Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 17
Le catholicisme à Genève – Mariage de Calvin à Strasbourg

(Fin 1539-1540)

11.17

Les prêtres appelés au Conseil – Leur attitude – L’ancien syndic Balard – Il montre seul quelque courage – Il finit par abjurer – Pensées de Calvin sur Genève – Ses ennuis domestiques – Il songe au mariage – Divers projets – Hésitations – Idelette de Bure – Mariage – Catherine Bora et Idelette de Bure – Seconde assemblée à Haguenau – On n’y fait rien

Les conséquences de la lettre de Calvin au cardinal Sadolet, et peut-être un peu de ses rapports avec Caroli, ne tardèrent pas à se manifester. Dès lors les catholiques eurent peu d’espoir de reprendre le dessus à Genève. Quelques-uns d’eux se l’étaient auparavant imaginé. « En ce temps-ci, dit le chroniqueur Rozet, les prêtres relevaient les cornes, devisant de la messea. » Des prêtres qui s’étaient retirés dans les couvents de la Savoie avaient-ils, comme on l’a cru, reçu l’ordre de rentrer sur le territoire de la république pour y restaurer le culte romain ? Cela est possible ; mais ce qui résulte seulement de l’expression de Rozet, c’est que des prêtres, qui étaient demeurés soit à la ville, soit à la campagne, se mirent alors à agir contre les défenses du Conseil, et à dire la messe. Le magistrat résolut de s’opposer à cette recrudescence du catholicisme, et il est probable que ce fut en partie une conséquence de la lettre de Calvin. Ces prêtres réellement actifs étaient sans doute en petit nombre ; mais le Conseil prit une mesure générale et ordonna que les ecclésiastiques catholiques qui se trouvaient sur son territoire parussent en sa présence le 23 décembre (1539). Il ajouta que tous ceux qui prétendraient que la messe est bonne et ne pourraient maintenir cette assertion après conférence avec les pasteurs seraient renvoyés là où on la chante. «  La tranquillité et la sûreté de l’État, dit un historien, ne permettaient pas d’y souffrir d’autre religion que celle qui avait été établie par la réformation évangéliqueb. » Trente-trois prêtres arrivèrent fort effrayés à l’hôtel de ville et firent peu d’honneur à leur doctrine ; la pensée que s’ils déclaraient que la messe était bonne ils seraient bannis, contribua sans doute à les indisposer contre elle. Chacun fut interpellé et voici la réponse. Thomas Genoud ! cria le secrétaire. Ce prêtre répondit : La messe est méchante ; et huit de ses confrères répondirent de même purement et simplement. D’autres se prononcèrent aussi contre cet acte de culte, mais en ajoutant quelques paroles. Ami Messier étant appelé dit : « Je veux vivre et mourir avec Messieurs (les membres du Conseil) ; je n’ai pas étudié, mais crois la messe méchante. » Jean Coltand : « Elle ne vaut rien. » Guillaume Vellès : « Je n’y crus jamais. » Don Propositi (Prevost) : « Elle est bonne si Messieurs la trouvent bonne ; mauvaise si Messieurs la trouvent mauvaise. Du reste, je ne suis pas clerc et finalement… elle est méchante. » On ne pouvait montrer plus de respect pour le magistrat. Don Amici et son frère : « Au bon vouloir de Messieurs. » C’était être on ne peut plus accommodant. Le curé Ramel : « Elle est méchante. Je ne serais pas marié sans cela. » Claude de Lolme : « Méchante. » Jean Hugonier : « Je ne me serais pas marié si je la croyais bonne. » Guillaume Marchand et Maurice de la Rue : « La messe ne vaut rien, ni ceux qui la veulent maintenir. » Louis Bernard et Th. Gollier : « Méchante. » Quelques-uns accentuèrent plus fortement leur réprobation. Jacques L’Hoste : « Je voudrais qu’elle fût au diable, car elle vaut autant. » Jean-Louis Nicolas : « Elle est abominable. » Jean Sorel : « Elle est l’horreur de tout le monde et méchante. »

a – Rozet, Chronique msc., l. IV, ch. 33. Gautier, Histoire msc, VI, p. 356, dit : « Il y avait d’anciens prêtres, qui fréquentaient certaines maisons, et dont la conduite était fort suspecte. » Nous citons d’après un exemplaire corrigé de la main de Gautier et qui appartient à un membre de sa famille.

b – Gautier. (Ibid.)

