Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Livre 10
La réformation en Écosse

Chapitre 1
Préparation de la réforme

(Du second siècle à l’an 1522)

10.1

La religion est la clef de l’histoire – L’esprit divin produit partout la même vie – Trois impulsions successives : les culdees, Wicleff, Jean Huss – Lutte entre la royauté et la noblesse – John Campbell, laird of Cernock – Il est accusé d’hérésie – Il est acquitté par le roi – Bataille de Flodden – Mort de Jacques IV – L’élection d’un évêque en Écosse – Alésius – Patrick Hamilton – John Knox – Troubles durant la minorité du roi – Le jeune Hamilton à l’université de Paris – Il y connaît la Réformation de Luther

Il y a des genres divers dans l’histoire. Elle est ou littéraire ou philosophique ou politique, ou religieuse ; c’est l’histoire religieuse qui pénètre le plus avant dans l’intimité de notre être. On a vu des historiens politiques découvrir les mystères cachés des cabinets des princes, sonder les conseils, dévoiler les intrigues, arracher leurs secrets à César, à Charles-Quint, à Napoléon, tandis que l’être humain, dans ce qu’il a de plus élevé, leur demeurait inaccessible. Le pouvoir intérieur de la conscience, qui fait souvent agir l’homme dans un sens contraire aux règles de la politique et aux exigences de l’intérêt propre, les grandes évolutions spirituelles de l’humanité, les sacrifices des missionnaires et des martyrs sont pour eux couverts d’un voile. L’Évangile seul donne la clef de ces mystères ; en sorte qu’il reste dans l’histoire, même pour les plus habiles, des énigmes qui paraissent insolubles. Pourquoi des plans conçus avec une habileté incontestable échouent-ils ? Pourquoi des entreprises qui semblent insensées réussissent-elles ? On l’ignore. N’importe, on chemine, on passe à d’autres régions, laissant derrière soi des terres qui n’ont pas été explorées.

Ceci est regrettable, car l’historien doit embrasser tout le champ des choses humaines. Il doit, certes, prendre en considération les puissances terrestres qui s’agitent dans le monde, l’ambition, le despotisme, la liberté ; mais il doit signaler aussi les puissances célestes que la religion dévoile. Le Dieu vivant ne doit pas être exclu du monde qu’il a créé. Il faut que, sans s’arrêter aux molécules élémentaires, ou même aux influences politiques, l’homme s’élève jusqu’à ce principe premier, comme l’appelait Clément d’Alexandrie, cet Être dont l’idée est immédiate, originale, ne découle d’aucune autre, mais est présupposée nécessairement par toute pensée.

Dieu, qui renouvelle la verdure de nos prairies, qui fait sortir le blé du sein de la terre et couvre les arbres de fleurs et de fruits, n’abandonne pas les esprits des hommes. Le Dieu de toute la création visible est à plus forte raison la lumière et la force des âmes, puisqu’une seule est plus précieuse à ses yeux que tout l’univers. Le Créateur qui, des glaces de l’hiver, fait sortir chaque printemps une nature toute pleine de vie, toute riante de lumière, toute parée de fleurs, peut certes, quand il le veut, produire au sein de l’humanité engourdie et glacée un printemps spirituel. L’Esprit divin est la sève qui infuse dans des âmes stériles les sucs vivifiants du ciel. Le monde a été souvent semblable à un désert où toute vie paraissait éteinte ; et pourtant, dans ces temps si arides en apparence, il y avait des courants souterrains qui alimentaient çà et là des plantes solitaires ; et à l’heure déterminée parla providence divine, on a vu l’eau vive jaillir en abondance pour ranimer l’humanité déchue. Ce fut ce qui arriva dans les deux plus grands siècles de l’histoire, celui de l’Évangile et celui de la Réformation.

