Histoire de la Réformation du seizième siècle

4.9

De Vio et Staupitz – Staupitz et Luther – Luther à Spalatin – Luther à Carlstadt – La communion – Linck et de Vio – Départ de Staupitz et de Linck – Luther à Cajetan – Silence du cardinal – Adieux de Luther – Départ – Appel au pape

Cependant les nouvelles qu’on lui annonçait n’étaient pas rassurantes ; le bruit courait dans toute la ville, que s’il ne voulait pas se rétracter, on devait le saisir et le plonger dans un cachot. Le vicaire général de l’ordre, Staupitz lui-même, assurait-on, devait y avoir consentia. Luther ne peut croire ce qu’on dit de son ami. Non ! Staupitz ne le trahira pas ! Quant aux desseins du cardinal, à en juger d’après ses propres paroles, il est difficile d’en douter. Cependant il ne veut pas fuir devant le péril ; sa vie, comme la vérité elle-même, est en des mains puissantes, et malgré le danger qui le menace, il se décide à ne pas quitter Augsbourg.

a – L. Opp. (I..) XVII. p. 210.

Le légat se repentit bientôt de sa violence ; il sentit qu’il était sorti de son rôle, et il voulut tâcher d’y rentrer. A peine Staupitz avait-il terminé son dîner (c’était le matin que l’entrevue avait eu lieu, et l’on dînait à midi), qu’il reçut un message du cardinal, l’invitant à se rendre chez lui. Staupitz y alla, accompagné de Wenceslas Linkb. Le vicaire général trouva le légat seul avec Serra-Longa. De Vio s’approcha aussitôt de Staupitz, et lui adressa les plus douces paroles. « Tâchez donc, lui dit-il, de persuader votre moine et de l’engager à faire une rétractation. Vraiment et je suis d’ailleurs content de lui, et il n’a pas de meilleur ami que moic. »

b – Ibid., p. 204.

c – L. Opp. (L.) XVII, p. 185.

Staupitz

« Je l’ai déjà fait, et je lui conseillerai encore maintenant de se soumettre en toute humilité à l’Église.

de Vio

Il vous faut répondre aux arguments qu’il tire de la sainte Écriture.

Staupitz

Je dois vous avouer, Monseigneur, que cela est au-dessus de mes forces ; car le docteur Martin m’est supérieur et en esprit et en connaissance des saintes Écritures. »

Le cardinal sourit sans doute à cette franchise du vicaire général. Il savait du reste lui-même à quoi s’en tenir sur la difficulté de convaincre Luther. Il continua, et dit à Staupitz et à Linck :

« Savez-vous bien que comme partisans d’une doctrine hérétique, vous êtes vous-mêmes exposés aux peines de l’Église ?

Staupitz

Daignez reprendre la conférence avec Luther ; instituez une dispute publique sur les points controversés.

de Vio

Frappé d’effroi à cette seule pensée : Je ne veux plus disputer avec cette bête ; car elle a dans la tête des yeux profonds et d’étonnantes spéculationsd. »

d – Ego nolo amplius cum bac bestia disputare. Habet enim profundos oculos et mirabiles speculationes in capite suo. (Myconius, p. 33.)

Staupitz obtint enfin du cardinal qu’il remettrait par écrit à Luther ce qu’il devait rétracter.

Le vicaire général retourna vers Luther. Ébranlé par les représentations du cardinal, il essaya de l’amener à quelque accommodement. « Réfutez donc, lui dit Luther, les déclarations de l’Écriture que j’ai avancées. — C’est au-dessus de mon pouvoir, dit Staupitz. — Eh bien, reprit Luther, il est contre ma conscience de me rétracter, aussi longtemps qu’on n’aura pu m’expliquer ces passages de l’Écriture. Quoi ! continua-t-il, le cardinal prétend, à ce que vous m’assurez, qu’il veut arranger ainsi l’affaire, sans qu’il y ait pour moi ni honte ni désavantage. Ah ! ce sont là des paroles romaines, qui signifient en bon allemand, que ce serait mon opprobre et ma ruine éternelle. Qu’a-t-il d’autre à attendre, celui qui, par crainte des hommes, et contre la voix de sa conscience, renie la véritée ? »

e – L. Opp. (L.) XVII, p. 210.