D’autres ne furent pas si dégagés, si prêts à condamner leur ancienne foi sans embarras, ni gêne. Guillaume Maniglier dit : « Ni bonne ni méchante. » Rodet Villanel dit : « En conscience, je ne saurais jurer ; mais je la tiens comme Messieurs la tiennent. Jean Volland : « Je suis une personne idiote et ignorante de cela ; puisque les gens savants sont en différend là-dessus, je n’en saurais juger. » Thomas Vandel : « Je ne sais pas. » Pierre Bolhy : « Hélas ! je ne saurais dire si elle est bonne ou méchante ; mais je ne l’ai plus dite depuis qu’elle est défendue. » Antoine Alliod fit ses réserves et elles n’étaient pas mauvaises : « J’y renonce sauf le Pater et le Credo, l’Épître et l’Évangile. » Etienne de la Maisonneuve prononça seul une parole chrétienne : « La messe doit être méchante, car Jésus-Christ a fait la vraie rédemption. » Un seul se refusa complètement à la condamnation de la messe, et encore le fit-il prudemment ; Pierre Papaz dit : « Je ne l’ai jamais dite méchantec. »

c – Reg. du Conseil des 15 et 22 septembre 1539. Rozet, Chronique msc., l. IV, ch. 33. Gautier, l. VI, p. 356, 357. Gaberel, Pièces justificatives. Roget, Peuple de Genève, p. 157.

Ces déclarations étaient étranges, et le Conseil qui croyait trouver des clercs récalcitrants fut extraordinairement surpris en les entendant. C’était une vraie débâcle. Que l’on compare tous ces prêtres sans foi, sans caractère, aux réformateurs, si nobles et si courageux, et l’on comprendra à qui la victoire devait appartenir. Il y avait à peine un de ces clercs, Papaz, qui pût être soupçonné d’avoir voulu relever le catholicisme. Il est vrai que dix de ceux qui avaient été cités ne parurent pas, — probablement ceux qui avaient été la cause de la citation du Conseil. Ceux-là quittèrent sans doute promptement le territoire sans qu’on le leur commandât.

Il y eut pourtant un homme qui montra un caractère un peu plus honorable ; mais c’était — un laïque. Sur les bancs mêmes du Conseil, dont il faisait partie, se trouvait alors « un papiste de grande autorité et réputation, » dit Rozet ; c’était l’ancien syndic Balard ; le président ne voulant faire acception de personnes l’invita aussi, lui, à déclarer si la messe était bonne ou mauvaise. « Si moi, Balard, répondit-il, je savais certainement que la messe fût bonne ou mauvaise, je ne me ferais pas presser pour le dire ; mais comme je ne le sais pas avec certitude, je ne dois pas juger témérairement, et vous ne devez pas me conseiller de le faire. Je m’arrête pleinement à croire tous les articles de notre foi, ainsi que la ville les croit. Je veux que mon corps soit uni avec le corps de la citéd, comme le doit un loyal citoyen. Vous me demandez si la messe est bonne ou mauvaise : je réponds que je crois au Saint-Esprit, à la sainte Église universelle, et comme ils la croient, je la crois. »

d – Gautier, interprétant cette parole, lui fait dire : « Je ne me pique point de faire secte à part. »

Cette réponse, que Balard donna par écrit, ne satisfit point le Conseil, qui lui demanda de nouveau de dire si la messe était mauvaise, oui ou non. « Je veux vivre selon l’Évangile, répondit-il, croire au Saint-Esprit et à l’Église universelle, et je ne puis répondre à ce que je ne sais pas. » Cette réponse causa une vive émotion. Les conseillers furent choqués, indignés, de ce qu’un de leurs membres se refusait obstinément à faire la déclaration que des prêtres mêmes avaient faite, et doutait de ce que le Conseil affirmait. Il fut arrêté que Balard serait chassé du Conseil et lui et sa famille obligés de quitter la ville et ses terres dans dix jours. Le Sautier lui porta ce décret. Balard parut le lendemain devant le Conseil des Deux-Cents, l’arrêté devant être confirmé par ce corps. La sentence avait eu quelque effet sur lui ; il dit : « Puisque le vouloir des deux conseils est que je dise que la messe est mauvaise, je dis que la messe est mauvaise. » Puis il ajouta, comme pour satisfaire sa conscience. « Et moi, je suis plus mauvais encore de juger témérairement de ce que je ne sais. Aussi je crie à Dieu miséricorde et je renie Satan et toutes ses œuvres. » Au fond, la seconde parole de Balard rétractait la première, puisqu’il ajoutait qu’il ne savait pas ce qu’il venait d’affirmer. La réponse était un peu louche. Mais on ne peut s’empêcher d’être ému, en entendant le cri : Miséricorde ! que pousse aussitôt l’honnête syndic.