De telles époques, qui sont les plus importantes de l’humanité, sont, par cela même, les plus dignes d’être étudiées. La vie nouvelle, qui surgit au seizième siècle, fut partout la même, et pourtant elle eut certains caractères spéciaux dans les divers pays où elle parut, en Allemagne, en Suisse, en Angleterre, en Écosse, en France, en Italie, dans les Pays-Bas, en Espagne et en d’autres contrées. A Wittemberg ce fut à l’homme que la pensée chrétienne s’attacha particulièrement, à l’homme déchu, mais régénéré et justifié par la foi. A Genève ce fut à Dieu, à sa souveraineté et à sa grâce. En Écosse ce fut à Christ, — Christ victime expiatoire, mais surtout Christ roi, qui gouverne et maintient son peuple indépendamment des puissances humaines. Il y a en Écosse un peuple fort, fort dans ses vertus, et l’on peut ajouter dans ses fautes. La force est aussi l’un des caractères qui distinguent le christianisme écossais, et peut-être est-ce cette qualité qui a porté l’Écosse à s’attacher particulièrement à Christ comme au roi de l’Église, car on a toujours vu l’idée de puissance attachée à l’idée de roi.

Cette contrée doit être maintenant l’objet de nos récits ; elle le mérite, car, quoique petite et placée aux confins de l’Occident, elle possède par la nature et par la foi une force motrice qui se fait sentir jusqu’aux extrémités de la terre.

Il y a deux périodes dans la réformation écossaise, celle d’Hamilton et celle de Knox. C’est de la première seulement que nous allons maintenant parler. Ce sont les commencements des choses qui offrent l’intérêt le plus vif. Fidèle à notre plan nous remonterons à l’époque génératrice de la réforme calédonienne, époque que l’Écosse elle-même a peut-être trop négligée, et nous en exposerons la simple beauté.

Avant les jours de la Réformation, l’Écosse reçut des contrées chrétiennes du Sud trois grandes impulsions successives.

Les persécutions dirigées, à la fin du second siècle, dans le cours du troisième et au commencement du quatrième, contre les disciples de l’Évangile qui habitaient les parties méridionales de la Grande-Bretagne, obligèrent un grand nombre d’entre eux à chercher un refuge dans les terres des Scots. Ces hommes pieux se construisaient d’humbles et solitaires ermitages, dans les vertes prairies, sur des montagnes escarpées, dans les vallées étroites des glen, et s’y consacrant au service de Dieu, ils faisaient luire une douce lueur au milieu des brumes de tout genre qui les entouraient, instruisaient les ignorants et fortifiaient les faibles. On les appelait en gallique gille De, serviteurs de Dieu ; en latin cultores Dei ; c’est de ces expressions que leur vint le nom de culdees. Le respect qu’ils inspiraient était tel que leurs cellules étaient souvent, après leur mort, transformées en templesa. Ce fut d’eux que vint la première impulsion.

a – « Tanta sanctitatis opinione apud omnes vixerunt, ut… cellæ in templa commutarentur. » (Buchananius, Rerum Scoticarum Historia, lib. IV, 35.)

Plusieurs siècles s’écoulèrent ; le système féodal s’établit en Écosse. La nature montagneuse du pays, qui faisait de chaque manoir une espèce de forteresse, la rareté des grandes villes, l’absence d’une bourgeoisie influente, l’institution des clans, le nombre restreint des nobles rendaient le pouvoir des seigneurs plus grand que dans les autres contrées de l’Europe, ce qui protégea plus tard la Réformation contre le despotisme des rois. Mais l’action des culdees tout en se faisant sentir pendant le moyen âge était bien faible. On peut dire des choses de la grâce en Écosse comme des œuvres de la création, que le soleil ne venait point dissiper les brouillards qui reposaient sur une nature triste et monotone, et que l’influence des vents qui, s’élançant des mers voisines, mugissaient avec violence dans les bruyères stériles ou sur les plaines fertiles de la Calédonie, n’était point adoucie par le souffle divin qui vient du ciel.

Mais aux jours de la renaissance, un son doux et subtil se fit entendre, et la surface des lochs (lacs) sembla s’animer. Wicleff ayant rendu à l’Angleterre la Parole de Dieu, quelques-uns de ses disciples, et surtout John Resby, vinrent en Écosse. « Le pape n’est rien, » disait Resby en 1407b, et il enseignait en même temps que Christ est tout. Il fut brûlé à Perth… Ce fut de ces disciples de Wicleff, des Lollards, que vint la seconde impulsion.

b – « Nullus est papa. » (Walter Bower, lib. XV, ch. 20.) Knox, Hist. of the Ref., I, 498.

