Messeigneursy. »

vHistoire d’Anne Boleyn, par un contemporain, p. 202.

w – Méteren, Histoire des Pays-Bas, p. 21.

xHistoire d’Anne Boleyn, par un contemporain, p. 203.

y – Méteren, Histoire des Pays-Bas, p. 21.

La sagesse et l’éloquence de ce discours, que relevaient encore la beauté de la reine et l’expression touchante de sa voix, émurent ses ennemis. Mais Norfolk, décidé à accomplir son odieux ministère, lui ordonna de déposer les insignes de la royauté. Elle le fit, et, se recommandant aux prières de tous, elle retourna dans sa prison.

Lord Rocheford s’avança et prit la place de sa sœur. Il était calme, ferme, et répondit à tout, point par point, avec beaucoup de netteté et de décision. Mais en vain affirma-t-il l’innocence de la reine ; en vain déclara-t-il qu’il l’avait toujours révérée comme une sœur, comme « une dame honorée, » il fut condamné à être décapité et écartelé.

Alors la cour se sépara, et tandis que les courtisans qui venaient de sceller, du sang d’une reine innocente, leur servile soumission au plus redoutable des despotes, retournaient à leurs amusements et à leurs basses flatteries, le lord-maire, se tournant vers l’un de ses amis, lui dit : « Je ne puis découvrir qu’une seule chose dans ce procès, c’est la hardie résolution de se débarrasser à tout prix de la reine. » Tel est le verdict de la postérité.

Les malheureux qui trempaient dans cet inique complot avaient hâte d’en finir. Le 17 mai, on réunit dans une salle de la Tour les gentilshommes qui devaient être conduits au supplice. Ils s’embrassèrent, se recommandèrent à Dieu et se préparèrent à partir 1. Le gouverneur de la Tour, craignant quelque discours sur l’échafaud, leur rappela que l’honneur du au roi ne leur permettait pas de révoquer en doute la justice de leur condamnation. Ils arrivèrent au lieu du supplice. Lord Rocheford ne crut pas pouvoir garder le silence ; se tournant vers les spectateurs : « Amis, dit-il, je viens mourir, puisque Sa Majesté le veut. Je ne me plains pas de ma mort, car il ne manque pas de péchés dans ma vie, mais jamais je n’ai offensé le roi. Que Dieu lui donne bonne et longue vie. » — Puis, selon le chroniqueur, il présenta sa tête

Au dur tranchant qui d’un coup l’emportaz !

zHistoire d’Anne Boleyn, par un contemporain, p. 196, 198,199, 205.

Après lui, Norris, Weston et Brereton furent de même décapités.

Cependant le roi, avant de faire périr son épouse, désirait accomplir un acte non moins cruel ; il était décidé à faire annuler son mariage avec Anne, malgré les dénégations de Northumberland. Voulait-il empêcher qu’on lui reprochât d’avoir fait périr sa propre épouse par la main du bourreau ? ou bien, emporté par la colère, prétendait-il frapper la reine de tous les coups à la fois ? Nous l’ignorons. Quoi qu’il en soit, le roi, dans sa colère, ne comprit pas même qu’il se contredisait, que s’il n’y avait pas eu mariage entre Anne et lui, il n’y avait pas eu adultère, et que la condamnation, fondée sur ce crime, était par cela même annulée. Cranmer, le plus malheureux, mais peut-être le plus coupable de tous les seigneurs qui se prêtaient servilement aux volontés despotiques du prince, Cranmer crut, à ce qu’il semble, que le cas de la reine deviendrait ainsi meilleur, que sa vie serait sauve, si elle ne pouvait plus être considérée comme ayant été l’épouse de Henri. Cela excuse, quoique légèrement, sa grande faiblesse. Il dit à la malheureuse Boleyn qu’il était chargé d’aviser au moyen de déclarer non avenus les liens qui l’unissaient au roi. Anne, encore étourdie de l’arrêt rendu contre elle, crut aussi que c’était un expédient inventé par un reste d’égards de Henri, pour lui éviter l’amertume de la mort. Son cœur s’ouvrit à l’espérance, et s’imaginant qu’on allait simplement la bannir, elle fit le projet de retourner sur le continent. « J’irai à Anvers, » dit-elle pendant le dîner, d’un air presque heureuxa. Elle savait qu’elle trouverait dans cette ville des protestants qui la recevraient avec joie. Mais vaine espérance ! Dans la même lettre où le gouverneur de la Tour rapporte cette parole ingénue de la reine, il demande les ordres du roi quant à la construction de l’échafaudb.