Le lendemain 26, Balard dut paraître de nouveau ; il mit bas les armes et dit alors simplement et catégoriquement que la messe était mauvaise. Après cela, il reprit sa place dans le Conseil. Il fit donc comme les prêtres seulement après avoir répété plusieurs fois auparavant qu’il ne pouvait affirmer ce qu’il affirmait maintenant. On l’excuse sans doute en disant que l’intérêt politique demandait cette déclaration ; mais la vérité est trop précieuse pour qu’on la sacrifie aux intérêts politiques.

Si la cause du catholicisme baissait, celle du réformateur se relevait. Ses amis lui écrivaient dès le mois de mars 1540 qu’il pourrait maintenant revenir à Genève. Mais il tremblait à la pensée de se lancer de nouveau sur cette mer agitée. « J’aimerais mieux mourir cent fois ailleurs, écrivit-il à Farel, que de me mettre sur cette croix où je devrais mourir chaque jour mille foise. Opposez vous de tout votre pouvoir aux desseins de ceux qui s’efforceront de me ramener à Genève. » Deux mois plus tard, Viret qui désirait ardemment voir Calvin reprendre une œuvre dont il sentait l’importance, prit un détour pour l’y ramener, et se montrant inquiet de la santé de son ami, qui était en effet souffrant, tourmenté de fortes migraines, le conjura de venir à Genève, dont l’air serait très propre à le fortifier. « Je n’ai pu m’empêcher de sourire, lui répondit Calvin, en lisant ce passage de la lettre. Tu veux que j’aille à Genève pour me bien porter ; pourquoi ne pas dire plutôt : Pends-toi au gibet ! Mieux périr une fois pour toutes que d’être de nouveau en ce lieu, où je serais sans cesse mis à la torturef. Si tu me veux du bien, mon cher Viret, ne me fais plus, je t’en prie, une telle proposition. »

e – Sed centum potius aliæ mortes quam illa crux, in qua milliei quotidie pereundum esset, (Calvin à Farel, Strasbourg, 29 mars 1540. Opp., IX, p. 259.)

f – « Cur non potins ad crucem ? » (Calvin à Viret, Strasbourg, 19 mai. 1540. Bibl. de Genève.)

Il faut dire que Calvin s’occupait alors de tout autre chose ; il avait vingt-neuf ans et pensait à se marier. Son intérieur laissait à désirer. Sa servante était une folle, une emportée, prompte à dire des injures et qui ne ménageait ni son maître ni ceux qui venaient le voir. Un jour elle parla au frère de Calvin avec tant d’impertinence que, ne pouvant le supporter, Antoine, sans s’irriter, sortit tranquillement de la maison, mais déclara qu’il n’y retournerait pas tant que cette femme s’y trouverait. Calvin en fut fort affligé et la servante maîtresse le voyant dit : « Eh bien, je m’en vais aussig, » et le quitta. On a cru que la nature de Calvin le portait plus à des relations d’amitié avec des frères, des savants, des collègues, tels que Farel, Viret, Grynée, Bèze et d’autres, qu’à la vie conjugale. S’il avait combattu le célibat, il ne s’était pas hâté d’en sortir, et il s’en vantait même, disant : « Ce n’est pas moi que l’on accusera d’avoir attaqué Rome, comme les Grecs ont assiégé Troie, pour avoir une femme. » Sans doute, en désirant se marier, il avait avant tout devant lui ces paroles des premières pages de la Bible : Il n’est pas bon que l’homme soit seul ; je lui ferai une aide semblable à lui. Il désirait, il le dit lui-même, être délivré des petits embarras de la vie, afin de pouvoir mieux vaquer au service du Seigneurh. Ses amis semblent même s’être alors plus occupés que lui de lui trouver une compagne, et leur but semble avoir été de le décharger ainsi des ennuis du ménage, pour lesquels il avait peu de goût. Mais tout ce que nous savons des sentiments de Calvin et de sa vie avec sa femme montre qu’il voyait dans le mariage quelque chose de bien plus élevé que le gouvernement domestique. « C’est une chose contre nature, dit-il, que quelqu’un n’aime point sa femme, car Dieu a ordonné le mariage pour que de deux il n’en fasse qu’un, — une personne, — ce que, certes, nulle autre alliance ne peut faire. Quand Moïse dit que l’homme laissera son père et sa mère et se joindra à sa femme, il montre que l’homme doit préférer le mariage à toute autre union, comme étant la plus sainte de toutesi. » On a dit que Calvin fit un mariage de raison. Cela me semble douteux et au moins tout indique qu’une fois marié, il eut une véritable affection pour sa femme. Il y avait en lui une haute intelligence, un grand génie, mais aussi cet amour de la famille, ces affections du cœur, qui complètent le grand homme.