Enfin au réveil de Wicleff, succéda, dans l’Europe orientale, celui de Jean Huss. Un Bohème, Paul Crawar, venant de Prague, expliqua, en 1421, à Saint-André, la Parole de Dieu, qu’il citait avec une promptitude et une exactitude dont chacun était étonnéc. Conduit au supplice, lié sur un bûcher, le hardi Bohême disait aux prêtres qui l’entouraient : « Génération de Satan, vous êtes comme vos pères les ennemis de la vérité. » Les prêtres n’aimant pas s’entendre appeler de ce nom devant tant de monde, lui firent mettre une boule d’airain dans la bouched, et le martyr rendu silencieux fut brûlé vif sans autre protestation de sa part.

c – « Paulus Crawar, in sacris litteris et in allegatione Bibliæ promptus et exercitatus. » (Scoti Chronicon, vol. II, p. 495.)

d – « A ball of brass. » (J. Knox, Hist. of the Ref., I, 6.)

Cependant Patrick Graham, archevêque de Saint-André et primat d’Écosse, neveu de Jacques Ier, homme éminent par ses talents et par ses vertus, avait entendu Crawar. Si le cœur des prêtres avait été dur comme une pierre, celui de l’archevêque se trouva semblable à une terre fertile. La Parole du Seigneur prit en lui des racines profondes. Il forma le dessein de réformer l’Église ; mais le clergé s’indigna ; le primat fut destitué et condamné à une prison perpétuelle, où il mourut. Alors commença à s’engager cette lutte entre la royauté et la noblesse qui devait être plus tard un des traits caractéristiques du temps de la Réforme. Les rois, excités par des prêtres ambitieux, cherchaient à abaisser les nobles ; et ceux-ci étaient ainsi disposés à l’avance, à favoriser la Réformation. Jacques II (1437-1460) combattit les nobles par les armes et par des lois sévères : Jacques III (1460-1488) les éloigna avec dédain de sa personne et se livra à d’indignes favoris. Jacques IV (1488-1503), d’un esprit plus généreux, regarda l’aristocratie comme l’ornement de sa cour et la force de son royaume. Sous le règne de ce prince parurent les premières lueurs de la Réformation. Des hommes pieux qui habitaient surtout les contrées de Hill et de Cunningham étaient éclairés par l’Évangile et, heurtant de front la papauté romaine, disaient hardiment que tous les vrais chrétiens reçoivent tous les jours spirituellement par la foi le corps de Jésus-Christ ; que le pain demeure pain après la consécration sans que le corps naturel de Christ s’y trouve ; qu’il y a un sacerdoce universel ; que tout homme et toute femme qui croit au Sauveur en est membre ; que le pape qui s’élève au-dessus de Dieu est contre Dieu ; qu’il n’est pas légitime de prendre les armes pour les choses de la foi ; que les prêtres peuvent être mariés.

Parmi ceux qui protégeaient ces braves gens était le laird de Cernock, John Campbell, gentilhomme bien affermi dans la doctrine évangélique, modeste, même un peu timide, mais abondant en œuvres de miséricorde, et qui recevait avec bienveillance, non seulement les Lollards, mais ceux même dont les opinions étaient opposées aux siennes. Sa compagne, d’un caractère plus décidé que lui, était la femme forte de la Bible, et connaissant à fond les Écritures, elle ne se laissait intimider par personne. Chaque matin la famille et les domestiques se réunissaient dans une salle du château ; un prêtre, — le chapelain, — ouvrait au milieu d’eux le Nouveau Testament, livre fort rare à cette époque, le lisait et l’expliquaite. Quand ce culte domestique et le premier repas étaient finis, les Campbell visitaient les pauvres et les malades. A l’heure du dîner ils réunissaient quelques-uns de leurs voisins ; des moines aussi bien que des gentilshommes, venaient s’asseoir à leur table. Un jour la conversation étant tombée sur la vie des couvents et les pratiques des prêtres, Campbell s’exprima sur ce sujet avec modération mais avec franchise. Les moines irrités lui firent des questions insidieuses, le provoquèrent et parvinrent à lui arracher des paroles, hérétiques à leurs yeux. Oubliant les devoirs de l’hospitalité, ils coururent chez l’évêque et dénoncèrent leur hôte et la dame du logis. L’enquête commença, le crime d’hérésie fut prouvé. Campbell comprit le danger qui le menaçait et en appela au roi.

e – « Sacerdotem domi habebat, qui ipsi et familiæ Novum Testamentum lingua vernacula prælegebat. » (Regi Scotorum Jacobo V, Alexander Alesius.) Il n’y a pas de pagination.



