Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 13
Synode de Zurich – Les ambassadeurs bernois ramènent Calvin à Genève – il ne peut y entrer

(Fin Avril à fin Mai 1538)

11.13

Farel et Calvin à Zurich – Leurs réclamations – Leur modération – Leur humilité – Leur bon droit – Le synode de Zurich les approuve – Il écrit à Genève – Hostilité de Kunz – Sa colère – Ses accusations – Berne hésite à intervenir – La justice l’emporte – Ambassade de Berne – Agitation dans Genève – Calvin et Farel s’arrêtent à Genthod – Le Conseil général – Il semble favorable – Trahison de Kunz – Pierre Vandel – Les esprits s’enflamment – Vote du Conseil général – Les adversaires – La minorité

Farel et Calvin ne se laissèrent point arrêter par l’endurcissement de leurs ennemis. Ils étaient décidés à tout faire pour sauver l’Église et la ville même de Genève des maux qui, selon l’opinion des hommes de bien de la Suisse, ne pouvaient manquer de l’atteindre. Le synode des Églises réformées de ce pays, à la décision duquel ils s’en étaient rapportés, se réunissait alors à Zurich. Ils se hâtèrent de s’y rendre, pour instruire l’assemblée des graves événements qui s’étaient passés à Genève, et pour réclamer sa médiation. Les députés de Bâle, Berne, Schaffhouse, Saint-Gall, Glaris, Mulhouse, Bienne, réunis aux docteurs de Zurich, formaient cette assemblée qui siégea du 29 avril au 3 mai, et à laquelle Bucer et Capiton de Strasbourg étaient venus assister. La principale affaire du synode était l’union avec Luther, qui montrait alors des dispositions pacifiques. Tous les membres, sauf Kunz, député de Berne, reçurent les deux bannis avec une vraie cordialité chrétienne. Il semble que cette réunion de frères détendit Farel et Calvin. Se trouvant à Genève sans cesse en présence de violents adversaires, il en était peut-être résulté pour eux une sorte de tension morale ; mais la loyale affection des Suisses donna du relâche à leurs esprits ; leur âme s’épanouit au soleil de la charité. Après s’être occupé de ce qui concernait la concorde de Wittemberg, le synode passa aux rites et arrêta que les Églises devaient conserver à cet égard une pleine liberté, résolution favorable à Calvin et à Farel. Ce point décidé, le synode prit en considération l’état de Genève. Calvin exposa les divisions et le trouble qui affligeaient l’Église, l’état d’abandon où se trouvaient les bons chrétiens et les dangers auxquels la Réformation y était exposée. Il se montra sans roideur quant aux choses secondaires, mais plein de fermeté pour celles qu’il croyait nécessaires à la prospérité de Genève. Il admit facilement les fonts baptismaux ; et aussi, ajouta-t-il, l’introduction « dans notre Église, du pain sans levain ; mais, ajouta-t-il, nous désirons demander aux Bernois que ce pain soit rompui. » L’acte de rompre le pain, selon l’institution et la coutume des apôtres, lui paraissait essentiel au symbole qui doit rappeler le corps immolé du Seigneur. Il éprouvait quelque perplexité quant à la question des fêtes ; il en accorda pourtant quatre, pourvu, dit-il, que, ceux qui le voudront soient libres de travailler après le service. Il ne voulait pas ouvrir la porte au bruit et au désordre qui signalent dans les populations romaines la dernière partie de ces joursj. Il continua : « S’il s’agit de nous rétablir à Genève, nous demandons avant tout qu’il nous soit accordé de nous laver des calomnies dont on nous a accablés. On nous a condamnés sans nous entendre, et c’est là, disait-il avec raison, une inhumanité, une barbarie, qui ne peut être toléréek. Il faudra ensuite établir la discipline sans quoi tout ce que nous restaurerions sera bientôt écroulé. Nous demandons que la ville soit divisée en paroisses, car point d’ordre dans l’Église si le troupeau n’est pas près de son pasteur et le pasteur près de son troupeau. Nous a demandons qu’un usage convenable de l’excommunication soit admis et qu’à cet effet le Conseil choisisse dans les divers quartiers de la ville des hommes probes et sages, auxquels, d’accord commun, ce soin soit confié. Nous demandons que dans l’institution des pasteurs l’ordre légitime soit maintenu, et que l’autorité du magistrat ne supprime pas cette imposition des mains, que doivent recevoir les ministres. Nous demandons que la cène soit plus souvent administrée, et qu’on la célèbre, sinon suivant la coutume de l’ancienne Églisel, au moins une fois chaque mois. Nous demandons que l’on ajoute aux prédications publiques le chant des psaumes. Enfin nous demandons que les nôtres mettant en avant l’exemple des pays soumis à Berne pour justifier des chansons et des danses lascives et obscènesm, les Bernois soient priés de bannir de leurs États de tels dérèglements, afin que les nôtres n’en prennent plus occasion de les revendiquer pour eux-mêmes. »

i – « Cupimus a Bernatibus impetratum ut fractionem panis nobiscum accipiant. » (Articuli ipsa manu Calvini scripti, conventui Tigurino propositi.) Calvin, Opp., X, p. 190. Voir Matth.26.26 ; Luc.24.30 ; 1Cor.10.16 ; 11.24 ; Actes.20.7.

