Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 15
Calvin à Ferrare

(Hiver et Printemps 1536)

9.15

Deux Français arrivent à Ferrare – Renée les reçoit avec joie – Conversation de Renée et de Calvin – Ne décliner ni de çà, ni de là – Longs rapports de Renée et de Calvin – La comtesse de Marennes – Réunions dans la chapelle de la cour – Auditeurs de Calvin – Anne de Beauregard – Soubise – Son zèle – Bevilacqua, le Titien – La Parole étouffée par le monde – Maître François – Calvin communique au chapelain l’Institution – La messe – Hélène – Agitation du chapelain – Calvin à la duchesse sur le chapelain – Calvin justifie l’Allemagne – Calvin écrit à Duchemin – Se dépêtrer de l’Egypte – Roussel devient évêque – Calvin lui écrit – Appel de Calvin à Roussel – Ce qu’il montre dans ces lettres – Influence en Italie – Danger

Il y avait en Italie, nous l’avons dit ailleursa, une ville où florissait l’amour des lettres et où l’Évangile trouvait un ferme appui ; c’était Ferrare. Son université, son archevêché, sa cathédrale, le château des anciens ducs, le palais d’Este l’embellissaient ; mais son plus bel ornement était Renée de France. Cette princesse, fille du roi Louis XII, épouse du duc d’Este, distinguée par la beauté de son esprit et sa connaissance des lettres, l’était aussi par l’amour de la sainteté qui brillait en elle, comme une flamme divine, selon le témoignage de l’un des hommes de lettres chrétiens de l’Italieb. Aussi se tournait-elle depuis quelque temps vers la science céleste et les études théologiques. Elle avait attiré successivement à Ferrare les chrétiens les plus éminents de l’Italie, Curione, Ochino, Flaminio, Pierre Martyr. Deux jeunes Français y arrivaient à leur tour quelque temps avant les événements que nous venons de raconter. On appelait l’un Charles d’Espeville, et l’autre Louis de Haulmont. Ils ne tardèrent pas à se faire annoncer à la duchesse qui les attendait, et Renée, dont le cœur était resté français, fut heureuse de posséder dans son palais deux compatriotes aussi distingués. Elle savait qu’ils avaient quitté la France à cause de cet Évangile de Christ, qu’elle avait elle-même appris à aimer dans la société de sa cousine bien-aimée, Marguerite d’Angoulême, sœur du roi. Elle les établit dans le palais del Magistrato, situé sur la place du Dôme et attenant au châteauc.

a – Voir volume IV, 7.18.

b – « Sic versari in studiis nostris, ut excellat… Sed ob magnitudinem ingenii et studium sanctitatis quæ in ista semper veluti divinum aliquid eluxit, retulit se ad cœlestes artes et ad disciplinas theologicas. » (Paleario, Ep. IV, 4.)

c – A. Frizzi, Guida per la citta di Ferrara, p. 43. — Bonnet, Calvin à la cité d’Aoste.

Louis de Haulmont était un jeune homme aimable, pieux, mais craintif, indécis encore quant à la voie qu’il avait à prendre, et travaillé par de grandes angoisses. Son compagnon, Charles d’Espeville, d’une plus humble apparence, avait des yeux vifs et perçants, un air grave et ferme, et tout révélait en lui une âme d’une autre trempe que celle de son ami. Le vrai nom de Haulmont était Louis du Tillet ; il était chanoine et archidiacre d’Angoulême ; Charles d’Espeville n’était autre que Jean Calvin. Ces deux jeunes Français, venant faire un séjour dans l’État d’un prince, vassal du pape, avaient dû, dit Muratori, se présenter sous un nom supposé et un costume différent de celui qu’ils portaient d’ordinaired.

d – « Sotto abito finto. » (Muratori, Annali d’Italia, XIV, p. 305.)

Renée dont le cœur compatissant avait été si souvent ému par le récit des affreux supplices et de la foi victorieuse qui animait les hommes évangéliques, ne pouvait voir un de ceux qui avaient échappé aux prisons et aux échafauds, sans éprouver à son égard les sentiments d’une mère et d’une sœur. « Elle fut frappée du bel esprit de Calvin, » nous dit un écrivain catholiquee, et de la perfection avec laquelle il parlait et écrivait la langue française. Elle présenta ses deux compatriotes au duc, comme des hommes de lettres qui venaient visiter la brillante Italie ; c’était un meilleur titre à la faveur du petit-fils du pape Alexandre VI, que ne l’eût été la qualité de réformateur.

e – Varillas.



Renée de France

Ferrare offrait à Calvin bien des sujets d’intérêt. Le duc d’Este aimait à jouer le Médicis. Bernardo Tasso, poète qui ne manquait pas d’imagination, était secrétaire de la duchesse, et son fils, l’illustre auteur de la Jérusalem délivrée, devait remplir bientôt la cour de Ferrare de son génie, de ses tristesses, de son désespoir, de sa folie, causés par sa passion malheureuse pour la belle Léonore, fille de Renée, et même expier par sept années de captivité, dans une maison d’aliénés, le crime d’avoir aimé une petite-fille de Louis XII et de Lucrèce Borgia. Celio Calcagnini, à la fois chanoine, poète, orateur, mathématicien, archéologue, qui guida dans le pays des Muses la jeune Anne d’Este, plus tard duchesse de Guise, et son amie Olympia Morata se trouvait aussi alors à la cour d’Este. Un an plus tôt, l’auteur de l’Institution de la religion chrétienne eût rencontré à Ferrare l’auteur du Roland furieux ; mais les individualités, sans doute peu sympathiques, de l’Arioste et de Calvin, n’étaient pas destinées à se trouver l’une à côté de l’autre.