Staupitz n’insista pas ; il annonça seulement à Luther que le cardinal avait consenti à lui remettre par écrit les points dont il demandait la rétractation. Puis, sans doute, il lui apprit la résolution où il était de quitter Augsbourg, où il n’avait plus rien à faire. Luther lui communiqua un dessein qu’il avait formé pour consoler et fortifier leurs âmes. Staupitz promit de revenir, et ils se séparèrent pour quelques instants.

Demeuré seul dans sa cellule, Luther tourna ses pensées vers des amis chers à son cœur. Il se transporta à Weimar, à Wittemberg. Il désira informer l’Électeur de ce qui se passait, et, craignant d’être indiscret en s’adressant au prince lui-même, il écrivit à Spalatin, et pria le chapelain de faire connaître l’état des choses à son maître. Il lui raconta toute l’affaire, jusqu’à la promesse faite par le légat de donner par écrit les points controversés, et il termina, en disant : « C’est là qu’en est la chose ; mais je n’ai ni espérance ni confiance dans le légat. Je ne veux pas rétracter une seule syllabe. Je publierai la réponse que je lui ai remise, afin que s’il en vient à la violence, il soit couvert de honte dans toute la chrétientéf. »

f – L. Epp. I, 149.

Puis, le docteur profita de quelques moments qui lui restaient encore, pour donner de ses nouvelles à ses amis de Wittemberg.

« Paix et félicité, écrivait-il au docteur Carlstadt. Acceptez ce peu de mots, comme si c’était une longue lettre ; car le temps et les événements me pressent. Une autre fois, je vous écrirai à vous et à d’autres plus longuement. Voilà trois jours que mon affaire se traite, et les choses en sont au point que je n’ai plus aucun espoir de retourner vers vous, et que je n’ai plus que l’excommunication à attendre. Le légat ne veut absolument pas que je dispute ni publiquement ni en particulier. Il ne veut pas être pour moi un juge, dit-il, mais un père ; et pourtant il ne veut entendre de moi que ces paroles : Je me rétracte, et je reconnais que je me suis trompé. Et moi, je ne veux pas les dire.

Les périls de ma cause sont d’autant plus grands, qu’elle a pour juges, non seulement des ennemis implacables, mais encore des hommes incapables de la comprendre. Cependant le Seigneur Dieu vit et règne : c’est à sa garde que je me recommande, et je ne doute pas que, répondant aux prières de quelques âmes pieuses, il ne m’envoie du secours ; je crois sentir que l’on prie pour moi.

Ou bien je retournerai vers vous sans qu’on m’ait fait du mal ; ou bien, frappé d’excommunication, je devrai chercher ailleurs un refuge.

Quoi qu’il en soit, comportez-vous vaillamment, tenez ferme, et exaltez Christ intrépidement et avec joie…

Le cardinal me nomme toujours son cher fils. Je sais ce qu’il en faut croire. Je suis néanmoins persuadé que je serais pour lui l’homme le plus agréable et le plus cher, si je voulais prononcer cette seule parole : Revoco, c’est-à-dire, je me rétracte. Mais je ne deviendrai pas hérétique, en rétractant la foi qui m’a fait devenir chrétien. Plutôt être chassé, maudit, brûlé, mis à mort…

Portez-vous bien, mon cher docteur, et montrez cette lettre à nos théologiens, à Amsdorff, à Philippe, à Otten, et aux autres, afin que vous priiez pour moi, et aussi pour vous ; car c’est aussi votre affaire qui se traite ici. C’est celle de la foi au Seigneur Jésus-Christ et de la grâce de Dieug. »

g – L. Epp. I, 159.