g – Calvin à Farel, Strasbourg, octobre 1540. (Bibl. de Genève.)

h – « Ut expeditior amultis tricis, Domino vacare possim. » (Calvin, Opp., IX. — Bonnet, Récits du seizième siècle, p. 81.)

i – Calvin sur Éphésiens 5.28-33.

Déjà en février 1539, les amis de Calvin à Strasbourg désiraient le marier. Lui-même écrivait à Farel que l’épouse arriverait peu après Pâques, et lui exprimait le désir de le voir bénir cette union. Ce mariage n’eut pas lieu. Serait-ce parce que Calvin ne trouva pas dans cette épouse inconnue les qualités qu’il recherchait ? Ce qui le rend probable, c’est que deux ou trois mois plus tard, le bouillant et énergique Farel, encore célibataire quoique bien plus âgé que son ami, lui ayant fait une autre ouverture, le jeune docteur lui exposa les vertus qu’il désirait trouver dans une femme. « Je ne suis pas, lui dit-il, de ces fous d’amoureux qui, une fois séduits par la beauté de leur future, embrassent en même temps ses défautsj. La seule beauté qui me charme dans une femme, c’est la pudeur, la soumission, la modestie, l’économie, la patience, la disposition à s’intéresser à la santé de son mari. Si tu penses que celle dont tu me parles possède ces qualités, poursuis la chose, mais si tu ne le crois pas, qu’il n’en soit plus question. » En effet, on n’en parla plus ; Farel n’avait pas eu la main heureuse.

j – « Non sum enim ex insano amatorum genere, qui vitia etiam exosculantur, ubi semel forma capti sunt. » (Calvin, Opp., X, p. 348.)

Parmi les relations de Calvin à Strasbourg se trouvait un patricien ou noble allemand, homme très pieux, qui avait pour Calvin l’affection la plus vive et reconnaissait en lui un grand homme. Il conçut l’idée de le marier avec sa sœur ; et sa femme, qui avait aussi la plus haute opinion du réformateur, appuyait son mari de toutes ses forces. La demoiselle était, dit-il lui-même, au-dessus de sa condition, et bien d’autres n’eussent pas résisté à une offre si flatteuse. Mais la belle dot ne séduisit pas le réformateur, qui était pourtant si pauvre. Ce fut même ce qu’il y avait de brillant dans ce parti qui l’arrêta. La jeune personne, qui n’était probablement pas pieuse comme le frère, était plus frappée de la chétive apparence de Calvin que de ses hautes qualités, et n’était pas fort empressée à se rendre aux désirs de son frère. Calvin s’en apercevait ; il craignait que la noble demoiselle n’oubliât pas facilement son rang et son éducation. Il était aussi fort sensible à un autre point. La riche demoiselle ne savait pas le français. Il vit là un moyen d’échapper sans choquer le frère et la belle sœur, et dit au frère, qui semblait vouloir lui forcer la main, qu’il demandait avant tout que la jeune dame s’engageât à apprendre la langue française. Celle-ci demanda du temps pour y penser. L’affaire manqua, et Calvin, désireux de mettre un terme aux sollicitations du frère, pensa à une autre personne que l’on louait fort, mais dont les qualités ne semblent pas avoir répondu à sa bonne réputation. Calvin voulait décidément se marier, mais à une femme chrétienne. Il y pensait souvent. Dans l’un des voyages qu’il fit en Allemagne pour les affaires religieuses, se trouvant un jour à table avec quelques amis, parmi lesquels se trouvait Mélanchthon, le jeune docteur français était rêveur et distrait. « Notre théologien, dit l’ami de Luther, pense sans doute à se marierk. » La difficulté qu’il avait à trouver la femme qu’il désirait fait son éloge et montre combien il tenait aux qualités morales. Cependant il en était attristé et angoissé ; il se demandait s’il ne valait pas mieux abandonner tout projet de mariage. Cet homme, auquel il est de mode d’attribuer un cœur si sec, si dur, nous montre, par son angoisse même, qui fut bientôt suivie d’une grande joie, quels trésors de sentiments vrais, d’affections tendres, il y avait dans son cœur. Mais ce fut justement à l’heure où il désespérait presque, qu’il trouva ce qu’il désirait.

k – « Meministi illud Philippi cogitare te de accipienda uxore. » (Fontanius Calvino, janvier 1541. Bonnet, Récits.)

