Histoire de la Réformation du seizième siècle

5.6

Intérêt des laïques à la dispute – Opinion de Luther – Aveux du docteur Eck – Vanteries des Romains – Effets de la dispute – Poliandre – Cellarius – Le jeune prince d’Anhalt – Les étudiants de Leipzig – Cruciger – Vocation de Mélanchthon – Affranchissement de Luther.

Ces disputes théologiques, auxquelles maintenant les gens du monde ne voudraient pas consacrer quelques courts instants, avaient été suivies et écoutées pendant vingt jours avec beaucoup d’attention : laïques, chevaliers, princes, avaient montré un intérêt soutenu. Le duc Barnim de Poméranie et le duc George se firent surtout remarquer par leur assiduité. Mais quelques-uns des théologiens de Leipzig, amis du docteur Eck, dormaient au contraire « tout doucement, » dit un témoin oculaire. Il fallait même les réveiller, quand la dispute était finie, pour qu’ils ne manquassent pas leur dîner.

Luther quitta le premier Leipzig ; Carlstadt partit ensuite ; Eck y resta quelques jours après leur départ.

Il n’y eut point de décision rendue sur la disputex. Chacun en parla à sa manière. « Il y a à Leipzig, dit Luther, perte de temps et non recherche de la vérité. Depuis deux ans que nous examinons les doctrines des adversaires, nous avons compté tous leurs os. Eck, au contraire, a à peine effleuré la surfacey ; mais il a crié dans une heure plus que nous dans deux longues années. »

x – Ad exilum certaminis, uti solet, nulla prodiit decisio. (Pallavicini. I, 65.)

y – « Totam istam conclusionum cohortem multo acrius et validius nostri Wittembergenses… oppugnaverunt, et ita examinaverunt ut ossa eorum numerare licuerit, quas Eccius vix in facie cutis leviter perstrinxil. » (Luth. Ep., I, p. 291.)

Eck, écrivant en particulier à ses amis, avouait à divers égards sa défaite ; mais il ne manquait pas de raisons pour l’expliquer. « Les Wittembergeois m’ont vaincu sur plusieurs points, écrivit-il le 24 juillet à Hochstratenz, premièrement, parce qu’ils ont apporté avec eux des livres ; secondement, parce qu’on leur écrivait la dispute et qu’ils l’examinaient chez eux à loisir ; troisièmement, parce qu’ils étaient plusieurs, deux docteurs (Carlstadt et Luther), Lange, vicaire des Augustins, deux licenciés, Amsdorff, et un très arrogant neveu de Reuchlin (Mélanchthon), trois docteurs en droit, et plusieurs maîtres ès arts : tous aidaient à la dispute, soit en public, soit en particulier. Mais moi, je me présentais seul, n’ayant que l’équité pour compagne. » Eck oubliait Emser, l’évêque et tous les docteurs de Leipzig.

z – Verum in multis me obruerunt. (Corpus Reform., I, 83.)

Si de tels aveux échappaient à Eck dans une correspondance familière, il en était tout autrement en public. Le docteur d’Ingolstadt et les théologiens de Leipzig faisaient grand bruit de ce qu’ils appelaient leur victoire. Ils répandaient partout de faux rapports. Toutes les langues du parti répétaient leurs paroles suffisantes. « Eck triomphe partout, » écrivait Luthera. Mais on se disputait les lauriers dans le camp de Rome. « Si nous n’eussions secouru Eck, disaient ceux de Leipzig, l’illustre docteur eût été renversé. — Les théologiens de Leipzig sont de bonnes gens, disait de son côté le docteur d’Ingolstadt ; mais j’ai trop espéré d’eux : moi seul j’ai tout fait. »

a – Eccius triumphat ubique. » (Luth. Ep., I, p. 290.)

– « Tu vois, dit Luther à Spalatin, qu’ils chantent une nouvelle Iliade et une nouvelle Enéide. Ils ont la bonté de faire de moi un Hector ou un Turnus, tandis que Eck est pour eux Achille ou Énée. Le seul doute qui leur reste, c’est de savoir si la victoire a été remportée par les armées d’Eck ou par celles de Leipzig. Tout ce que je puis dire pour éclaircir la chose, c’est que le docteur Eck n’a cessé de crier et que ceux de Leipzig n’ont cessé de se taireb. »

b – Novam quamdam Iliada et Eneida illos cantare… » (Luth. Ep., I, p. 305.)