Au reste ce n’était pas les lettrés que le jeune théologien était venu voir en Italie, c’était la duchesse elle-même. Cette princesse qui avait déjà reçu en France quelques rayons de la lumière évangélique, n’avait pourtant pas encore une connaissance suffisante de la vérité chrétienne ; elle le sentait, et était décidée à chercher avant tout la paix avec Dieu. Elle avait donc des entretiens fréquents avec Calvin ; la sainte Écriture était la base de leur conversation ; le réformateur expliquait à Renée un passage par un autre passage, et la lumière divine rayonnant de toutes ces paroles saintes, portait dans le cœur de la princesse la clarté et la chaleur. Le jeune docteur parlait avec simplicité et modestie, mais en même temps avec affection et décision. « Si je m’adresse à vous, Madame, dit-il, ce n’est pas témérité ni outrecuidance, mais pure et vraie affection de vous faire réussir en notre Seigneur. Quand je considère la prééminence où il vous a constituée, je pense que, personne princière, vous pouvez promouvoir le règne de Jésus Christ. » Mais cette pensée même n’était pas nécessaire pour exciter le zèle de l’évangéliste de Noyon. Le beau caractère de la princesse, l’amour qu’elle avait pour l’Évangile le touchaient profondément. « Je reconnais en vous, ajoutait-il, une telle crainte de Dieu et une si fidèle affection pour lui obéir, que je m’estimerais maudit si j’omettais les occasions de vous être utilef. » Calvin a été le plus profond et le plus vivant commentateur des saintes Écritures ; aussi Renée embrassait-elle les vérités qu’il annonçait, de toute son âme, et le réformateur put lui dire quelque temps après : « Il a plu à Dieu, Madame, de vous illuminer par la vérité de son saint Évangile ; reconnaissons maintenant que si Dieu nous retire des abîmes des ténèbres, c’est afin que nous suivions droitement sa lumière, sans décliner ni de çà, ni de là. » La duchesse profita de ce conseil. Calvin, dit Muratori, infecta tellement Renée de ses erreurs que l’on ne put jamais retirer de son cœur le poison qu’il lui avait fait boireg. »

f – A Madame la duchesse de Ferrare. — Lettres françaises de Calvin, I, p. 44. La date manque à cette lettre ; elle est probablement de l’année suivante, 1537. En effet, Calvin y parle (page 154) d’un livre que Capiton a naguères écrit, et cet ouvrage (De Missa) dédié a Henri VIII porte la date du 15 mars 1537.

g – « Talmente infetto Renea degli errori sui, che non si potè mai, trarle di cuore il bevuto veleno. » (Muratori, Annali d’Italia, XIV, p. 305.)

Une marche franchement chrétienne était difficile au milieu d’une cour où régnaient à la fois la mondanité et la papauté. Aussi Renée sentait-elle vivement le besoin de directions conformes à la Parole de Dieu ; et dans ses difficultés, dans ses angoisses, dans les moments où elle allait défaillir, « comme si elle était plongée dans l’eau presque par-dessus la tête, » elle recourait au docteur évangélique. Calvin l’invitait alors à marcher toujours en avant afin que les dons de Dieu crussent en elle. « Le principal, lui écrivait-il peu après, est que la sainte doctrine de notre Maître nous transforme tellement d’esprit et de cœur que sa gloire reluise en nous par l’innocence, l’intégrité, la saintetéh. »

h – Lettre de 1537, à la duchesse de Ferrare.

Quelques-uns des plus illustres docteurs du catholicisme ont été en France et ailleurs directeurs de princes ; mais il y avait une grande différence entre eux et le réformateur. Cet évangéliste si pratique, à qui les controversistes romains et d’autres ont pourtant reproché de ne parler que de doctrines, pressait la fille de Louis XII de rechercher l’innocence, l’intégrité, la sainteté.

Les rapports de Calvin avec la duchesse durèrent toute sa vie, et toujours ils furent pleins à la fois de franchise et de respect. Aussi, touchée de ce zèle si chrétien et si pur, l’a-t-elle aimé et honoré « tant qu’il a vécu, dit Théodore de Bèze, comme un excellent organe du Seigneuri. » Même quand il ne pouvait plus tenir une plume, à cause de sa grande faiblesse, Calvin recourant à la main de son frère, lui écrivit ; et c’est à elle que furent adressées les trois dernières épîtres françaises du réformateurj.

i – Beza, Vita Calvini, p. 21.

j – Voir dans le recueil de M. J. Bonnet les lettres des 8, 24 janvier et 4 avril 1564. Calvin mourut le 27 mai suivant.

La souveraine de Ferrare ne fut pas la seule personne que Calvin appelât alors à la vie chrétienne ; Plusieurs autres encore, surtout parmi celles qui l’entouraient furent séduites, dit Muratori, c’est-à-dire gagnées à la vérité évangéliquek. Ce n’est peut-être pas uniquement à Calvin qu’il faut attribuer toutes ces conversions ; les uns, comme Renée, avaient eu déjà auparavant quelque connaissance évangélique ; d’autres furent confirmés plus tard dans leur foi ; mais tous reçurent quelque chose du jeune réformateur. Calvin avait remarqué dès son arrivée à la cour une dame de beaucoup d’esprit et de science, qui en était un des principaux ornements ; Anne de Parthenay, première dame d’honneur de Renée, et femme d’Antoine de Pons, comte de Marennes, premier gentilhomme de la chambre du duc. La comtesse de Marennes, grande musicienne, chantait quelquefois dans les salons de la duchesse, et l’on s’écriait autour d’elle : « Elle chante admirablementl. » Mais Anne s’occupait de travaux plus sérieux. Non contente d’étudier les auteurs latins, elle aimait la langue grecque et en traduisait intrépidement les poètes et les prosateursm. Cette femme éminente allait plus loin, elle lisait les livres de théologie et prenait même un plaisir particulier à « discuter les matières dont ils traitaient, presque tous les jours avec les théologiensn. » Elle s’entretint donc avec Calvin de ces sujets, et bientôt la foi pure et vivante du réformateur donna à son âme une direction nouvelle. Elle avait été un peu femme savante, elle devint alors « vide de toute fiance en elle-même, » et chercha dans les saintes lettres et auprès du Sauveur de quoi apaiser la soif de connaissance et de vie divine qui la travaillait. Elle fut dès lors une nouvelle créature et une bonne huguenote. » Elle amena même son mari aux convictions qui lui étaient chères, et tant que la comtesse vécut, celui-ci se montra grand amateur de vertu et de véritéo.

