Histoire de la Réformation du seizième siècle

2.2

La scolastique et les classiques – Sa piété – Découverte – La Bible – Maladie – Luther est fait maître ès arts – Conscience – Mort d’Alexis – Le coup de foudre – Providence – Adieux – Entrée au couvent

Luther avait atteint sa dix-huitième année. Il avait goûté la douceur des lettres ; il brûlait du désir d’apprendre ; il soupirait après une université, et souhaitait de se rendre à l’une de ces sources de toutes les sciences, où il pourrait étancher sa soif de savoira. Son père exigeait qu’il étudiât le droit. Plein d’espérance dans les talents de son fils, il voulait qu’il les cultivât et qu’il les fît paraître au grand jour. Il le voyait déjà remplir des fonctions honorables parmi ses concitoyens, gagner la faveur des princes et briller sur la scène du monde. Il fut arrêté que le jeune homme se rendrait à Erfurt.

a – Degustata igitur litterarum dulcedine, natura flagrans cupiditate discendi, appetit academiam. (Mel., Vit. Luth.)

Luther arriva dans cette université, l’an 1501. Jodocus, surnommé le docteur d’Isenac, y professait la philosophie scolastique avec beaucoup de succès. Mélanchton regrette que l’on n’enseignât alors à Erfurt qu’une dialectique hérissée de difficultés. Il pense que si Luther y avait trouvé d’autres professeurs, si on lui avait enseigné les disciplines plus douces et plus tranquilles de la vraie philosophie, cela eût pu modérer et adoucir la véhémence de sa natureb. Le nouveau disciple se mit donc à étudier la philosophie du moyen âge dans les écrits d’Occam, de Scot, de Bonaventure et de Thomas d’Aquin. Plus tard, toute cette scolastique lui fut en horreur. Il tremblait d’indignation lorsqu’on prononçait en sa présence le nom d’Aristote, et il alla jusqu’à dire que si Aristote n’était pas un homme, il ne craindrait pas de le prendre pour le diable. Mais son esprit avide de doctrine avait besoin de meilleurs aliments ; il se mit à étudier les beaux monuments de l’antiquité, les écrits de Cicéron, de Virgile et des autres classiques. Il ne se contentait pas, comme le vulgaire des étudiants, d’apprendre par cœur les productions de ces écrivains ; il cherchait surtout à approfondir leurs pensées, à se pénétrer de l’esprit qui les animait, à s’approprier leur sagesse, à comprendre le but de leurs écrits, et à enrichir son intelligence de leurs graves sentences et de leurs brillantes images. Il interrogeait souvent ses professeurs, et dépassa bientôt ses condisciplesc. Doué d’une mémoire facile et d’une imagination puissante, tout ce qu’il lisait ou entendait lui restait toujours présent à l’esprit ; c’était comme s’il l’eût vu lui-même. « Ainsi brillait Luther dès sa jeunesse. Toute l’université, dit Mélanchton, admirait son génied. »

b – Et fortassis ad leniendam vehementiam naturæ minora studia veræ philosophiæ… (Mel., Vit. Luth.)

c – Et quidem inter primos, ut ingenio studioque multos coæqualium antecellebat. (Cochlœus, Acta Lutheri, p. 1.)

d – Sic igitur in juventute eminebat, ut toti academiæ Lutheri ingenium admirationi esset. (Vita Luth.)

Mais déjà à cette époque, le jeune homme de dix-huit ans ne travaillait pas uniquement à cultiver son intelligence ; il avait cette pensée sérieuse, ce cœur porté en haut, que Dieu donne à ceux dont il veut faire ses plus zélés serviteurs. Luther sentait qu’il dépendait de Dieu : simple et puissante conviction, qui est à la fois la source d’une profonde humilité et de grandes actions. Il invoquait avec ferveur la bénédiction divine sur ses travaux. Chaque matin il commençait la journée par la prière ; puis il se rendait à l’église ; ensuite il se mettait à l’étude, et il ne perdait pas un moment dans tout le cours de la journée. « Bien prier, avait-il coutume de dire, est plus qu’à moitié étudiere. »

e – Fleissig Gebet, ist uber die Helfft studirt. (Mathes., 3.)