« Eck a triomphé aux yeux de ceux qui ne comprennent pas l’affaire et qui ont vieilli sur les scolastiques, dit l’élégant, le spirituel, le sage Mosellanus ; mais Luther et Carlstadt sont demeurés vainqueurs pour tous ceux qui ont de la science, de l’intelligence et de la modestiec. »

c – Lutheri Sieg sey um so viel weniger berühmt, weil der Gelehrten, Verstandigen, und derer die sich selbst nicht hoch rühmen, vrenig seyen. » (Seckendorff, p. 207.)

La dispute de Leipzig ne devait pourtant pas s’évanouir en fumée. Toute œuvre faite avec dévouement porte ses fruits. Les paroles de Luther avaient pénétré avec une puissance irrésistible dans l’esprit de ses auditeurs. Plusieurs de ceux qui chaque jour avaient rempli la salle du château furent subjugués par la vérité. Ce fut même au milieu de ses adversaires les plus prononcés qu’elle fit surtout des conquêtes. Le secrétaire du docteur Eck, son familier, son disciple, Poliandre ; fut gagné à la Réforme, et dès l’an 1522 il prêcha publiquement l’évangile à Leipzig. Jean Cellarius, professeur d’hébreu, l’un des hommes les plus opposés à la Réforme, saisi par les paroles du puissant docteur, commença à sonder davantage la sainte Écriture. Bientôt il quitta sa place, et, plein d’humilité, vint étudier à Wittemberg, aux pieds de Luther. Il fut plus tard pasteur à Francfort et à Dresde.

Parmi ceux qui avaient pris place sur les sièges réservés à la cour, et qui entouraient le duc George, était un jeune prince âgé de douze ans, issu d’une famille célèbre par ses combats contre les Sarrasins, George d’Anhalt. Il étudiait alors à Leipzig, sous la direction d’un gouverneur. Une grande ardeur pour la science et un vif attrait pour la vérité distinguaient déjà cet illustre jeune homme. Souvent on l’entendait répéter cette sentence de Salomon : La parole de mensonge ne convient pas aux princes. La dispute de Leipzig fit naître en cet enfant des réflexions sérieuses et un penchant décidé pour Lutherα. Quelque temps après on lui offrit un évêché. Ses frères, tous ses parents, le sollicitaient de l’accepter, voulant le pousser aux hautes dignités de l’Église. Il fut inébranlable dans son refus. Sa pieuse mère, amie secrète de Luther, étant morte, il se trouva en possession de tous les écrits du réformateur. Il présentait à Dieu de constantes et ferventes prières, le suppliant de fléchir son cœur à la vérité, et souvent, dans la solitude de son cabinet, il s’écriait avec larmes : Fais à ton serviteur selon ta miséricorde, et enseigne-moi tes ordonnancesβ ! Ses prières furent entendues. Convaincu, entraîné, il se rangea sans crainte du côté de l’Évangile. En vain ses tuteurs, et surtout le duc George, l’obsédèrent-ils de prières et de représentations ; il demeura inflexible, et George, à demi convaincu par les raisons de son pupille, s’écria : « Je ne puis rien lui répondre ; mais je resterai pourtant dans mon Église, car dresser un vieux chien n’est pas chose possible. » Nous retrouverons plus tard ce prince si aimable, l’un des beaux caractères de la Réformation, qui prêcha lui-même à ses sujets la parole de vie, et auquel on a appliqué ce mot de Dion sur l’empereur Marc-Antonin : « Il fut durant toute sa vie semblable à lui-même ; il était un homme de bien, et il n’y eut aucune feinte en luiγ. »

α – Luth. Op. (W.), XV, p. 1440.

β – … A Deo petivit, flecti pectus suum ad veritatem, ac lacrymans sæpe hæc verba repetivit… » (M. Adami Vita Georgii Anhalt. p. 248.)

γὍμοιος διὰ πάντων ἐγένετο, ἀγαθὸς δὲ ἧν, καὶ οὐδὲν προσποίητον εἶχεν (Vid., Melch. Adam., p. 255.)



