Histoire de la Réformation du seizième siècle

2.3

Irritation de son père – Pardon – Travaux serviles – Le sac et la cellule – Courage – Saint Augustin – D’Ailly – Occam – Gerson – La Bible – Hébreu et grec – Les heures – Ascétisme – Angoisses – Luther pendant la messe – Angoisses – Pratiques inutiles – Luther évanoui

Enfin il était avec Dieu. Son âme était en sûreté. Cette sainteté tant désirée, il allait donc la trouver. A la vue de ce jeune docteur, les moines étaient dans l’admiration, et exaltaient son courage et son mépris du siècleo. Luther n’oublia cependant pas ses amis. Il leur écrivit pour prendre congé d’eux et du monde ; et le lendemain, il leur envoya ces lettres, avec les habits qu’il avait portés jusqu’alors, et son anneau de maître ès arts, qu’il remit à l’université, pour que rien ne lui rappelât plus ce monde qu’il abandonnait.

o – Hujus mundi contemptu, ingressus est repente, multis admirantibus, monasterium… (Cochlœus, 1.)

Ses amis d’Erfurt furent consternés. Faut-il qu’un génie si éminent aille se cacher dans cette vie monastique qui est une demi-mortp ? Remplis d’une vive douleur, ils se hâtèrent de se rendre au couvent, dans l’espérance de faire revenir Luther sur une démarche si affligeante ; mais tout fut inutile. Les portes leur furent fermées. Tout un mois se passa sans que personne pût voir le nouveau moine, ni lui parler.

p – In vita semi-mortua. (Melch. Adami, V. L., p. 102.)

Luther s’était aussi empressé de communiquer à ses parents le grand changement qui venait de s’opérer dans sa vie. Son père en fut consterné. Il tremblait pour son fils, nous apprend Luther lui-même, dans la dédicace de son livre sur les vœux monastiques, adressée à son père. Sa faiblesse, sa jeunesse, l’ardeur de ses passions, tout lui faisait craindre qu’après le premier moment d’enthousiasme, l’oisiveté du cloître ne fit tomber le jeune homme, ou dans le désespoir, ou dans de grandes fautes. Il savait que ce genre de vie en avait déjà perdu plusieurs. D’ailleurs, le conseiller-mineur de Mansfeld avait de tout autres desseins pour son fils. Il se proposait de lui faire contracter un mariage riche et honorable. Et voilà tous ses ambitieux projets renversés en une nuit, par cette action imprudente.

Jean écrivit à son fils une lettre pleine d’irritation, dans laquelle il le tutoyait, nous dit encore celui-ci, tandis qu’il l’avait vouvoyé depuis qu’il avait reçu le grade de maître ès arts. Il lui retirait toute sa faveur, et le déclarait déshérité de l’affection paternelle. En vain les amis de Jean Luther, et sans doute sa femme, cherchèrent-ils à l’adoucir, en vain lui dirent-ils : « Si vous voulez sacrifier quelque chose à Dieu, que ce soit ce que vous avez de meilleur et de plus cher, votre fils, votre Isaac » ; l’inexorable conseiller de Mansfeld ne voulait rien entendre.

Quelque temps après, cependant (c’est encore Luther qui le raconte dans un sermon prononcé à Wittemberg le 20 janvier 1544), la peste survint, et enleva à Jean Luther deux de ses fils. Sur ces entrefaites, quelqu’un vint dire au père, dont l’âme était déchirée par la douleur : Le moine d’Erfurt est mort aussi !… On saisit cette occasion pour rendre au novice le cœur de son père. « Si c’est une fausse alarme, lui dirent ses amis, sanctifiez du moins votre affliction en consentant de bon cœur à ce que votre fils soit moine !….. » — « A la bonne heure ! » répondit Jean Luther d’un cœur brisé et encore à moitié rebelle, « et que Dieu donne qu’il réussisse ! » Plus tard, lorsque Luther, réconcilié avec son père, lui raconta l’événement qui l’avait porté à se jeter dans les ordres monastiques : « Dieu fasse, » répondit l’honnête mineur, « que vous n’ayez pas pris pour un signe du ciel ce qui n’était qu’un fantôme du diableq ! »

q – Gott geb dass es nicht ein Betrug und teuflisch Gespenst sey ! (L. Epp. II, p. 101)

Il n’y avait pas alors dans Luther ce qui devait en faire plus tard le réformateur de l’Église. Son entrée dans le couvent en est la preuve. C’était une action conforme à la tendance du siècle dont il allait bientôt contribuer à faire sortir l’Église. Celui qui devait devenir le Docteur du monde, en était encore le servile imitateur. Une pierre nouvelle était apportée à l’édifice des superstitions par celui-là même qui devait bientôt le renverser. Luther cherchait son salut en lui-même, en des pratiques et en des observances humaines : il ignorait que le salut vient tout entier de Dieu. Il voulait sa propre justice et sa propre gloire, méconnaissant la justice et la gloire du Seigneur. Mais ce qu’il ignorait encore, il l’apprit peu après. Ce fut dans le cloître d’Erfurt que s’opéra cet immense changement qui substitua dans son cœur Dieu et sa sagesse au monde et à ses traditions, et qui prépara la révolution puissante dont il fut le plus illustre instrument.