Douce pensée, qui remplit toujours de consolation et de paix ceux qui ont rendu témoignage à Jésus-Christ, à sa divinité et à sa grâce, quand le monde fait pleuvoir sur eux de toutes parts ses jugements, ses exclusions et sa défaveur : « Notre affaire est celle de la foi au Seigneur ! » Et que de douceur aussi dans cette conviction qu’exprime le réformateur : « Je sens que l’on prie pour moi ! » La Réformation fut l’œuvre de la prière et de la piété. La lutte de Luther et de Vio fut celle de l’élément religieux, qui reparaissait plein de vie, avec les débris expirants de la dialectique raisonneuse du moyen âge.

Ainsi s’entretenait Luther avec ses amis absents. Bientôt Staupitz revint : le docteur Ruhel et le chevalier de Feilitzsch, l’un et l’autre envoyés de l’Électeur, arrivèrent aussi chez Luther, après avoir pris congé du cardinal. Quelques autres amis de l’Evangile se joignirent à eux. Luther, voyant ainsi réunis ces hommes généreux, sur le point de se disperser, et desquels il allait peut-être se séparer lui-même pour toujours, leur proposa de célébrer tous ensemble la cène du Seigneur. Ils acceptent, et ce petit troupeau d’hommes fidèles communie au corps et au sang de Jésus-Christ. Quels sentiments remplissent le cœur de ces amis du réformateur, dans le moment où, célébrant avec lui l’eucharistie, ils pensent que c’est peut-être la dernière fois qu’il lui sera permis de le faire ! Quelle joie et quel amour animent le cœur de Luther, en se voyant si gracieusement reçu par son Maître, dans le moment où les hommes le repoussent ! Que cette cène dut être solennelle ! Que cette soirée dut être sainteh.

h – L. Opp. (L.) XVII, p. 178.

Le lendemaini, Luther attendait les articles que le légat devait lui envoyer. Mais, ne recevant de lui aucun message, il pria son ami le docteur Wenceslas Linck de se rendre chez le cardinal. De Vio reçut Linck de la manière la plus affable, et l’assura qu’il ne voulait agir qu’en ami. « Je ne regarde plus, lui dit-il, le docteur Martin Luther comme un hérétique. Je ne veux point cette fois-ci l’excommunier, à moins qu’il ne me vienne d’autres ordres de Rome. J’ai envoyé sa réponse au pape par un exprès. » Puis, pour faire preuve de ses bonnes dispositions, il ajoute : « Si le docteur Luther voulait seulement rétracter ce qui regarde les indulgences, l’affaire serait bientôt finie ; car, pour ce qui concerne la foi dans les sacrements, c’est un article que chacun peut interpréter et entendre à sa manière. » Spalatin, qui rapporte ces paroles, ajoute cette remarque maligne, mais juste : « Il résulte clairement de là que Rome recherche l’argent plus que la sainte foi et que le salut des âmesj. »

i – Samedi 15 octobre.

j – L. Opp. (L.) XVII, p. 182.

Linck revint chez Luther : il y trouva Staupitz, et leur rendit compte de sa visite. Lorsqu’il rapporta la concession inattendue du légat : « Il eût valu la peine, dit Staupitz, que le docteur Wenceslas eût eu avec lui un notaire et des témoins, pour coucher par écrit cette parole ; car si un tel dessein venait à être connu, cela porterait un grand préjudice aux Romains. »

Cependant, plus les paroles du prélat devenaient douces, et moins les honnêtes Germains se confiaient en lui. Plusieurs des hommes de bien auxquels Luther avait été recommandé tinrent conseil. « Le légat, dirent-ils, prépare quelque malheur par ce courrier dont il parle, et il est fort à craindre que vous ne soyez tous ensemble saisis et jetés en prison. »

Staupitz et Wenceslas se décidèrent donc à quitter la ville ; ils embrassèrent Luther, qui persistait à demeurer à Augsbourg, et partirent en toute hâte, par deux routes différentes, pour se rendre à Nuremberg, non sans ressentir bien des inquiétudes sur le sort du témoin courageux qu’ils laissaient derrière eux.

