Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 18
Genève – Discordes et rigueurs

(1540)

11.18

Conflit entre Berne et Genève – Traité avec Berne –Les articulants – Genève refuse de ratifier le traité – Jugement rendu à Lausanne – Indignation dans Genève – Les articulants sont poursuivis – Ils sont condamnés – Le capitaine général Jean Philippe – Son irritation – Il soulève une émeute – Il est vaincu – Il est arrêté – Il est condamné à mort – Mort de Richardet – Une prédiction de Calvin – Les voies de Dieu

En même temps que la réputation de Calvin s’augmentait au dehors, le jugement que l’on portait à Genève sur les hommes qui l’avaient contraint à quitter cette ville devenait chaque jour plus défavorable, et bientôt l’opinion leur fut tout à fait contraire. « Le temps était arrivé, dit Théodore de Bèze, où le Seigneur avait arrêté d’avoir pitié de l’Église de Genèver. »

r – Advenerat illud tempus quo constituerat Dominus Genevensis Ecclesiæ misereri. » (Beza Vita Calvini, p. 7.)

Quand, en 1536, les Bernois avaient repoussé les troupes de Savoie et assuré l’indépendance de Genève, il s’était fait une transaction entre ces deux États au sujet de cinq ou six villages, qui appartenaient au prieuré de Saint-Victor, dont Bonivard avait été le dernier prieur. Genève avait réclamé la souveraineté, et avait accordé à Berne les droits d’ancienne coustume qui avaient appartenu à la Savoie. Ce traité n’étant pas suffisamment clair, les Bernois réclamaient des prérogatives que les Genevois leur contestaient. En conséquence, le 6 mars 1539, le Conseil de Genève envoya à Berne Ami de Chapeaurouge, J. Lullin et J.-G. Monathon, tous les trois adversaires de Calvin. Les deux premiers avaient même été syndics en 1538, et avaient ainsi présidé au bannissement des réformateurs. Ils devaient résoudre les questions débattues, mais « sans déroger aux franchises de la ville et au traité de 1536. » Ces délégués signèrent à Berne, le 30 mars, un traité en vingt et un articles « dont la plupart étaient honteux pour les Genevois et les dépouillaient de leurs droits sur ces terres, » dit le syndic Gautier, qui se montre du reste modéré dans son récit. L’article 1er du traité disait en effet : « A nous de Berne doit entièrement appartenir la haute seigneurie, nommée la souveraineté sur les hommes et les biens. » Les trois Genevois étaient des politiques beaucoup moins habiles que les Bernois ; nous préférons attribuer leur faute à leur infériorité diplomatique plutôt qu’à la trahison. De retour à Genève, le 3 avril, ils rapportèrent simplement au Conseil « qu’ils avaient bien besogné, et que le contrat passé serait, en bref, apporté de Berne. » Il était étrange que ces plénipotentiaires non seulement ne présentassent pas le traité mais encore n’en exposassent pas même de vive voix le contenu. Comme ils s’étaient moqués des ordres qu’ils avaient reçus, dit Gautier, ils craignirent de se perdre entièrement, s’ils rendaient un compte exact de leur gestion et espérèrent, en retardant la chose, pouvoir faire passer l’éponge sur ce que « leur conduite avait de criminels. » Ils comptaient parmi les membres du Conseil beaucoup de leurs parents et amis ; on les crut sur parole. Ces trois conseillers signataires des articles furent appelés en conséquence les Articulants, et le peuple adoptant un mot dont la consonnance était à peu près la même, et qui leur était plus familier, les appela les Artichauts, et étendit cette dénomination à tout le parti contraire à Calvin, qui dominait alorst.

s – Gautier, Hist. msc. de Genève, l. VI, p. 344.

t – Rozet, Chron. msc, l. IV, ch. 29. Gautier, Hist. msc., l. VI. Reg. du Conseil.