Martin Luther, en entrant dans le couvent, changea de nom, et se fit appeler Augustin.

Les moines l’avaient accueilli avec joie. Ce n’était pas pour leur amour-propre une petite satisfaction que de voir l’université abandonnée pour une maison de leur ordre par l’un des docteurs les plus estimés. Néanmoins, ils le traitèrent durement, et lui imposèrent les travaux les plus bas. On voulait humilier le docteur en philosophie, et lui apprendre que sa science ne l’élevait pas au-dessus de ses confrères. On pensait d’ailleurs l’empêcher ainsi de se livrer à ses études, dont le couvent n’aurait retiré aucun profit. L’ancien maître ès arts devait faire les fonctions de gardien, ouvrir et fermer les portes, remonter l’horloge, balayer l’église, nettoyer les chambresr. Puis, quand le pauvre moine, à la fois portier, sacristain et domestique du cloître, avait fini son travail : Cum sacco per civitatem ! Avec le sac par la ville ! s’écriaient les frères ; et, chargé de son sac à pain, il allait dans toutes les rues d’Erfurt, mendiant de maison en maison, obligé peut-être de se présenter à la porte de ceux qui avaient été ses amis ou ses inférieurs. En revenant, il devait ou s’enfermer dans une cellule étroite et basse d’où il ne voyait qu’un petit jardin de quelques pieds, ou recommencer ses humbles offices. Mais il supportait tout. Porté par son caractère à se consacrer entièrement à ce qu’il entreprenait, c’était de toute son âme qu’il était devenu moine. Comment d’ailleurs aurait-il songé à épargner son corps, ou eu égard à ce qui pouvait satisfaire sa chair ? Ce n’est pas ainsi qu’il eût pu acquérir cette humilité, cette sainteté, qu’il était venu chercher dans les murs du cloître !

r – Loca immunda purgare coactus fuit. (M. Adami, Vit. Luth., p. 103.)



Humiliation de Luther, à la porte du monastère

Le pauvre moine, accablé de peine, s’empressait de mettre à profit pour la science chaque instant qu’il pouvait dérober à ces viles occupations. Il se retirait volontiers à part pour se livrer à ses études chéries ; mais bientôt les frères le découvraient, l’entouraient, murmuraient contre lui, et l’arrachaient à ses travaux en lui disant : « Allons ! allons ! ce n’est pas en étudiant, mais en mendiant du pain, du blé, des œufs, des poissons, de la viande et de l’argent, que l’on se rend utile au cloîtres. » Luther se soumettait, il posait ses livres et reprenait son sac. Loin de se repentir d’avoir accepté un tel joug, il veut mener à bonne fin cette œuvre. Ce fut alors que commença à se développer dans son âme l’inflexible persévérance avec laquelle il poursuivit en tout temps les résolutions qu’il avait une fois formées. La résistance qu’il apportait à de rudes assauts donna une forte trempe à sa volonté. Dieu l’exerçait dans de petites choses, pour qu’il apprît à demeurer ferme dans les grandes. D’ailleurs, pour pouvoir délivrer son siècle des misérables superstitions sous lesquelles il gémissait, il fallait qu’il en portât le poids. Pour vider la coupe, il fallait qu’il en bût la lie. Ce rude apprentissage ne fut pourtant pas aussi long que Luther eût pu le craindre. Le prieur du couvent, sur l’intercession de l’université dont Luther était membre, le déchargea des basses fonctions qu’on lui avait imposées. Le jeune moine se mit alors à l’étude avec un nouveau zèle. Les œuvres des Pères de l’Église, surtout celles d’Augustin, attirèrent son attention. L’exposition que cet illustre docteur a faite des Psaumes, et son livre De la Lettre et de l’Esprit, étaient ses écrits favoris. Rien ne le frappait davantage que les sentiments de ce Père sur la corruption de la volonté de l’homme et sur la grâce divine. Il sentait par sa propre expérience la réalité de cette corruption et la nécessité de cette grâce. Les paroles d’Augustin répondaient à son cœur : s’il eût pu être d’une autre école que de celle de Jésus-Christ, c’eût été sans doute de celle du docteur d’Hippone. Il savait presque par cœur les œuvres de Pierre d’Ailly et de Gabriel Biel. Il fut frappé de ce que dit le premier, que si l’Église ne s’était pas décidée pour le contraire, il serait bien préférable d’admettre que l’on reçoit vraiment dans la sainte cène du pain et du vin, et non de simples accidents.

s – Selnecceri Oiat. de Luth. (Mathesius, p. 5.)