Le dimanche se passa assez tranquillement. Mais Luther attendait en vain un message du légat : celui-ci ne lui faisait rien dire. Il résolut enfin de lui écrire. Staupitz et Linck, avant de partir, l’avaient supplié de témoigner au cardinal toute la condescendance possible. Luther n’a pas encore essayé de Rome et de ses envoyés : il en est à sa première épreuve. Si la condescendance ne réussit pas, il pourra se tenir pour averti. Maintenant du moins il en doit faire l’essai. Pour ce qui le concerne, il n’y a pas de jour qu’il ne se condamne lui-même, qu’il ne gémisse sur la facilité avec laquelle il se laisse entraîner à des expressions dont la force dépasse la mesure convenable : pourquoi n’avouerait-il pas au cardinal ce que tous les jours il avoue à Dieu ? Luther avait d’ailleurs un cœur facile à émouvoir et qui ne soupçonnait pas le mal. Il prend donc la plume, et, dans le sentiment d’une bienveillance respectueuse, il écrit au cardinal ce qui suitk :

k – La lettre est datée du 17 octobre.

« Très digne père en Dieu, je viens encore une fois, non de vive voix, mais par écrit, supplier votre bonté paternelle de m’écouter avec faveur. Le révérend docteur Staupitz, mon très cher père en Christ, m’a invité à m’humilier, à renoncer à mon propre sens, et à soumettre mon opinion au jugement d’hommes pieux et impartiaux. Il a aussi loué votre bonté paternelle et m’a tout à fait convaincu des sentiments favorables dont vous êtes animé à mon égard. Cette nouvelle m’a rempli de joie.

Maintenant donc, très digne père, je confesse, ainsi que je l’ai déjà fait auparavant, que je n’ai pas montré, comme on dit, assez de modestie, assez de douceur, ni assez de respect pour le nom du souverain pontife ; et, bien que l’on m’ait grandement provoqué, je comprends qu’il eût été mieux pour moi de traiter l’affaire avec plus d’humilité, de débonnaireté et de vénération, et de ne pas répondre au fou selon sa folie, de peur de lui devenir semblable. (Proverbes 26.4).

Cela m’afflige fort et j’en demande pardon. Je veux en donner connaissance au peuple du haut de la chaire, comme au reste je l’ai déjà fait souvent. Je veux m’appliquer, avec la grâce de Dieu, à parler autrement. Il y a plus : je suis prêt à promettre, sans qu’on me le demande, de ne plus dire un seul mot sur le sujet des indulgences, si cette affaire est arrangée. Mais aussi, que ceux qui m’ont porté à la commencer, soient obligés, de leur côté, à se modérer désormais dans leurs discours ou à se taire.

Pour ce qui regarde la vérité de ma doctrine, l’autorité de saint Thomas et des autres docteurs ne saurait me suffire. Il faut que j’entende, si j’en suis digne, la voix de l’épouse, qui est l’Église. Car il est certain qu’elle entend la voix de l’époux, qui est Christ.

Je prie donc, en toute humilité et soumission, votre amour paternel de référer toute cette matière, si incertaine jusqu’à cette heure, à notre très saint seigneur Léon X, afin que l’Église décide, prononce, ordonne, et que l’on puisse se rétracter avec une bonne conscience ou croire avec sincéritél. »

l – L. Opp. (L.) 198.

En lisant cette lettre, une réflexion se présente encore. On voit que Luther n’agissait point par suite d’un système formé à l’avance, mais uniquement en vertu de convictions imprimées successivement dans son esprit et dans son cœur. Bien loin qu’il y eût chez lui système arrêté, opposition calculée, il était parfois, sans s’en douter, en contradiction avec lui-même. D’anciennes convictions régnaient encore dans son esprit, bien que des convictions opposées y eussent déjà pris place. Et cependant, c’est dans ces marques de sincérité et de vérité qu’on est allé chercher des armes contre la Réforme ; c’est parce qu’elle a suivi cette loi obligatoire de progrès, qui est imposée en toutes choses à l’esprit humain, qu’on a écrit l’histoire de ses variations ; c’est dans les traits mêmes qui montrent sa sincérité, et qui par conséquent la rendent honorable, que l’un des génies chrétiens les plus éminents a trouvé ses objections les plus puissantesm  !… Inconcevables aberrations de l’esprit de l’homme !

m – Hist. des variations, de Bossuet. (Livre I, p. 25, etc.)