Deux mois après environ, un bailli bernois (de Thiez) ayant fait mettre à la torture un homme des terres de Saint-Victor, le Conseil de Genève s’en plaignit, et le bailli se justifia aussitôt, en en appelant au traité conclu à Berne. Les magistrats genevois qui ne le connaissaient pas même envoyèrent Monathon pour le chercher ; celui-ci le rapporta, mais en allemand ! On renvoya le document pour qu’il fût traduit en français et les articles ayant été enfin lus dans le Conseil, « plusieurs murmurèrent, disant que la plus grande partie de ces points étaient contraires aux droits et préminences de la ville. » Les trois députés se justifièrent en affirmant que cet écrit n’était point celui qu’ils avaient signé. On les crut. Le Conseil déclara qu’il n’acceptait pas ce papier, et arrêta que les trois articulants retourneraient à Berne pour demander des explications. Mais en vain les deux conseils conjurèrent-ils Lullin et lui ordonnèrent-ils même de partir, il déclara qu’il quitterait plutôt la ville que de se laisser déléguer à Berne. Il avait des motifs particuliers pour ne pas se soucier de cette mission. Trois autres notables furent adjoints à de Chapeaurouge et à Monathon. Les deux articulants représentèrent aux Bernois qu’ils n’avaient point entendu les articles, tels qu’ils étaient couchés ; mais les Bernois répondirent que c’était le traité véritable et qu’ils feraient citer le Conseil de Genève devant les juges chargés de connaître des difficultés entre les deux villes pour le faire condamner à signer et à sceller le traité. Lambert, un des députés qui avaient accompagné Monathon et de Chapeaurouge à Berne, ouït dire dans une conversation avec des gens de la ville que lors de la rédaction, Jean Lullin avait accordé les articles en allemand et les avait fait passer à ses compagnons, sans leur en dire en français le contenu, d’où l’on devait conclure que Jean Lullin, le seul des trois qui sût l’allemand, demeurait chargé du cas ; les deux autres restaient pourtant chargés, il faut le reconnaître, d’une inconcevable légèreté. Le 6 avril, les députés firent rapport au Conseil.

Les Bernois sûrs de leur affaire continuaient à exercer leurs droits de souveraineté et se donnaient le plaisir de vexer de diverses manières les Genevois ; ils mettaient même quelque cruauté dans leur malice. Deux meurtriers, sujets de Saint-Victor, ayant été condamnés par le magistrat genevois à la décapitation, le bailli bernois y substitua la roue, et envoya à Genève la note du bourreau pour la payer. Les murmures contre le parti gouvernemental augmentaient de jour en jour. On disait que le traité fait à Berne était une trahison. Fallait-il qu’après avoir perdu la religion en bannissant Farel et Calvin, le même parti perdît encore l’État en sacrifiant ses droits les plus précieux ? Quelques-uns même allaient plus loin. Bonnet, membre des Deux-Cents, s’écria : Le Conseil veut livrer la ville à Messieurs de Berne. » On le mit en prison pour cette parole inconsidéréeu. Mais les esprits en furent encore plus irrités. Plusieurs membres des Deux-Cents parmi lesquels se trouvaient Cl. Bonna déclarèrent à ce Conseil le 25 août 1539 qu’ils ne permettraient jamais que les articles rédigés à Berne reçussent le sceau de la république. Il s’agissait de soutenir l’honneur de Genève, sa prééminence et la justice de sa cause, son existence peut-être. Les amis de Calvin déclaraient que la puissante ville de Berne ne foulerait pas leur pays sous ses pieds. L’opposition au gouvernement était devenue si forte, que dans cette séance du 25 août, tous les membres des Deux-Cents s’écrièrent unanimement : « Nous ne voulons point obtempérer à ces articles, attendu qu’ils sont contre nos libertés, nos franchises et nos bonnes coutumesv. »

u – Reg. du Conseil des 9, 24 et 25 juillet, des 5 et 6 août. Rozet, l. IV, ch. 31. Gautier.

v – Reg. du Conseil ad diem.

