Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 14
Le peuple de Genève veut vivre selon l’Évangile

(Mars à Juin 1536)

9.14

La ville et la campagne sont évangélisées – Le conseil se fait évêque – L’État et l’Eglise – Difficultés – Un mois accordé aux prêtres – Furbity délivré – Les mœurs à Genève – Une raison de l’opposition aux ministres – Raisons de Farel pour demander la foi – Le peuple et non les chefs seulement – Dangers de l’appel à l’ensemble des citoyens – Le dimanche 21 mai – La grande question posée devant le peuple – Un boulevard contre le pape – L’inscription de la Réformation – Les Genevois fugitifs rentrent – Tolérance – Transformation – Pâques – Point de bons ministres – Où est l’élu de Dieu ?

Un peuple tout entier ne se convertit pas réellement à Dieu. Les religions païennes étaient identiques avec la nation ; mais l’Église chrétienne devait en être distincte. L’Église apostolique elle-même franchit bientôt les limites étroites de la tribu de Juda ; elle se fonda à Jérusalem en dehors du temple, du sanhédrin, des Juifs, et plus tard elle s’établit parmi tous les peuples, dans la liberté. Un prince ne peut décréter une religion par une ordonnance de cabinet ; un peuple ne peut la voter à la majorité des suffrages. Toutefois il y a quelque chose de grand à voir l’assemblée d’une nation déclarer sans contrainte vouloir prendre l’Évangile comme règle de sa foi et source de sa vie. C’est ce que Genève allait faire.

Les communes qui s’étendaient du pied du Jura jusqu’aux Alpes des Voirons et du Môle avaient reconnu les conseils de Genève comme leurs légitimes seigneurs, en réservant leurs coutumes et franchises. Mais selon les réformateurs, ce territoire n’eût été qu’un embarras, si une vie nouvelle n’était communiquée à ses habitants, et ne se répandait pas dans la nation tout entière. Le commerce, l’industrie, la liberté, les lettres font beaucoup pour la prospérité d’un peuple, mais ne peuvent être sa vie. Si la Parole de Dieu, si la lumière du monde ne l’éclaire, ce peuple déchoit tôt ou tard. Ces sentiments étaient assez répandus dans Genève pour que certain poète dît alors aux paroisses réunies, en vers peut-être peu élégants :

Vaut-il pas mieux dire à Dieu nos secrets,
Qu’à un grand tas d’idiots indiscrets ?
Vaut-il pas mieux au pauvre et au débile,
Donner babil, pain, vin, chandelle et huile,
Qu’aux marmots d’or, d’argent, pierre et bois
Rendre l’honneur défendu tant de foiso ?

o – L’auteur est inconnu, mais la pièce a été en la possession de Bonivard. — Voir Mémoires d’Archéologie, IV, p. 271.

« Messieurs, disait Farel au conseil, le 13 mars, il faut que la Parole de Dieu soit prêchée aux paroisses sujettes à cette ville. » Dix jours après, il fit de nouveau, sur ce sujet, à cette assemblée, une grande exhortation. Les gens pieux, les hommes politiques eux-mêmes l’appuyaient. Laisser dans Genève et ses campagnes des semences de papisme, était, selon eux, exposer l’État à de grands périls. Pour traverser les écueils et braver les orages qui menaçaient le frêle navire, il fallait dans tout l’équipage une cordiale entente. Quelques-uns même s’écriaient avec un peu trop d’énergie : « Si les uns vont à prêche et les autres à messe, la république s’en ira au diable. »

On se mit à l’œuvre. Les réformateurs prêchaient dans Genève ; d’autres ministres prêchaient dans la campagne ; des hérauts du conseil parcouraient les villages, et y faisaient des publications à son de trompe : « Plus de désobéissance ! disaient-ils, plus de mauvais jeux ! plus de blasphèmes ! » Toutefois le conseil ne voulait pas exercer de contrainte quant à la foi. Les habitants de Viuz et autres villages du mandement de Thiez en Faucigny ayant dit : « De grâce, laissez-nous notre façon de vivre quant à l’Église ! » on le leur accorda. Mais l’évêque, moins tolérant, excommunia ces pauvres gens parce que, quoique catholiques, ils reconnaissaient des magistrats hérétiques. Les syndics ne perdirent pas la tête, et très assurés de leur capacités épiscopales, ils écrivirent aux vicaires qu’ils déchargeaient leurs paroisses de cette excommunication, et les en absolvaient tout à fait ; ce qui rassura ces bons paysans. Cependant à l’approche de Pâques, il leur prit de grandes angoisses. « Hélas ! dirent-ils aux syndics, étant excommuniés, nous ne pouvons communier à Pâques ! — Nous vous tenons pour entièrement absous, » répondirent imperturbablement les magistrats réformés. Là-dessus ces braves gens firent leurs pâques avec grande tranquillité d’espritp.

p – Chron. msc. de Roset, liv. III, ch. 63 à 67. — Registres du Conseil.