George d’Anhalt

Ce fut surtout par les étudiants que les paroles de Luther furent reçues avec enthousiasme. Ils sentirent la différence qu’il y avait entre l’esprit et la vie du docteur de Wittemberg et les distinctions sophistiques, les spéculations vaines du chancelier d’Ingolstadt. Ils voyaient Luther s’appuyant sur la Parole de Dieu. Ils voyaient le docteur Eck ne se fondant que sur les traditions des hommes. L’effet fut prompt. Les auditoires de l’université de Leipzig se vidèrent presque après la dispute. Une circonstance y contribua : la peste semblait s’y déclarer. Mais il était bien d’autres universités, Erfurt, Ingolstadt, par exemple, où les étudiants auraient pu se rendre. La force de la vérité les attira à Wittemberg. Le nombre des étudiants y doublad.

d – Peifer, Histor Lipsiensis, p. 336.

Parmi ceux qui se transportèrent de l’une de ces universités à l’autre, on remarqua un jeune homme de seize ans, d’un caractère mélancolique, parlant peu, et qui souvent, au milieu des conversations et des jeux de ses condisciples, semblait absorbé dans ses propres penséesδ. Ses parents lui avaient cru d’abord un esprit faible ; mais bientôt ils le virent si prompt à apprendre, si continuellement occupé de ses études, qu’ils conçurent de lui de grandes espérances. Sa droiture, sa candeur, sa modestie et sa piété le faisaient aimer de tous, et Mosellanus le signala comme un modèle à toute l’université. Il s’appelait Gaspard Cruciger, et était originaire de Leipzig. Le nouvel étudiant de Wittemberg fut plus tard l’ami de Mélanchthon et l’aide de Luther dans la traduction de la Bible.

δ – « Et cogitabundus et sæpe in medios sodalitios quasi peregrinante animo. » (Melch. Adami Vita Crucigeri, p. 193.)

La dispute de Leipzig eut des effets plus grands encore. Ce fut là que le théologien de la Réformation reçut son appel. Modeste et silencieux, Mélanchthon avait assisté à la discussion sans presque y prendre part. Il ne s’était occupé jusqu’alors que de littérature. La conférence lui donna une impulsion nouvelle, et lança l’éloquent professeur dans la théologie. Dès lors il fit plier la hauteur de sa science devant la Parole de Dieu. Il reçut la vérité évangélique avec la simplicité d’un enfant. Ses auditeurs l’entendirent exposer les doctrines du salut avec une grâce et une clarté qui ravissaient tout le monde. Il avançait avec courage dans cette carrière nouvelle pour lui ; « car, disait-il, Christ ne manquera pas aux siense. » Dès ce moment les deux amis marchèrent ensemble, combattant pour la liberté et la vérité, l’un avec la force d’un saint Paul, l’autre avec la douceur d’un saint Jean. Luther a admirablement exprimé la différence de leurs vocations. « Je suis né, dit-il, pour me mettre aux prises sur le champ de bataille avec les partis et avec les démons. C’est pourquoi mes écrits sont pleins de guerre et de tempête. Il faut que je déracine les souches et les troncs, que j’enlève les épines et les broussailles, que je comble les flaques et les bourbiers. Je suis le grossier bûcheron qui doit préparer les voies et égaliser le chemin. Mais le maître ès-arts Philippe s’avance tout tranquillement et tout doucement ; il cultive et il plante ; il sème et il arrose joyeusement, selon les dons que Dieu lui a faits d’une main si libéralef. »

e – Christus suis non deerit. » (Corpus Reform., I, p. 104.)

f – Luth. Op. (W.), XIV, p. 200.



Cruciger (1504-1548)