Le jeune étudiant passait à la bibliothèque de l’université tous les moments qu’il pouvait enlever à ses travaux académiques. Les livres étaient encore rares, et c’était pour lui un grand privilège de pouvoir profiter des trésors réunis dans cette vaste collection. Un jour (il y avait alors deux ans qu’il était à Erfurt, et il avait vingt ans), il ouvre l’un après l’autre plusieurs des livres de la bibliothèque, afin d’en connaître les auteurs. Un volume qu’il a ouvert à son tour frappe son attention. Il n’en a point vu de semblable jusqu’à cette heure. Il lit le titre… c’est une Bible ! livre rare, inconnu dans ce temps-làf. Son intérêt est vivement excité ; il se sent tout rempli d’admiration de trouver autre chose dans ce volume que ces fragments d’évangiles et d’épîtres que l’Église a choisis pour les lire au peuple dans les temples, chaque dimanche de l’année. Il avait cru jusqu’alors que c’était là toute la Parole de Dieu. Et voilà tant de pages, tant de chapitres, tant de livres, dont il n’avait aucune idée ! Son cœur bat en tenant en ses mains toute cette Écriture qui est divinement inspirée. Il parcourt avec avidité et avec des sentiments indicibles toutes ces feuilles de Dieu. La première page sur laquelle se fixe son attention lui raconte l’histoire d’Anne et du jeune Samuel. Il lit, et son âme peut à peine contenir la joie dont elle est pénétrée. Cet enfant que ses parents prêtent à l’Éternel pour tous les jours de sa vie ; le cantique d’Anne, où elle déclare que l’Éternel élève le pauvre de la poudre et tire l’indigent de la boue, pour le faire asseoir avec les principaux ; ce jeune garçon Samuel qui grandit dans le temple en la présence de l’Éternel ; toute cette histoire, toute cette parole qu’il a découverte, lui font éprouver quelque chose qu’il n’a jamais connu.

f – Auff ein Zeyt, wie er die Bücher fein nacheinander besicht… kombt er über die lateinische Biblia… (Mathes. 3.)



Luther découvrant la Bible à la bibliothèque d’Erfurt

Il retourne chez lui le cœur plein. « Oh ! pense-t-il, si Dieu voulait une fois me donner en propre un tel livreg. » Luther ne savait encore ni le grec ni l’hébreu. Il est peu probable qu’il ait étudié ces langues pendant les deux ou trois premières années de son séjour à l’université. C’était en latin qu’était cette Bible qui l’avait transporté de joie. Il revint bientôt à la bibliothèque pour y retrouver son trésor. Il lut et relut, et puis, dans son étonnement et sa joie, il revint lire encore. Les premières lueurs d’une vérité nouvelle se levaient alors pour lui.

g – Avide percurrit, cœpitque optare ut olim talem librum et ipse nancisci posset… (M. Adami Vit. Luth., p. 103.)

Ainsi Dieu lui a fait trouver sa Parole. Il a découvert le livre dont il doit un jour donner à son peuple cette traduction admirable, dans laquelle l’Allemagne, depuis trois siècles, lit les oracles de Dieu. Pour la première fois peut-être une main a sorti ce volume précieux de la place qu’il occupait dans la bibliothèque d’Erfurt. Ce livre, déposé sur les rayons inconnus d’une salle obscure, va devenir pour tout un peuple le livre de vie. La Réformation était cachée dans cette Bible-là.

Ce fut dans la même année que Luther obtint le premier grade académique, celui de bachelier.

Les travaux excessifs auxquels il s’était livré pour soutenir ses examens, le firent tomber dangereusement malade. La mort sembla s’approcher de lui. De graves pensées occupaient son esprit. Il croyait que son existence terrestre allait finir. On plaignait le jeune homme. Il était dommage, pensait-on, de voir tant d’espérances si promptement éteintes. Plusieurs amis venaient le visiter sur son lit de maladie. Dans leur nombre se trouva un prêtre, vieillard vénérable, qui avait suivi avec intérêt l’étudiant de Mansfeld dans ses travaux et dans sa vie académique. Luther ne put lui cacher la pensée dont il était frappé. « Bientôt, dit-il, je serai rappelé de ce monde. » Mais le vieillard lui répondit avec bonté : « Mon cher bachelier, ayez bon courage ! vous ne mourrez pas de cette maladie. Notre Dieu fera encore de vous un homme qui, à son tour, en consolera plusieursh. Car Dieu charge de sa croix celui qu’il aime, et ceux qui la portent avec patience acquièrent beaucoup de sagesse. » Ces mots frappèrent le jeune malade. C’est quand il est si près de la mort qu’il entend la bouche d’un prêtre lui rappeler que Dieu, comme l’avait dit la mère de Samuel, élève le misérable. Le vieillard a répandu une douce consolation dans son cœur ; il a ranimé ses esprits ; il ne l’oubliera jamais. « C’est là la première prédiction que M. le docteur ait entendue, » dit Mathesius, l’ami de Luther, qui nous rapporte ce fait, et il l’a souvent rappelée. » On comprend aisément dans quel sens Mathesius appelle cette parole une prédiction.

h – Deus te virum faciet qui alios multos iterum consolabitur. (M. Adami Vit. Luth., p. 103.)