Ce sont là des actes étranges. On a soutenu que l’Eglise, à mesure que la société politique devenait chrétienne, devait peu à peu se fondre dans l’État. On a prétendu qu’à l’époque de la Réformation, le christianisme avait achevé sa période ecclésiastique, et était entré dans la période politique. Enfin on a ajouté qu’organiser l’Église était un travail inutile, une pure dépense de temps, une impossibilité absolue, et que des presbytères et des synodes n’étaient que de misérables jeux d’enfantsq. Le fait que nous avons rapporté, l’absolution épiscopale émanant du conseil, était-il un premier pas dans cette absorption de l’Église par l’État, et serait-il vrai que la Réforme y mène ? Au contraire. En ranimant dans la conscience chrétienne l’idée du royaume de Dieu, en rappelant à la vie et à l’action les fidèles des congrégations évangéliques, le protestantisme a ressuscité l’Église dans la chrétienté. Genève devint, grâce à l’impulsion de Calvin, le lieu où elle se constitua de la manière la plus indépendante et la plus scripturaire. L’Église ne doit point se fondre dans l’État, et l’État ne doit point se fondre dans l’Église, en dépit des demandes des socialistes et des prêtres. Loin que l’État doive survivre à l’Église, l’État est passager, mais l’Église est immortelle.

q – Vergebene Arbeit, unnütze Zeitverschwendung, elendes Kinderspiel. » (Rothe, prof, à Heydelberg, Theologishe Ethik, III, p. 1017.) — Rothe, mort il y a peu de temps, est considéré comme un théologien éminent de l’Allemagne contemporaine.

Mais en vain le magistrat s’acquittait-il héroïquement de sa charge épiscopale, il avait bien de la peine à maintenir l’ordre. Les villages de Vandœuvre et de Céligny voulaient avoir chaque dimanche une messe et un prêche protestant. Les prêtres, partout, demandaient la conservation des rites romains. Le conseil sentit le besoin d’expliquer l’état des choses, et convoqua tous les ecclésiastiques et les procureurs des paroissesr. Le 3 avril 1536, on vit se ranger le parti romain d’un côté de la salle du conseil ; et de l’autre, maître Guillaume Farel, les autres ministres, et plusieurs réformés zéléss. Claude Savoye, premier syndic, s’éleva contre l’union du prêche et de la messe, demandée par quelques paroisses, et déclara que cette bigarrure n’était pas du goût du magistrat. Puis il dit aux prêtres : « Au lieu d’empêcher les peuples de vivre selon l’Évangile, embrassez le plutôt vous-mêmes, et laissez là votre messe. » Dom Claude de Puthex, chanoine de Satigny, s’avança et dit : « Si nos voisins du pays de Gex changent de façon de vivre, nous ferons comme eux. » Cette religion de voisinage semblait étrange aux réformés ; ces bonnes gens leur faisaient l’effet de moutons qui passent où d’autres moutons ont passé, et sautent la barrière dès que le premier d’entre eux l’a franchie. « Tournez bride, Messieurs, dit Farel, plutôt que de poursuivre votre course, » et il ajouta plusieurs « belles remontrances. — Accordez-nous un mois pour étudier l’Évangile, » répondirent les chanoines. Les prêtres s’étant retirés, le conseil demanda l’avis de Farel et de Bonivard. Celui-ci déclara qu’il fallait « éclairer les consciences et non les forcer. » Farel lui-même pensait qu’il ne fallait pas troubler les papistes dans leur dévotion, pour ne pas les aigrir contre la Parole ; mais qu’on devait les attirer à l’Evangile « avec une extrême douceur. » Il proposa que « les prêtres, pendant le mois demandé, s’adonnassent exclusivement à la recherche de la vérité. » Les ecclésiastiques étant rentrés, le premier syndic leur annonça qu’à l’unanimité on accordait leur demande. Le mois écoulé, tous ces ecclésiastiques avouèrent qu’ils ne pouvaient prouver par l’Évangile ni la messe, ni la confession auriculaire, ni autres ordonnances papales. Le frère de Guy Furbity, qui se trouvait dans l’assemblée, déclara que l’exhortation que Farel avait faite aux prêtres était « véritable, selon la sainte Écriture, selon Dieut. » Il est vrai que ce personnage avait quelques raisons de vouloir plaire aux Genevois.