a – « This day at dinner the queen said that she should go to Antwerp. » (Kingston, Letters, p. 460.)

b – « I desire to know the king’s pleasure for the preparation of scafold. » (Kingston, Letters, p. 460.)

. Henri voulait lui-même ordonner l’arrangement de ces planches, qu’il allait teindre d’un sang innocent.

Le 17 mai, vers neuf heures du matin, le lord chancelier, le duc de Suffolk, le comte d’Essex (Cromwell), le comte de Sussex, et plusieurs docteurs et archidiacres entraient dans la chapelle de Lambethc. L’archevêque, y ayant pris place, fit donner lecture des objections faites au mariage de Henri VIII et d’Anne de Boleyn ; les procureurs du roi et de la reine les admirent, et le primat déclara que le mariage contracté était invalide et nul. La reine n’était pas présente, comme l’ont cru des historiens.

c – « Inter horas 9 et 11, ante meridiem, in quodam basso sacello. » (Wilkins, p. 803.) C’est par erreur de plume ou de typographie que l’acte est indiqué par Wilkins, comme concernant Anne de Clèves (Annam Clivensem).

Le jour même du divorce d’Anne Boleyn (17 mai), Da Casale, envoyé d’Angleterre à Rome, ayant appris l’incarcération de la reine, avait couru au palais pontifical annoncer à Paul III cette bonne nouvelled. — « Oh ! répondit le pape ravi, je n’ai pas cessé de demander au ciel cette grâce, et je l’ai toujours espérée ! Maintenant Sa Majesté peut accomplir une œuvre admirable pour le bien de la chrétienté. Que le roi se réconcilie avec Rome, et il obtiendra du roi de France et de l’Empereur tout ce qu’il peut désirer. Soyons amis. Je vais à cet effet lui envoyer un nonce. — Quand la mort du cardinal Fisher arriva à Rome, dit-il, en se souci venant de la terrible bulle, je me vis, il est vrai, forcé à une démarche un peu rude… mais je n’ai jamais eu l’intention de faire que l’effet suivît la parole. » Ainsi, selon le pape et ses adhérents, l’incarcération d’Anne Boleyn devait réconcilier Rome et l’Angleterre. Ce fait indique une des causes qui firent tremper Norfolk et d’autres catholiques dans l’attentat commis contre Anne Boleyn.

d – « Ten days have elapsed since I went to the Pope and narrated to him the tidings. » (Cotton, msc. Vitellius, B. XIV, fol. 215, 27 mai 1536.)

Le même jour encore (17 mai), vers le soir, la reine apprit que le jugement serait décidément exécuté. Quoiqu’il fût déclaré qu’elle n’avait jamais été l’épouse du roi, la sentence prononcée contre elle pour cause d’adultère devait néanmoins s’accomplir ; c’est ainsi que Henri VIII entendait l’administration de la justice.