k – « Poiche non solo confermo nell’ errore la duchessa Renata, me più altri ancora sedusse. » (Muratori, Antichita Estensi, II, c. 13.)

l – « Quali venustate canas. » (Gyraldus, Ep. Dedic. Hist. Poetarum.)

m – « Ut græcos autores intrepide evolvas. » (Ibid.)

n – Bayle, Anne de Parthenay, III, p. 600.

o – Théod. de Bèze, Hist. Ecclés., I, p. 127.

A côté de la salle de l’Aurore où se réunissaient d’habitude Renée et sa cour, se trouvait, dans le château ducal, une chapelle décorée par le pinceau du Titien. Jusqu’alors Calvin n’avait parlé que dans les appartements de la duchesse, et le respect défendait naturellement aux domestiques, disent les historiens de l’Église romaine « de s’enquérir trop curieusement de ce qui s’y passaitp. » Mais bientôt Renée se demanda si elle devait garder pour elle seulement et quelques intimes de sa cour, les paroles de lumière et de vie qui découlaient des lèvres du docteur français. Elle avait senti en les entendant l’amertume du péché et la crainte des jugements de Dieu ; mais elle avait goûté en même temps les douceurs du pardon et de la vie éternelle. Ne fallait-il pas que d’autres en jouissent ? Empêchera-t-elle que ceux qui veulent entrer, entrent ?

p – Maimbourg, Hist. du Calvinisme, p. 62.

Calvin était prêt ; Renée l’invita à parler dans la chapelle du Titien. N’avait-il pas prêché dans les églises catholiques de Noyon, de l’Angoumois, du Poitou ? La duchesse ouvrit les portes de ce culte à ceux qui désiraient y prendre part. Le comte de Marennes et sa femme, le jeune Jean de Parthenay, seigneur de Soubise, frère de la comtesse, et d’autres membres de cette famille, le comte de Mirambeau, Anne de Beauregard, Clément Marot, Léon Jamet, l’ancien clerc des finances, qui s’était enfui de Paris, après l’affaire des placards, assistaient à ces assemblées.

L’agrément que trouvaient des Français dans un service français, pouvait excuser ces réunions aux yeux du duc d’Este. Toutefois, des savants italiens, amis de l’Évangile, s’y joignirent bientôt, entre autres Jean Sinapi et son frère, ainsi que la pieuse, enjouée et belle Francisca Baciro, que Jean Sinapi choisit deux ans plus tard pour compagneq. Dans cette époque, glorieuse pour l’Italie, où Curione enseignait à Pavie, protégé par l’admiration de ses auditeurs ; où Aonio Paleario glorifiait à Sienne Jésus-Christ, « le roi de tous les peuples ; » où Mollio exposait à Bologne les épîtres de saint Paul, au grand scandale du pape ; où Juan Valdès, Pierre Martyr, Occhino, remplissaient Naples de la Parole évangélique, où la vérité de Christ semblait se glisser jusque dans Rome même, un Français, sous le patronage d’une princesse française, annonçait à Ferrare le même Évangile, mais d’une voix plus distincte encore. Quel avenir pour l’Italie, si Rome n’eût éteint ces lumières ! Autour de lui se réunissait dans la chapelle du château de Ferrare un auditoire sérieux et bienveillant.

q – Jules Bonnet, Olympia Morata, p. 43.

Calvin, plein de ces vérités qu’il venait d’exposer dans son Institution, « mettait en avant cette Parole du Seigneur dont la majesté, par une sainte violence, contraint les âmes à lui obéir, » et montrait que cet Évangile, dont plusieurs dédaignent la petitesse, comme s’il traînait à leurs pieds, dépassait si fort la vivacité de l’esprit humain, que les plus ingénieux ont beau lever les yeux en haut, ils ne peuvent pourtant jamais parvenir à sa hauteurr. »

r – Calvin, passim.

Au nombre des personnes dont le cœur cherchait Dieu, se trouvait la belle Anne de Beauregard, qui, fort jeune encore, avait accompagné Renée à Ferrare. Fiancée alors et toute rayonnante de la joie de son âge, elle devait être bientôt appelée à d’autres autels que ceux de l’hyménée. Elle tomba malade, mit aussitôt à profit la Parole qu’elle avait entendue, et se contentant de Christ seul, méprisa le monde. La mort fit tomber cette belle fleur. Renée la regretta amèrement ; toute la cour la pleura avec elle, et Marot, alors à Ferrare, écrivit sur sa tombe ces paroles mélancoliques :

De Beauregard, Anne suis, qui d’enfance,
Laissai parents, pays, amis et France,
Pour suivre ici la duchesse Renée ;
Laquelle j’ai depuis abandonnée,
Futur époux, beauté, fleurissant âge ;
Pour aller voir au ciel mon héritage.
Laissant le monde avec moins de souci
Que laissai France, alors que vins icis.

s – Œuvres de Marot.

Le comte de Marennes, homme sans volonté propre, assistait souvent au prêche de Calvin. Il craignait un peu que cela ne déplût au duc, son maître ; toutefois la duchesse elle-même avait formé ces assemblées ; la comtesse, sa femme, dont il était l’humble serviteur, lui demandait de les fréquenter ; son beau-frère, le jeune Soubise, l’y invitait de même ; Marennes suivait donc les autres à la chapelle, poussé du dehors et non du dedans.