r – Registres du Conseil des 10, 13, 24 et 31 mars 1536. — Msc. de Roset, liv. III, ch. 63.

s – Registres du Conseil du 3 avril 1536.

t – Registres du Conseil du 3 avril 1536. — Msc. de Roset, liv. III, ch. 63.

En effet, il restait un acte à faire. On avait délivré le protestant Bonivard, on résolut de délivrer aussi le catholique-romain Furbity, réclamé par son frère Guillaume ; Guy sortit de prison le 6 avril. Il avait été condamné, on s’en souvient, à prouver ses doctrines, ou à rétracter ses injures. Là-dessus il avait demandé des livres, et le conseil lui avait donné une Bible. — « Une Bible, avait-il dit, vraiment on se moque de moi. Comment veut-on que je prouve ma doctrine avec l’aide d’une Bible ? Je n’en viendrai pas à bout dans un an. » Il lui fallait les Sentences de Pierre Lombard, les Sermons de Thomas d’Aqain, etc… et on lui donnait une Bible ! « Magnifiques seigneurs, dit-il le 6 avril, je vous demande pardon ; j’ai dit des choses qui vous ont déplu ; j’ai eu tort. Je ne savais pas comment les choses étaient. Dorénavant je tâcherai de mieux vivre, et de prêcher la vérité mieux que je ne l’ai fait jusqu’à présent. » Le conseil le fit mettre immédiatement en libertéu.

u – Registres du Conseil du 6 avril 1536.

Farel était plus actif que jamais. Il s’occupait de la ville, des villages, des catholiques romains, des réformés, il avait surtout à cœur tout ce qui pouvait élever l’état moral et religieux de la communauté. On a exagéré l’anarchie et la corruption qui régnaient à Genève avant l’arrivée de Calvin ; le langage énergique du seizième siècle, interprété par les esprits délicats du nôtre, a peut-être contribué à cette méprise. Sans doute il y avait dans cette ville, avant la Réformation, une grande corruption parmi le clergé et surtout parmi les moines. Sans doute, cette dissolution avait atteint, dans la bourgeoisie, des individus et même des familles. Mais un trait avait distingué ce peuple, et surtout les conseils, pendant les luttes de l’émancipation politique, savoir l’union intime de la liberté avec la légalité, c’est-à-dire avec l’ordre. On vit même alors les Genevois toujours prêts aux plus grands sacrifices, à celui de leurs biens, de leurs aises, de leurs maisons, de leurs vies, plutôt que de perdre leur indépendance ; or, ce ne sont pas là les mœurs d’un peuple épicurien. L’admiration pour la période de la Réforme ne doit pas rendre injuste envers celle de l’émancipation politique. Il est vrai que les réformateurs, et surtout Calvin, eurent un rude travail avec cette population énergique et remuante, et que ces luttes provinrent souvent du manque de foi et de moralité que ces hommes rigides remarquaient dans tels ou tels citoyens. Mais ces luttes furent aggravées par l’intervention de l’État, à laquelle les ministres n’étaient pas étrangers, et par les punitions temporelles infligées à ceux qui enfreignaient la discipline religieuse. Nul, peut-être, dans le seizième siècle, ne comprit mieux que Calvin la distinction entre le spirituel et le temporel ; et pourtant ni lui, ni Farel, ne la comprirent et surtout ne la réalisèrent dans toute son étendue. « S’il y en avait de si insolents et abandonnés à toute perversité, disait Farel aux syndics, qu’ils ne fissent que rire d’être excommuniés, ce serait à vous à regarder si vous aurez à laisser impuni un tel contemnementv. » Les fiers républicains, qui avaient tout sacrifié pour briser le despotisme de l’évêque et du duc, furent irrités quant ils virent un autre joug leur être imposé dans les choses religieuses. Ils avaient le sentiment vrai que leur conscience devait être libre, et si l’on avait cherché à les convaincre, et non à les contraindre, on eût mieux atteint le but qu’on se proposait. Dès longtemps Rome avait oublié que les armes de la guerre évangélique ne sont pas charnelles. Malheureusement les magistrats et les réformateurs l’oublièrent aussi quelquefois. Ce fut une erreur et cette erreur fit commettre bien des fautes.

v – Mémoire du 16 janvier 1537.