Anne désirait prendre la cène du Seigneur. Elle demanda qu’on la laissât seule. A deux heures après minuit, le chapelain arriva ; mais avant de célébrer ce repas sacré, il y avait quelque chose qu’elle désirait faire. Une faute pesait sur son cœur. Elle sentait avoir péché envers la reine Catherine en consentant à épouser le roi. Sa conscience lui reprochait d’avoir eu des torts envers Marie. Elle en éprouvait une vive tristesse et désirait, avant de mourir, faire réparation à la fille de celle dont elle avait pris la place. Anne eût voulu pouvoir se rendre vers Marie, se jeter, elle, la reine, à ses genoux, implorer son pardon ; mais, hélas ! elle ne le pouvait ; elle ne devait sortir de la prison que pour monter sur l’échafaud. Décidée pourtant à confesser sa faute, elle le fit d’une manière frappante, qui montrait bien toute la sincérité de sa repentance et son inébranlable décision de s’humilier devant la fille de Catherine. Elle demanda à lady Kingston, femme du gouverneur de la Tour, qui avait été peu aimable pour elle, de s’asseoir dans le fauteuil d’apparat. Celle-ci objectant, elle l’y obligea, et tombant à genoux devant elle, en versant des torrents de larmes, elle lui dit : « Je vous charge, — et si vous ne le faites pas, vous en répondrez devant Dieu, — d’aller en mon nom vers la princesse Marie, de vous jeter à genoux devant elle, comme je viens moi-même de le faire, et de lui demander de me pardonner tous mes torts. — Je n’ai aucun repos en ma conscience, ajouta-t-elle, jusqu’à ce que vous l’ayez faite. » Au moment où elle allait comparaître devant le trône de Dieu, elle voulait réparer une faute qui pesait lourdement sur son cœur. « En cela, dit-elle, je veux faire ce que doit faire un chrétien. » Cet acte si touchant fait espérer que si, pendant sa vie, Anne avait été simplement une protestante honnête, se confiant trop dans ses œuvres, l’épreuve avait porté son fruit et l’avait rendue une véritable chrétienne. Elle devait en donner bientôt une marque plus grande encore.

e – « She said she had no quiet in her conscience, till she had done that » (Burnet, I, p. 185.)

En se relevant, Anne se trouva plus tranquille et s’apprêta à recevoir la communion. Avant de la prendre, elle déclara de nouveau être nette de la faute qu’on lui avait imputée. Le gouverneur était présent ; il ne manqua pas d’informer Cromwell de cette déclaration, faite comme en la présence de Dieu. Anne avait trouvé dans la mort de Christ une force nouvelle pour endurer la sienne ; elle soupirait après le moment qui mettrait fin à ses douleurs. Contre son attente on vint lui annoncer que l’exécution était renvoyée au lendemain. « Monsieur Kingston, dit-elle, j’apprends que je ne dois pas mourir cette après-midi ; j’en suis fort triste. Je pensais qu’à cette heure-là je ne serais plus et que ma peine serait passée. — Madame, répondit le gouverneur, vous ne sentirez pas de douleur ; le coup sera si léger, si prompt. — Oui, reprit Anne ; on m’assure que le bourreau est très habile ; » et portant la main sur sa nuque, elle ajouta en souriant : Et mon cou est mincef. » Kingston se retira.

f – « And then she said : I have a little neck. » (Burnet, I, p. 185.)

Pendant ce temps, les dévots adhérents de la primauté romaine étaient dans la joie, et laissaient voir les espérances que la mort d’Anne faisait naître dans leurs cœurs. Sire, vint-on dire au roi, les cierges qui entourent la tombe de la reine Catherine viennent tout à coup de s’allumer d’eux-mêmesg ! » On concluait de ce prodige que le catholicisme romain allait éclairer de nouveau l’Angleterre. Les prêtres s’empressèrent de réciter le Deo gratias, et même le bruit se répandit qu’on allait inaugurer cette nouvelle victoire remportée sur la Réformation, en pendant avec Anne un groupe d’hérétiquesh. Amis et ennemis ne séparaient pas dans leur esprit la cause d’Anne de celle du protestantisme, et plusieurs chrétiens évangéliques pensant que Anne une fois morte, il n’y aurait plus personne pour les protéger, s’apprêtèrent à quitter le royaume.

g – Msc. Vitellius, B. 14, p. 216. — Turner, II, p. 457.

h – « A group of the new heretics should be hung. » (Ibid.)