Il étudia aussi avec soin les théologiens Occam et Gerson, qui s’expriment l’un et l’autre si librement sur l’autorité des papes. A ces lectures il joignait d’autres exercices. On l’entendait, dans des disputes publiques, débrouiller les raisonnements les plus compliqués, et se tirer de labyrinthes dont d’autres que lui ne pouvaient trouver l’issue. Tous les auditeurs en étaient dans l’admirationt.

t – In disputationibus publicis labyrinthos aliis inextricabiles, diserte multis admirantibus explicabat. (Melancht., Vit. Luth.)



W. d’Occam (1287-1347)



P. d’Ailly (1351-1420)



J. de Gerson (1363-1429)

Mais ce n’était pas pour acquérir la réputation d’un grand génie qu’il était entré dans le cloître : c’était pour y chercher les aliments de la piétéu. Aussi ne regardait-il ces travaux que comme des hors-d’œuvre.

u – In eo vitæ genere non famam ingenii, sed alimenta pietatis quærebat. (Ibid.)

Il aimait, par-dessus tout, à puiser la sagesse à la source pure de la parole de Dieu. Il trouva dans le couvent une Bible attachée à une chaîne, et il retournait sans cesse à cette Bible enchaînée. Il comprenait peu la Parole ; mais elle était pourtant sa plus douce lecture. Il lui arrivait quelquefois de passer un jour entier à méditer sur un seul passage. D’autres fois il apprenait par cœur des fragments des prophètes. Il désirait surtout que les écrits des apôtres et des prophètes servissent à lui faire bien connaître la volonté de Dieu, à augmenter la crainte qu’il avait de son nom, et à nourrir sa foi par les fermes témoignages de la Parolev.

v – Et firmis testimoniis aleret timorem et fidem. (Melancht., Vit. Luth.)

Ce fut, à ce qu’il paraît, à cette époque qu’il commença à étudier les Écritures dans les langues originales, et à jeter ainsi le fondement de la plus parfaite et de la plus utile de ses œuvres, la traduction de la Bible. Il se servait d’un lexique hébraïque de Reuchlin, qui venait de paraître. Un frère du couvent, versé dans le grec et l’hébreu, et avec lequel il demeura toujours intimement lié, Jean Lange, lui donna probablement les premières directionsw. Il faisait aussi un grand usage des savants commentaires de Nicolas Lyra, mort en 1340. C’est ce qui faisait dire à Pflug, qui fut plus tard évêque de Naumbourg : « Si Lyra n’eût joué de la lyre, Luther n’eût jamais sauté. Si Lyra non lyrasset, Lutherus non saltasset. »

w – Gesch. d. deutsch. Bibelüberselzung.

Le jeune moine étudiait avec tant d’application et de zèle, qu’il lui arriva souvent, pendant deux ou trois semaines, de ne pas dire ses heures. Mais bientôt il s’effrayait à la pensée qu’il avait transgressé les règles de son ordre. Il s’enfermait alors pour réparer sa négligence. Il se mettait à répéter consciencieusement toutes les heures omises, sans penser à manger ni à boire. Une fois même il en perdit le sommeil pendant sept semaines.