Toutefois la discipline ne fut pas le caractère essentiel des Farel, des Calvin et de leurs amis ; ils furent avant tout des hommes de foi, et d’une foi vivante. La foi était à leurs yeux la chose nécessaire, le bien par excellence. Ils voulaient que l’homme fût saint et fit de bonnes œuvres, mais pour cela il devait croire à l’amour que Dieu lui a témoigné en Christ. La foi, selon les réformateurs, est le principe puissant de la morale. Si l’homme a la foi, il est enfant de Dieu ; s’il ne l’a pas, il est sous le pouvoir du mal. De plus, Farel ne voulait pas d’une réforme purement négative, qui consistât simplement à rejeter le pape ; il la voulait positive, et pour cela il fallait que les réformés crussent en Jésus-Christ. Enfin Farel voyait de la désunion, des disputes dans Genève. La communauté, l’Église nouvelle pour être puissante, ne devait pas, selon lui, être composée de membres épars, peut-être opposés les uns aux autres ; il fallait qu’elle formât un seul corps, et qu’elle glorifiât Dieu d’une seule voix et d’un seul cœur. Il désirait donc qu’il se fît dans Genève une profession publique de foi à l’Évangile.

C’était à l’assemblée de tous les citoyens qu’appartenait la souveraineté dans les choses de l’État ; on crut qu’à plus forte raison c’était à ce peuple réuni selon les anciennes coutumes, qu’il appartenait de proclamer la doctrine évangélique. Le vendredi 19 mai, Farel, accompagné d’Antoine Saunier, son ancien compagnon de voyage aux Vallées, et du pasteur Henri de la Mare, se présenta donc au conseil. « Très honorés seigneurs, dit-il, il est d’une haute importance que tout ce peuple vive dans une étroite union. Pour écarter les riotes, les moqueries, les reproches, les dissensions, que la façon chagrine, dont notre nation est entachée, peut faire naître chaque jour, il faut nous appliquer à la douceur ; mais de plus, il faut manifester notre accord. Puisqu’il y a une seule vérité de Dieu, il faut que tout le peuple déclare son intention de s’y attacher d’un même cœur. » Le conseil approuva cette proposition et décida d’assembler le conseil général pour cette confession de la foi, le dimanche 21 mai. A Augsbourg, c’étaient les princes et les docteurs qui avaient confessé la doctrine ; à Genève, ce devait être tout le peuplew. Cette différence entre les deux réformes est naturelle. La démocratie siégeait à Genève, et elle était rendue encore plus chère à ses citoyens par la conviction qu’ils avaient que si les libertés des peuples avaient été abolies, c’était la papauté qui l’avait fait. Calvin l’a plus d’une fois répété. On a dit que les communes du moyen âge sont sorties d’un sillon et d’une boutiquex. Ce fut de la boutique que vint surtout celle de Genève. Les Bourguignons qui s’y établirent, étaient gens de métier, et changèrent volontiers leurs armes contre des outils. Quelques-uns des héros de Genève, dont le dévouement rappelle les temps antiques, sortirent de la boutique ou de l’atelier. Cependant un appel au peuple était une action hardie, car il se trouvait encore parmi les citoyens, et même dans le conseil, des adversaires prononcés de la Réforme, et quelques-uns d’eux étaient au nombre des hommes les plus éminents. Cet appel ne susciterait-il pas des oppositions qui renverseraient tout ce qui avait été fait ? La position des catholiques romains était des plus graves. On leur demandait l’adhésion à l’Évangile. Diront-ils oui ? leur conscience le leur défendait. Diront-ils non ? ils troubleraient ainsi l’unanimité, la concorde, si nécessaires alors à leur peuple. Pierre Lullin, presque septuagénaire, oncle du fier huguenot Jean Lullin, était un des catholiques les plus fervents de Genève. Ne pouvant se passer de la messe, il avait demandé en septembre 1535, de la faire célébrer par un prêtre dans une chapelle de Saint-Gervais, qui était sa propriété. Un autre notable, le syndic Balard, avait cessé, il est vrai, d’être partisan de l’évêque, mais il s’était réfugié dans un catholicisme plus spirituel que celui de Lullin, et pourtant tout aussi prononcé. Selon lui, l’Esprit-Saint gouvernait l’Église romaine ; cette Église communiquait cet Esprit à ses membres, et leur imposait l’obligation de retrouver ses dogmes dans l’Écriture. Lullin et Balard, d’autres encore, eurent alors ensemble de fréquentes conférences Ce n’était pas seulement les catholiques sincères que l’on avait à craindre, des Genevois peu croyants leur donnaient la main, et criaient contre la Réformation, surtout à cause de sa rigueur morale. Les réformateurs n’étaient même pas sans crainte, à l’égard de plusieurs de ceux qui marchaient alors avec eux. Il y avait des hommes qui entendaient les prêcheurs, mais qui en restaient là. Ils brûlaient des idoles, mais ils ne réformaient pas leur vie. « Pour que la foi soit en sauveté, il faut que la conscience la gouverne, disaient les théologiens, si non il y a danger que la foi ne soit enfondrée, et que le navire ne soit englouti en une mer pleine de tourments ! » Allait-on voir se renouveler ces tumultes qui avaient tant de fois troublé les conseils générauxy ?