j – « Non tamen fenestram ardemus aperire tot turbis, quas jam prospicimus, si aliter fiat. » (Ibid.)

k – « Barbaries enim et inhumanitas non ferenda. » (Ibid.)

lChaque jour rompant le pain. (Actes.2.46) « Ut frequentior cœnae usus restituatur ; si non secundum veteris ecclesiæ consuetudinem, at saltem singulis quibusque mensibus semel. » (Ibid.)

m – « Quum in lascivis et obscænis cantilenis ac choreis… e sua ditione tales spurcitias eliminent. » (Ibid.)

Ces articles, au nombre de quatorze, étaient écrits de la main de Calvin, mais ils furent lus au synode par Bucern. Il est probable que Calvin et Farel ne voulaient pas se mettre trop en avant, et désiraient que la question fût décidée selon sa valeur, indépendamment de leur personne ; et ils choisirent pour l’exposer le plus modéré des théologiens de l’époque. Calvin n’était pas un homme qui s’élevât dans le sentiment de sa propre justice ; il savait par expérience que nous bronchons tous en plusieurs manières. « Nous savons, disait-il plus tard à Farel, en lui parlant de ce qui venait de se passer, nous savons que nos adversaires ne peuvent nous calomnier au delà de ce que Dieu permet, et nous connaissons le but qu’il se propose en le leur permettant. Humilions-nous donc, à moins que nous ne voulions lutter avec Dieu, parce qu’il nous humilieo ; mais ne cessons pas de nous attendre à lui. La couronne de fierté et les ivrognes d’Éphraïm seront foulés aux pieds, selon le prophète (Ésaïe.28.3). Reconnaissons devant Dieu et devant son peuple, que c’est, en quelque mesure, à cause de notre inhabileté, indolence, négligence, erreur, que l’Église confiée à nos soins est tombée dans un triste état ; mais aussi maintenons, comme c’est notre devoir, notre innocence et notre pureté contre ceux qui par leur fraude, malignité et méchanceté ont certainement causé cette ruinep. » Calvin s’accusant d’indolence allait trop loin sans doute ; mais ce n’était pas seulement à son collègue qu’il parlait de la sorte ; il ne craignait pas de faire devant le synode même de tels aveux, et tout en dépeignant les dangers de Genève, « la destruction dont semblait menacé » l’édifice, que Farel et lui y avaient élevé : « Nous reconnaissons ouvertement, dit-il aux députés des Églises suisses réunies à Zurich, que dans quelques points nous avons été peut-être trop sévères ; et nous sommes prêts à entendre raison là-dessusq. »

n – Calvin, Opp., X, p. 204.

o – « Humiliemur ergo nisi Deo in humiliationem nostram tendenti velimus obluctari. » (Calvin à Farel, Bâle, 4 août 1538. Bibl. de Genève.) Calvin, Opp., X, p. 229.

p – Calvin à Farel, Strasbourg, septembre 1538. Calvin, Opp., X, p. 246.

q – « Dass sie in etlicher Dingen hatton vielleicht zu streng gewesen, und erklaerten sich gern weisen zu lassen. » (Abschied des Tages zu Zurich gehalten. Kirchhofer, Farels Leben, I, p. 244.)

Le synode ne blâma point les réformateurs. Il leur recommanda, il est vrai « la modération, la douceur chrétienne, nécessaires, dit-il, avec ce peuple peu cultivér ; » mais il reconnut que, loin de montrer de l’opiniâtreté dans des choses insignifiantes, les réformateurs ne demandaient dans leurs quatorze articles que des choses justes, légitimes, importantes. Il est vrai qu’un chrétien ne doit pas être constitué ministre par le simple arrêté d’un conseil d’État, mais, après examen, par l’imposition des mains des anciens ou pasteurs. Il est vrai qu’une plus grande fréquence de la cène était conforme à la Parole de Dieu. Le point le plus délicat était l’excommunication ; mais les Genevois ne pouvaient-ils pas se fier à ce que feraient des laïques probes et sages, choisis par les conseils élus ? Le bon sens des Helvétiens leur disait que des hommes qui n’auraient aucun des caractères chrétiens ne pouvaient faire partie de la société chrétienne.

r – « Bey diesem unerbauenen Volk christliche Sanftmüthigkeit. » (Ibid.)