Cependant Henri désirait vivement avoir une parole d’Anne qui fût propre à le décharger, il envoya quelqu’un vers elle, avec mission de la sonder, de s’assurer si l’espoir d’échapper à la mort ne l’engagerait pas à le satisfaire. Anne répondit, et ce furent les derniers mots qu’elle fit adresser au roi : « Dites à Sa Majesté qu’en ce qui concerne mes devoirs à son égard, je n’ai rien à confesser, et assurez-le qu’il me serait impossible de cacher quelque chose à un prince qui m’a comblée de tant de faveurs. De simple fille, il m’a faite dame d’honneur ; de dame d’honneur, il m’a créée marquise ; de marquise, reine ; et maintenant, voyant qu’il n’est plus en son pouvoir de me donner une plus grande gloire sur la terre, il veut, par le martyre qu’il me prépare, faire de moi une bienheureuse dans le cieli. »

i – « Purposing to make her by martyrdom a saint in heaven. » (Strype, I, p. 437.)

Le gentilhomme alla porter ce noble adieu à son maître. Son geôlier même rendit témoignage à la paix, à la joie qui remplissaient le cœur d’Anne dans ces moments solennels. « Bien des hommes et des femmes ont été enfermés et exécutés à la Tour, écrivait Kingston à Cromwell, et je les ai toujours vus dans une grande tristesse ; mais je vois bien que cette dame trouve beaucoup de joie et de plaisir dans la mortj. »

j – But to my knowledge this lady has much joy and pleasure in death. » (Kingston, Letters, p. 461.)

Tout se préparait pour que le meurtre s’accomplît sans publicité et sans bruit. Kingston reçut ordre de faire sortir de la Tour les étrangers, et il s’empressa de le faire. Le 19 mai, vers onze heures du matin, les ducs de Suffolk et de Richmond, le lord chancelier, Cromwell, le lord-maire, les shérifs et les aldermen de Londres arrivèrent à la Tour et prirent place dans le préau. L’instrument du supplice avait été placé sur l’herbe. Le bourreau, que Henri avait fait venir de Calais, était là, avec ses armes et ses domestiques. Un canon, placé sur les murs du château, devait apprendre au roi et au peuple le moment de la fin. Un peu avant midi, Anne parut, vêtue de damas noir et entourée de quatre de ses dames d’honneur. Elle s’avança jusque devant le billot, sur lequel elle devait appuyer sa tête au moment de la décapitation. Son pas était ferme, son vidage calme ; tout annonçait en elle la plus complète résignation. Elle avait alors trente ans, et oncque n’avoit été vue si belle, dit le Français contemporain, alors à Londres. Ses yeux laissaient voir une douleur soumise ; un sourire aimable accompagna le regard qu’elle porta sur les personnages, spectateurs de cette tragique scènek. Mais au moment où les bourreaux firent les derniers préparatifs, son émotion fut si vive qu’elle faillit se trouver mal. Peu à peu elle reprit ses forces, et sa foi au Sauveur la remplit de liberté et de courage. Il importe de savoir quels étaient, dans ce dernier et solennel moment, ses sentiments à l’égard du roi. Elle avait fait demander à Marie de lui pardonner ses torts ; elle devait elle-même, si elle mourait chrétienne, pardonner à Henri ses fautes. Il fallait obéir au Sauveur, qui a dit : Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent. Elle avait tout pardonné ; mais elle devait le déclarer avant de mourir, et si elle était vraiment humble, elle devait le faire sans affectation. Elle prit la parole, et s’adressant à ceux qui avaient été ses sujets et qui l’entouraient alors, elle dit : « Bonnes gens, je ne viens point ici pour me justifier ; je remets ma justification entièrement à Christ, en qui repose toute ma confiance. Je ne veux accuser personne. Je sais que rien de ce que je pourrais dire pour ma défense ne vous regarde et ne saurait me conserver la vie. Je viens ici seulement pour mourir, ainsi que j’y suis condamnée. Je recommande mes juges aux compassions du Seigneur. Je prie Dieu (et je vous demande de faire de même) de garder votre bon roi et de faire qu’il règne longtemps sur vous, car il est un prince noble et miséricordieux, qui a toujours été pour moi un bon et gracieux souverain seigneur. Et maintenant, je prends congé du monde et de vous tous. Je désire de tout mon cœur que tous vous priiez pour moi. — O Seigneur ! aie pitié de moi ! — A Dieu je recommande mon âmel. »

kHistoire d’Anne Boleyn, par un contemporain.