Jacques IV



Marguerite Tudor

Jacques IV, époux de Marguerite Tudor, fille de Henri VII, régnait alors sur l’Écosse. La vie de ce prince n’avait point été sans tache ; il était souvent tourmenté par les remords, et dans des accès de mélancolie, il prenait la résolution de racheter ses péchés en s’adonnant à la justice. Il fit comparaître devant lui les deux parties ; les moines citèrent des décisions de l’Église suffisantes pour condamner le prévenu. Le simple et doux Campbell fut en effet troubléf ; ses réponses étaient timides et incomplètes ; il savait parler aux veuves et aux orphelins, non réfuter des moines. Mais sa femme était pleine de décision et de courage. Invitée par le roi à parler elle reprit l’une après l’autre les accusations des religieux, les plaça en face des saintes Écritures et en montra la fausseté. Sa parole était claire, grave, convaincue. Le roi, persuadé par tant d’éloquence, déclara aux moines que s’il leur arrivait de poursuivre ainsi des gens honnêtes, ils seraient sévèrement punis. Puis touché de la piété de cette femme éminente et voulant lui donner un témoignage de son respect, il se leva de son siège, s’approcha d’elle et l’embrassag. Alors se tournant vers le mari : « Quant à vous, dit-il, je vous donne en fief tels et tels villages, et j’entends qu’ils soient à jamais des témoignages de ma bienveillance envers vous. » Le mari et la femme se retirèrent pleins de joie et les religieux pleins de tristesse et de honte. Trente autres évangéliques, professant les mêmes doctrines que le sire de Cernock, furent cités, mais renvoyés avec l’invitation de se contenter de la foi de l’Église. Cela se passait vers l’an 1512, dans l’année où Zwingle commençait à sonder les Écritures et où Luther entendait à Rome sur l’escalier de Pilate, cette parole qui retentissait dans son cœur : « Le juste vivra par la foi. » La vaillante Écossaise avait livré un combat d’avant-poste et préludé à la Réformation.

f – « Terroribus monachorum non nihil perturbatus. » (Ibid.)

g – « Ut rex, etiam surgens, complexus sit mulierem. » (Ibid.)

Malheureusement l’avènement de Henri VIII au trône d’Angleterre vint donner aux préoccupations du roi d’Écosse une autre direction. Henri VII, tant qu’il avait vécu, s’était appliqué à rester dans de bons rapports avec son gendre ; mais Henri VIII, monarque fier, susceptible, impatient et qui cherchait volontiers querelle à ses voisins, se montra peu accommodant avec l’époux de sa sœur et tarda même beaucoup à payer le legs qu’elle tenait de son père. Les attaques fréquentes des Anglais, l’obligation où se trouvaient les Écossais de veiller toujours sur leurs frontières avaient établi entre les deux peuples la défiance et la haine. En même temps la rivalité antique de la France et de l’Angleterre avait jeté l’Écosse du côté des Français. Quand l’aigle anglaise fondait sur la France mal gardée, « la belette écossaise » venait se glisser dans son nid et dévorait la royale couvéeh. Henri VIII fit renaître ces anciennes traditions ; et la France en profita pour s’inféoder encore plus l’Écosse, au moment où, pour le malheur du royaume, les Médicis et les Guise allaient saisir à Paris les rênes de l’État. Jacques IV, insulté par Henri VIII, résolut, malgré les sages remontrances du vieux comte d’Angus, d’attaquer l’Angleterre. L’Écosse lui donna l’élite de son peuple. Il se battit à Flodden avec un intrépide courage ; mais, atteint de deux flèches, frappé d’un coup de hache d’armes, il tomba sur le champ de bataille, entouré des cadavres de douze comtes, treize lords, deux évêques, deux abbés mitrés, un grand nombre de gentilshommes et plus de dix mille soldats. Plusieurs étudiants, parmi lesquels se trouvait un nommé André Duncan, fils du laird d’Airdrie, que nous retrouverons plus tard, furent ou tués ou faits prisonniers dans cette fatale journée.

h – Shakespeare.