Aucun des théologiens présents au synode ne semble avoir pris plus à cœur la cause de Calvin que celui qui, avec Mélanchthon, était peut-être le plus mesuré des réformateurs, Capiton. Homme essentiellement doux, il avait pourtant montré du courage en rappelant Luther à la modération et en faisant de même plus tard vis-à-vis de son collègue de Strasbourg, Mathias Zell ; il approuva Farel et Calvin, il s’appliqua même à les consoler : « Votre bannissement n’a rien d’ignominieux, leur dit-il, et nous ne craignons pas qu’il soit nuisible à l’Église. Vos ennemis mêmes ne vous reprochent que trop de ferveur dans votre zèle. Il ne manque pas malheureusement de ministres qui enseignent l’Évangile sans discipline, qui préfèrent avoir une charge où l’on ne fait rien qu’une charge qui porte des fruits, et qui, au lieu de la liberté de Christ, introduisent la licences. La discipline est nécessaire aux Églises. On s’imagine que ce que chacun peut faire ne nous regarde pas, comme si Christ ne disait pas que si sur cent brebis il y en a une seule qui s’égare, il faut se mettre à sa recherche. Quoi ! parce qu’on a rejeté l’autorité des papistes, faudra-t-il que la puissance de la Parole et du ministère soient aussi anéanties ? — Je sais assez de l’Évangile, s’écrie-t-on ; je sais lire : qu’ai-je besoin de toi ? Prêche à ceux qui veulent t’entendre ! — Ah ! la discipline est une chose dont nos Églises n’ont point l’habitude, une chose que la chair et le sang détestent, devrons nous donc nous étonner que vous n’ayez pu, à vous deux, réformer en une fois une ville aussi considérablet ? »

s – « Otiosam enim functionem quidam tueri malunt quam fructuosam, quidam licentiam pro Christi libertate induxerunt. » (Calvin, Opp., p. 226. Capito Farello.)

t – « Quod vos duo semel tantam urbem reformare non potueritis. » (Ibid., p. 227.)

L’assemblée approuva donc les quatorze articles présentés par Calvin et Farel, puis « déclara les causes de leur deschassement de Genève non légitimesu. » Aux yeux des chrétiens helvétiques réunis à Zurich, ces deux bannis étaient la gloire de la Réformation, des docteurs dont la louange était répandue dans toutes les Églises, deux des principaux moteurs de la grande transformation qui s’accomplissait alors dans la chrétienté. L’honneur, le devoir des chrétiens de la Suisse demandaient que ces hommes pieux et illustres, victimes de passions hostiles à l’Évangile, fussent rétablis dans la position où Dieu les avait placés. Le synode écrivit donc à Genève, et demanda avec instance des mesures propres à relever l’Église, et en particulier le rappel des pasteurs. Il recommanda en même temps aux Bernois, et particulièrement à Kunz, d’appuyer cette requête ; et Kunz en accepta la charge. Zurich voulant aussi faire quelque chose, Bullinger écrivit à ce sujet, le 4 mai, au prévôt de Watteville. Farel et Calvin retournèrent alors à Berne, disposés à tout supporter avec patience et douceur, mais pleins d’espérancev.

u – Rozet, Chronique msc. de Genève, l. IV, ch. 20.

v – Farel et Calvin à Bullinger ; milieu de juin 1538. Calvin, Opp. X, p. 203.

Un homme dont ils avaient déjà éprouvé la malveillance devait bientôt troubler leur joie. Kunz, d’abord pasteur à Erlenbach, contribua à réformer le bas Siebenthal. Il était, à ce qu’il paraît, issu d’une famille aisée de paysans de ces contréesw et était resté un peu rustique et grossier. Homme de parti, caractère énergique, passionné pour tout ce qui intéressait la cause qu’il avait embrassée, aveugle et injuste pour l’opinion contraire, sans bienveillance pour ses adversaires, il se laissait aller facilement aux animosités, aux jalousies et aux querelles, et avait même quelquefois autant de peine à vivre avec ceux qui étaient de son côté qu’à supporter ceux qui étaient de l’autre. Dans la circonstance qui nous occupe, son hostilité avait à ses yeux une excuse : s’il s’opposait vivement à Calvin, à Farel, c’est que le peu de goût qu’ils avaient pour le pain sans levain, et autres questions analogues, pouvait, selon lui, irriter les Allemands, dont il s’était constitué en Suisse l’infatigable champion. Il avait paru partager les sentiments exprimés à Calvin et à Farel par le synode de Zurich, unanime en leur faveur. Il n’avait pas voulu s’abandonner devant une assemblée aussi considérable à sa haine personnelle. Mais les réformateurs ne devaient rien y perdre : il les attendait à Berne. Là, Kunz serait sur son terrain, et gare aux adversaires des traditions humaines !

w – Hunderhagen Conflikte, p. 70.