Brûlant du désir d’atteindre cette sainteté qu’il était venu chercher dans le cloître, Luther se livrait à toute la rigidité de la vie ascétique. Il cherchait, à crucifier la chair par les jeûnes, les macérations et les veillesx. Renfermé dans sa cellule comme en une prison, il luttait sans relâche contre les mauvaises pensées et les mauvais penchants de son cœur. Un peu de pain et un maigre hareng, étaient souvent sa seule nourriture. Du reste, il était naturellement d’une grande sobriété. Aussi ses amis le virent-ils bien des fois, même lorsqu’il ne pensait plus à acheter le ciel par ses abstinences, se contenter des plus chétifs aliments, et rester, même quatre jours de suite sans manger et sans boirey. C’est un témoin digne d’être cru, c’est Mélanchton qui le rapporte ; on peut juger par là du cas que l’on doit faire des fables que l’ignorance et la prévention ont débitées sur l’intempérance de Luther. Rien ne lui coûtait, à l’époque qui nous occupe, pour devenir saint, pour acquérir le ciel. Jamais l’Église romaine ne posséda un moine plus pieux. Jamais cloître ne vit un travail plus sincère et plus infatigable pour acheter le bonheur éternelz. Quand Luther, devenu réformateur, dit que le ciel ne s’achetait pas, il savait bien ce qu’il disait. « Vraiment, écrivait-il au duc Grégoire de Saxe, j’ai été un moine pieux, et j’ai suivi les règles de mon ordre plus sévèrement que je ne saurais l’exprimer. Si jamais moine était entré dans le ciel par sa moinerie, certes j’y serais entré. C’est ce dont peuvent rendre témoignage tous les religieux qui m’ont connu. Si cela eût dû durer longtemps encore, je me serais martyrisé jusqu’à la mort, à force de veilles, de prières, de lectures et d’autres travauxa. »

x – Summa disciplinas severitate se ipse regit, et omnibus exercitiis lectionum, disputationum, jejuniorum, precum, omnes longe superat. (Melancht., Vita Luth.)

y – Ernt enim natura, valde modici cibi et potus ; vidi continuis quatuor diebus, cum quidem recte valeret, prorsus nihil edentem aut bibentem. (Ibid.)

z – Strenue in studiis et exercitiis spiritualibus, militavit ibi Deo annis quatuor. (Cochlœus, I.)

a – L. Opp. (W.), XIX, 2299.

Nous touchons à l’époque qui fit de Luther un homme nouveau, et qui, en lui révélant l’immensité de l’amour de Dieu, le mit en état de l’annoncer au monde.

Luther ne trouvait point, dans la tranquillité du cloître et dans la perfection monacale, cette paix qu’il y était venu chercher. Il voulait avoir l’assurance de son salut : c’était le grand besoin de son âme. Sans cela point de repos pour lui. Or, les craintes qui l’avaient agité dans le monde, le poursuivaient dans sa cellule. Bien plus, elles y augmentaient : le moindre cri de son cœur retentissait avec force sous les voûtes silencieuses du cloître. Dieu l’y avait amené pour qu’il apprît à se connaître lui-même, et à désespérer de ses propres forces et de sa propre vertu. Sa conscience, éclairée par la Parole divine, lui disait ce que c’était que d’être saint ; mais il était rempli d’effroi, en ne retrouvant, ni dans son cœur ni dans sa vie, cette image de sainteté qu’il avait contemplée avec admiration dans la Parole de Dieu. Triste découverte que fait tout homme sincère ! Point de justice au dedans, point de justice au dehors ; partout omission, péché, souillure…

Plus le caractère naturel de Luther était ardent, plus aussi cette résistance secrète et constante que la nature de l’homme oppose au bien, était forte en lui et le jetait dans le désespoir.

Les moines et les théologiens du temps l’invitaient à faire des œuvres, pour satisfaire la justice divine. Mais quelles œuvres, pensait-il, pourraient sortir d’un cœur tel que le mien ? Comment pourrais-je, avec des œuvres souillées dans leur principe même, subsister devant la sainteté de mon juge ? « Je me trouvais devant Dieu un grand pécheur, dit-il, et je ne pensais pas qu’il me fût possible de l’apaiser par mes mérites. »

Il était agité et pourtant morne, fuyant les conversations futiles et grossières des moines. Ceux-ci, ne pouvant comprendre les orages qui remuaient son âme, le considéraient avec étonnementb, et lui reprochaient son air sombre et son silence. Un jour, raconte Cochlœus, qu’on disait la messe dans la chapelle, Luther y avait porté ses soupirs, et se trouvait dans le chœur, au milieu des frères, triste et angoissé. Déjà le prêtre s’était prosterné, l’autel avait été encensé, le Gloria était chanté et l’on lisait l’Évangile, quand le pauvre moine, ne pouvant plus contenir son tourment, s’écria d’un ton lamentable, en se jetant à genoux : « Ce n’est pas moi ! ce n’est pas moic ! » Chacun resta stupéfait, et la solennité fut un instant interrompue. Peut-être Luther pensait-il entendre quelque reproche dont il se savait innocent ; peut-être se déclarait-il indigne d’être l’un de ceux auxquels la mort du Christ apportait la vie éternelle. Cochlœus dit qu’on lisait alors l’histoire de l’homme muet dont Jésus chassa un démon. Il se peut que le cri de Luther, si l’histoire est vraie, se rapportât à cette circonstance et que, muet comme cet homme, il protestât par ce cri que son silence venait d’une autre cause que d’une possession du diable. En effet, Cochlœus nous apprend que les moines attribuaient quelquefois les angoisses de leur confrère à un commerce occulte avec le démon, et cet écrivain lui-même partage cette opiniond.

b – Visas est fratribus non nihil singularitatis habere. (Cochlœus, I.)

c – Cum… repente ceciderit vociferans : Non sum ! non sum ! » (Cochlœus, I.)

d – Ex occulto aliquo cum dæmone commercio. (Ibid.)

