Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 4
La grande dispute publique sur les fondements de la foi évangélique

(Juin 1533)

9.4

Lutte du chef franciscain et du chef dominicain – Les thèses envoyées à Furbity – Caroli reconnaît la nécessité de la grâce – Caroli invite Furbity à la dispute – Caroli reste court quant à la messe – Il se remet et parle avec éloquence – Viret, Caroli, Farel – La victoire reste à la Réforme

Le dimanche, 30 mai, fête de Pentecôte, jour où les débats devaient s’ouvrir, arriva enfin. Il y avait un an que la Réformation avait fait son entrée publique dans Genève, elle allait y faire un nouveau pas, et celui-ci devait assurer son triomphe. Le jour de Pentecôte, si important pour l’établissement du christianisme, devait l’être aussi pour la Réformation. Le même Esprit, qui avait commencé l’Église, est aussi celui qui doit la renouveler quand elle est déchue. Amis et ennemis se rendaient, ce jour-là, au couvent de Rive, animés des plus vives et des plus diverses émotions. Rien n’avait été épargné pour que la dispute eût lieu avec solennité. « Un théâtre, » c’est-à-dire une estrade avait été dressée dans le grand auditoire. Les huit commissaires y prirent place, et un concours immense de Genevois et d’étrangers remplit le vaste emplacement. Une table avait été placée pour les combattants dans l’arène. Jacques Bernard parut le premier ; il était suivi de Farel, de Viret, de Froment ; mais les places destinées aux champions de l’Église romaine restaient inoccupées et l’on se demandait si Rome ferait défaut. Enfin deux ecclésiastiques s’avancèrent, l’un était Chapuis, prieur du couvent des Dominicains, le plus savant prêtre qui pour lors fût dans Genève ; l’autre était le docteur de la Sorbonne, Caroli.

Bernard prit le premier la parole. Il entendait prouver que dans l’Église romaine on ne cherchait pas en Christ la justification de ses péchés, et pour cela il mit en avant les règles de son ordre et montra comment les moines prétendaient être sauvés par leurs vaines pratiques, et s’abandonnaient à l’orgueil, l’avarice et même à de grandes impuretés. Il parlait avec connaissance de cause. Homme d’un cœur droit, vif, un peu violent même, il rejetait alors avec énergie les désordres auxquels il avait eu part. Debout dans le grand auditoire de son couvent, le gardien brisait ce qu’il avait adoré, et adorait ce qu’il avait brisé. Aussi le père confesseur de Sainte-Claire, qui était présent, s’écria-t-il : « Comme ce maudit Jacques Bernard despite (méprise) l’habit qu’il portait ! » Le dominicain Chapuis s’avança résolument, pour défendre les ordres monastiques, et rédargua sévèrement le gardien. Farel se leva pour appuyer Bernard, mais Chapuis qui craignait un tel adversaire, déclara qu’un autre que Bernard ne devait lui répondrev. Le lendemain Bernard et Chapuis, les deux chefs des deux grands couvents de Genève luttèrent de nouveau ; mais Chapuis reçut l’ordre de son provincial de quitter Genève immédiatement. Ceci contrariait fort les magistrats ; ils se rappelèrent Furbity et le zèle excessif qui l’avait fait mettre en prison ; ils ne doutaient pas qu’il ne saisît avec joie l’occasion de défendre la foi de Rome. Ayant appelé la femme du geôlier, ils la chargèrent de remettre les articles de la dispute au révérend père. Comme elle était bonne catholique romaine et dans de bons rapports avec Furbity, ils pensaient que celui-ci les recevrait plus volontiers de ses mains, que de celles de son mari, qui était un ardent réformé. La geôlière, âme timide, avait peur de tout le monde ; de son mari, auquel elle ne voulait pas déplaire en ne s’acquittant pas de cette mission, et du révérend père qu’elle craignait d’offenser en lui remettant des thèses hérétiques ; elles les lui envoya donc par un des valets. « Hélas ! s’écria Furbity, ma pauvre hôtesse elle-même cherche à me séduire !… » Et il jeta le papier hors de la prison. La geôlière le lui renvoya par sa petite fille ; mais celle-ci, fort mal accueillie, dut le rapporter à sa mère, qui effrayée de la chance qu’elle avait de déplaire aux seigneurs, glissa les thèses dans le cachot par une lucarne. Le révérend père voyant tomber à ses pieds le papier qu’il maudissait, le releva, le mit en pièces et le foula aux piedsw. Il fallait renoncer à le voir défendre la papauté.

v – « Nollet alium respondere quam Bernardum. » (Farellus Calvino, p. 77.) — Jeanne de Jussie, Commencement de l’hérésie dans Genève, p. 125. — Froment, Gestes de Genève, p. 139, 140.

w – Jeanne de Jossie, Commencement de l’hérésie dans Genève, p. 80.