Calvin et Farel, arrivés à Berne, n’y trouvèrent pas Kunz ; ils durent l’attendre huit joursx. Il était à Nidau, au milieu d’une assemblée de pasteurs devant laquelle, oubliant la promesse solennelle qu’il avait faite à Zurichy, il avait dit : « On m’a demandé de me rendre à Genève pour rétablir ces bannis, mais j’aimerais mieux renoncer à mon ministère et quitter mon pays que d’aider ceux qui, je le sais, m’ont horriblement traité. » Ce retard, vu la position où se trouvaient les deux réformateurs, mit leur patience à l’épreuve ; ils attendirent pourtant, persuadés que l’on rejetterait la faute sur eux, si l’affaire manquait par suite de leur départ. Ayant enfin appris l’arrivée de Kunz, ils se rendirent chez lui et le trouvèrent avec Sébastien Meyer et Érasme Ritter. Là, dans sa propre maison, son cœur se dégonfla tout à son aise ; il commença par de longues plaintes et finit par de violents outragesz. Calvin et Farel, qui ne s’y étaient point attendus, reçurent pourtant cette sortie avec douceur, comprenant que s’ils répondaient avec vivacité, ils ne feraient que jeter le furieux Kunz dans un grand accès de ragea. Ritter et Meyer s’unirent à eux pour l’apaiser. Son sang s’étant un peu calmé : « Je désire savoir, leur dit-il, si vous me demandez de me mêler de votre affaire, car je prévois que, si elle ne finit pas selon vos désirs, c’est à moi que vous vous en prendrez. » Ils l’assurèrent à trois reprises qu’ils n’entendaient point changer quelque chose à la mission que le synode lui avait donnée et qu’il avait acceptée. Mais ils avaient beau dire, Kunz, qui désirait fort être déchargé de cet office, répétait sans discontinuer la même « chanson. » A la fin, épuisé par son emportement et fatigué du bruit qu’il avait fait : « Je ferai, dit-il, ce que je dois faire, » et l’on se sépara en convenant de traiter ce sujet le jour suivant.

x – « Octavo demuni, die, postquam Bernant appulieramus, Cunzenum eo se recepisse. » (Calvin, Bullingero Junio, 1538, Henry Beylage, p. 48.) Calvin, Opp., X, p. 203.

y – « Fides ecclesiæ Christi solemniter data. » (laid., p. 53.) Calvin, X, p. 207.

z – « Exorsus est Cunzenus longas expostulationes, a quibus ad gravissimas contumelias prosiliit. » (Ibid., p. 49.) Calv., Opp., p. 203.

a – « Insanientem in extremam rabiem. » (Ibid.)

Le lendemain donc, à l’heure fixée, Calvin et Farel se rendirent à l’hôtel de ville ; ils durent attendre deux heures. On vint alors leur dire que Messieurs les ministres avaient trop d’affaires consistoriales pour s’occuper d’eux. Après dîner les deux réformateurs de Genève se présentèrent de nouveau, et l’assemblée étant entrée en matière, ils furent fort surpris d’apprendre qu’on allait d’abord examiner avec soin les quatorze articles que le synode de Zurich avait approuvés. Réprimant les sentiments que cette indignité faisait naître en eux, ils y consentirent. A peine y avait-il une syllabe à laquelle on ne fît objectionb, et quand il fut question du pain de la cène, Kunz haussa fort la voix et apostrophant les deux réformateurs : « Vous avez troublé, dit-il, toutes les Églises de l’Allemagne, jusqu’alors en paix, par vos innovations importunes et passionnées. » Calvin répondit que ce n’était pas eux qui avaient introduit l’usage du pain levé, qu’il existait dans l’ancienne Église, et que l’on en trouvait même des traces dans la papauté. Mais Kunz ne voulait rien entendre et s’emportait toujours plusc. Ses collègues voulant mettre fin à cette dispute, demandèrent que l’on passât au troisième article, qui traitait des fêtes. Ce fut bien pis alors ; Kunz ne se contenta plus de vives clameurs, il se leva violemment de la table, et tout son corps tressaillait tellement de colère, que ses collègues ne pouvaient parvenir à le calmerd. « Il est faux, disait-il, que les articles aient été approuvés à Zurich. » — Nous en appelons, répondit fermement Calvin, au témoignage de tous ceux qui étaient présents au synode. » Kunz étant un peu revenu à lui-même, accusa les deux docteurs d’une ruse intolérable, les articles, dit-il, étant pleins d’exceptions. « Nous avons pensé au contraire faire preuve de sincérité, répondit très justement Calvin, en faisant simplement et ouvertement des a exceptions là où nous devions en faire. » Les deux réformateurs se retirèrent tout émus de la scène étrange qui venait de se passer, et deux ans plus tard Farel écrivait encore à son ami : « Toutes les fois que le souvenir de Kunz se présente à moi, de quelle horreur me remplit cette furie qui ne tenait aucun compte de l’Église, mais que le diable transportait de haine contre moie. » Kunz prétendait que les deux réformateurs désiraient se retirer et ne pas tenir la parole donnée à Zurich. « Nous sommes prêts à tout faire, dit au contraire Calvin, plutôt que de ne pas essayer tous les moyens pour pourvoir aux besoins de la religion et nous acquitter de nos devoirs envers l’Églisef. » Kunz et les siens déclinant leur mission, il n’y avait plus que le Sénat bernois qui pût prendre la chose en main.

b – « Nulla pœne syllaba erat, de qua non litigarent. » (Calv., Opp., p. 204.)

c – « Ille nullis rationibus auscultare, sed crudelius semper debacchari. (Ibid., p. 204)

d – « Ex abaco se proripuit ; ac toto corpore sic ebulliebat, ut injecta etiam manu, retineri a collegis non posset. » (Ibid., p. 50. Calvin, Opp., p. 204.)

e – Farel à Calvin, 6 septembre 1540.

f – Calvin à Bullinger. Berne, 28 mai 1538. (Archives de Zurich.) Calvin, X, p. 201.

