Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 12
Grande confusion dans Genève – Le conseil de Berne intervient inutilement

(Fin Avril 1538)

11.12

Dérisions et sarcasmes – Les nouveaux ministres – Leur insuffisance – Les réformateurs arrivent à Berne – Ils paraissent devant le Conseil – Leurs doléances – Le Conseil de Berne s’émeut – Il écrit à Genève – Réponse du Conseil de Genève

Cependant les amis de l’Évangile, dans Genève, avaient reçu un coup très violent et qui les avait frappés d’une manière inattendue. Plusieurs étaient plongés dans une excessive tristesse ; quelques-uns perdaient toute espérance de voir jamais l’Évangile en honneur dans cette tumultueuse cité. Les uns se taisaient, les autres faisaient éclater leur douleur. Les plus pieux sans doute attendaient de la fidélité de Dieu ce rétablissement de la foi, de l’ordre, de la prospérité, qu’ils désiraient avec tant d’ardeur. Mais « tous les hommes de bien, dit Bèze, voyaient avec une grande douleur leurs trois pasteurs, obéissant à l’édit qui les bannissaita, » s’éloigner de cette ville à laquelle ils avaient voulu faire tant de bien ; et ils les suivaient des yeux, ou du moins de la pensée, comme s’ils ne pouvaient se séparer d’eux.

a – « Tum vero magno cum bonorum omnium dolore très illi edicto parentes… » (Beza, Calvini vita.)

Les basses et injurieuses démonstrations par lesquelles la partie la plus désordonnée de la population célébrait son triomphe augmentaient encore la tristesse des hommes sérieux. On riait de la déconfiture des pasteurs, on la tournait en ridicule. Les plaisants de profession ont presque tous l’esprit faux et superficiel, et il pleut par tout pays de cette sorte d’insectesb. Il n’en manquait pas à Genève. Nous ne savons s’ils montèrent sur des tréteaux, mais ils jouèrent des mascarades. On voyait de grandes troupes de ces mauvais plaisants s’avancer dans les rues, riant, braillant et s’agitant. L’un d’eux, c’était le principal personnage, tenait par la longue queue une poêle à frire, et dans cette poêle se trouvaient des lumignons de lampe, qu’on appelait dans le patois du pays des farets, et ceux qui entouraient ce porte-enseigne criaient qu’ils avaient fricassé Farel (et ses collègues avec lui) comme les poulets ou les navets que l’on fait cuire dans la casserole après les avoir coupés en morceaux. Ces malheureux n’avaient au fond pas tort : les pauvres ministres avaient été en effet brûlés à petit feu… Les bons mots et les sarcasmes assaisonnaient ce singulier plat, et il ne manquait pas, dans ces temps, d’individus qui souhaitaient de voir les ministres sortant de Genève « tomber de la poêle dans la braise, » d’un fâcheux état dans un pire. Les insolences et les dérisions pleuvaient de toutes parts : « Ces sortes de processions aboutissaient d’ordinaire à quelques débauches ; les citoyens se « licencioyent, dit Rozet, à impureté, danses, jeux et yvrognerie. On n’entendait parler que de mascarades, de galanteries et d’excès de vin et de bonne chèrec. » C’est ainsi que le gros de la population célébrait le départ des pasteurs. « Le méchant travaille pour enfanter l’outrage, mais il enfantera une chose qui le trompera. »

b – Labruyère.

c – Rozet, Chronique msc. de Genève, l. IV, ch. 22. Gautier, Hist. msc. de Genève, l. VI. Spon, II, p. 26.

Quant aux membres des conseils, ils laissaient faire. S’ils lançaient quelque publication pour réprimer ces désordres, on en faisait peu de cas ; d’ailleurs, ils ne la faisaient point observer. Ils cherchaient pourtant à établir quelque espèce d’Église. Le ministre Henri de la Mare n’avait osé, malgré l’ordre qui lui en avait été donné, prêcher et donner la cène le jour de Pâques, de peur de déplaire à Farel et à Calvin, mais, ainsi que l’ancien gardien des Franciscains, Jacques Bernard, il ne s’était pas joint à leur protestation ; le Conseil les chargea l’un et l’autre des fonctions des trois exilés, et demanda en même temps à Messieurs de Berne les ministres Marcourt et Morand, qui ne vinrent que plus tard. En même temps, le magistrat fit relever dans les églises les pierres baptismales qui avaient été abattues et devaient servir dorénavant au baptême des enfants ; puis il fit publier à son de trompe que chacun eût à se conformer à ce qui avait été arrêté, touchant la cène, le baptême, les fêtes, etc. Mais de la Mare et Bernard n’étaient pas de force à remplacer Farel et Calvin. Ils étaient loin de jouir d’une grande considération et se trouvaient souvent exposés à la critique et même aux reproches de leurs auditeurs. Porral surtout se plaignait hautement de leurs prédications. Le Conseil prit leur parti, et un nommé Groli ayant reproché à Bernard de ne pas prêcher selon la Parole de Dieu, le critique fut condamné « à crier merci à Dieu et à la justice, les deux genoux en terre. » Si cela se fût passé du temps de Calvin, c’eût été une bonne aubaine pour ceux qui aiment à détracter ce grand homme, mais la peine était infligée par ses adversaires à l’un de ses partisans. La question pourtant reste toujours la même, et cet acte de contrainte en fait d’opinion religieuse est même plus grave, puisqu’il provient de ceux qui avaient chassé leurs réformateurs pour avoir voulu mettre des bornes à leur liberté. Il y avait pourtant des accommodements : un citoyen considérable, l’ancien syndic Porral, ayant aussi critiqué les prédicants, le Conseil se contenta de le menacer de son indignation ; il n’eut pas à mettre les deux genoux en terre et à crier merci.