Les Bernois, ennuyés et irrités des refus constants de Genève, déclarèrent au commencement de janvier 1540, qu’ayant un acte authentique, ils assignaient à Lausanne pour le 29 du mois leurs alliés de Genève, afin que la cause y fût décidée par des juges, deux de chaque ville. Genève nomme le 21, de la Rive et Gerbel pour se rendre à Lausanne avec cinq adjoints ; et le 25 le Conseil général rejette le traité, défend aux députés d’accepter une action judiciaire, et leur ordonne de dire aux Bernois que le peuple mettrait le feu à la cité plutôt que d’agréer les articles. L’affaire s’empirait. Berne était inflexible. Le 26, à neuf heures du soir, un Genevois, Béguin, arrive en toute hâte de Lausanne avec des dépêches importantes. Le Conseil général, assemblé le lendemain, en est fort ému ; il fait arrêter les trois articulants, et Béguin est chargé d’en informer les Bernois. Mais ceux-ci ordonnent à leurs juges de procéder, et les Genevois sont condamnés par contumace à sceller le traité et payer les dépens. On avait enfin compris à Genève la gravité de la situation. Le jour même où le jugement avait lieu à Lausanne, le 27 janvier, le Conseil général convoqué soudainement, au son de la grosse cloche, à une heure de la nuit, avait arrêté que ses députés siégeraient comme juges ; mais quand cette nouvelle arriva, la sentence était déjà rendue ; on se passait des Genevois.

La consternation fut grande à Genève. Le dimanche 1er février, on décide de faire un accord général de toutes les querelles : les citoyens se touchèrent tous mutuellement la main. De Chapeaurouge, Lullin, Monathon, furent élargis moyennant caution et Jean Philippe nommé capitaine général. Cette paix intérieure amenée par la guerre dont on était menacé au dehors, est solennisée par une procession du peuple, au son du tambour par toute la ville. Les ministres demandèrent qu’on fixât un jour de culte pour célébrer et affermir la concorde. Mais elle n’était pas au fond des cœurs. « On ne laissait pourtant pas d’entendre parler de plusieurs batteries en la ville, » dit Rozet, et le fils du capitaine général tua même un citoyen. Les plus violents, voyant les dangers auxquels les exposaient la trahison ou la légèreté des articulants, s’écriaient : « Qu’on leur coupe la tête, qu’on les mette tous trois dans une malle et qu’on les envoie à Bernew. »

w – Rozet. Chron., l. IV, ch. 35. Reg. du Conseil. Gautier.

Cependant le Seigneur allait exercer ses jugements à Genève, dit un biographe contemporain, en punissant expressément ceux qui étant syndics avaient été causes de déchasser Farel et Calvinx. » Le conseiller de Watteville, de Diesbach et de Graffenried, députés de Berne, déclarèrent le 16 avril aux Deux-Cents que Berne ne voulait que faire plaisir à Genève et sans se prévaloir de la sentence rendue à Lausanne, offrirent de traiter de nouveau l’affaire. Le Conseil général ayant été réuni le 25 avril pour prononcer sur la question, il n’y eut pas moyen de s’entendre. Ces disputes interminables avec Berne (il fallut des années pour trancher la question) avaient excité la colère des Genevois contre les articulants qui en étaient la cause. On les croyait plus coupables qu’ils ne l’étaient. L’assemblée était dans une grande agitation ; des groupes se formaient, où éclataient des transports de colère. « Justice ! justice des traîtres ! » s’écriait-on. On demandait qu’avant toute délibération, ces députés fussent mis de nouveau en prison. Les trois coupables étaient eux-mêmes présents au Conseil. Le capitaine général, Jean Philippe, s’approchant d’eux leur dit à l’oreille de sortir sur-le-champ et de s’évader. Le Petit Conseil ordonna leur incarcération immédiate. Ils avaient signé l’engagement de comparaître, dès qu’on le leur demanderait ; mais saisis d’effroi, ils se déguisèrent et quittèrent en toute hâte la ville, violant ainsi la parole qu’ils avaient donnée. Quand le lieutenant se présenta chez eux pour les saisir, ils avaient disparu. La nouvelle en fut aussitôt portée au Conseil général. « Qu’on les somme de paraître à son de trompe, dit un citoyen, et que les scellés soient apposés à leur maison. — Oui ! Oui ! cria le peuple. Qu’il soit ainsi fait ! » L’assemblée du peuple s’étant dissoute, un grand nombre de citoyens entourèrent la maison de ville demandant à grands cris justice. Le crieur public parcourant les rues, somma les trois députés à comparaître dans trois heures, faute de quoi ils seraient mis immédiatement en jugement. Les Bernois ayant exprimé au Conseil leur étonnement de ce que cette citation avait été faite sans qu’on leur en eût parlé : « Ah ! leur répondit-on, si nous tardions à exécuter la décision du Conseil général, le peuple se mettrait sur nous ! » L’irritation générale atteignait en même temps les pasteurs qui avaient pris la place de Farel et de Calvin. Ces hommes en furent effrayés et paraissant le 30 avril devant le Conseil, ils exposèrent les reproches dont on les accablait et demandèrent leur congé. Après s’être détourné des réformateurs, on se retournait vers eux. En ce temps, dit Rozet, une pauvre femme étrangère allait criant par la ville : Il est bien gardé, ce que Dieu gardey ! »

x – Bèze-Colladon, Vie de Calvin, p. 44.