Soubise au contraire, homme indépendant, d’un caractère noble, décidé, énergique, y allait de tout son cœur, et fut après Renée la plus belle conquête de l’Évangile à Ferrare. Dans cet âge fanatique, c’était choisir une vie dure et misérable ; mais la Parole évangélique l’avait gagné, et il était décidé à cheminer au milieu des épines. « Jean de Soubise, un des héros du seizième siècle, dit Moreri, se laissa pervertir à la cour du duc de Ferrare, lorsque Renée de France y recueillit quelques docteurs de la religion prétendue réforméet. » Il avait été élevé pour le métier des armes ; il trouva alors, près de Calvin, le glaive de la Parole de Dieu, et de retour en France, s’employa courageusement à défendre les vérités qu’il avait cruesu. Gentilhomme de la chambre du roi, chevalier de l’ordre, ayant eu le commandement de l’armée française en Italie, homme de grande menée et de grand service, « ayant fait cent coups de maître, » il était avant tout d’un grand zèle pour Dieu, et sans négliger les importantes affaires du royaume, il cherchait le salut des humbles habitants de ses terres. « Un bon vieux pasteur, Mulot des Ruisseaux, poussé par la singulière vertu du seigneur du lieu » (Soubise), sortait de sa maison, dès que la nuit était venue, seul moment où les chrétiens évangéliques osassent s’assembler, parcourait les lieux voisins, et expliquait l’Écriture. Plus d’une fois, entendant le signal d’alarme, il se cacha dans les bois et y passa la nuit. En peu de temps la messe fut quittée d’une grande partie du peuplev. Soubise désira même convertir Catherine de Médicis, il eut à cet effet de longues conversations avec cette reinew, et la rusée Italienne lui fit espérer un moment qu’elle était sur le point de devenir protestante. La peine qu’il avait prise ne fut pourtant pas entièrement perdue. La duchesse de Bourbon de Montpensier, « femme d’une âme virile et d’une sagesse au-dessus de son sexe, » dit de Thoux, présente aux entretiens de Soubise avec Catherine de Médicis, reçut les vérités qu’il annonçait à une autre, et plus tard deux des filles de cette dame, la duchesse de Bouillon et la princesse d’Orange, professèrent courageusement la doctrine de la Réformation. Soubise fut par sa fille unique, Catherine de Parthenay, grand-père du célèbre duc de Rohan.

t – Moreri, Grand Dictionnaire historique, VI, p. 317.

u – Bayle, Dictionnaire historique et critique, IV, p, 142.

v – Théodore Bèze, Histoire des Églises réformées, I, p. 127.

w – Bayle, Dictionnaire historique et critique, IV, p. 142.

x – Thuanus, lib. XXVIII.

Ce ne fut pas seulement parmi ses compatriotes que Calvin, à Ferrare, fut pêcheur d’hommes. Les traditions de quelques familles de la Péninsule placent parmi ceux qui l’entendirent et reçurent de lui quelque lumière, des Italiens éminentsy. L’un d’eux était un noble Napolitain, le duc Bevilacqua, alors à Ferrare. Originaire du Languedoc, descendant des Boileau, barons de Castelnau, famille qui a produit en France plusieurs hommes distingués, ses ancêtres avaient été obligés par les persécutions dirigées dans le treizième siècle contre les Vaudois et les Albigeois, à se réfugier dans le royaume de Naplesz. Bevilacqua retrouva à Ferrare, dans la prédication du Français Calvin, les vérités pour lesquelles ses ancêtres avaient dû quitter la France.

y – Voir Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français (Paris 1860, p. 168). Documents historiques inédits et originaux, communiqués par M. de Triqueti.

zHistoire de l’Inquisition en France, par de la Mothe, vol. II, p 538, 603, etc.— Bevilacqua est le nom de Boileau traduit en italien.

Un autre Italien, plus éminent encore, se trouvait dans ces assemblées évangéliques, le Titien, âgé alors d’environ cinquante-huit ans. Ce grand peintre, qui avait décoré le château du duc Alphonse d’Este, était de nouveau à Ferrare. Doué d’un esprit solide, calme, judicieux, porté au vrai, aimant la nature et cherchant à la représenter dans toute sa vérité, le Titien dut être naturellement frappé de cette religion pure et vivante qu’exposait Calvin. Le grand artiste n’était point étranger aux profondes affections de l’âme, et le plus sublime héroïsme était à ses yeux le dévouement des chrétiens, sacrifiant leur vie à leur foi. Il n’y a pas de scènes plus terribles et plus pathétiques que celles que présentent ses tableaux de martyrs. Nourri des écrits du Dante, de Pétrarque, et d’autres grands hommes de l’Italie, qui s’étaient montrés contraires aux abus des papes et de leurs adhérents, le Titien pouvait applaudir à l’opposition que le jeune Français faisait à la papauté. Mais s’il saluait alors avec admiration les vérités évangéliques, il ne semble pas qu’il les ait reçues bien avant dans son cœur. Il paraît que Bevilacqua lui demanda de faire le portrait de Calvin ; quoi qu’il en soit, ce portrait existe encore à Naples dans le palais du duc de Bevilacquaa. Rien n’indique que le Titien ait conservé les impressions qu’il reçut à Ferrare. « Parmi ceux qui semblent touchés par la beauté de l’Évangile, dit Calvin lui-même, à peine en est-il un sur dix dans le cœur desquels la Parole de Dieu ne soit pas étouffée. » Le Titien fut sans doute un des exemples de la vérité de ce fait, signalé par le réformateur.

a – Le Bulletin du Protestantisme français de 1860 dit, p. 170 : « Le duc de Bevilacqua montra, en 1840 environ, à sir John Boileau le portrait de Calvin peint à cette occasion par le Titien, et lui en offrit une copie. J’ai eu mainte fois l’occasion de la voir à Londres chez sir John. » M. de Triqueti, dont nous venons de citer les paroles, mentionne un autre portrait de Calvin, peint par le Titien, acheté en vente publique à Paris, en 1860. Nous avons vu nous-même, dans une des galeries d’Italie, un portrait de Calvin attribué aussi au Titien. Il y en a un à la bibliothèque de Genève, et ii en existe plusieurs dans divers musées italiens (Stæhlin, Johannes Calvin, II, p. 7), mais ce sont plutôt des tableaux faits par les disciples du Titien et retouchés par lui. C’était la coutume du maître et de ses élèves.