Une conscience délicate portait Luther à regarder la moindre faute comme un grand péché. A peine l’avait-il découverte, qu’il s’efforçait de l’expier par les plus sévères mortifications ; et cela ne servait qu’à lui faire reconnaître l’inutilité de tous les remèdes humains. « Je me suis tourmenté, dit-il, jusqu’à la mort, afin de procurer à mon cœur troublé, à ma conscience agitée, la paix avec Dieu ; mais, entouré d’horribles ténèbres, je ne trouve la paix nulle part. »

Les pratiques de la sainteté monacale, qui endormaient tant de consciences, et auxquelles, dans son angoisse, il avait lui-même, eu recours, ne parurent bientôt à Luther que les inutiles remèdes d’une religion d’empirique et de charlatan. « Lorsque étant encore moine, je sentais quelque tentation m’assaillir : Je suis perdu !… me disais-je. Aussitôt je recourais à mille moyens pour apaiser les cris de mon cœur. Je me confessais tous les jours ; mais cela ne me servait à rien. Alors, accablé de tristesse, je me tourmentais par la multitude de mes pensées. Regarde ! m’écriais-je, te voilà encore envieux, impatient, colère !… Il ne te sert donc de rien, ô malheureux, d’être entré dans cet ordre sacré… »

Et pourtant, Luther, imbu des préjugés de son temps, avait, dès sa jeunesse, considéré les pratiques dont il éprouvait maintenant l’impuissance, comme des remèdes assurés pour les âmes malades. Que penser de l’étrange découverte qu’il venait de faire dans la solitude du cloître ? On peut donc habiter dans le sanctuaire et porter au-dedans de soi un homme de péché !… Il a reçu un autre vêtement, mais non un autre cœur. Ses espérances sont déçues. A quoi s’arrêtera-t-il ? Toutes ces règles et ces observances ne seraient-elles que des inventions d’hommes ? Une telle supposition lui paraît tantôt une séduction du diable, et tantôt une irrésistible vérité. En lutte tour à tour avec la voix sainte qui parlait à son cœur, et avec les institutions vénérables que des siècles avaient sanctionnées, Luther passait sa vie dans un continuel combat. Le jeune moine, semblable à une ombre, se traînait dans les longs corridors du cloître, en les faisant retentir de ses tristes gémissements. Son corps s’usait, ses forces l’abandonnaient ; il lui arrivait quelquefois de rester comme morte.

e – Sæepe eum cogitantem attentius de ira Dei, aut de mirandis pœnarum exemplis, subito tanti terrores concutiebant, ut pene exanimaretur. (Mélanchton, Vita Luth.)

Un jour, accablé de tristesse, il s’enferma dans sa cellule, et, pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, il ne permit à personne de l’approcher. Un de ses amis, Lucas Edemberger, inquiet sur le malheureux moine, et ayant quelque pressentiment de l’état dans lequel il se trouvait, prit avec lui quelques jeunes garçons accoutumés à chanter dans les chœurs et vint heurter à la porte de la cellule. Personne n’ouvre ni ne répond. Le bon Edemberger, encore plus effrayé, enfonce la porte. Luther est étendu sur le plancher sans connaissance et ne donnant aucun signe de vie. Son ami cherche en vain à rappeler ses sens : même immobilité. Alors les jeunes garçons commencent à chanter un doux cantique. Leurs voix pures agissent comme un charme sur le pauvre moine, dont la musique fut toujours une des plus grandes joies ; peu à peu il reprend ses forces, la connaissance et la vief. Mais si la musique pouvait, pour quelques instants, lui rendre un peu de sérénité, il fallait un autre et plus puissant remède pour le guérir réellement ; il fallait ce son doux et subtil de l’Évangile, qui est la voix de Dieu même. Il le comprenait bien. Aussi ses douleurs et ses épouvantes le portaient-elles à étudier avec un zèle nouveau les écrits des apôtres et des prophètesg.

f – Seckend., p. 53.

g – Hoc studium ut magis expeteret, illis suis doloribus et pavoribus movebatur. (Melancht., Vita Luth.)

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