Quelques jours après, Farel et Calvin furent en effet reçus par ce corps. Les représentations que les Bernois devaient faire à Genève, conformément aux décisions du synode de Zurich, ne pouvaient être que très désagréables à ceux qui voulaient introduire les rites bernois dans cette ville. Berne plaider contre Berne ! Avait-on jamais vu rien de pareil ? Un État quel qu’il soit ne se charge pas volontiers de remplir un tel office, mais surtout un État qui, comme celui de Berne, avait la réputation d’être entier et inflexible dans ses vues. Le Conseil essaya donc d’obtenir que Calvin et Farel renonçassent à leurs quatorze articles ; ils s’y refusèrent. On les invita à donner liberté ; puis ils furent rappelés et on leur fit de nouveau, à trois reprises, dans la même heure, la même demandeg. « C’est à l’Église, répondaient-ils, qu’il appartient d’établir l’uniformité d’une manière légitime. — Elle a déjà été établie, disait le Conseil. — Oui, répondaient-ils, mais par un petit nombre d’hommes remuants, en même temps qu’ils arrêtaient de nous jeter au Rhôneh. Nous sommes décidés à nous soumettre à tout, plutôt qu’à paraître approuver les moyens employés pour parvenir à l’uniformité. » Farel et Calvin ne pouvaient autrement répondre ; on ne plie pas devant le mal. Le Conseil bernois se rendit, et montra ainsi dans cette occasion une indépendance et un sentiment de justice qui lui font grandement honneur.

g – « Ac ter una hora revocati. » (Calvin à Bucer, Henry Beylage, p. 510 Calvin, Opp., p. 205.

h – « Recepta autem fuerat a paucis seditiosis eodem decreto, quo in Rodanum precipitari nos oportebat. » (Ibid.)

Ayant appelé de nouveau les réformateurs, le Conseil leur annonça que deux envoyés du Sénat les accompagneraient, que parvenus à quatre milles de Genève, Calvin et Farel s’arrêteraient, mais que les seigneurs bernois poursuivraient leur chemin. La place fixée par les Bernois était au-dessous du village de Genthod ; peut-être était-ce alors la frontière. Les députés de Berne devaient demander au Conseil de Genève le retour de Farel et de Calvin, et s’ils l’obtenaient, les introduire dans la ville et veiller à ce qu’ils fussent rétablis dans leur ministère. Farel et Calvin représentèrent que si l’on suivait cette marche, ils sembleraient n’être réintégrés que parce qu’ils avaient reconnu avoir été en faute, ce qu’ils ne pouvaient admettre ; ils se plaignirent aussi de ce qu’aucun ministre n’était adjoint à l’ambassade. Le Conseil prit en conséquence un nouvel arrêté, en vertu duquel les deux réformateurs entreraient immédiatement dans la ville, et les envoyés bernois présenteraient au peuple les quatorze articles de Zurich, en présence de Farel et de Calvin, afin que si quelque objection était faite, ceux-ci pussent immédiatement y répondre. Les réformateurs alors exposeraient leur cause et, si leur justification était admise, ils seraient réintégrés dans leurs fonctions. Deux ministres, Érasme Ritter et Viret, devaient les accompagner. « Maintenant nous partons pour notre voyage, écrivait Calvin à Bullinger ; qu’il plaise au Seigneur de le rendre prospère. C’est à lui que nous regardons pour nous guider dans nos démarches et c’est aussi de ses sages dispositions que nous en attendons le succèsi. » La délégation partit et prit en passant Viret à Lausanne.

i – Calvin à Bullinger. Berne, 20 mai 1538. (Calvin, Opp., X, p. 201.)

Cependant on avait appris à Genève que Calvin et Farel revenaient, conduits et patronnés par des délégués de l’État même de Berne. Cette nouvelle étonna fort. Quoi ! ces deux ministres ont été bannis pour avoir refusé d’admettre les rites de Berne, et Berne les prend sous sa garde et les ramène ! Berne sentait la grandeur de la Réformation et le prix des réformateurs. Mais il y avait des Genevois qui ne voyaient pas au delà de leurs murs et ne semblaient pas se douter de la grande transformation qui renouvelait la chrétienté et dont Calvin et Farel étaient deux des plus illustres agents. Aussi cette nouvelle étant confirmée remua vivement les esprits. Le Conseil arrêta de refuser aux réformateurs l’entrée de la ville ; et les plus remuants de leurs adversaires résolurent de s’opposer par la force à leur retour. Des embûches furent dressées à quelque distance des remparts, et vingt gladiateurs, comme Calvin les appelle, se postèrent en armes à la porte même, comme s’il s’agissait de repousser une troupe ennemiej. » La députation n’était plus qu’à un mille de Genève lorsqu’un messager du Conseil se présentak. Il remit aux ambassadeurs bernois une dépêche du Conseil où il était dit : N’amenez point Farel et Calvin, pour éviter esclandre, car ce serait contre l’arrêt fait par la communauté et le vouloir d’icellel. » Mais leur conscience leur rendait témoignage que leur cause était bonne et ils désiraient le faire reconnaître à ceux dont Dieu leur avait donné la charge. Ils voulaient donc poursuivre leur route, ne se doutant pas de ce qui les attendait. Mais les délégués bernois, que le messager avait sans doute informés de l’état des esprits, leur conseillèrent fortement d’y renoncer. « Nous aurions tranquillement continué notre chemin, dit Calvin à ses amis, quand il eut appris les mesures violentes prises pour les arrêter, si les délégués n’avaient combattu avec force ce dessein, et ce fut là ce qui sauva notre vie. » Le fait que leur vie était en danger, attesté par Calvin, dans une lettre adressée à Bullinger, à peu de jours de l’événement, ne saurait être révoqué en doute. Il est facile, il est vrai, de faire, plus de trois siècles après, des hypothèses contraires, mais l’état d’excitation dans lequel on était à Genève confirme le témoignage des réformateurs, bien loin de l’invalider.