Calvin avait été un fidèle et actif ouvrier dans le champ de son maître ; toutefois il ne rencontra pas seulement à Ferrare des auditeurs bienveillants et dociles. Parmi les gens qui entouraient la duchesse, il avait remarqué un personnage souple, aux manières insinuantes, dont le regard et l’expression lui déplaisaient fort : Cet homme, appelé maître François, chapelain de Renée, était de ces cœurs doubles qui veulent satisfaire tout ensemble Dieu et leur cupidité. Calvin apprit que la vie de ce prêtre était loin d’être sainte. « Je n’y touche point, » disait-il, quand il était appelé à se prononcer sur ses doctrines superstitieuses, « je n’y touche point, car si je m’étudiais à mal dire, j’aurais bien autre chose sur lui, que je dissimule. » Le chapelain, voyant la faveur dont le jeune étranger jouissait à la cour, se donna l’air d’être convaincu par ses paroles, parut devenir son ami et se mit à prêcher aussi évangéliquement qu’il le pouvait. Il ne s’opposait pas aux conventicules de Calvin, mais il engageait la duchesse à assister aussi à la messe, qu’il continuait à dire malgré ses apparences évangéliques. Un tel homme ne pouvait plaire au droit et inflexible réformateur. « Si je vois quelqu’un éteindre la lumière de la vérité, écrivait-il un jour à Renée, je ne lui pourrais nullement pardonner, fût-il cent fois mon propre pèreb » Calvin chercha donc à convaincre maître François que la célébration de ce qu’il appelait « le sacrifice de l’autel » était contraire à la sainte Écriture. Chaque fois que le chapelain tombait en faute il l’admonestait. « Souventes fois, j’ai tâché de le réduire en bonne voie, » disait-il. Le prêtre paraissait alors triste, honteux de sa faiblesse, et Calvin le serrant avec encore plus de force, parvenait « à lui faire confesser son iniquité. » Mais le respect humain dominait toujours dans François, et si quelques personnes de la cour se trouvaient présentes à ses conversations avec le réformateur, il s’excusait ensuite devant elles.

b – A la duchesse de Ferrare, Lettres françaises de Calvin, I, p. 47.

Un jour, voyant ses discours inutiles, Calvin se décida à lui communiquer un sien traitéc ; c’est tout ce qu’il en dit. Il ne donne point le titre de cet écrit ; mais comme ce ne peut être ni le commentaire de Sénèque sur la clémence, ni la Psychopannichie, ce fut évidemment l’Institution de la religion chrétienne, qu’il venait d’imprimer à Bâle ; ces trois ouvrages étaient alors les seules productions du réformateur. Dans la supposition même où Calvin aurait quitté Bâle avant la mise en vente de son livre, il eût été fort naturel qu’il en prît avec lui un exemplaire en partant pour l’Italie. Maître François ouvrit ce livre qui, par la vertu de Dieu, a imprimé dans tant d’esprits des convictions inébranlables. Cette lecture de l’Institution est la première dont nous ayons connaissance ; signalée par Calvin lui-même, elle eut lieu pendant son voyage en Italie dans le château du fils de Lucrèce Borgia ; ces circonstances lui donnent un intérêt particulier. François ne lut pas probablement tout le traité. C’était de la messe qu’il s’agissait entre Calvin et lui, et ce fut par conséquent cette partie de son écrit que lui signala le réformateur. Il s’y trouvait bien des paroles propres à agiter le chapelain. « Christ, disait le traité, étant immortel, a été établi de Dieu sacrificateur éternel ; il n’a donc pas besoin que d’autres lui succèdent. Or, ces prêtres qui sacrifient chaque jour, ne se substituent-ils pas à Christ, ne lui enlèvent-ils pas la prérogative de son sacrifice éterneld ? » Plus loin : « La messe étant établie de telle manière que cent mille sacrifices se font chaque jour, coule à fond et ensevelit la passion de Christ, qui s’est offert comme unique sacrifice. Dresser maintenant un autel, c’est mettre à bas la croix de Jésus-Christ. La messe efface de la mémoire des hommes la véritable et seule mort du Sauveur. » Plus loin encore, le chapelain lisait : « La messe nous enlève le fruit qui résultait pour nous de la mort de Christ, car qui se croira racheté par cette mort, quand on lui présente dans la messe une rédemption nouvelle ? » D’autres considérations, présentées par Calvin dans son livre, étaient également propres à convaincre le prêtre.

c – A la duchesse de Ferrare, Lettres françaises de Calvin, I, p. 48.

d – Calvin, dans l’édition princeps (mars 1536) de son Institution, traite de la Cène du Seigneur, de la page 236 à la page 284. L’auteur cite, d’après le bel exemplaire de cette édition rarissime que possède son collègue et ami M. le professeur de Laharpe.

Calvin, à qui les souvenirs classiques ne manquaient pas, et qui prévoyait une nouvelle Iliade où des princes de la terre s’assembleraient, les uns pour retenir la messe et les autres pour l’enlever, la compare, en finissant, à cette femme de l’antiquité, si célèbre par les passions impures et la guerre cruelle qu’elle excita. « Certes, s’écrie-t-il, Satan n’a jamais construit une machine plus forte, pour attaquer le royaume de Jésus-Christ. La voilà cette Hélène, en vue de laquelle les ennemis de la vérité bataillent aujourd’hui avec tant de rage, avec laquelle ils commettent adultère et se plongent dans une impureté spirituelle qui de toutes est la plus exécrable. » Puis il dresse et exhibe le long catalogue des « lourds et graves abus » qu’a engendrés là messe, savoir les vilaines foires, les gains illicites et déshonnêtes, les grandes pilleries, toutes espèces d’impuretés, d’idolâtries, de sacrilèges et diverses appendances que nous supprimons.