y – Reg. du Conseil, Rozet. Gautier. Roget.

Les trois fugitifs ayant été cités, au son de trompe, pendant trois jours successifs, et n’ayant pas comparu, le procureur général présenta leur accusation en soixante et quatorze points ; trente-deux témoins firent leurs dépositions, et le 5 juin de Chapeaurouge, Lullin et Monathon furent condamnés par contumace comme faussaires et rebelles, ayant causé et pouvant causer encore de grands maux à l’Etat, à avoir la tête tranchée. La peine capitale était facilement infligée au seizième siècle ; mais les accusés étaient en fuite et de la condamnation à l’exécution, il y avait un grand pas.

Toutefois le parti qui était favorable aux trois articulants et opposé aux réformateurs existait toujours dans Genève et avait même à sa tête un homme capable, le capitaine général Jean Philippe, qui était syndic en 1538, avec Jean Lullin et Ami de Chapeaurouge. Ces trois hommes, avec le violent Richardet, avaient, nous l’avons vu, fait bannir Farel et Calvin ; et après avoir fait beaucoup de mal à l’Église, ils n’avaient pas tardé à plonger l’État dans les plus cruelles perplexités. Jean Philippe allait par sa violence augmenter encore les troubles de la cité. « Homme riche, mais non chiche, dit Bonivard, il était fort libéral envers ses compagnons, surtout ceux d’épéez, ce qui le faisait aimer de tous. Homme de cœur pour exécuter, il n’était pas sage pour entreprendre, et ne craignait pas plus de hasarder sa personne que sa bourse. Imprudent et impudent, léger à croire, tardif à décroire, aussitôt que quelque mauvais garçon de ceux qu’il tenait bons pour la bataille lui avait fait quelque rapport, il le croyait et il était malaisé de le faire décroire, parce qu’il n’avait pas la capacité d’écouter une bonne rai son ; ce qui lui faisait commettre plusieurs actes téméraires. » Tel était l’homme qu’avait à sa tête le parti qui, après avoir été souverain dans Genève, venait de recevoir un si grave échec. Jean Philippe ne pouvait voir sans dépit le jugement porté contre ses collègues et comprenait que la ruine de tout son parti en serait la suite, s’il ne parvenait pas à arrêter le torrent populaire, qui se précipitait maintenant en un sens qui leur était opposé. Mécontent, murmurant contre ceux qui avaient obligé Lullin et de Chapeaurouge à prendre la fuite, il était en proie aux appréhensions les plus vives. Après le jugement, Philippe et ses adhérents « se liguaient, dit encore Bonivard, et attendaient l’occasion de se venger et de remettre les trois dans leurs premiers honneurs ; leur parti en dépit de l’autre faisait des banquets sur les places publiques. Après qu’il eut ainsi beaucoup tonné, il fallait qu’il plût, qu’il grêlât, voire qu’il foudroyât, pour décharger le temps. » L’orage en effet ne manqua pas d’éclater.

z – Bonivard, Ancienne et nouvelle police de Genève, p. 47. Édition Revilliod. Rozet dit dans sa Chronique (ch. 39) : « Riche et libéral par les tavernes. »