j – Constitit non procul mœnibus collocatas fuisse insidias ; in ipsa autem porta considebant armati viginti gladiatores. » (Calvinus Bucero. Henry Beylage, p. 52.) Calvin, Opp., X, p. 206.

k – « Jam unum milliare ab urbe aberamus, cum obviam prodiit nuntius qui ingressum interdiceret. » (Ibid.) Il s’agit sans doute de milles romains, qui étaient de 1472 mètres. Ce fut donc à un kilomètre et demi environ de Genève que le messager rencontra la députation, à Sécheron, où se trouvait autrefois l’hôtel d’Angleterre, près des campagnes Bartholony et Paccard. C’était à environ six kilomètres que les réformateurs avaient dû primitivement s’arrêter, probablement près du chemin dit du Saugy qui mène à Genthod.

l – Registres du Conseil, du 22 mai.

Les deux ambassadeurs bernois, accompagnés de Viret et de Ritter, entrèrent donc seuls dans Genève et furent reçus aussitôt (23 mai) par le Conseil. Ils représentèrent que les députés des cantons réunis récemment à Zurich avaient été unanimement d’avis qu’il était juste de permettre à Farel, Calvin et Courault de rentrer dans la ville pour s’expliquer et se défendre des accusations portées contre eux, et que si leur justification était admise, on ne pouvait leur refuser d’être rétablis dans leur charge. « Ne leur devez-vous pas cette marque de reconnaissance, dirent-ils, et surtout à Farel, qui a enduré pour le bien de ce peuple tant de travaux et de peine ? Enfin, ne faut-il pas ôter aux adversaires de la Réformation le sujet qu’ils auraient de se réjouir, si l’on bannissait sans retour ceux qui l’ont établie dans Genève ? » Le Conseil répondit qu’il ne pouvait accorder cette demande, puisque les ministres avaient été renvoyés par décision du Conseil des Deux-Cents et du Conseil général, le Petit Conseil ayant seulement demandé qu’ils fussent mis en prison. En conséquence de quoi le Conseil des Deux-Cents fut convoqué pour le lendemain 24 mai ; l’assemblée était très peu nombreuse, elle comptait quatorze membres seulement, sans doute parce que cette réunion semblait n’être qu’une formalité, et que la bataille devait se livrer et se décider dans le Conseil général. Les membres présents, parmi lesquels se trouvaient les ennemis les plus prononcés des réformateurs, arrêtèrent que les résolutions prises auparavant devaient subsister, et renvoyèrent du reste les députés de Berne à l’assemblée du peuplem.

m – Registres du Conseil, ad diem. Hist. msc. de Genève, par Gautier, l. VI.

Le dimanche 26 mai, le Conseil général des citoyens se réunit donc. Louis Amman et son collègue, Viret et Érasme Ritter comparurent comme les avocats des deux ministres bannis. Amman prit le premier la parole. Il représenta le grand mal qu’il y avait à bannir des hommes si excellents. Il s’agissait en effet de Farel, nommé à juste titre l’apôtre de la Suisse romande, et de Calvin, le plus grand théologien du siècle. Il demanda avec instance qu’ils fussent rappelés et que, selon les règles de l’équité on entendît leur justification, puisqu’on ne condamnait personne sans l’entendre. Il rappela les services éminents de Farel, les travaux et les peines qu’il avait endurés pour le bien de ce peuple. N’était-ce pas lui en effet qui, se trouvant dès 1532 au milieu du conseil des prêtres, les avait vus se jeter sur lui, l’assommer de leurs coups, crier : « Tue ! tue ! » Un de leurs serviteurs avait déchargé sur lui son arquebuse, et il avait été chassé de la ville avec menaces de le jeter dans le Rhône. Depuis lors à quelles tribulations n’avait-il pas été exposé ? Le peuple de Genève n’aurait-il pour lui témoigner sa reconnaissance d’autre moyen que l’exil ? Puis Amman rappela la joie qu’éprouveraient et qu’éprouvaient déjà les adversaires de la Réformation, les sujets du pape, en voyant Genève bannir ses réformateurs, et conjura les citoyens de leur ôter ce sujet de triomphe et de joie. Puis Viret prit la parole en son nom et au nom d’Érasme Ritter son collègue, et l’on sait combien la douce éloquence de ce pieux pasteur était propre à apaiser les esprits aigris. L’union des pasteurs, la gravité de l’ambassadeur en exposant la cause des réformateurs, ne manquèrent pas leur effet. Une grande assemblée est toujours susceptible de recevoir des impressions salutaires ; il y a une contagion du bien. Les cœurs étaient émus, bien des dispositions étaient changées. Les députés pouvaient croire la bataille gagnée ; ne devant pas assister aux délibérations du Conseil général, ils sortirent pleins d’espérancen.