w – Registres du Conseil du 19 mai.

x – M. Guizot.

y – Registres du Conseil des 24 juillet, 15 août, 17 septembre 1536.— Dernier Discours et Œuvres de Calvin.

Enfin le dimanche 21 mai, ce jour à la fois tant désiré et tant redouté, arriva. Les cloches sonnaient ; la Clémence jetait au vent ces paroles inscrites sur son airain : « J’appelle le peuple. Jésus, Sauveur des hommes, Fils de Marie, salut du monde ! sois-nous propice et clément ! » Les bons citoyens se disaient en se rendant à l’appel, que ce jour mettrait fin à d’innombrables combats, et que la cité si longtemps déchirée par des ronces et des chardons, allait maintenant être couverte par la main de Dieu, de fleurs et de lauriers. L’émotion semblait générale. On voyait dans l’église, outre l’ensemble du peuple, les ambassadeurs de Berne, et parmi eux, le chef de l’armée libératrice, Nægueli. Un des plus héroïques Genevois et des chrétiens les plus sincères, l’intrépide Claude Savoye présidait l’assemblée. Il prit la parole ; il rappela la fuite de l’évêque, l’arrivée de l’Évangile dans Genève, la délivrance magnifique accordée à cette cité ; puis il ajouta d’une voix qui retentit dans toute la nef : « Citoyens, voulez-vous tous vivre selon l’Évangile et la Parole de Dieu, telle qu’elle nous est prêchée chaque jour ? Déclarez-vous ne plus vouloir ni messes, ni images, ni idoles, ni autres abus papaux, quels qu’ils soient ?… Si quelqu’un sait et veut dire quelque chose contre la doctrine qui nous est prêchée, qu’il le fasse ! » Il y eut alors un grand silence ; on était dans l’attente ; on se demandait si quelque voix, amie de Rome ou du plaisir, n’allait pas protester contre la Réforme ? Le vieux et dévot Pierre Lullin, le catholique spirituel Jean Balard, le léger Jean Philippe, l’épiscopal Malbuisson, Richardet, Ramel, de la Rive et d’autres, connus par leur attachement à Rome, vont sans doute répondre à l’appel du premier syndic. L’heure sonne ; Genève va décider de son avenir. S’il est vrai que le pape soit le vicaire de Christ, et comme Dieu sur la terre… qu’on le dise ! — Maintenant ou jamais. — On attendait… on attendait encore ; mais pas une parole n’interrompait le silence solennel du peuple. Nul ne s’opposait. Le fait fut dûment constaté. Alors d’autres accents que ceux que l’on avait prévus retentirent sous les voûtes de la cathédrale. Était-ce la voix du pieux syndic Levet ou celle de l’un des Deux-Cents, ou une autre sortant du milieu de l’assemblée ?… Les registres du conseil ne nous l’apprennent pas. Cette voix, parlant au nom de la nation réunie, s’éleva et dit : « Tous, unanimement, avec l’aide de Dieu, nous voulons vivre en cette sainte loi évangélique et selon la Parole de Dieu, telle qu’elle nous est annoncée. Nous voulons délaisser toutes messes, images, idoles, autres cérémonies et abusions papales, et vivre unis les uns avec les autres, en obéissance de justice. » Ces paroles étant achevées, tout le peuple leva les mains en l’air, et prononçant un serment unanime, s’écria : « Nous le jurons à Dieu… Nous le ferons avec l’aide de Dieu… Oui, nous le feronsz ! »

z – Registres du Conseil du 21 mai 1536. — Msc. de Roset, liv. III, ch. 68.