Il y avait alors à Strasbourg une femme pieuse, grave, vertueuse, qui vivait dans la retraite, honorée de ceux qui la connaissaient et particulièrement de Bucer, — femme d’élite, dit Théodore de Bèzel. Elle était de Liége et se nommait Idelette de Bure. Lambert de Bure, probablement un de ses parents, avait été banni de Liége en 1533, ainsi que six autres citoyens, parce qu’ils professaient l’Évangilem. On sait que cette ville était l’une de celles des Pays-Bas où le réveil avait été le plus puissant. Idelette était veuve. Son mari Jean Storder avait été du nombre de ceux qui s’appelaient eux-mêmes spirituels. Bucer, à ce qu’il paraît, avait introduit Calvin dans cette maison, dans le but sans doute d’éclairer Storder. Calvin avait eu avec lui des conversations intimes et le Belge avait été converti au véritable Évangile par le ministère du réformateur ; Idelette l’avait probablement été à la même époque. La même chose arriva pour beaucoup de leurs coreligionnaires. « Il eut ce bonheur d’en amener à la foi un fort grand nombre qu’on lui adressait de toutes partsn » et entre autres un ancien abbé nommé Paul Volse, auquel Érasme avait dédié en 1518 son Chevalier chrétien, et qui fut ministre à Strasbourg. Idelette donnait à ses enfants tous les soins de la plus tendre mère, et portait en même temps ses consolations à ceux qui étaient dans l’affliction. Calvin avait remarqué en elle une foi intime, une affection pleine de dévouement, un courage chrétien qui fait endurer tous les périls auxquels exposait alors la confession de Jésus-Christ. Cette femme distinguée, comme l’appelle Théodore de Bèze, était bien celle qu’il fallait à Calvin. Il lui manquait malheureusement une chose qui manquait aussi à Calvin, la santé. Mais l’âme d’Idelette était en prospérité, et le réformateur demanda sa main.

l – « Lectissima femina. » (Beza, Vita Calvini, p. 13.)

mBulletin du Protestantisme français.

n – Bèze-Collad., Vie de Calvin, p. 4.

Les noces se célébrèrent vers la fin du mois d’août 1540, avec une certaine solennité. Les amis de Calvin, et ils étaient nombreux, lui témoignaient leur sympathie ; on vit même des députés venir de Neuchâtel pour assister aumariage. Les amis que le nouvel époux possédait en France prirent aussi part à cet événement. « La nouvelle de ton mariage, lui écrivait un de ses anciens condisciples à l’université de Bourges, nous a été fort agréable. Puisque tu as trouvé selon ton désir une femme probe et fidèle, parée des venus auxquelles tu attaches tant de prix, nous espérons que cette union sera pour toi une source de bonheur. » Il en fut ainsi. Dès le commencement de son union, Calvin se sentit heureux d’avoir une compagne fidèle, qui servait avec lui le Seigneur, qui l’aimait et cherchait à lui rendre la vie paisible et douce. Cette félicité dout Calvin jouit alors, Idelette la lui donna jusqu’à la fin. Il sentit toujours mieux le prix du trésor que Dieu lui avait confié. Il appelait Idelette l’excellente compagne de ma vieo, l’aide toujours fidèle de mon ministère. Jamais, ajoute-t-il, elle n’y a mis la moindre entrave. » Sa grandeur d’âme le remplissait d’admirationp. Il comprenait bien alors ce que dit la Bible, que la femme forte est la couronne de son mari, que trouver une femme, c’est trouver le bonheur et obtenir une faveur de l’Éternel.

o – « Optima socia vitæ. » (Calvin à Viret, 7 avril 1549. Epp. éd. de 1575, p. 84.)

p – « Fida quidem ministerii mei adjutrix fuit. Ab ea ne minimum quidem impedimentum unquam sensi… Hæc animi magnitudo, etc. » (Ibid.)