Le prêtre était fort agité : la beauté de la parole, la clarté d’idées, l’énergie de l’expression, la puissance dialectique, la véhémence de l’affection, la rapidité et la gravité des reproches, des accusations, des récriminations qui tombaient sur son âme, comme des grêlons en un temps d’orage, la pensée surtout que la messe enlevait à Christ sa croix et sa couronne, et outrageait sa divinité, effrayaient François qui ne s’était attendu à rien de pareil. Il était « convaincu en sa conscience ; » il se croyait vraiment coupable, exposé à un grand danger, et son angoisse ne faisait que s’accroître. Il courut vers le réformateur, et là, dit Calvin lui-même, avec grosses imprécations, il protesta que jamais il n’assisterait à la messe, tant elle était une grande abominatione ! Cette émotion du chapelain était sincère ; elle ne fut pas durable. Bientôt il retomba dans son état habituel, et se remit à prêcher la Parole de Dieu, « uniquement parce qu’il pensait ainsi attraper bénéfices et autres proies. » Calvin écrivit plus tard : « Je connais si bien mon homme, Madame, que j’estime guère plus son jurement que le chant d’une pie. Si des personnages qui peuvent l’élever en dignités ou qui sont assez riches pour lui remplir son bissac, lui demandent de rendre gloire à Dieu, il mettra peine à les satisfaire ; mais s’il survient quelque persécution, il sera tout prêt à renoncer à l’Évangile. Il joue tantôt un personnage et tantôt un autre. L’office d’un homme chrétien n’est pas de détracter son prochain, mais il n’est personne avec qui j’aie si grande guerre que ceux qui, sous l’ombre de l’Évangile, cafardent avec les princes, et par leurs finesses et leurs cautelles (ruses), les tiennent toujours enveloppés de nuées, sans les mener au droit butf. Celui-ci, disait-il, est convaincu en sa conscience et pourtant il continue de faire ce qu’il reconnaît être mauvais. » Il ajoutait : « Toute la haine que je lui ai jusqu’à cette heure portée, c’est que j’ai toujours tâché, de tout mon pouvoir, de l’édifier en bieng. » Telles étaient les luttes que le vaillant champion de l’Évangile avait à soutenir dans le palais des ducs d’Este.

e – A la duchesse de Ferrare3 Lettres françaises de Calvin, I, p. 48.

f – A la duchesse de Ferrare, Lettres françaises de Calvin, I, p. 47, 48.

gIbid. La lettre à la duchesse de Ferrare a été écrite plus tard ; mais ce qui est cité dans ces paragraphes se rapporte au séjour de Calvin à Ferrare. C’est alors qu’il avait ces conversations avec maître François.

Une des damoiselles de la duchesse (nous ignorons son nom) ayant trouvé la paix avec Dieu dans la mort du Sauveur, elle refusa d’assister à la messe. Maître François s’efforça de la convaincre, mais la jeune dame resta ferme comme un rocher. « Elle ne voulait pas attenter contre sa conscience. » Le prêtre, irrité, s’en plaignit à la duchesse et fit tout son possible pour détourner de la jeune fille d’honneur le bon vouloir que Renée avait accoutumé de lui porter. Bientôt même la duchesse fut informée que tous ceux qui « feraient comme cette jeune dame » ne devaient être supportés, vu qu’ils engendraient des scandales. La princesse, comprenant bien que le duc ne permettrait jamais que personne de la cour rejetât la messe, fut dans de grandes angoisses ; Calvin en fut instruit par la comtesse de Marennesh. A la violence, les ennemis de la Réformation joignaient le mensonge. Le confesseur cherchait à faire accroire à la duchesse que les Églises d’Allemagne n’avaient point de débat à ce sujet, mais que les unes permettaient aux autres d’avoir la messe. Calvin se plaignit fort de cette grande injure que l’on faisait aux Églises de Dieu. « Toutes les Églises qui ont reçu l’Évangile, écrivit-il un peu plus tard, et même tous les particuliers, tiennent cet article, que la messe ne se doit être endurée. Capiton même, l’un de ceux qui tâchent fort de modérer les choses, enseigne dans un livre dédié au roi d’Angleterre, que c’est l’office des princes chrétiens d’ôter de leur pays une idolâtrie a tant exécrable. Il n’y a aujourd’hui nul homme de renom qui ne soit de cet accordi. »

h – A la duchesse de Ferrare, Lettres françaises de Calvin, I, p. 45.

iIbid., p. 54.

Calvin, pendant son séjour à Ferrare, ne se contenta pas de combattre les erreurs de ceux qui l’entouraient. Il n’oubliait pas la France, à laquelle son cœur fut toujours attaché, et il suivait quoique de loin les amis qu’il y avait laissés. Les superstitions de l’Italie, l’esprit profane que laissaient paraître les prêtres au milieu de leurs reliques et de leurs vaines cérémonies, faisaient sur lui la même impression que sur Luther, et le rendaient d’autant plus désireux de voir ses compatriotes se soustraire à l’empire du pape ; aussi fut-il vivement ému par des nouvelles qui lui parvinrent alors. Nicolas Duchemin, chez lequel il avait demeuré à Orléans, dont il estimait le caractère et dont il avait dit qu’il lui était plus cher que son âme, avait été nommé officiai ou juge ecclésiastique, ce qui le mettait dans des rapports fréquents avec le clergé et le culte romains. Calvin en fut alarmé et lui écrivit une lettre qui, sans doute revue et augmentée, fut publiée sous ce titre : Comment il faut éviter et fuir les cérémonies et superstitions papales et observer avec pureté la religion chrétiennej. « Je n’entends pas, dit Calvin à son ami, que vous deviez vous faire conscience de choses qu’il n’est pas en votre puissance de fuir et à l’égard desquelles vous devez être libre. Je ne vous interdis pas l’entrée des temples qui vous entourent, quoiqu’on y voie tous les jours des exemples infinis d’impiété. Bien que toutes les images soient consacrées à de détestables sacrilèges, je ne vous défends point de les regarder. Ce ne serait même pas en votre pouvoir puisque toutes les rues sont pleines d’une multitude d’idoles. Mais prenez garde qu’une trop grande licence ne vous fasse dépasser les bornes de la liberték. »