L’assemblée se sépara et les citoyens se retirèrent en se disant qu’aux tyrannies innumérables de Pharaon (le duc), aux ténèbres des enchanteurs (les prêtres), succédaient la douce lumière de Jésus-Christ et le souffle vivifiant de la liberté. Ceux mêmes des huguenots qui avaient cherché avant tout l’affranchissement politique, ne firent point entendre de voix discordantes. Ils comprenaient que si ce petit peuple restait catholique, il perdrait son indépendance, et deviendrait infailliblement Savoyard. Mais d’autres avaient des vues plus élevées. Genève leur apparaissait comme la forteresse que Dieu avait bâtie pour sauver l’Évangile. « Dieu, disait le plus ancien des réformateurs genevois, Froment, Dieu a élu ce pays fort, et de difficile entrée, pour en faire un boulevard contre le pape et les siens. C’est en ces rudes contrées, entourées au midi des montagnes savoisiennes et de leurs glaces éternelles ; au nord des gorges difficiles du Jura ; au levant des étroits passages du Saint-Bernard, du Saint-Plona, où nos amis les Valaisans avec une dizaine d’hommes peuvent arrêter toute une armée ; c’est en ce coin béni de la terre, que Dieu a planté son Évangile, entourant sa Parole de ces forteresses gigantesques, afin que l’ennemi ne pût ni l’atteindre ni l’étouffer. » Les citoyens couvraient la place publique, les ministres montaient en chaire. « Un puissant capitaine nous a conduits, disaient-ils, ayons en lui seul notre fiance. Il a plus de pouvoir que tous les rois de la terre, et seul il nous a préservés contre tous nos ennemis. Ce capitaine, c’est Jésus-Christ, notre Sauveur, notre Rédempteur et notre haute forteresseb. »

a – Orthographe de Froment.

b – Froment, Gestes de Genève, p. 166 à 168, 224.

Farel et plusieurs Genevois demandaient quelque monument qui rappelât à jamais la grande délivrance. Josué, après avoir passé le Jourdain, n’avait-il pas dressé douze pierres ? On grava donc sur pierre et sur acier, en lettres d’or, une inscription latine composée par Farel. Le conseil et le peuple la placèrent sur l’une des principales portes de la cité, puis sur celle de l’hôtel de ville, et dès lors chacun put lire ce témoignage d’une ville reconnaissante :

la tyrannie de l’antichrist romain
ayant été abattue
et ses supersitions abolies
en l’an 1535
la très-sainte religion de Christ
ayant été rétablie
dans sa vérité et sa pureté,
et l’église remise en bon ordre
par une faveur signalée de Dieu ; les ennemis ayant été repoussés
et mis en fuite,
et la ville elle-même, par un insigne miracle, rendue à sa liberté ;
le sénat et le peuple de Genève ont érigé
et fait placer ce monument
en ce lieu
comme un perpétuel mémorial
pour attester aux ages futurs
leur reconnaissance envers Dieu
c.

c – « Anno 1535 profligata Rom. Antichristi tyrannide, abrogatisque ejus superstitionibus, etc. » (Msc. de Roset, liv. III, ch. 62.)

Cependant les Genevois qui avaient quitté la ville pour embrasser le parti de l’évêque et du duc et combattre la Réformation, étaient frappés de l’étonnante délivrance accordée à Genève. Ils se rapprochèrent ; plusieurs d’entre eux demandèrent à rentrer dans leur patrie. Genève évangélique vit avec joie ces enfants prodigues, heurter de nouveau à la porte de la maison paternelle, et les accueillit moyennant l’engagement d’obéir aux lois et de contribuer aux impôts d’une manière proportionnée à leurs moyens. Il fut pourtant défendu à quelques-uns de porter ni épée ni couteau, si ce n’est pour couper du pain. « Mettons fin à toutes haines et désordres, disaient les citoyens, et entretenons tous ensemble bonne amitié. » Les prêtres et les moines qui avaient embrassé la Réformation furent dédommagés des revenus dont ils se trouvaient privés. L’État voulant témoigner à Bonivard sa reconnaissance, paya ses dettes, lui donna la bourgeoisie, la maison du vicaire épiscopal, la charge de membre des Deux Cents et une pension de deux cent cinquante écus d’or. L’ancien prieur de Saint-Victor substituant l’union chrétienne à la vie déshonnête des moines, se mariad.