Bore et de Bure, les épouses des deux grands réformateurs, femmes distinguées, dont les noms se ressemblent, ne se ressemblaient pas quant à leur personne et à leur caractère ; et il y avait aussi une différence sensible dans la manière dont leurs maris en parlaient. Il est fréquemment question de Catherine dans les lettres que Luther écrit à ses amis, souvent, il est vrai avec malice. Monsieur Kathe, l’appelle-t-il quelquefois ; Calvin au contraire ne parle presque pas d’Idelette. On peut dire sans doute que Calvin dans ses lettres comme dans sa vie, fut toujours dominé par une pensée souveraine, à laquelle toutes les autres devaient céder : l’œuvre de Dieu, la gloire de Jésus-Christ, tel était le but de sa vie. Ce qui regarde sa personne, ses circonstances domestiques, est éclipsé par Jésus-Christ, ce soleil de justice qu’il se plaît à contempler et à exalter. Mais il y a pourtant une autre explication encore de ce phénomène ; ce qu’il appréciait le plus dans Idelette c’était l’homme caché du cœur, l’incorruptibilité d’un esprit doux et paisible, » — sa modestie. « Rien n’est plus séant aux femmes qu’un esprit débonnaire et paisible, dit-il ; nous savons quel animal est une femme audacieuse et opiniâtre, qui, par orgueil, mignardise et folâtrerie, désire se montrer. Heureuse est la femme dont l’accoutrement est modeste, qui ne trotte pas çà et là par les rues, mais garde la maison, à cause de l’amour qu’elle a pour son mari et ses enfants. » Calvin heureux et respectant la modestie et l’humilité qu’il trouvait dans Idelette, ne se souciait pas plus de parler d’elle dans ses lettres, que de la voir trotter par les rues.

Heureux de cette union chrétienne et de la sphère d’activité qui s’offrait à lui à Strasbourg et en Allemagne, Calvin pensait moins que jamais à retourner à Genève. En effet, ses rapports avec l’Allemagne devenaient plus fréquents. En juin 1540, il y eut, conformément à ce qui avait été décidé à Francfort, une nouvelle assemblée à Haguenau (Alsace), où les docteurs des deux partis devaient chercher un bon appointement. Les princes protestants, appelés trop tard, ne s’y trouvèrent pas ; mais leurs envoyés et leurs théologiens y vinrent. Calvin s’y rendit, « par manière d’ébats, » dit-il, comme à un délassement. Il fut réjoui de voir les docteurs protestants « bien unis ensemble. » Ils firent entre eux plusieurs consultations sur la manière d’établir quelque discipline en l’Église. Ce fut sans doute à l’instigation de Calvin. « Ce sera, disait-il, la chose de la plus grande importance que nous ayons pour le jour d’huy. » Luther, Mélanchthon, d’autres docteurs et les princes mêmes étant absents, on ne fit rien ; « mais chacun promit de s’employer pour que dans quelque réunion on regardât à cela. » Cruciger, collègue de Luther et de Mélanchthon, qui était à Haguenau, s’étonnait de la science et de l’activité de Calvin. En effet, rien de ce qui intéressait la cause évangélique ne lui échappait, il discernait clairement les combinaisons de la politique. « Nos adversaires, disait-il, veulent augmenter leur ligue et dimi nuer la nôtre ; mais Dieu tournera cette chance. Les nôtres cherchent à multiplier le règne de Christ et ne fléchiront aucunement. Quelques catholiques ne demandent que la guerre, et le pape a fait offrir 300 000 ducats pour la commencer. L’empereur, pense-t-il, ne demanderait pas mieux que de briser les forces de l’Allemagne, afin de la dompter plus aisément. Mais, d’un côté, l’empereur est tant enveloppé qu’il n’ose entre prendre la guerre ; de l’autre, tous les électeurs désirent apaiser les choses aimablement. » S’il n’est pas très content du pape, Calvin l’est des archevêques ; ceci est assez saillant pour qu’on le cite : « Les archevêques de Mayence et de Trêves aiment la paix et la liberté du pays, et pensent que c’en serait fait si l’empereur nous avait subjugués. » Ceci montre en Calvin un esprit équitable, un homme sans préjugésq. L’archevêque de Cologne n’est pas des pires, dit-il, car il entend que l’Église doit être réformée et voit bien que nous sommes supérieurs en vérité. »

qLettres françaises de Calvin, I, p. 28, à du Failly, juillet 1540.

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