L’exil des deux grands réformateurs et ce triste état de choses qui ravissait les hommes du parti romain, remplissaient en tous lieux de douleur les amis de la Réformation. On pleurait sur la « grande joie des pharisiens et des ennemis du saint nom de Dieu. » Il y avait des gémissements, des prières, des exclamations : « Comment cette ville, que le Fils de Dieu avait choisie pour son palais et son sanctuaire, était-elle toutefois, maintenant, plongée en ses souillures aussi avant, comme si jamais une seule goutte de la grâce de Dieu ne fût découlée sur elled ? » On se rappelait Capernaüm élevée d’abord jusqu’au ciel, et puis abaissée jusqu’en enfer ! Calvin comprenait que les circonstances qui avaient amené son exil compromettaient non seulement les progrès, mais l’existence même de la Réformation ; effrayé du péril, il était résolu à tout faire pour prévenir un tel malheur.

d – Rozet, Chronique msc. de Genève, l. IV, ch. 18. Registres du Conseil, des 7, 10, 16, etc., mai. Hist. msc. de Gautier, l. VI.

Où le danger est grand, c’est là que je m’efforce.

Les Églises et même les États de la Suisse ne sympathiseront-ils pas à leurs épreuves ? Ne les aideront-ils pas à sauver Genève ? Si le catholicisme romain s’y rétablissait, si la Savoie y devenait par là prépondérante, Berne et le reste des cantons seraient plus ou moins menacés dans leur réforme, et le pays de Vaud pourrait fort bien retourner à ses anciens dominateurs. Certes Calvin trouverait ailleurs une vie plus paisible, plus facile qu’à Genève ; mais il s’était décidé à perdre sa vie et l’avait donnée à Dieu et à son règne. Cette ville sur laquelle il voulait arborer l’étendard de l’Évangile, eût pu devenir un jour une forteresse, dont le front redoutable eût résisté aux attaques combinées de l’ennemi. Et maintenant, il faut qu’il l’abandonne. Il hâtait ses pas vers Berne, où il espérait trouver du secours, comme autrefois les Berthelier et les Besançon Hugues, menacés par les bandes de la Savoie.

L’arrivée des deux réformateurs fit sensation dans cette ville. A la vue de ce Farel dont les travaux avaient été depuis dix ans couronnés de si grands succès dans la Suisse romande, de ce Calvin qu’on saluait déjà comme un génie supérieur, de ces deux hommes bannis, chassés, sans asile, les esprits étaient frappés, les cœurs émus. Les magistrats bernois eux-mêmes ne s’étaient point attendus à des mesures aussi extrêmes. Admis le 27 avril dans le Conseil : « On nous a faussement accusés, dirent les réformateurs. Messieurs de Genève ont mis en avant deux choses, l’une que nous avons été rebelles à leurs commandements, et l’autre que nous avons refusé de nous conformer aux cérémonies de Berne. Ces accusations sont toutes les deux fausses, car nous avons fait ce qui était en nous pour leur obéir, et jamais n’avons simplement rejeté icelle conformité, mais plutôt au contraire protesté que nous voulions regarder en quelle manière elle se pourrait bien traiter pour l’édification de l’Église. Davantage, il appert que ces accusations sont une vaine couverture, vu que ces messieurs étaient prêts à nous accorder que cette affaire des rites fût différée jusqu’à l’assemblée de Zurich, moyennant que nous voulions agréer que notre compagnon Courault fût rejeté de l’office de prédication, ce que, étant contre la parole expresse de l’Écriture, n’avons voulu consentir. Le jour de Pâques même, nous avons protesté que si nous n’administrions pas la cène, ce n’était pas à cause du pain sans levain, dont l’usage est en lui-même indifférent, mais de crainte de profaner un si saint mystère, — sinon que le peuple fût mieux disposé. Ce que nous alléguions pour raison, ce sont les désordres et abominations qui règnent aujourd’hui en la ville, tant en blasphèmes exécrables et moqueries de Dieu et de son Évangile, qu’en troubles, sectes, divisions. Publiquement, et sans être réprimées, il est fait mille irrisions contre la Parole de Dieu, et mêmement contre la cène. Et de plus, ceux du Conseil ne nous ont jamais voulu admettre à dire nos raisons, et sans nous avoir ouïs, ils ont contre nous comité tant les Deux-Cents que le peuple, nous chargeant de ce qui ne se trouve véritable ni devant Dieu, ni devant les hommes. Ce faisant, ils montrent assez qu’ils ne cherchent que esclandres et scandales pour diffamer l’Évangile. Et de fait, il y a six mois passés, le bruit en était à Lyon et plusieurs autres lieux de France, tellement que quelques marchands ont voulu vendre marchandises pour grosse somme, à payer quand nous serions déchassés… Par quoi l’on aperçoit qu’il y a machinations secrètes, de longue main. Même ils ne se sont point contentés de nous charger d’ignominie, mais ils ont crié par plusieurs fois qu’on nous jetât au Rhône. » Les réformateurs ayant ainsi parlé, déposèrent un mémoire où se trouvaient exposés ces mêmes griefse.