Le fils du roi, Jacques V, plus tard père de Marie Stuart, avait à peine deux ans lors de la mort de son père. Sa mère, sœur de Henri VIII, prit la régence, et, durant cette minorité, les nobles exercèrent une influence qui devait être un jour favorable à la liberté et par là à l’Évangile. Le roi et les prêtres visant au pouvoir absolu, l’un dans l’État, les autres dans l’Église, faisaient cause commune contre le nobles. Des luttes étranges se livraient alors entre les divers pouvoirs de l’Écosse ; une d’elles vint troubler la première des cités du royaume, Saint-André, et mêler au bruit de la mer orageuse qui mugissait au pied de ses rochers, les voix des prêtres qui s’agitaient autour de sa cathédrale, les cris des soldats et le retentissement des canons. Alexandre Stuart, archevêque de Saint-André, primat d’Écosse, étant resté sur le champ de bataille de Flodden, trois compétiteurs se présentèrent pour s’asseoir sur son siège primatial : John Hepburn, prieur de Saint-André, candidat des chanoines, Gawin Douglas, frère du comte d’Angus, candidat des nobles, et André Forman, évêque de Murray, candidat du pape. Douglas avait été mis par la reine en possession du château de Saint-André, mais Hepburn, homme ambitieux, ardent, appuyé par les chanoines, le prit d’assaut, s’y fortifiai, et partit pour Rome afin d’obtenir l’investiture pontificale. Forman, candidat du pape, auquel devait rester la victoire, profita de l’absence de son rival, s’empara du château et du monastère, y mit une forte garnison, apaisa Hepburn en lui donnant une pension de trois mille couronnes, tandis que le candidat des nobles, Douglas, voyant qu’il n’y avait pour lui ni argent ni mitre, prenait à coups de canon la cathédrale de Dunkeldj. C’est ainsi que se faisait en Écosse, avant la Réformation, l’élection d’un évêque.

i – « Hepburnus, Gavini ministris pulsis, arcem valido præsidio communiit. » (Buchanan, lib. XIII, 106 Rex.)

j – Buchanan. (Ibid.) Spotswood, Hist. of the Church of Scotland (London, 1677) p. 61, 62.

Les élections des prêtres se faisaient d’après des méthodes un peu différentes. Les moindres bénéfices étaient mis à l’enchère et achetés par des bardes ambulants, des joueurs de dés, ou des mignons de la cour. Les évêques, qui donnaient leurs filles illégitimes aux nobles, réservaient les meilleures places ecclésiastiques pour leurs bâtards. Ces jeunes mondains couraient au plaisir et abandonnaient leurs troupeaux à des moines, qui débitaient en chaire d’absurdes légendes sur leur saint, sur ses combats avec le diable, sur ses flagellations, ou amusaient le peuple par de basses plaisanteries. Ce système, qui prétendait représenter le christianisme et n’en était que la parodie, détruisait non seulement la piété et la moralité chrétiennes, mais encore la paix des familles, la liberté du peuple et la prospérité du royaumek.

k – Knox, Buchanan, Fox, Spotswood, Mc Crie.

Tandis que l’ambition, l’oisiveté, la licence, régnaient dans le clergé, Dieu préparait des vaisseaux neufs dans lesquels devait être déposé le vin nouveau que les vieux vases ne pouvaient plus recevoir. Des hommes simples allaient remporter par la foi et la vie chrétienne la victoire sur les riches, puissants et mondains pontifes. Trois jeunes hommes, nés presque avec le siècle, commençaient alors une carrière dont ils ignoraient les luttes et les épreuves, et allaient devenir, — surtout les deux derniers, — les réformateurs de l’Église.