La dispute recommença sans lui. Bernard et Farel, ayant Caroli pour antagoniste, montrèrent par les Écritures que Jésus-Christ seul sauve l’homme du péché. Caroli fut très faible, mais fit dire à ses partisans qu’il réservait ses meilleurs coups pour la fin, et mettrait alors en poudre ses adversaires. Il ne disait ni oui ni non. L’honnête Viret, indigné de ce manège, l’attaqua si habilement, qu’il le contraignit à se prononcer pour ou contre la vérité ; le sorbonniste se rangea du côté des réformateurs. « En vain, dit-il, l’homme ferait des efforts ; il ne peut sans la grâce de Christ ni commencer ce qui est bon, ni poursuivre, ni persévérerx. — Bien ! s’écria Farel, merci, docteur ! La gloire de Dieu et l’édification du peuple est tout ce que nous désirons. » Caroli se montra tout fier d’avoir si bien parlé.

x – « Frustra hominem conari sine gratia, nec ordiri, nec prosequi, nec perseverare posse. » (Farellus Calvino.)

Les réformateurs étaient de nouveau sans antagonistes, Caroli semblant être d’accord avec eux. Les magistrats en revinrent à l’idée de Furbity, et Caroli ayant été à Paris son maître en théologie, le conseil lui demanda d’inviter son ancien élève à venir défendre sa doctrine ou à désavouer comme lui ses erreurs. « Volontiers, » dit le vaniteux docteur. Après dîner les quatre syndics, le grand docteur de Paris, le Satan Guillaume Farel, dit la sœur Jeanne, Pierre Viret et plusieurs de leurs amis se rendirent à la prison. Le dominicain parut ; il était maigre, faible, débilité, et sa démarche chancelante. Aussi en voyant le docteur de la Sorbonne dans la compagnie de tous ces hérétiques, il tomba pâmé en terrey. On le releva, il reprit ses sens, et Caroli l’apostrophant lui dit d’un ton doctoral : « Eh quoi ! frère Guy, veux-tu mourir en ton obstination ? en ton hérésie ? Nous avons vécu dans l’erreur ; maintenant nous sommes parvenus à la vérité. Reconnais que tu t’es trompé, et te retournes à Dieu ? » Furbity, partagé entre son respect pour son ancien professeur et sa fidélité au pape, s’écria : « A Dieu ne plaise qu’avec mon maître j’aie querelle… Je veux mourir en la vérité telle que je l’ai apprise de vous. — Venez donc la maintenir, » lui dit-on. Mais Furbity y mit une condition étrange. Il demanda qu’on coupât la barbe de Farel. On sait que les dévots croyaient à l’existence d’un démon dans chaque poil du réformateur. « S’il faut que je dispute avec cet idiot, s’écria-t-il, que le logis de son maître, le diable, lui soit premièrement ôté, et que tout son poil soit raséz. » En vain travailla-t-on le docteur. Rien ne put l’ébranler. Point de barbe, ou point de dispute.

y – Jeanne de Jussie, Commencement de l’hérésie dans Genève, p. 80.

zIbid., p. 80, 81.

Les débats recommencèrent, et ce jour-là Caroli fut, des pieds à la tête, catholique-romain. Bernard soutenait que Christ est le seul médiateur ; Caroli maintenait que c’était Marie. La Vierge étant restée sur la terre, après la mort du Sauveur, a dit-il, la mère a naturellement succédé au Filsa. — Marie, héritière de son Fils ! s’écria Farel. Rejetons les questions folles ; fuyons ce labyrinthe de la chicane qu’on appelle théologie romaine ! » On convint que le lendemain, on disputerait sur la messe.

a – « Succedere matrem Filio. » (Farellus Calvino.)

Caroli, décidé à s’armer de toutes pièces pour défendre ce palladium de la papauté, passa une partie de la nuit à compulser des in-foliob, et à noter les raisons que l’on pourrait alléguer en faveur de ce sacrifice. Les Mysteria missæ d’Innocent III, la Summa theologiæ de Thomas d’Aquin, les Sentences de Bonaventure, étaient tour à tour feuilletés par lui. Le lendemain il commença à débiter les arguments qu’il avait en toute hâte recueillis. « Premièrement…, disait-il, secondement… » Mais il perdait le fil et restait court, répétant toujours les mêmes paroles. L’écolier oubliait sa leçon. Il ne restait plus, pour achever la comédie, que Farel se mît à lui souffler les arguments qui lui manquaient. « Ne voulez-vous pas dire ceci ?… cela ?… lui disait-il. — Oui, oui ! reprenait aussitôt le pauvre docteur, c’est justement ce que je voulais direc ! »

b – « Partem noctis impendit in annotandis rationibus quibus posset missa ferri. » (Farellus Calvino.)

c – « Hominem, memoria labentem, adjuvabamus, ut sua formaret argumenta. » (Ibid.)