Si Mélanchthon, le tranquille semeur, fut appelé à l’œuvre par la dispute de Leipzig, Luther, le vigoureux bûcheron, sentit ses bras fortifiés par elle, et son courage s’enflamma davantage encore. L’effet le plus puissant de cette discussion s’accomplit en Luther lui-même. « La théologie scolastique, dit-il, s’écroula alors entièrement à mes yeux, sous la présidence triomphante du docteur Eck. » Le voile que l’école et l’Église avaient tendu ensemble devant le sanctuaire fut déchiré pour le réformateur, du haut jusqu’en bas. Contraint à des recherches nouvelles, il parvint à des découvertes inattendues. Il vit avec autant d’étonnement que d’indignation le mal dans toute sa grandeur. Sondant les annales de l’Église, il découvrit que la suprématie de Rome n’avait d’autre origine que l’ambition d’un côté, et une crédule ignorance de l’autre. Au point de vue étroit sous lequel il avait jusqu’alors envisagé l’Église en succéda un plus large et plus profond. Il reconnut dans les chrétiens de la Grèce et de l’Orient de véritables membres de l’Église catholique ; et au lieu d’un chef visible, assis au bord du Tibre, il adora comme chef unique du peuple de Dieu, ce Rédempteur invisible, éternel, qui, selon sa promesse, est tous les jours au milieu de tous les peuples de la terre, avec ceux qui croient en son nom. L’Église latine ne fut plus pour Luther l’Église universelle ; il vit tomber les étroites barrières de Rome, et poussa un cri de joie en découvrant bien au delà le glorieux domaine de Jésus-Christ. Dès lors il comprit qu’il pouvait être membre de l’Église de Christ sans l’être de l’Église du pape. Mais les écrits de Jean Huss firent surtout sur lui une forte impression. Il y retrouva, à sa grande surprise, la doctrine de saint Paul et de saint Augustin, cette doctrine à laquelle il n’était arrivé lui-même qu’après tant de combats. « J’ai cru, j’ai enseigné sans le savoir, dit-il, toutes les doctrines de Jean Hussg : Staupitz de même. Bref, sans nous en douter, nous sommes tous Hussites ! Saint Paul, saint Augustin eux-mêmes le sont. Je suis confondu et ne sais que penser. Oh ! quels terribles jugements de Dieu les hommes n’ont-ils pas mérités, puisque la vérité évangélique, dévoilée et publiée depuis plus d’un siècle, a été condamnée, brûlée, étouffée… Malheur, malheur à la terre !… »

g – « Ego imprudens hucusque omnia Johannis Huss et docui et tenui… » (Luth. Ep., II, p. 452.)

Luther se détacha de la papauté, il conçut alors pour elle une aversion prononcée et une sainte indignation ; et tous les témoins qui dans chaque siècle s’étaient élevés contre Rome vinrent tour à tour devant lui déposer contre elle et lui révéler quelques abus ou quelques erreurs. « O ténèbres ! » s’écriait-il.

On ne lui permit pas de se taire sur ces tristes découvertes. L’orgueil de ses adversaires, leur prétendu triomphe, les efforts qu’ils faisaient pour éteindre la lumière, décidèrent son âme. Il avança dans la voie où Dieu le menait, sans s’inquiéter du but où elle pouvait le conduire. Luther a signalé ce moment comme celui de son affranchissement du joug papal. « Apprenez de moi, dit-il, combien il est difficile de se débarrasser d’erreurs que le monde entier confirme par son exemple, et qui, par une longue habitude, sont devenues pour nous une seconde natureh. Il y avait alors sept ans que je lisais et que j’expliquais publiquement avec un grand zèle la sainte Écriture, en sorte que je la savais presque tout entière par cœuri. J’avais aussi toutes les prémices de la connaissance et de la foi en mon Seigneur Jésus-Christ ; c’est-à-dire, je savais que nous ne sommes pas justifiés et sauvés par nos œuvres, mais par la foi en Christ ; et même je maintenais ouvertement que ce n’est pas par droit divin que le pape est le chef de l’Église chrétienne. Et pourtant… je ne pouvais pas voir ce qui en découle, savoir que nécessairement et certainement le pape est du diable. Car ce qui n’est pas Dieu doit nécessairement être du diablej. » Luther ajoute plus loin : « Je ne me laisse plus aller à mon indignation contre ceux qui sont encore attachés au pape, puisque moi, qui depuis tant d’années lisais avec tant de soin les saintes Écritures, je tenais encore au papisme avec tant d’opiniâtreték. »

h – Quam difficile sit eluctari et emergere ex erroribus totius orbis exemple firmatis… » (Luth. Op. lat., in præf.)

i – Per septem annos, ita ut memoriter pene omnia tenerem… » (Ibid.)

j – « Quod enim ex Deo non est necesse est ex diabolo esse. » (Ibid.)

k – Cum ego tot annis sacra legens diligentissime, tamen ita hæsi tenaciter. » (Ibid.)

Telles furent les suites véritables de la dispute de Leipzig, bien plus importantes que la dispute elle-même. Elle fut semblable à ces premiers succès qui exercent une armée et qui enflamment son courage.

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