n – « Tanta gravitate Ludovicus Ammanus, alter legatus et Viretus, qui Erasmi ac suo nomine loquebatur causam tractarunt ut fleeti multitudinis animi ad œquitatem viderontur. » (Calvinus Bullingero.) Calvin, Opp., X, p. 206. Henry, p. 52. Gautier, rose, 1. VI. Kirchhofer, Leben Farels, p. 249.

Mais Kunz n’avait rien épargné pour que ces espérances fussent déçues. Il paraît que Pierre Vandel, un des chefs du parti contraire aux réformateurs, était alors à Berne. Kunz avait les quatorze articles proposés par Calvin, approuvés à Zurich, et qui sans doute lui avaient été confiés, parce que c’était à lui que l’affaire avait été surtout remise. Quelques-unes des expressions qui s’y trouvaient lui avaient paru propres à irriter le peuple de Genève. Il avait confié à Vandel ces articles à l’insu du Conseilo. Vandel était de bonne famille et l’un des chefs les plus violents du parti opposé aux réformateurs. « Je crois, dit Bonivard, qu’il fut endiablé au ventre de sa mère, comme on dit de saint Jean qu’il fut sanctifié en celui de la sienne. Il n’était pas haut d’un fuseau qu’il fit homicide, non pas de sa main, mais par malice. Lui et un autre tuèrent aussi le bâtard d’un chanoine. Il était grand paillard, gourmand et ivrogne, parlant et faisant témérairement quand il était ivre. Son père (homme fort considéré) avait dit cent fois : Pierre ! Pierre ! il ne vaudra jamais rien, et plût à Dieu qu’incontinent après qu’il fut baptisé, on l’eût froissé contre une muraille, car il fera honte à notre maison. » Il était fort glorieux, « s’accoutrait en gentilhomme, usait de braveries ; pourquoi fut appelé de ses compagnons Bobereaup. » Vandel était très fier d’avoir ce document et comme il rencontrait en chemin des gens qui s’intéressaient à l’exil des réformateurs et lui demandaient ce qui leur arriverait, il répondait avec gloriole, selon son caractère, mais sans entrer dans plus de détails : « J’ai dans ma poche un poison qui les tueraq. » Les ambassadeurs de Berne étaient eux-mêmes porteurs de ces articles, mais ils avaient reçu l’ordre de ne point les lire au peuple, sans que Calvin et Farel fussent présents, afin qu’ils pussent aussitôt dissiper les conséquences fâcheuses que l’on voudrait en tirerr. Vandel était à son poste au Conseil général ; à peine les députés de Berne étaient-ils sortis, qu’il se leva, tira le papier de sa poche et commença à lire les articles de Zurichs, comme étant une pièce importante qui devait faire rejeter la demande de Berne. Ayant lu ce document, Vandel se mit à le commenter en l’interprétant malignement, et s’attacha surtout à trois points pour exciter la haine contre les deux réformateurst. « Voyez, dit-il, comment en parlant de l’Église de Genève, ils osent parler de notre Église, comme si elle était leur propriété. Voyez comment en parlant des seigneurs de Berne, ils les appellent simplement les Bernois sans formule d’honneuru, méprisant ainsi avec la plus grande arrogance les princes mêmes. Voyez comme ils aspirent à la tyrannie, car qu’est-ce que l’excommunication si ce n’est une domination tyrannique. » Les deux premières accusations étaient futiles et presque naïves, et quant à l’excommunication, Calvin remarque que le Conseil général de Genève l’avait admise le 29 juillet 1537 comme « une chose sainte et salutaire entre les fidèles, » tandis qu’ils avaient horreur maintenant du mot même. C’était toujours la question de savoir si l’Église n’est pas, comme toute société, l’union des personnes ayant certaines qualités communes, dans un certain but et sous certaines conditions, une communion de personnes unies par une même foi chrétiennev, ou si elle est un tout y va, ce qui de toutes les définitions serait bien la plus contraire à la parole de son fondateur.

o – « Clanculum illos submisit. » (Calvinus Bullingero, Henry, p. 52.) Calvin, Opp., X, p. 207.

p – Bonivard, Ancienne et nouvelle police de Genève. Mém. d’Arch., V, p. 414.

q – « Vandelius ille apud multos gloriose in via effectivit se venenum nobis letale ferre. » (Calvinus Bullingero, Henry, p. 52.) Calvin, Opp., X, p. 207.

r – « Ne antequam ipsi adessemus. » (Ibid.)

s – « Mis egressis, unus ex præsidibus senatus articuler nostros recitare cœpit. » (Ibid.)

t – « Ad conflandum nobis odium. » (Ibid.)

u – Très redoutés, très puissants, hauts, magnifiques seigneurs, etc. Formules employées quand on s’adressait au Conseil.

v – Voir le Dictionnaire de l’Académie française, et la définition de l’Église dans toutes les langues.