Luther ne reçut pas de réponse à sa lettre. Cajetan et ses courtisans, après s’être si fort agités, étaient devenus tout à coup immobiles. Quelle pouvait en être la raison ? Ne serait-ce pas le calme qui précède un orage ? Quelques-uns sont de l’avis de Pallavicini : « Le cardinal s’attendait, remarque-t-il, à ce que le moine orgueilleux, semblable à un soufflet enflé, perdrait peu à peu le vent dont il était rempli et deviendrait tout à fait humblen. » D’autres, pensant mieux connaître les voies de Rome, se croient assurés que le légat veut se saisir de Luther, mais que, n’osant en venir de lui-même à de telles extrémités, à cause du sauf-conduit impérial, il attend de Rome la réponse à son message. D’autres encore ne peuvent pas admettre que le cardinal veuille attendre si longtemps. L’empereur Maximilien, disent-ils, et ceci pourrait bien être la vérité, ne se fera pas plus scrupule de livrer Luther au jugement de l’Église, malgré le sauf-conduit, que Sigismond ne s’en est fait de livrer Hus au concile de Constance. Le légat est peut-être maintenant en négociation avec l’Empereur. L’autorisation de Maximilien peut arriver à toute heure. Autant il montrait auparavant d’opposition au pape, autant, dans ce moment, et jusqu’à ce que la couronne impériale ceigne la tête de son petit-fils, semble-t-il le flatter. Il n’y a pas un instant à perdre. « Préparez, disent à Luther les hommes généreux qui l’entourent, préparez un appel au pape, et quittez Augsbourg sans retard. »

n – Ut follis ille ventosa elatione distentus… (p. 40.)

Luther, dont la présence dans cette ville est depuis quatre jours tout à fait inutile, et qui a suffisamment montré, en restant après le départ des conseillers saxons envoyés par l’Électeur pour veiller à sa sûreté, qu’il ne craint rien et qu’il est prêt à répondre à tout, se rend enfin aux vœux de ses amis. Mais auparavant il veut instruire de Vio de son dessein ; il lui écrit le mardi, veille de son départ. Cette seconde lettre est plus ferme que la première. Il semble que Luther, voyant que toutes ses avances sont vaines, commence à relever la tête, dans le sentiment de son droit et de l’injustice de ses ennemis.

« Très digne père en Dieu, écrit-il à de Vio, votre bonté paternelle a vu, oui vu, dis-je, et a suffisamment reconnu mon obéissance. J’ai entrepris un si lointain voyage, au milieu de grands dangers, avec une grande faiblesse de corps, et malgré mon extrême pauvreté ; sur l’ordre de notre très saint seigneur Léon X, j’ai comparu en personne devant Votre Éminence ; enfin, je me suis jeté aux pieds de Sa Sainteté, et j’attends maintenant ce qui lui semblera bon, prêt à reconnaître son jugement, soit qu’il me condamne, soit qu’il me justifie. J’ai donc le sentiment de n’avoir rien omis de ce qui est bienséant à un fils obéissant de l’Église.

Je pense en conséquence ne pas devoir prolonger ici inutilement mon séjour ; cela me serait d’ailleurs impossible ; je manque de ressources ; et votre bonté paternelle m’a commandé d’une voix élevée de ne plus paraître devant ses yeux, si je ne voulais pas me rétracter.

Ainsi donc, je pars au nom du Seigneur, voulant chercher s’il me sera possible de me rendre dans quelque lieu où je puisse vivre en paix. Divers personnages plus importants que moi m’ont invité à en appeler de votre bonté paternelle, et même, de notre très saint seigneur Léon X, mal informé, à lui-même mieux informé. Bien que je sache qu’un tel appel sera beaucoup plus agréable à notre sérénissime Électeur qu’une rétractation, néanmoins, si je n’avais dû consulter que moi-même, je ne l’aurais pas fait… Je n’ai commis aucune faute, je ne dois donc rien craindre. »