d – Registres du Conseil des 11 avril, 2, 20, 21 juin 1536, 29 janvier 1537. — Msc. de Roset, liv. III, ch. 68.

Genève évangélique donnait l’exemple d’un grand support ; on y montrait envers tous de la patience, de la douceur. Les Genevois lisaient dans l’Écriture : « La charité endure tout, elle croit tout, elle espère tout, elle supporte tout ; » et ils agissaient dans cet esprit. « Je ne puis aller au prêche, très honorés seigneurs, disait le timide Malbuisson, parce que je suis goutteux. » Cette raison ne pouvait être accueillie que par un sourire, car la goutte n’empêchait pas Malbuisson de venir au conseil ; mais nul ne voulait le contraindre. Si même les plus zélés cherchaient à amener les récalcitrants à l’Évangile, ils n’insistaient pas. On voulait mener Balard au sermon, et il n’y allait pas ; on voulait qu’il sortît de la ville, et il y restait ; on voulait fermer sa boutique (il était grand marchand de fer), et à peine son magasin était-il fermé, qu’il le rouvraite. Il resta membre du conseil et en remplit les fonctions. Girardet de la Rive porta son enfant à une lieue de la ville pour le faire baptiser par un prêtre ; et pourtant, il fut de nouveau syndic en 1539, en 1543 ; et en 1547, du temps de Calvin, l’un des six rédacteurs des ordonnances de justice. Ces terribles huguenots étaient bons enfants au fond. Ils voulaient laisser le temps à leurs concitoyens de comparer la vie ancienne à la vie nouvelle, la doctrine de la Bible à celle du pape. Les catholiques romains chômaient les jours de fête de l’Église romaine ; voyaient les prêtres en secret ; mais peu à peu leurs convictions se modifièrent. La contrainte n’étant pas employée au dehors, la vérité agissait d’autant plus au dedans. Ces hommes honnêtes lisaient l’Écriture sainte, et l’Écriture répandant la lumière dans leurs esprits, les approchait chaque jour davantage de la vérité. A la fin ces bonnes gens allèrent au prêche comme les autres. Le seizième siècle à Genève était plus libéral qu’on le dit de nos joursf.

e – Mémoires de la Soc. d’Archéologie de Genève, vol. X, p. lxvii.

f – Mémoires de la Soc. d’Archéologie de Genève, vol. X, p. lxvii. — Registres du Conseil du 4 septembre 1536. — La Réforme à Genève, par l’abbé Magnin, p. 233.

Quelle transformation que celle de cette ville ! Les Genevois, ces vieux lutteurs, déposaient leurs armes aux pieds du Prince de la paix. Cette cité tumultueuse, sans cesse exposée aux brigandages des chevaliers, aux attaques nocturnes du Savoyard, aux dissensions intérieures, était transformée en un foyer civilisateur. « Profitons maintenant de notre liberté, disait Bonivard. Donnons-nous de bonnes lois et un bon gouvernement, car selon la sentence de l’empereur Marc Aurèle, — empires et grandes seigneuries sont acquis par preux et vaillants capitaines ; mais ils sont entretenus par justes juges. — Vous devez à Dieu deux grâces, Messieurs de Genève, l’une que votre chose publique a enfanté la liberté ; l’autre qu’au sortir du ventre de sa mère, elle a trouvé des nourrices prêtes à lui donner un aliment tel, que votre république, si vous en profitez, sera sinon d’immortelle, ce qui est impossible, au moins de longue et verdoyante durée. » Genève, en effet, devint à la fois ville libre, ville lettrée, et ville évangéliqueg.

g – Froment, Gestes de Genève, p. 239. — Bonivard, Mémoire d’Archéologie, IV, p. 285 à 289.