Le 23 avril de l’an 1500, la femme d’un honnête bourgeois d’Édimbourg donnait le jour à un fils qui plus tard a été appelé par les uns Alane, par les autres Ales, tandis que lui-même signait ses écrits du nom d’Alesius, que nous adopterons. Alexandre, c’était son nom de baptême, était un enfant plein de vivacité, et l’angoisse que donnait à ses dévots parents la crainte de quelque accident, leur fit suspendre à son cou, comme protection contre tout péril, un papier sur lequel un prêtre avait écrit quelques versets de saint Jean. Alesius aimait à se rendre avec quelques garçons de son âge sur les hauteurs qui entourent Edimbourg ; les immenses rochers au-dessus desquels le château s’élève, la brillante colline de Calton, la pittoresque montagne d’Arthur’s seat les attiraient tour à tour. Un jour, c’était en 1512, Alexandre et quelques amis, s’étant rendus sur la dernière de ces montagnes, s’amusèrent à descendre, en roulant sur eux-mêmes, une pente que terminait une roche escarpée. Tout à coup le jeune garçon se trouva au bord du précipice ; l’effroi qu’il éprouva lui fit perdre les sens ; une main le saisit et le mit en lieu sûr, sans qu’il sût jamais par qui ni comment il avait été sauvé. Les prêtres firent honneur de cette délivrance au papier dont ils l’avaient muni ; mais Alexandre l’attribua à Dieu et aux prières de son père. « Ah ! disait-il bien des années après, je ne me remets jamais cet événement en mémoire sans que de grands frissons me parcourent tout le corpsl. » Quelque temps après on l’envoya à l’université de Saint-André pour y terminer son éducation.

l – C’est dans son « Epistola dedicatoria Comment, in Johannem » qu’Alesius raconte cette histoire. Bayle dit à l’article Alesius : « Il avait été préservé de la mort, par miracle, dans sa jeunesse. »

Un autre jeune garçon, d’un rang plus illustre, promettait un homme éminent à cette famille de Hamilton qui, sous Jacques III, avait pris la première place en Écosse. Né dans le comté de Linlithgow, à l’ouest d’Edimbourg, et un peu plus jeune qu’Alesius, il devait inaugurer la Réformation. Linlithgow était alors le Versailles du royaume, mais d’une origine plus antique que la résidence de Louis XIV. Ses portiques en saillie, ses sculptures en bois, ses panneaux à lambris, ses balustrades massives, ses toits en avance sur la rue, formaient l’effet le plus pittoresque. Le château tenait à la fois du palais, de la forteresse, de la prison ; c’était le lieu de plaisance où la cour allait se délasser des affaires et c’est là que naquit Marie Stuart.

Près de Linlithgow était la baronnie de Kincavil, que le roi Jacques IV avait donnée, en 1498, à sir Patrick Hamilton. La femme de celui-ci, Catherine Stuart, était fille du duc d’Albany, fils du roi Jacques II. Sir Patrick, de son côté, était second fils de lord Hamilton et, selon des chartes dignes de foi, de la princesse Marie, comtesse d’Arran, aussi fille de Jacques IIm. Sir Patrick eut deux fils et une fille, James, Patrick et Catherine.

m – « Hamiltonum familia regium quoque sanguinem attingente, natus. » (Bezse Icones.) C’est l’opinion de Pinkerton, de Mc Crie et d’autres auteurs. D’autres ont cru que sir Patrick Hamilton (de Kincavil) était fils naturel de lord Hamilton. Mais dans une charte d’avril 1498, il est appelé frère germain de James lord Hamilton, fils aîné de son père et plus tard comte d’Arran, ce qui veut dire évidemment qu’il n’était pas frère consanguin ; et dans une charte de janvier 1513, il est distingué d’un autre Hamilton, fils naturel du même lord. Cette dernière circonstance donna lieu sans doute à un quiproquo.

Patrick, le jeune homme dont nous parlons, était donc de sang royal, soit par son père, soit par sa mère ; il naquit probablement au manoir de Kincavil et y fut élevé. Il grandit entouré des douceurs de l’amour maternel, et dès son enfance, l’image de sa mère se grava profondément dans son cœur. Cette tendre mère qui, plus tard, sur l’échafaud, occupa ses dernières pensées, remarqua avec joie dans son fils le besoin d’une culture supérieure, la passion de la science, le goût des écrits de la Grèce et de Rome, et surtout des aspirations vives pour tout ce qui était élevé, des mouvements de l’âme vers Dieu.

Quant au père, sir Patrick, il avait la réputation d’être le premier chevalier de l’Écosse, et, cousin germain du roi Jacques IV, il avait de fréquentes occasions de faire acte de bravoure. Un jour, un chevalier allemand étant arrivé en Écosse pour défier ses lords et ses barons, sir Patrick le renversa dans la lutte. Lors du mariage de Marguerite d’Angleterre avec le roi d’Écosse, ce fut encore sir Patrick qui se distingua le plus dans les tournois ; et, plus tard, ayant été envoyé en ambassade à Paris avec un frère aîné, le comte d’Arran, il gagna, en passant à Londres, de nouvelles couronnesn. On aimait à raconter ces hauts faits aux deux garçons et rien ne paraissait plus magnifique à Jacques et à Patrick que la brillante armure de leur père, suspendue aux parois de la salle des festins. L’ambition s’allumait dans le cœur du plus jeune des fils, mais c’était une autre gloire, plus sainte et plus durable, qu’il devait rechercher.

n – Pittscottie, Hist. of Scotland. Leland’s Coltectanea. Lorimer, Patrick Hamilton.