e – Le mémoire se trouve dans les archives de Genève. Pièces historiques, no 1201. (Calvin, Opp., p. 190.)

Ce discours était sévère ; mais le mal était grand ; il est inutile de le nier, les témoignages sont trop positifs. Tous, sans doute, n’étaient pas coupables de ces désordres, de ces moqueries ; mais il arrivait alors ce qui n’arrive que trop souvent, que les gens remuants prennent le dessus et que les bons se taisent. Il faut de plus remarquer ce que dit Calvin, qu’il craindrait de profaner le mystère de la cène, sinon que le peuple fût mieux disposé. Il admet donc une meilleure disposition du peuple, il la désire ; certainement il est prêt alors à célébrer le repas sacré. Quant à ce qu’il a dit que ses collègues et lui ont fait ce qui était en eux, pour obéir aux magistrats, il indique bien par là que quelque chose n’était pas en eux, savoir : d’agir contre leur conscience et le commandement de Dieu. Plusieurs en leur temps les en blâmèrent, mais qui leur en fera maintenant un reproche ? Les défenseurs les plus décidés de l’union de l’Église et de l’État disent eux-mêmes : « L’autorité de l’État ne doit point se mettre en conflit avec la foi religieuse de quelque homme que ce soit. Si le principe contraire était admis, nous passerions probablement dans les rangs de nos adversairesf. » Nul, de nos jours, ne blâmera les réformateurs. En maintenant l’indépendance de la foi, ils ont fait ce qu’ils devaient faire.

f – Ces paroles ont été prononcées à Londres, dans la Chambre des communes, le 9 mai 1871, par sir Roundel Palmer, qui fit le discours le plus remarquable contre la proposition de séparer l’Église de l’Etat.

Le Conseil de Berne, qui n’était pas dominé par la passion, comme celui de Genève, vit clair dans les choses, et fut ému du danger qui menaçait cette ville alliée. Sans perdre de temps, il écrivit le même jour à ses singuliers amis et féaulx combourgeois : « Sont aujourd’hui comparus devant nous maître G. Farel et Calvin, et ont fait les doléances comprises en la cédule ci-incluse. Nous les avons entendues à grand troublement de nos cœurs, car si les choses se sont ainsi passées, elles donnent une grande offense et serviront au déshonneur de la religion chrétienne. A cette cause, nous vous prions instamment, et en fraternelle affection, vous admonestons et requérons que veuillez modérer la rigueur que tenez à Farel et Calvin, pour l’amour de nous et pour éviter scandale. Ce que nous vous avons écrit touchant la conformité des cérémonies, nous l’avons fait par affection et non pour vous contraindre. Mais vous devez savoir que le trouble qui est présentement en votre ville et le rigoureux parti que tenez à vos prédicants nous ont été très déplaisants, et que nos ennemis en sont très joyeux. En ce, nous ferez plaisir très agréableg. » Tel était l’avis de Messieurs de Berne, des adversaires mêmes de Calvin, car ils l’étaient et pouvaient lui en vouloir, particulièrement dans cette affaire, à cause du pain azyme. Mais leurs vues étaient plus élevées, plus sages, plus profondément religieuses et politiques que celles de Richardet et de ses amis.

g – Archives de Genève. Pièces historiques, no 1201. Calvin, Opp., X, p. 188.

A la réception de cette lettre le Conseil de Genève fut encore plus ému que ne l’avait été celui de Berne. L’irritation qui animait ses membres et les avait portés à bannir les réformateurs, n’était point apaisée, et comme on l’a remarqué, leur réponse fut telle qu’on pouvait l’attendre d’hommes que la passion domineh. Ils écrivirent à Berne qu’ils trouvaient « fort estranges » les doléances qu’on leur envoyait ; qu’ils « ne pouvaient bonnement penser comment Farel et Calvinus étaient si hardis d’informer leurs Excellences contre vérité, qu’il n’y avait point grande discorde en leur ville, puis que le dimanche précédent, la cène avait été faite, selon leurs cérémonies, avec un grand nombre de gens, tous d’accord. » Ce qui revenait à dire que les pasteurs étant chassés sans avoir été entendus, leurs adhérents étant intimidés, le parti opposé à l’Évangile triomphant, l’uniformité régnait par la violence et par la crainte. C’est en effet la conséquence ordinaire d’un coup d’État.

h – Kirchhofer, Das Leben Farels, p. 244.

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