l – Le discours d’Anne se trouve dans Hall, p. 819. — Burnet, I, 373. Turner, II, 455. — Wyatt, p. 214.

Telles furent les simples paroles par lesquelles Anne exprima les sentiments de paix dont son cœur était rempli à l’égard de son époux, au moment où il lui ôtait la vie. Si elle avait dit qu’elle lui pardonnait, elle aurait ainsi rappelé la faute du roi, et aurait paru réclamer le mérite de son généreux pardon. Elle n’en fit rien. Pendant une partie de leur union, Henri avait été pour elle un bon seigneur. Elle ne voulut rappeler que le bien, et ensevelit le mal dans l’oubli. Elle le fit, sans aucune pensée qui se rapportât à elle-même ; elle savait qu’avant que ses gracieuses paroles arrivassent aux oreilles du prince, le fer l’aurait déjà frappée, et il serait impossible à Henri d’arrêter le coup fatal.

Ce discours si chrétien ne pouvait que faire une profonde impression sur ceux qui l’entendaient. Quiconque regardait cette infortunée reine, éprouvait une tendre compassion et une vive douleurm. Plus son cœur devenait ferme, plus la fermeté s’évanouissait chez les spectateurs de cette tragique mort. Bientôt ils ne purent plus retenir les pleurs que la victime avait la force de réprimern. Une des dames de cette royale victime s’approcha d’elle pour lui bander les yeux, mais Anne s’y refusa, en disant qu’elle ne craignait pas la mort, et elle lui remit, en souvenir de ce moment, son petit livre manuscrit de prières, qu’elle avait pris avec elle.

mHistoire d’Anne Boleyn, par un contemporain.

nIbid.

Alors la reine baissa elle-même son collet blanc, ôta son chaperon, pour ne donner aucun empêchemento ; cette coiffure était alors en queue et descendait par derrière. Puis Anne se jeta à genoux et resta quelques moments muette et immobile, priant en son cœur. Elle se releva, s’approcha du billot fatal, y posa la tête : « O Christ ! je te recommande mon âme ! » s’écria-t-elle. Le bourreau, troublé par la douce expression de son regard, hésita quelques secondes, mais le courage lui revint ; Anne s’écria encore : « O Jésus, reçois mon esprit ! » Dans ce moment, le glaive du bourreau la frappa et sa tête tomba. Un cri s’échappa de la bouche des spectateurs, « comme s’ils eussent eux-mêmes reçu le coupp. » Ceci est à l’honneur des ennemis d’Anne, en sorte que nous pouvons bien croire à ce témoignage. Mais aussitôt un autre bruit se fit entendre : le canonnier, placé en sentinelle sur la muraille, avait suivi des yeux les diverses phases de cette scène, tenant à la main sa mèche allumée ; à peine la tête fut-elle tombée, qu’il fit feu, et le coup, retentissant au loin, porta à Henri la nouvelle du crime qui lui donnait Jeanne Seymour. Les dames de la reine Anne, quoique presque inanimées de douleurq, ne voulaient pourtant pas que la noble dépouille d’une maîtresse, qu’elles avaient tant aimée, fût touchée par des hommes inhumains ; elles s’approchèrent du corps, elles l’enveloppèrent d’une blanche couverture, et le portèrent, presque défaillantes, vers un coffre de bois d’orme, où il y avait eu des flèches, et qu’on avait tiré de l’arsenal. Cette vieille caisse d’armes était la dernière demeure choisie pour celle qui avait habité les plus splendides palais ; on ne lui avait pas même commandé un cercueil. Les dames y placèrent le corps et la tête d’Anne, « dont les yeux et les lèvres se mouvaient encore, » dit un document, comme si cette bouche eût répété les dernières paroles qu’elle avait proférées. On l’ensevelit aussitôt dans la chapelle de la Tourr.