Il avait été convenu entre Vandel et ses amis que, quand il lirait ou commenterait les articles, ils l’appuieraient de leurs acclamations afin d’enflammer les esprits des assistantsw. Cela ne manqua pas. On entendit bientôt des cris de colère redoublés, furieux ; on eût dit que les innocents articles étaient le factum de la plus noire conjuration. L’irritation montrée par les hommes de parti gagna toute l’assemblée. On sait comment le peuple passe facilement d’un sentiment au sentiment contraire. Les poumons de quelques hommes passionnés étaient comme des soufflets qui enflammaient de rage tous les cœursx. Il suffit d’une étincelle pour amener un grand incendie. La flamme gagnait de proche en proche, rien ne lui résistait, au moins en apparence, et bientôt l’assemblée était en feu. « Plutôt mourir, s’écriait-on, que de les entendre nous rendre compte des motifs qui les ont fait agiry ! »

w – « Ita convenerat, ut illo recitante, ad inflammandos animos plebis acclamarent. » (Calv. Bullingero, Henry, p. 52.) Calvin, Opp., X, p.206.

x – Valuerunt tamen illa flabella ad accendendos in rabiom omnium animos. » (Ibid.)

y – « Potius moriendum quam ut ad reddendum rationem audiremur. » (Ibid.)

Le calme s’étant un peu rétabli, le premier syndic, Richardet, homme, comme on le sait, fort passionné, mit aux voix la demande faite par les ambassadeurs de Berne, ou plutôt, ce qui était moins régulier mais plus habile, proposa le refus de cette demande : « Que tous ceux, dit-il, qui veulent que Farel, Calvin et Courault n’entrent point en la ville lèvent la main. » Le secrétaire du Conseil dit que presque tous levèrent la main. Ce secrétaire était Ruffi, élu à la place de Claude Rozet, le jour même où les réformateurs avaient été bannis, et ce qui montre sa partialité, c’est qu’il écrit en même temps que les quatorze articles contenaient des mensonges, mensonges que le passionné Vandel lui-même n’avait pas su voir ; c’était une grande et gratuite contre-vérité, et de telles imputations inspirent peu de confiance dans ce que Ruffi rapporte. Après cette votation, le premier syndic demanda que ceux qui voulaient que les prédicateurs rentrassent dans la ville et qu’on les oye (entende) levassent la main. « Quelques-uns se levèrent, dit Michel Rozet, signifiant vouloir les ministres. » Le secrétaire en nomme deux ou trois, entre autres J. Chautemps, chez qui avait demeuré Olivétan, le parent de Calvin, mais il ajoute : « et certains autres en peu de nombre. » Les timides, en présence de la tempête qui menaçait d’éclater, crurent prudent de se taire, et il fallait du courage pour l’affronter. En effet, à la vue de ces quelques mains levées, il y eut un transport de dépit et de colère ; on ne pouvait souffrir un acte d’indépendance, qui était en même temps chez plusieurs un acte de respect pour les réformateurs et la Réformation. La rage fut si grande, dit Rozet, que les deux premiers furent contraints de s’enfuir. Plusieurs les poursuivaient, quelques-uns tiraient l’épée, d’autres, « les regardant d’un œil furieux », criaient : Tue ! tue !… « La plus grande voix, disent les registres, fut que les prédicateurs n’entrassent point dedans. » Le peuple de Genève prenait ainsi une résolution qui, s’il ne s’en fût repenti, eût empêché qu’une nouvelle lumière sortît de cette cité et eût fait obstacle à sa grandeurz.

z – Registres du Conseil, du 26 juin 1837. Rozet, Chronique msc. de Genève. Gautier, Histoire msc. de Genève.

Ainsi la chose était décidée : Alea jacta est. Le grand parti qui, combattant contre le pape, l’évêque et l’influence de la Savoie, avait pris pour drapeau la liberté et la vérité et transformé Genève en une république évangélique, s’était divisé après la victoire, comme cela arrive d’ordinaire, et ceux qui ne voulaient pas de l’Évangile étaient restés vainqueurs. Mais les citoyens qui, en peu de nombre, avaient fait entendre leur voix dans le Conseil général n’étaient pas les seuls qui demandassent une république chrétienne. Cette minorité s’accrut ou plutôt se montra peu à peu. Elle demeura unie, fervente, décidée, active, et c’est finalement à elle que la victoire devait demeurer.

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