j – Des Gallars, ami de Calvin, dit dans la préface à son édition des Opuscules du réformateur (1552) : « Epistolas duas edidit, quas de hac re ad quosdam amicos ex Italia scripserat. » Les derniers éditeurs des œuvres de Calvin disent, dans les prolégomènes de leur volume V (Brunswick, 1866) : « Eas in itinere italico. anno 1536, suscepto, Calvinum scripsisse dicit Colladonius. » Colladon était aussi ami intime du réformateur. Le premier de ces écrits a, dans l’édition française, 38 pages in-folio, et le second 35.

k – Calvin, Opuscules français (1566), p. 82.

Duchemin sentait bien lui-même le danger, et voulant à la fois être fidèle à l’Évangile et garder une place avantageuse, il avait posé à Calvin cette question : « Comment pourrai-je me conserver pur au milieu des pollutions de Babylone ? » Calvin lui signale comme l’ennemi le plus dangereux, la messe, ainsi qu’il venait de le faire au père François. « Ne croyez pas, lui dit-il, à cet enchanteur qui s’approche de l’autel et commence à y jouer son rôle, tantôt se tournant de côté et d’autre, tantôt restant sans bouger, puis marmottant ses murmures magiques, au moyen desquels il prétend tirer Christ du ciel, opérer la réconciliation de Dieu avec l’homme et se substituer ainsi au Sauveur mort et ressuscitél. »

l – Calvin, Opuscules français, p. 58, 62, 64, 73, 74, 84, etc.

Plus Calvin réfléchit à la position de Duchemin, plus elle l’alarme. Il se croit près de perdre un des premiers objets de sa plus tendre affection. Quelques moments encore sur le bord de l’abîme — et son ami y tombe ! Il l’appelle de toutes ses forces en poussant le cri de détresse. « J’ai, dit-il, un très grand regret de votre condition ; j’ai pitié de ce qu’il ne vous est permis de vous dépêtrer de cette Egypte, où tant de monstres sont toujours devant vous. On pense en soi-même que ce n’est pas chose de grande importance que de folâtrer quelque peu pour entretenir la faveur du peuple, d’assister avec les autres aux méchantes cérémonies. Puis on passe un pied plus outre…, et se retirant ainsi petit à petit, on tombe de la droite ligne, et l’on se précipite en ruine et perdition. Gardons-nous de nous retirer jamais, ne fût-ce que de la largeur d’un ongle, de l’obéissance due à notre Père céleste. Sus donc, sus, homme très vertueux ! Montrez en vos mœurs tant de piété, bonté, charité, chasteté, innocence, que les superstitieux eux-mêmes, tout en prenant en mauvaise part que vous ne leur soyez pas semblables, soient contraints de confesser, bon gré mal gré, que vous êtes serviteur de Dieum. »

mOpuscules français, p. 58, 59, 84, 92.

Bientôt une nouvelle plus désolante encore vient affliger le jeune réformateur. Ce n’est pas seulement un disciple qui l’afflige, c’est d’un maître qu’il s’agit. Un des hommes qu’il a le plus estimés n’est pas seulement exposé au péril, il y a succombé. Calvin apprend que Pierre d’Albret, évêque d’Oléron, étant mort, Marguerite, reine de Navarre, qui s’éloignait alors de la simplicité évangélique, avait demandé à Rome cet évêché pour Roussel ; et qu’après quelques difficultés, la cour du Vatican avait accordé cette faveur. Roussel, évêque, — évêque de par le pape ! Calvin en fut consterné. On lui écrit que cette nomination est célébrée par les poètes du Béarn, que Roussel est accablé de félicitations, et Calvin se demande si au milieu des chants chatouilleux des sirènes, son ami prêtera l’oreille à ses avertissements. Toutefois, il se décide à lui faire entendre la voix solennelle de la fidélité. La parole rude qu’il lui adresse fait connaître, mieux que le portrait le plus habilement touché, la suprême décision de son âme.

« Il vous semblera que je rêve, écrit-il à Roussel, moi qui seul entre cette si grande multitude de gens qui vous caressent, viens troubler la fête. Et pourtant, si vous vous laissez le moins du monde amadouer par telles mignardises, elles vous transporteront en un lourd et dangereux oubli. Ceux qui ont bu une fois de cette coupe de la table romaine, ne fût-ce qu’une petite goutte, en sont enivrés et ensorcelésn. »

nQuel est l’office de l’homme chrétien en administrant ou rejetant les bénédictions de l’Église papale ? Jean Calvin à un ancien ami, à présent prélat. Opuscules, p. 36, 37.