On voyait alors à Genève un phénomène qui se produit chez presque tous les peuples : les vainqueurs se divisent. Le parti qui en 1538 avait banni les réformateurs se partage ; les plus ardents veulent pousser leur succès jusqu’au bout ; les plus prudents, au contraire, ralentissent le pas et modèrent les esprits. Les fougueux enfants de Genève voyaient avec dépit les chefs sous lesquels ils avaient combattu condamnés à mort et fugitifs. Le lendemain de la condamnation, le dimanche 16 juin, beaucoup de Genevois, selon leur coutume, s’étaient réunis en grand nombre dans la plaine de Plainpalais, située aux portes de la ville, et y tiraient à l’arc. Quelques-uns, rencontrant Jean Philippe et ses amis, leur crièrent : Artichauts ! On se rappelle que c’était le nom que le peuple donnait aux articulants. Ce petit mot fit beaucoup de mal : « La langue, dit Calvin, transporte et précipite l’homme par un débordement, comme des chevaux farouches et non domptés emportent un chariot avec une telle force et roideur qu’il n’est possible de l’arrêter. » Ce fut ce qui arriva alors à Genève. Ce sobriquet irrita fort le capitaine général, et il jura de s’en venger : « Nous sommes trois cents qui nous lèverons un jour et couperons tant de jarrets à ces évangélistes et luthériens, que ce sera mémoire et grande chose. » Cette parole lui a été attribuée ; il la nia plus tard. Le capitaine général, en revenant de Plainpalais, alla souper avec quelques-uns de ses amis à l’hôtel de l’Ange, tandis que d’autres de ses adhérents mangeaient et buvaient à ses frais à l’hôtel du Brochet. Quelques-uns, en sortant de table, rencontrèrent sur le pont du Rhône des citoyens du parti contraire. Ils n’eurent « d’autres contentions que de paroles, dit Bonivard, excepté Jean Philippe, qui empoigna une hallebarde et comme hors de sens, sans reconnaître qui est pour lui ou contre lui, frappa à tort et à travers, et en blessa deux ou trois. » Puis le fougueux partisan traverse le Rhône pour se rendre à Saint-Gervais, où étaient la plupart de ses familiers, il les appelle et les rassemble, action grave pour un capitaine général ; et, passant le pont avec eux, il arrive sur la place de la Fusterie ; il y trouve un corps nombreux de ses adversaires. La lutte s’engage ; Jean Philippe frappe de nouveau : « Il donna de la pointe de sa hallebarde un coup à un nommé Jean d’Abères en la poitrine, dit Bonivard, en sorte qu’il fallut le porter chez lui. » Un nommé Jean de Lesclefs donne de sa pertuisane un coup sur la tête d’Ami Perrin, « citoyen, dit Bonivard, qui aimait à être pompeusement accoutré et à bien vivre, et qui était dans ce temps-là du parti des gens de bien. » Claude de Genève, ami de Perrin, lâcha contre de Lesclefs un coup de pistolet qui le perça près du cœur et l’étendit mort. Le capitaine général, repoussé, se retira dans sa maison avec ses adhérents, qui tirèrent de là des coups d’arquebuse. Le syndic Philippin, voulant apaiser le tumulte, fut blessé par eux, et le domestique de l’un des leurs, avançant la tête hors de la fenêtre, fut aussi frappé. On a cru assez généralement que le capitaine général avait formé un complot pour renverser le gouvernement qui venait de condamner ses amis ; il est difficile de se prononcer ; on peut cependant supposer qu’il y eut là une émeute plutôt qu’une conspirationa.

a – Chron. de Rozet, l. IV, ch. 39. Gautier. Déposition des témoins. Roget.

Le soir du même jour, à neuf heures, le Conseil convoqua les Deux-Cents et ordonna de garder les portes de la ville, pour empêcher les coupables de s’enfuir. Le lendemain, à cinq heures du matin, le Conseil des Deux-Cents entra en séance, ordonna que les citoyens se réunissent en armes devant la maison de ville pour prêter main-forte à ses décisions, commanda à la justice de se rendre à la maison du capitaine général pour le saisir lui et tous ceux qui seraient avec lui. Mais Jean Philippe, comprenant que le cas d’un commandant en chef des milices genevoises qui se mettait en révolte ouverte et armée contre le gouvernement était fort grave, avait quitté sa maison, s’était sauvé pardessus les toits et était ainsi arrivé dans l’hôtellerie de la Tour Perce, qui appartenait à un frère de Lullin. Les agents du Conseil ne le trouvant ni chez lui, ni ailleurs, on cria à son de trompette dans la ville que quiconque saurait où il était eût à le révéler. Le magistrat apprit, on ne sait par qui, que le capitaine général était caché à la Tour Perce : « Lors tout le monde de courir là, dit Bonivard ; puis on chercha Philippe de la cave au grenier, et il fut trouvé finalement couché dans l’écurie sous du foin. On le mena aussitôt aux syndics, qui l’attendaient à la porte du logis, le firent saisir par leurs guets et le menèrent à l’Évêché (la prison) ; mais ce fut avec grande peine, car ni les guets avec leurs hallebardes, ni les syndics avec leurs bâtons, ne pouvaient presque empêcher que le peuple ne le tuât entre leurs mains. On peut prendre ici un exemple, ajoute le prisonnier de Chillon, de la fiance que l’on doit avoir en un peupleb. »