Le jour de Pâques 1536 fut un des grands jours de la rénovation de ce petit peuple. Farel, placé à l’humble table qui avait remplacé de pompeux autels, rompit le pain, bénit la coupe, tandis qu’une foule calme mais solennelle s’approchait des symboles du corps et du sang du Sauveur. « Oh ! dit-il, quelle Cène nous avons eue ! et que le Seigneur nous a fait de grandes chosesh ! »

h – Farelli Epp.

Toutefois il en désirait de plus grandes encore. « Je demande à Celui qui a augmenté ce petit troupeau au delà de toutes nos espérances, qu’il l’accroisse encore davantage en augmentant la foii. » Mais le réformateur était alors presque seul à Genève. Froment avait été appelé à Aigle, et Viret s’était rendu à Neuchâtel. Farel succombait à la peine et demandait à grands cris du secours. Il fallait, selon lui, aux Genevois, un homme nouveau, un autre que lui. Son incessante énergie, sa manière un peu rude, les victoires même qu’il avait remportées, avaient inspiré aux esprits peu religieux, des préventions qui pouvaient nuire à la cause de l’Évangile. Farel était plutôt de ceux qui fondent les sociétés que de ceux qui les organisent ; il le sentait, et désirait remettre à d’autres mains dans Genève l’établissement définitif de l’Église, pour se rendre dans des lieux nouveaux, où il pût accomplir de nouvelles conquêtes. Il ressemblait à de nobles coursiers, qui hennissent après les combats.

iIbid.

Où trouver l’homme de Dieu qui devait achever l’œuvre ? On cherchait partout des ministres, mais inutilement. La Réforme était exposée à périr, non pas faute d’ouvrage, mais faute d’ouvriers. « Hélas ! s’écriait Farel, où faut-il prendre tous les prédicateurs dont nous avons besoin ? — C’est ce que j’ignore complètementj. » — D’anciens prêtres, d’anciens moines se présentaient, il est vrai, fréquemment ; mais quels ouvriers que ceux-là ! Un jour c’était un imbécile, sans aucune capacité ; un autre c’était un lâche, qui ne se souciait nullement d’entreprendre une tâche pleine de dangers ; celui-ci était immoral ; celui-là rempli de lui-même ; l’un était tout mondain et l’autre tout monacal. Farel était désolé. Vous me parlez de Denis, disait-il, mais Denis est moine de la tête aux piedsk. » Le réformateur avait autant de peine à écarter ces prétendus collaborateurs qu’à combattre des ennemis acharnés. « Donnez-vous garde de la tonsure, disait-il à ses amis, — de la tonsure et des tonsurésl. — Il nous faut, disait-il, non point de ces fleureteursm des Écritures, qui les tournent à tous vents, comme font les banderoles plantées sur les tours ; point de ces flatteurs de princes et de magistrats, qui veulent leur agréer, à cause de leur ventre, ou par crainte d’être chassés ; point de ces moines dissolus, qui ne cherchent qu’à plaire à Monsieur et à Madame. Non, non, point de ces mercenaires, car il serait à craindre, si nous les prenions pour conduire les troupeaux, que nous ne nous engagions dans un labyrinthe plus inextricable que celui par le quel nous avons passé. »

j – « Jubeor evocare undique ministros. Sed unde ? Plane ignoro. » (Farelli Epp.)

k – « Dyonisius totus monachus. » (Farelli Epp.)

l – « Rasis sedulo curabis. » (Ibid.)

m – « Qui effleurent. » (Froment, Gestes de Genève, p. 237.)

Il fallait alors non seulement à Genève, mais à l’Europe occidentale « un bon pasteur craignant Dieu, » comme parlait Farel ; un docteur qui exposât avec science les enseignements des saintes Écritures ; un évangéliste, qui par une parole pleine de vie, convertît les âmes à Jésus-Christ ; un champion qui combattît courageusement les docteurs de Rome, et les amenât captifs à la vérité ; un esprit administrateur qui sût établir l’ordre dans les Églises de Dieu. La terre avait tremblé ; d’anciennes constructions avaient été renversées. Il s’agissait d’élever à leur place un édifice plus conforme au plan primitif, — où il y eût plus d’air, plus de lumière, plus de chaleur. — Où trouver l’homme qui, doué de la sagesse de Dieu, comme Salomon, lui élèverait un temple qui manifestât sa gloire ? On regardait de côté et d’autre ; on cherchait avec persévérance, mais inutilement. Et pourtant l’homme que Dieu avait élu ne devait pas tarder à paraître.

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