Lorsque Luther fut guéri, quelque chose était changé en lui. La Bible, sa maladie, les paroles du vieux prêtre, semblaient lui avoir adressé un nouvel appel. Il n’y avait cependant encore rien d’arrêté en son esprit. Il continua ses études. En 1505 il fut fait maître ès arts ou docteur en philosophie. L’université d’Erfurt était alors la plus célèbre de l’Allemagne. Les autres n’étaient en comparaison que des écoles inférieures. La cérémonie se fit, selon la coutume, avec pompe. Une procession avec des flambeaux vint rendre hommage à Lutheri. La fête fut superbe. Tous étaient dans la joie. Luther, encouragé peut-être par ces honneurs, se disposa à se consacrer entièrement au droit, conformément à la volonté de son père.

i – L. Opp. W. XXII, p. 2229.

Mais Dieu avait une volonté différente. Tandis que Luther s’occupait d’études diverses, tandis qu’il commençait à enseigner la physique et l’éthique d’Aristote, et d’autres branches de la philosophie, son cœur ne cessait de lui crier que la piété était la seule chose nécessaire, et qu’avant tout il devait être sûr de son salut. Il savait le déplaisir que Dieu témoigne contre le péché ; il se rappelait les peines que sa Parole dénonce au pécheur ; et il se demandait avec crainte, s’il était sûr de posséder la faveur divine. Sa conscience lui criait : Non. Son caractère était prompt et décidé : il résolut de faire tout ce qui pourrait lui assurer une espérance ferme de l’immortalité. Deux événements vinrent l’un après l’autre ébranler son âme et précipiter sa détermination.



Alexis, l’ami de Luther, assassiné

Parmi ses amis d’université s’en trouvait un, nommé Alexis, avec lequel il était étroitement lié. Un matin, le bruit se répand dans Erfurt qu’Alexis a été assassiné. Luther s’assure en toute hâte de la vérité de ce rapport. Cette perte si subite de son ami l’émeut, et la question qu’il s’adresse : Que deviendrais-je, si j’étais ainsi soudainement appelé ? remplit son âme des plus vives terreursj.

j – Interitu sodalis sui contristatus. (Cochlœus, p. I.)

C’était pendant l’été de l’an 1505. Luther, que les vacances ordinaires de l’université laissaient libre, forma la résolution de faire un voyage à Mansfeld, pour revoir les lieux chéris de son enfance, et pour embrasser ses parents. Peut-être aussi voulait-il ouvrir son cœur à son père, le sonder sur le dessein qui commençait à se former dans son esprit, et avoir son aveu pour embrasser une autre vocation. Il prévoyait toutes les difficultés qui l’attendaient. La vie paresseuse de la majorité des prêtres déplaisait à l’actif mineur de Mansfeld. Les ecclésiastiques étaient d’ailleurs peu estimés dans le monde ; ils ne jouissaient la plupart que d’un chétif revenu ; et le père, qui avait fait beaucoup de sacrifices pour entretenir son fils à l’université, qui le voyait enseigner publiquement, dès sa vingtième année, dans une école célèbre, n’était pas disposé à renoncer aux espérances dont se nourrissait son orgueil. Nous ignorons ce qui se passa pendant le séjour de Luther à Mansfeld. Peut-être la volonté prononcée de son père lui fit-elle craindre de lui ouvrir son cœur. Il quitta de nouveau la maison paternelle pour aller s’asseoir sur les bancs de l’académie. Il n’était plus qu’à une petite distance d’Erfurt, quand il fut surpris par un violent orage, tel qu’on en voit assez souvent dans ces montagnes. La foudre éclate et tombe à ses côtés. Luther se jette à genoux. Son heure est peut-être venue. La mort, le jugement, l’éternité l’entourent de toutes leurs terreurs, et lui font entendre une voix à laquelle il ne peut plus résister. « Enveloppé des angoisses et de l’épouvante de la mort, » comme il le dit lui-mêmek, il fait vœu, si le Seigneur le tire de ce danger, d’abandonner le monde et de se donner entièrement à Dieu. Après s’être relevé de terre, voyant toujours devant lui cette mort qui doit un jour l’atteindre, il s’examine sérieusement et se demande ce qu’il doit fairel. Les pensées qui l’ont agité naguère se représentent avec plus de force. Il a cherché, il est vrai, à remplir tous ses devoirs. Mais dans quel état se trouve son âme ? Peut-il, avec un cœur souillé, paraître devant le tribunal d’un Dieu si redoutable ? Il faut qu’il devienne saint. Il a soif maintenant de sainteté, comme il avait soif de science. Mais où la trouver ? comment l’acquérir ?

k – Mit Erschrecken und Angst des Todes umgeben. (L. Epp. II, 101)

l – Cum esset in campo, fulminis ictu territus. (Cochlœus, I.)