Les Hamilton ayant beaucoup de relations à Paris, sir Patrick résolut d’y envoyer son second fils, et, à l’âge de quatorze ans, le jeune garçon partit pour la célèbre capitale. Son pèreo, qui le destinait aux grandes charges de l’Église, avait obtenu auparavant pour lui le titre et les revenus d’abbé de Ferne dans le comté de Ross, ce qui devait fournir aux dépenses de voyage et d’étude du jeune homme. C’était le moment où le feu de la Réformation qui venait de s’allumer sur le continent, y jetait de tous côtés des étincelles. L’une d’elles devait tomber dans l’âme de Patrick ; mais si Hamilton devait apporter de Paris en Écosse la première pierre de l’édifice ; un autre Écossais, né un an après lui, devait en apporter, de Genève, le couronnement.

o – L’inscription cherchée et trouvée dans les Acta rectoria de l’université de Paris, par M. le professeur Rosseeuw Saint-Hilaire, à la demande de M. le professeur Lorimer, prouve qu’Hamilton étudia à Paris.

Dans un des faubourgs de la ville d’Haddington, près d’Edimbourg, appelé Giffort’s-Gate, habitait un honorable citoyen, d’une ancienne famille du comté de Renfrew, nommé Knox, qui avait porté les armes, ainsi que son père et son grand-père, sous le commandement du comte de Bothwell. Quelques membres de cette famille étaient morts sous les drapeauxp. Knox eut, en 1505, un fils qui fut nommé John. Le sang des soldats coulait dans les veines de celui qui devait être l’un des champions les plus intrépides de l’armée de Christ. John, placé d’abord au collège d’Haddington, fut envoyé à l’âge de seize ans à l’université de Glasgowq. Il était actif, hardi, d’une grande droiture, d’une parfaite honnêteté, appliqué à ses devoirs, plein de cordialité pour ses camarades, mais d’une fermeté qui approchait de l’obstination, d’une indépendance qui ressemblait à de l’orgueil, d’une mélancolie qui était voisine de l’abattement, d’une austérité que quelques-uns prenaient pour de l’insensibilité, et d’une véhémence que l’on attribuait faussement à un esprit vindicatif. Une place importante lui était réservée dans l’histoire de son pays et de la chrétienté.

p – « My great grandfather, goedesher and father have served your Lordshipis predecessoris and some of thame have dyed under their standartis. » (John Knox, Hist. of the Ref., edited by D. Laing. T. II, p. 323.)

q – Non à celle de Saint-André, comme on l’a cru. « The name occurs… in the year 1522… He was seventeen years of age. » (Mc Crie, Life of Knox. Note B.)

Tandis que Dieu préparait ainsi ces trois jeunes contemporains, Alesius, Hamilton, Knox et d’autres encore, pour répandre en Écosse la lumière évangélique, des nobles ambitieux s’agitaient autour du trône du roi. Le vieux comte d’Angus, qui avait perdu ses deux fils à la bataille de Flodden et ne leur avait pas survécu, avait laissé un petit-fils, beau jeune homme ayant peu de sagesse et d’expérience, mais beaucoup d’ambition, de talent, de vivacité et de bravoure. La veuve de Jacques IV, régente du royaume, l’épousa, et par ce mariage imprudent mécontenta les nobles. Les Angus et les Douglas d’un côté, les Hamilton de l’autre, mêlaient souvent à leurs rudes escarmouches, le pillage, le meurtre et l’incendie. Une autre régence devenait nécessaire. Jean Stuart, duc d’Albany, né en France, d’une mère française, vivant à la cour de Saint Germain, mais le plus proche parent du roi d’Écosse, fut appelé. Il bannit Angus, qui se retira en Angleterre avec la reine. Mais bientôt Albany dut retourner en France, et la reine Marguerite et son époux revinrent à Édimbourg.