Caroli, piqué de ce triomphe de Farel, fit un effort, et se remettant en selle, commença à chevaucher vaillamment. « Vraiment, disait Froment, qui l’entendait, il dispute à cette heure subtilement et de grande affection. » Les catholiques ravis, coururent, sans attendre la réponse du réformateur, vers les chanoines. « Le docteur de Paris, leur dirent-ils, dispute admirablement. » Les chanoines ordonnèrent qu’on lui portât de leur meilleur vin. Caroli était dans ce moment l’homme le plus heureux du monde, la papauté et la Réforme lui prodiguaient à la fois leurs faveurs.

Le lendemain l’auditoire fut plus nombreux qu’à l’ordinaire ; on avait beaucoup parlé de l’éloquence du docteur, et des catholiques arrivaient en foule. Des ennemis jurés de la Réformed se disaient l’un à l’autre : « Allons assister au triomphe des divins mystères de la papauté. » Il s’agissait en effet, ce jour-là, de défendre la transsubstantiation, le sacrifice de la messe, l’adoration du pain, le retranchement de la coupe, l’invocation des saints, l’usage d’une langue étrangère et autres rites et coutumes. Caroli, enflé de la belle position qu’il avait acquise, levait la tête et provoquait ses adversaires d’une voix éclatante : « Donnez-moi un homme, qui se montre homme, disait-il, et nous combattrons ensemble. » Alors parut pour lui répondre un jeune garçon. Le vieux docteur en voyant ce novice, si chétif de corpse, le méprisa, comme Goliath méprisa David. « Certes, dit-il, vous ne voulez pas me donner celui-ci pour l’un de vos pasteurs ! » Ce jeune homme était Pierre Viret, âgé alors de vingt-quatre ans, dont la santé était encore ébranlée par le poison, et qui avait la figure si pâle, l’air si faible, qu’il semblait devoir défaillir. « Hélas ! disait-il lui-même, je ne suis qu’un squelette recouvert de peau ! » Sa parole avait peu de coloris et d’élégance ; mais il avait une phrase logique, parfaitement claire, un discours vivement découpé, la touche d’un orateur, le tout accompagné d’une douceur et d’un attrait indicibles.

d – « Juratissimi hostes. » (Farellus Calvino.)

e – « Cum juvenem quem ut tironem Carolus reputat. » (Ibid.)

Les deux lutteurs en vinrent aux mains ; et Viret réfuta les assertions de Caroli si clairement, si justement, que tous les assistants lui donnèrent raisonf. Caroli ne sachant que dire, se mit à vociférer un long : « Bah, bah, bahg ! » En vain Viret mettait-il en avant des raisons solides, le docteur de la Sorbonne ne trouvait plus d’autre réponse que cette sotte interjection. « Qu’est-ce que j’entends ? s’écria Farel ; si nous répondions ainsi, le rouge nous monterait au visage ! » Caroli se tut et quelques catholiques commencèrent à se demander si les dogmes qu’ils avaient tenus pour sacrés ne seraient que des opinions d’hommesh.

f – « Cum Viretus tam aperte dissolveret omnia. » (Farellus Calvino.)

g – « Cœpit, insani more, vociferari longum ba, ba, ba. » (Ibid.)

h – « Humana et impia esse quæ divina sanctissimaque arbitrabantur. » (Ibid.)

Alors abandonnant ce sujet, le docteur se mit à défendre les formes de la papauté. — « Que le culte est plus auguste, dit-il, si l’on parle en latin ! Que les rites romains ont de majesté ! La tonsure des prêtres leur est une couronne ! — Christ, répondit Farel, veut que laissant les ombres, nous adorions le Père en esprit et en vérité ! Si l’on charge l’Église de rites, de signes, d’ornements, on la dépouille de la présence de Jésus-Christ. Si le roi Ézéchias brisa le serpent d’airain, que faut-il faire de toutes ces superstitions qui dépassent en scandale l’idolâtrie des Juifs ? »

C’était trop. L’évêque, informé de la marche de la dispute, lança d’Arbois, le 13 juin, pendant les débats mêmes, une sentence « défendant à gens de tous états d’être, dès cette heure, si osés et si hardis, que de parler et marchander avec les syndics, prêcheurs et citoyens de Genève, sous peine d’excommunication et de vingt-cinq livres d’amendei. »

i – Archives de Genève. Pièces historiques, n° 1125.

Ainsi l’évêque établissait un cordon sanitaire pour séquestrer Genève de la chrétienté ; mais ce fut précisément à dater de cette époque que l’obscure cité des Allobroges entra en contact avec le monde, et répandit partout la lumière qu’elle avait reçue. Tandis que la papauté cessait d’y rendre ses oracles et n’y avait plus à son service que des muets, la Parole de Dieu faisait entendre, par l’organe des réformateurs, une voix sonore et puissante. Tel fut le résultat de la dispute. Dans cette controverse, a dit un historien moderne, qui n’appartient pas à la Réforme, les catholiques furent vaincus par les réformésj. »

j – Mignet, Réforme à Genève, p. 66.

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