oHistoire d’Anne Boleyn, par un contemporain. — Voir aussi le Mémoire de Constantyne, qui était présent (Archeologie, p 23), et la lettre d’un gentilhomme portugais cité par Lingard, vol. III, ch. 5.)

p – « Those about her seem to themselves to have received it upon their own necks. » (Wyatt, p. 449.)

qHistoire d’Anne Boleyn, par un contemporain.

rHistoire d’Anne Boleyn, par un contemporain. — Spelman, Hall, Burnett.

Ainsi mourut Anne Boleyn. Si la passion violente d’un prince et la bassesse de ses courtisans lui firent subir une première mort, la haine et la crédulité lui en ont fait subir une seconde. Mais une infâme calomnie, forgée par des êtres pervers, doit être hautement repoussée par les hommes de sens. Ce n’est pas en vain qu’Anne, au moment de sa mort, remit sa cause entre les mains de Dieu, et nous aimons à croire que les esprits éclairés, sans passion, sans préjugés, partout à cette heure, et même dans le catholicisme romain, se détournent avec dégoût des vils mensonges de courtisans haineux, et des fables crédules du papiste Sanders et de ses imitateurs.

Le matin de ce jour, Henri VIII s’était habillé en blanc, comme pour une fête, et avait ordonné une partie de chasse. Tout était en mouvement autour du palais, les chasseurs couraient, les chiens aboyaient, les cors sonnaient, les seigneurs arrivaient. La compagnie s’étant formée, se dirigea vers la forêt d’Epping, et la chasse commença. A midi, les chasseurs se réunirent pour le repos, sous un chêne, qui porte encore le nom de Chêne de Henri. Le roi était assis sous cet arbre ; sa suite et ses chiens l’entouraient ; il prêtait l’oreille et paraissait agité. Enfin un coup de canon retentit dans la forêt ; c’était le signal convenu ; la tête de la reine était tombée. — « Ah ! ah ! dit Henri en se levant, l’affaire est faite ! Lâchez les chiens, et recommençons la chasses. » Aussitôt les cors de chasse et les trompettes retentirent, et l’on mit les chiens et les chevaux en chasse. Ce malheureux prince, égaré par la passion, oubliait qu’il est un Dieu auquel il devrait rendre également compte du glaive de la tour et des fanfares de la forêt ; et par ces actes cruels, qui devaient soulever les cœurs, même de ses courtisans, il se flétrissait de sa propre main, de la marque des grands criminels. — Le roi et sa cour rentrèrent au palais avant la nuit.

s – Ah ! ah ! the business it done ; uncouple the dogs… » (Bibl. Annals, I. p. 476. — Tytler, Henry VIII, p. 383. — Nott, etc.)