Luther ayant écrit cette lettre, qui ne fut remise au légat qu’après son départ, se disposa à quitter Augsbourg. Dieu l’y avait gardé jusqu’à cette heure, et son cœur en louait le Seigneur ; mais il ne devait pas tenter Dieu. Il embrassa ses amis, Peutinger, Langemantel, les Adelman, Auerbach et le prieur des Carmélites, qui lui avait donné une hospitalité si chrétienne. Le mercredi, avant le jour, il était levé et prêt à partir. Ses amis lui avaient recommandé de prendre beaucoup de précautions, de peur que, remarquant son dessein, on n’y mît obstacle. Il suivit autant qu’il le put ces conseils. Un bidet, que Staupitz lui avait laissé, fut amené devant la porte du couvent. Encore une fois il dit adieu à ses frères ; puis il monte et part, sans avoir de bride pour son cheval, sans bottes, sans éperons, sans armes. Le magistrat de la ville lui avait donne pour l’accompagner un huissier à cheval, qui connaissait parfaitement les chemins. Ce serviteur le conduit, au milieu des ténèbres, par les rues silencieuses d’Augsbourg. Ils se dirigent vers une petite porte pratiquée dans le mur de la ville. L’un des conseillers, Langemantel, avait donné ordre qu’elle lui fût ouverte. Il est encore en la puissance du légat. La main de Rome peut encore s’étendre sur lui. Sans doute si les Italiens savaient que leur proie leur échappe, ils pousseraient un cri de fureur. Qui sait si l’adversaire intrépide de Rome ne sera pas encore saisi et plongé dans un cachot ?… Enfin Luther et son guide arrivent à la petite porte : ils la passent. Ils sont hors d’Augsbourg, et bientôt ils lancent leurs chevaux au galop et s’éloignent en toute hâte.

Luther, en partant, avait laissé son appel au pape entre les mains du prieur de Pomesaw. Ses amis n’avaient pas été d’avis de le remettre au légat. Le prieur était chargé de le faire afficher, deux ou trois jours après le départ du docteur, à la porte de la cathédrale, en présence d’un notaire et de témoins. C’est ce qui eut lieu.

Luther, dans cet écrit, déclare qu’il en appelle du très saint père le pape, mal informé, au très saint seigneur et père en Christ, Léon Xme du nom, par la grâce de Dieu, mieux informéo. Cet appel avait été dressé dans le style et les formes voulus, par le ministère du notaire impérial Gall de Herbrachtingen, en présence des deux moines augustins Barthélémy Utzmair et Wenzel Steinbies. Il était daté du 16 octobre.

o – Melius informandiim. (L. Opp. lat. I, p. 219.)

Quand le cardinal apprit le départ de Luther, il s’en étonna ; et même, à ce qu’il assure dans une lettre à l’Électeur, il s’en effraya et il s’en épouvanta. En effet, il y avait de quoi l’irriter. Ce départ, qui mettait fin d’une manière si brusque à toutes les négociations, déjouait les espérances dont son orgueil s’était si longtemps flatté. Il avait ambitionné l’honneur de guérir les plaies de l’Église, de rétablir en Allemagne l’influence chancelante du pape ; et non seulement l’hérétique lui échappait sans qu’il l’eût puni, mais même sans qu’il fût parvenu à l’humilier. La conférence n’avait servi qu’à mettre dans un plus grand jour, d’un côté lasimplicité, la droiture, la fermeté de Luther, et de l’autre, la conduite impérieuse et déraisonnable du pape et de son ambassadeur. Puisque Rome n’y avait rien gagné, elle devait y perdre ; son autorité, n’ayant pas été raffermie, devait avoir reçu un nouvel échec. Que va-t-on dire au Vatican ? Quels messages vont arriver de Rome ? On oubliera les difficultés de sa situation ; on imputera à son inhabileté la mauvaise issue de cette affaire. Serra-Longa et les Italiens sont furieux de se voir, eux gens si habiles, déjoués par un moine allemand. De Vio a peine à cacher son irritation. Un tel affront crie vengeance, et nous le verrons bientôt exhaler sa colère dans sa lettre à l’Électeur.

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