b – Bonivard, Ancienne et nouvelle police de Genève, p. 48 à 51. Rozet, Chr. msc., ch. 39. Gautier, Hist. msc.

On entendit les témoins, et Jean Philippe subit son interrogatoire sur les faits criminels qui lui étaient imputés. Ces faits furent établis et il les reconnut. Toute la ville était émue. Le peuple demandait à grands cris justice et disait « qu’il ferait exécution des meurtriers si les tribunaux ne la faisaient pas ; les prêcheurs eux-mêmes admonestaient de prier Dieu et d’administrer justicec. » Une scène à la fois attendrissante et terrible vint augmenter l’émotion générale. Jean d’Abères ayant succombé à ses blessures, « sa femme fit porter le corps de son mari sur un banc, devant la maison de ville, et l’accompagna, criant incessamment : Justice ! justice ! justice ! pleurant et se débattantd. » Ses enfants l’entouraient, pleurant et criant comme elle. Un corps mort, et surtout le corps d’un époux et d’un père, entouré de ceux qui l’ont aimé, a toujours sur le cœur une grande puissance. Le procureur général présenta son acte d’accusation ; il portait que Jean Philippe « avait toujours été réputé un homme séditieux, qui avait accoutumé d’attirer à lui tous les gens remuants, qu’il les avait assemblés dimanche passé, prenant armes contre la cité de Genève ; que pour parvenir à son désir de tuer les gens, il avait mis des gens armés en sa maison ; qu’il était un meurtrier et homicide volontaire, ayant les mains pleines de sang ; que de l’abondance de son cœur, il avait proféré telles paroles ou semblables : Je tuerai tant de gens que je me soûlerai. » Le procureur général concluait à ce que le Conseil fît immédiatement justice, « comme de choses hardies, tumultueuses, entreprises horribles, et à la façon qu’on procède dans les cas de lèze-majesté. » La sentence fut prononcée par le syndic Étienne de Chapeaurouge, neveu de l’un des fugitifs. Philippe fut condamné à avoir la tête tranchée de dessus les épaules, jusqu’à ce que l’âme fût séparée du corps. » L’exécution eut lieu le même jour. De Chapeaurouge, après avoir prononcé la sentence, s’absenta du Conseil, et un ou deux autres se retirèrent.

c – Rozet, Chron. msc., l. IV, ch. 40.

d – Bonivard, Ancienne et nouvelle police de Genève, p. 51. Voir aussi Reg. du Conseil. Gautier. Acte d’accusation.

Ainsi, des quatre syndics qui avaient prononcé le bannissement de Farel et de Calvin, deux avaient été condamnés à mort comme faussaires et rebelles, le troisième venait d’être exécuté comme émeutier et homicide ; il restait le quatrième, Richardet. Il avait réuni la violence et la dérision et avait dit ironiquement à Calvin en le bannissant : « Les portes de la ville sont assez larges pour en sortir. » Comme il avait adhéré à la sédition de Jean Philippe, il prit peur et voulut s’enfuir. Ne voulant pas sortir par les portes de la ville, quelque larges qu’elles fussent, dans la crainte d’être reconnu et arrêté, il se dévala par une fenêtre qui était aux murailles de la ville, dit Rozet, se creva parce qu’il était pesant, et ne vécut pas longtemps après. Comme il était fort gras, dit Gautier, la corde rompit, et cette chute lui causa une contusion dont il mourut peu de temps aprèse. »

e – Gautier, Hist. msc, l. VI, p. 893. Rozet, Chron. msc. de Genève, l. IV, ch. 41.