Aussitôt les anciennes rivalités reparaissent. Le parlement étant réuni à Edimbourg, en avril 1520, les Hamilton s’assemblent en grand nombre dans le palais du primat Beaton. Celui-ci courait çà et là, armé de pied en cap, agitant le flambeau de la discorder. L’évêque de Dunkeld le suppliait de prévenir une collision ; le primat, portant sa main sur son cœur, dit ; « Sur ma conscience je ne puis l’empêcher ! » Et l’on entendit retentir sa cotte de mailles. « Ah ! monseigneur, s’écria Dunkeld, ce bruit me dit que votre conscience n’est pas bonne ! » Sir Patrick Hamilton (le père du réformateur) recommandait la paix ; mais sir James Hamilton, fils naturel du comte d’Arran, jeune homme violent et cruel, lui cria : « Vous avez peur de vous battre pour votre ami. — Tu mens, impudent bâtard ! répondit le fier baron. Je me battrai aujourd’hui, là où tu n’oseras pas même mettre les pieds. Il sortit aussitôt du palais et tous les Hamilton le suivirent.

r – « Velut seditionis fax, volitaret armatus. » (Buchanan.)

Le comte d’Angus occupait la rue haute, et ses gens, placés derrière des barricades, repoussaient vigoureusement leurs adversaires avec leurs piques. Sir Patrick, suivi des plus intrépides, franchit les retranchements, se précipite dans la rue haute, donne autour de lui de grands coups d’épée et tombe mortellement blessé, tandis que le jeune présomptueux qui l’avait insulté s’enfuit à toute bride.

Son fils Patrick n’était plus dans le manoir de Kincavil pour joindre ses larmes à celles de sa mère. Abandonnant le jour obscur de la Calédonie, il était allé jouir à Paris de l’éclatante lumière de la civilisation, à peu près dans le même temps où le célèbre George Buchanan y arrivait : « Salut ! s’écriaient ces jeunes Écossais en arrivant en France, salut, ô Gaule bienheureuse ! nourrice aimable des bonnes lettres ! toi dont l’atmosphère est si salubre, dont le sol est si fertile, dont la riche hospitalité reçoit tout l’univers, et qui envoies en échange au monde les richesses de ton esprit, toi dont la langue est si élégante, toi qui es la commune patrie de tous les peuples, qui adores Dieu avec vérité et sans t’abâtardir dans les rites extérieurs !… Oh ! si je ne t’aime comme un fils, si je ne t’honore toute ma vie ! salut, ô Gaule bienheureuses ! »

s – « … At tu, beata Gallia,
Salve, bonarum blanda nutrix artium, » etc.
(Buchanani Poemata. Adventus in Galliam.)

Il est probable qu’Hamilton était entré dans le collège de Montaigu, le même où Calvin fut admis quatre ou cinq ans plus tard. Au moment où il y arriva, Mayor qui allait bientôt se rendre à Saint-André, y enseignait la philosophie.

Hamilton joignait à une grande aversion pour les écrits des sophistes, un grand amour pour l’étude des vrais philosophes. Mais bientôt une lumière plus pure que celle de Platon et d’Aristote brilla à ses yeux. Dès 1520, les écrits de Luther étaient lus avec avidité dans Paris par les étudiants des écoles ; les uns prenaient parti pour, les autres contre la Réformation. Hamilton prêtait l’oreille à ces débats et lisait les écrits venant d’Allemagne, quand, tout à coup, il apprit la mort tragique de sir Patrick. Il en fut profondément ému et se mit à chercher Dieu avec une ardeur encore plus grande. Il fut un exemple de plus de ce fait si connu, qu’au moment où toutes les douleurs de la vie terrestre accablent une âme, Dieu lui donne la vie du ciel. Deux grands événements, la mort de sir Patrick et l’arrivée de la Réformation dans Paris, se trouvant être simultanés produisirent dans l’âme du jeune Écossais un choc d’où jaillit une étincelle divine ; le feu une fois allumé dans son cœur, rien ne fut plus capable de l’éteindre.

Hamilton prit le degré de maltre-ès-arts vers la fin de 1520, comme le portent encore les registres de l’Université ; peut-être visita-t-il Louvain, où était alors Érasme ; il revint en Écosse probablement en 1522.

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