L’université lui a fourni les moyens de satisfaire ses premiers désirs. Qui éteindra cette angoisse, cette ardeur qui le consume ? A quelle école de sainteté portera-t-il ses pas ? — Il ira dans un cloître ; la vie monastique le sauvera. Que de fois il en a entendu raconter la puissance pour transformer un cœur, pour sanctifier un pécheur, pour rendre un homme parfait ! Il entrera dans un ordre monastique. Il y deviendra saint. Il s’assurera ainsi la vie éternellem.

m – Occasio autem fuit ingiediendi illud vitæ genus, quod pietati et studiis doctrinæ de Deo, existimavit esse convenientius. (Mel., Vit. Luth.)

Tel fut l’événement qui changea la vocation et toutes les destinées de Luther. On reconnaît ici le doigt de Dieu. Ce fut sa main puissante qui renversa sur un grand chemin le jeune maître ès arts, l’aspirant au barreau, le futur jurisconsulte, pour donner à sa vie une direction toute nouvelle. Rubianus, l’un des amis de Luther à l’université d’Erfurt, lui écrivait plus tard : « La Providence divine regardait à ce que tu devais un jour devenir, lorsqu’à ton retour de chez tes parents, le feu du ciel te fit tomber par terre, comme un autre Paul, près de la ville d’Erfurt, et t’enlevant à notre société, te poussa dans la secte d’Augustin. » Des circonstances analogues ont signalé la conversion des deux plus grands organes dont la Providence divine se soit servie dans les deux plus grandes révolutions qu’elle ait opérées sur la terre : Saint-Paul et Luthern.

n – Quelques historiens disent qu’Alexis fut tué par le coup de tonnerre qui épouvanta Luther ; mais deux contemporains, Mathesius (p. 4) et Selneccer (in Orat. de Luth.), distinguent ces deux événements ; on pourrait même joindre à leur témoignage celui de Mélanchton, qui dit : « Sodalem nescio quo casu interfectum. » (Vita Luth.)

Luther rentre à Erfurt. Sa résolution est inébranlable. Toutefois, ce n’est pas sans peine qu’il va briser des liens qui lui sont chers. Il ne communique à personne son dessein. Mais, un soir, il invite ses amis d’université à un joyeux et frugal repas. La musique égaye encore une fois leur réunion intime. Ce sont les adieux que Luther fait au monde. Désormais, au lieu de ces aimables compagnons de plaisir et de travail, des moines ; au lieu de ces entretiens gais et spirituels, le silence du cloître ; au lieu de ces chants joyeux, les graves accords de la tranquille chapelle. Dieu le demande : il faut tout immoler. Cependant, une dernière fois encore, les joies de sa jeunesse ! La collation excite ses amis. Luther lui-même les anime. Mais au moment où ils se livrent avec abandon à leur gaieté, le jeune homme ne peut retenir plus longtemps les pensées sérieuses qui occupent son cœur. Il parle… Il découvre son dessein à ses amis étonnés. Ceux-ci cherchent à le combattre, mais en vain. Et la nuit même, Luther, craignant peut-être des sollicitations importunes, quitte sa chambre. Il y laisse tous ses effets et tous ses livres, ne prenant avec lui que Virgile et Plaute (il n’avait point encore de Bible). Virgile et Plaute ! l’épopée et la comédie ! singulière représentation de l’esprit de Luther ! Il y a eu, en effet, en lui toute une épopée, un beau, un grand, un sublime poème ; mais, d’un caractère enclin à la gaieté, à la plaisanterie, à la bouffonnerie, il mêla plus d’un trait familier au fond grave et magnifique de sa vie.

Muni de ces deux livres, il se rend seul, dans les ténèbres, au couvent des Ermites de Saint-Augustin. Il demande qu’on l’y reçoive. La porte s’ouvre et se referme. Le voilà séparé pour toujours de ses parents, de ses compagnons d’étude et du monde ! C’était le 17 août 1505. Luther avait alors vingt et un ans et neuf mois.

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