Il est très difficile de n’être pas frappé du sort de ces quatre hommes. Les Grecs avaient imaginé une déesse chargée de renverser une insolente prospérité et de punir le crime, Némésis, volant à travers les airs, entourée de serpents, munie de flambeaux et exécutant de terribles vengeances : « On ne peut omettre, dit Rozet, le jugement notable de Dieu sur les quatre syndics de l’an 1538, qui élus par le peuple, comme adversaires de la religion et de la réformation jurée, avaient banni les ministres et débouté leurs fauteurs. Deux ans après, en une même année, au mois de juin, tous quatre, de la part du peuple même, furent confus et ruinés pour leurs crimesf. » A peine trouve-t-on dans l’histoire un exemple plus frappant de la vérité proclamée par un grand poète : « La peine, aux pieds boiteux, atteint pourtant le coupable. »

f – Rozet, Chr. msc. de Genève, l. IV, ch. 41.

Toutefois, il y eut selon nous dans les articulants de la légèreté, de l’incapacité, mais non de la perfidie. Et, d’un autre côté, il est juste de ne pas attribuer aux amis de Farel et de Calvin des actes odieux dont ils furent tout à fait innocents. On a prétendu que le surlendemain de l’exécution de Jean Philippe, les plus dévots « célébrèrent publiquement leur victoire, à l’hôtel de ville, par un joyeux festin. » Il faudrait de fortes autorités pour appuyer un fait si propre à exciter dans les âmes honnêtes l’aversion et l’indignation ; mais on ne connaît pas un seul document qui en parleg. Le jugement des contemporains a été pourtant, nous devons le dire, plus sévère que le nôtre : « Ces hommes, ayant été rejetés comme une vile écume, la cité commença à redemander son Calvin et son Farel, » dit Th. de Bèzeh. Tout se préparait pour les lui rendre. Des places se trouvant vacantes dans le Conseil par les coups qui venaient d’être frappés, on nomma des hommes favorables à la Réformation, et ceux-ci furent dès lors en majorité. La haute intelligence de Calvin avait prédit que la domination de ses adversaires serait de courte durée, sa parole s’accomplit.

g – « Zwei Tage spæter hielten die Sieger (die Frœmmer) in dem Rathhaus ein œffentlicher Freudenmahl. Kampschulte, Johan Calvin, p. 303. Ce Freudenmahl est une fable que l’écrivain allemand a fort légèrement adoptée.

h – « His veluti spumæ sordibus ejectis, civitas Farellum suum et Cahinum cœpit requirere. » (Beza, Vita Calv., p. 7.)

Les voies de Dieu sont profondes et mystérieuses. Deux ans auparavant, l’œuvre du réformateur semblait arrêtée dans Genève. Ses ennemis triomphants levaient la tête au Conseil général, leur puissance semblait invincible, et les citoyens qui en peu de nombre osaient se prononcer en faveur des ministres bannis se voyaient menacés, poursuivis, étaient contraints de se renfermer dans le silence ou de fuir leur patrie. Les réformateurs erraient en proscrits au travers des cantons de la Suisse et ne savaient où chercher un refuge. Mais le temps a marché et la situation s’est transformée. Les prescripteurs succombent sous le poids de leurs fautes et sont proscrits à leur tour. Genève est las de chefs sans intelligence et les rejette. Bientôt, ne sachant plus comment faire face aux périls qui s’accumulent, la cité va rappeler à elle et recevoir comme des libérateurs ceux qu’elle avait chassés comme des ennemis de sa liberté. Calvin, de son côté, a trouvé dans son exil, non la faiblesse, mais la force. Dieu l’a transporté sur une plus vaste scène où ses horizons se sont élargis. Sa pensée s’est élevée, son âme s’est affermie et purifiée. Il a vu l’Allemagne, il a joué un rôle, et non des moindres, dans ses grandes assemblées ; il a communiqué avec Mélanchthon, il a formé un lien entre la réforme allemande et celle des cantons suisses et de la France. Les divergences entre les deux grands mouvements se sont atténuées, la communion d’esprit s’est fortifiée. Une influence réciproque a été subie des deux parts. Nous verrons au volume suivant Calvin revenir à son poste plus grand, plus fort, plus maître de lui, non moins ferme et non moins résolu, pour reprendre à nouveau son œuvre et la mener à bonne fin.

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