Calvin se représente l’état magnifique de son ami, ce grand lustre, cette contenance pleine de majesté, mître, crosse, manteau, anneau, et tout le reste du bagage dont il est attifé ; ces richesses, cette pompe qui reluit en tout le train de la maison, cette grande suite de serviteurs, cette table friande, et mille autres sortes de délices et de superfluités, et il s’écrie : « Maintenant que vous voilà le mignon de la fortune, vous rappelez-vous que celui qui a établi les évêques (savoir Dieu) veut que pendant que le peuple est endormi, ils soient en une guette et lieu élevé, regardant de loin tout à l’entour, et que leur voix soit comme le son de la trompette. Avec quelle fidélité travaillez-vous à redresser ce qui est déchu ? Ah ! la vraie religion est diffamée, moquée, foulée aux pieds, et même entièrement ruinée ; le pauvre peuple est déçu, abusé, pillé par mille tromperies, voire mené à la tuerie… et tout cela se fait devant vos yeux ! non seulement vous laissez passer ces choses ; mais il n’y a presque pas d’impiété en votre diocèse que vous ne confirmiez de votre sceau !

Que doit-on faire à celui qui, comme vous, délaisse son capitaine, passe du côté de l’ennemi, et endommage le camp, pour la défense duquel il avait juré d’employer sa vie ?

A la trompette, toi qui fais le guet ! à tes armes, pasteur ! Qu’attends-tu ? A quoi songes tu ? Est-ce le temps de dormir ? — Quoi ! tant de fois homicide, tant de fois coupable d’un sang dont il n’y aura pas une goutte que le Seigneur ne te redemande ! Et tu n’en as point de frayeuro !

oOpuscules français, p. 108.

O Rome ! Rome ! combien corromps-tu de beaux esprits, qui autrement n’étaient point mal nés ? Combien en est-il parmi ceux qui sont déjà corrompus, que tu empires journellement ? Combien de ceux que tu as débauchés, que tu plonges dans la perdition éternellep ?

pIbid, p. 124.

O mon cher Roussel ! sortez le plus tôt possible de ce marais, de crainte qu’en y croupissant vous n’enfonciez de plus en plus dans le bourbierq.

qIbid, p. 128.

Vous direz, je le sais : Que deviendrons-nous alors, pauvres misérables ? Faudra-t-il que nous, qui vivons à notre aise, nous allions en pays étranger, errants et dénués ? Faudra-t-il que nous qui avons toujours grenier et cellier pleins, sans rien faire, nous mangions à notre sueur et au travail de nos mains, de la soupe faite d’un pain grossierr ?

rIbid, p. 129.

Si vous trouvez une telle vie étrange, vous n’êtes plus vraiment chrétien. Il fait grand mal, je le confesse, de laisser son lieu de naissance pour être vagabond et inconnu. Et, toutefois, le Seigneur, qui est un merveilleux ouvrier, fait que cette pauvreté, si âpre au jugement des hommes, leur est rendue gracieuse, et que, détrempée d’une douceur céleste, elle leur procure un particulier plaisir. »

C’est ainsi que le jeune homme de vingt-sept ans était déjà un docteur plein de sens et d’énergie. Ces deux lettres écrites à Ferrare, selon les témoignages les plus accrédités, suffiraient seules pour marquer d’un signe spécial son séjour dans cette cité. C’est alors qu’il commence à paraître, à parler, à conduire avec l’autorité d’un réformateur. Dieu donnait en lui, à son Église, un docteur doué de cette indomptable fermeté qui, malgré tous les obstacles et toutes les séductions, sait rompre avec l’erreur et maintenir la vérité. Il lui donnait en même temps un homme qui ne restreindrait pas son activité au lieu de sa demeure, mais dont le vaste esprit parcourrait toute la chrétienté, et qui saurait envoyer en France, dans les Pays-Bas, en Angleterre, en Pologne, partout où cela deviendrait nécessaire, les paroles de la sagesse et de la foi.

Calvin n’enseignait pas seulement par ses discours, mais par l’exemple. Il eût pu, en affaiblissant quelques déclarations de l’Evangile, rester dans le palais des ducs d’Este, et y jouir de la faveur des princes. Mais s’il demandait à Roussel la fidélité et le renoncement, il commençait par les avoir lui-même. Il faisait les sacrifices auxquels il invitait les autres, et il était prêt à échanger contre les rigueurs de la prison, ou celles d’une fuite pleine de périls, les douceurs et l’éclat de la cour. Calvin demeurait ferme, comme « voyant celui qui est invisible, » et il préférait d’être affligé avec le peuple de Dieu, plutôt que d’avoir part aux joies des grands de la terre. Cet esprit d’abnégation le caractérisa jusqu’à la fin. Ami des princes, consulté par les rois, il vécut chétivement, ayant à peine de quoi subvenir aux besoins ordinaires de la vie.

On a dit que Calvin visita Padoue, Venise, Rome même. Il ne me paraît pas que l’histoire puisse accueillir cette tradition. Il passa probablement près de la duchesse Renée tout le temps qu’il fut au delà des Alpes. Cependant, son influence s’étendit plus loin que les palais et la principauté des ducs d’Este. Un des hommes qui pouvait en être le meilleur juge, un des historiens littéraires de la péninsule, le jésuite Tiraboschi, déclare que le séjour de Calvin à la cour de Ferrare fut plus nuisible à l’Italie que tous les soldats, actifs disciples de Luther, qui y répandaient sa doctrines. Toutefois Calvin ne sortit presque pas de Ferrare. Au moment où l’astre de l’Arioste, qui avait lui sur cette cité, venait de se coucher, et où l’astre du Tasse allait y paraître, l’étoile de Calvin y brilla d’une lumière plus pure que celle du chantre de Roland ou de Godefroy. Mais le chrétien fidèle ne pouvait demeurer longtemps au sein de la mondanité et de la papauté, sans ressentir leurs violentes atteintes.

s – « Più dannoso all’ Italia fu il soggiorno che, per qualcho tempo, fece occultamente Calvino, sotto il nome di Carlo d’Heppeville, alla corte di Ferrara, circa il 1535. (Tiraboschi, Hist. de la litt. ital., VII, p. 358.)

Le séjour de Calvin allait se terminer d’une manière tragique et inattendue.

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