Enfin Henri était libre. Il avait voulu Jeanne Seymour, et tout avait été inventé, adultère, inceste, pour briser les liens qui l’unissaient à la reine. Les preuves de la faute d’Anne manquant, les actes féroces du roi avaient dû en tenir lieu ; en voyant la cruauté de l’époux oserait-on mettre en doute la faute de l’épouse ? Henri était devenu inhumain pour ne pas paraître infidèle. Maintenant le but étant atteint, il ne lui restait plus qu’à jouir de son crime. L’impatience qu’il avait de satisfaire sa passion lui fit braver toutes les bienséances. La mort douloureuse de celle qu’il avait tant aimée, les paroles chrétiennes qu’elle avait prononcées, baisant pour ainsi dire la main cruelle qui la frappait, rien n’attendrit le cœur de cet homme, et le lendemain même, il épousa la jeune dame d’honneur. Il lui eût été difficile de dire d’une manière plus frappante : « Et voilà pourquoi Anne Boleyn n’est plus ! » Quand on vit à côté l’un de l’autre, le billot ensanglanté sur lequel Anne avait reçu le coup de mort, et l’autel brillant devant lequel Henri et Jeanne s’unissaient ; chacun comprit l’histoiret. Ce prince, à la fois voluptueux et cruel, aimait à réunir dans le même cadre, les objets les plus contraires, — le crime et les fêtes, — les noces et la mort, — la sensualité et la haine. Il se montrait le monarque le plus magnifique, le plus civilisé de l’Europe, mais aussi l’émule de ces rois barbares des peuplades sauvages, qui se plaisent à faire tomber par le glaive la tête de ceux qui ont été leurs favoris, et même les objets de l’amour le plus passionné. Il faut user d’appréciations très différentes pour juger le même personnage, quand on le considère tour à tour comme homme privé et comme homme public. Tudor, si coupable comme époux, comme père, comme ami, a fait, comme prince, du bien à l’Angleterre. Louis XIV, ainsi que Henri VIII, eut quelques traits d’un grand roi ; et sa vie morale ne valut certainement pas mieux que celle du Louis XIV de l’Angleterre. Il eut autant et même plus de maîtresses que le prédécesseur des Stuarts n’eut de femmes. Le seul avantage que le monarque français eut sur le monarque anglais, c’est qu’il put se débarrasser d’elles, sans leur couper la tête.

t – Hume, qui est certes un juge impartial, a raconté ces choses avec justesse, et mieux que des historiens plus modernes. — Voir Histoire d’Angleterre, maison de Tudor, ch. 8. — Voir aussi Burnet, Turner, etc.

La mort d’Anne Boleyn causa en Europe une grande sensation, comme auparavant celle de Fisher et de More. Son innocence, que Henri, dit-on, reconnut sur son lit de mortu, fut niée par les uns, proclamée par les autres ; mais tous les hommes de cœur exprimèrent un sentiment d’horreur en apprenant son supplice. Les princes et les théologiens protestants de l’Allemagne ne doutèrent point que cet acte cruel ne fût le gage de réconciliation offert au pape par Henri VIII, et ils renoncèrent à l’alliance qu’ils étaient sur le point de conclure avec l’Angleterre. « Enfin me voilà délivré de ce voyage, » dit en respirant Mélanchthon, que la mort d’Anne Boleyn, ajoutée à celle de Th. More, rendait toujours moins désireux de se trouver près du prince qui les avait frappés. « La reine, continuait-il, accusée bien plus que convaincue d’adultère, a subi la peine de mort, et cette catastrophe a amené de grands changements dans nos desseinsv. »

u – Thevet, Cosmographie universelle, p. 656. Cet auteur était un moine franciscain contemporain, et par conséquent un témoin impartial. — Méteren, Histoire des Pays-Bas, p. 21.— Burnet, III, p. 180. — Turner, II, p. 459.

v – « Posterior Regina, magis accusata quam convicta adulterii, ultimo supplicio affecta est ; magna conciliorum mutatio secuta est. » (Corp. Ref., III, p. 89.)

Plus tard ce fut au pape que les protestants attribuèrent surtout cette mort : « C’est de Rome que ce coup est parti, s’écrièrent-ils ; c’est dans Rome que se forgent toutes les ruses et les complots ! » Pétrarque lui-même appelait déjà cette citéw :

Un nid de trahisons, où l’ancien serpent prend
Le venin qu’aujourd’hui par le monde il répand.

Il y a là, je pense, un anachronisme. Les complots de la cour romaine contre Elisabeth, lui ont fait attribuer des desseins semblables envers la mère de cette reine protestante. Les amis de cette cour en Angleterre ne furent sans doute pas étrangers à ce forfait ; mais le grand coupable fut Henri VIII.

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