Histoire de la Réformation du seizième siècle

5.7

Eck attaque Mélanchthon – Défense de Mélanchthon – Interprétation de l’Écriture sainte – Fermeté de Luther. – Les frères de Bohême – Emser – Staupitz

Eck s’abandonnait à toute l’ivresse de ce qu’il voulait faire passer pour une victoire. Il déchirait Luther. Il entassait accusations sur accusationsa. Il écrivait à Frédéric. Il voulait, comme un général habile, profiter du trouble qui suit toujours une bataille, pour obtenir du prince d’importantes concessions. En attendant les mesures à prendre contre son adversaire lui-même, il appelait les flammes contre ses écrits, et même contre ceux qu’il n’avait pas lus. Il suppliait l’Électeur de convoquer un concile provincial : « Exterminons toute cette vermine, disait le grossier docteur, avant qu’elle se soit multipliée à l’excèsb. »

a – « Proscidit, post abitum nostrum, Martinum inhumanissime. » (Melanchth., Corp. Réf., I, 106.)

b – « Ehe das Ungeziffer uberhand nehme. » (Luth. Op. (L.), XVII, p. 271.)

Ce ne fut pas seulement contre Luther qu’il déchargea sa colère. Son imprudence appela Mélanchthon dans la lice. Celui-ci, lié par une tendre amitié avec l’excellent Œcolampade, lui rendit compte de la dispute, en parlant avec éloges du docteur Eckc. L’orgueil du chancelier d’Ingolstadt fut néanmoins blessé. Il prit aussitôt la plume contre « ce grammairien de Wittemberg, qui n’ignorait pas, il est vrai, disait-il, le latin et le grec, mais qui avait osé publier une lettre où il l’avait insulté, lui, le docteur Eckd ! »

c – « Eccius ob varias et insignes ingenii dotes… » (Luth. Op. lat., p. 337.)

d – « Ausus est grammaticus Wittembergensis, græce et latine sane non indoctus, epistolam edere… » (Luth. Op. lat., I, p. 338.)

Mélanchthon répondit. C’est ici son premier écrit théologique. On y trouve cette exquise urbanité qui distinguait cet homme excellent. Posant les principes fondamentaux de l’herméneutique, il montre qu’il ne faut pas expliquer l’Écriture sainte d’après les Pères, mais les Pères d’après l’Écriture sainte. « Que de fois Jérôme ne s’est-il pas trompé ! dit-il ; que de fois Augustin ! que de fois Ambroise ! que de fois ils sont d’avis différents ! que de fois ils rétractent leurs erreurs !… Il n’y a qu’une seule Écriture, inspirée de l’Esprit du ciel, pure et vraie en toutes chosese.

e – « Una est Scriptura, cœlestis spiritus, pura, et per omnia verax. (Contra Eckium Defensio, Corp. Réf., I, p. 115.)

Luther ne suit pas quelques expositions ambiguës des anciens, dit-on ; et pourquoi les suivrait-il ? Quand il expose le passage de saint Matthieu : Tu es Pierre, et sur cette pierre j’édifierai mon Église, il parle comme Origène, qui à lui seul en vaut plusieurs ; comme Augustin dans son homélie ; comme Ambroise dans son sixième livre sur saint Luc : je passe les autres sous silence. — Quoi donc, direz-vous, les Pères se contredisent ! — Et qu’y a-t-il là d’étonnantf ? Je crois aux Pères, parce que je crois à la sainte Écriture. Le sens de l’Écriture est un et simple, comme la vérité céleste elle-même. On l’obtient en comparant les Écritures ; on le déduit du fil et de l’enchaînement du discoursg. Il y a une philosophie qui nous est ordonnée par rapport aux Écritures de Dieu : c’est de rapprocher d’elles toutes les opinions et toutes les maximes des hommes, comme de la pierre de touche qui doit les éprouverh. »

f – « Quid igitur ? Ipsi secum pugnant ! quid mirum ? » (Contra Eckium Defensio, Corp. Ref. I, p. 115.)

g – « Quem collatis Scripturis e filo ductuque orationis licet assequi. » (Ibid., p. 114.)

h – « Ut hominum sententias, decretaque, ad ipsas, ceu ad Lydium lapidem, exigamus. » (Ibid., p. 115.)

Il y avait longtemps que l’on n’avait exposé avec tant d’élégance de si puissantes vérités. La Parole de Dieu était remise à sa place, les Pères à la leur. La voie simple par laquelle on obtient le sens véritable de l’Écriture était fermement tracée. La Parole surnageait au-dessus de toutes les difficultés et de toutes les explications de l’École. Mélanchthon fournissait de quoi répondre à ceux qui, comme le docteur Eck, embrouilleraient ce sujet, jusque dans les temps les plus éloignés. Le frêle grammairien s’était levé ; et les larges et robustes épaules du gladiateur scolastique avaient plié sous le premier mouvement de son bras.

Plus Eck était faible, plus il criait fort. Il prétendait par ses rodomontades et ses accusations s’assurer la victoire qui avait échappé à ses disputes. Les moines et tous les partisans de Rome répondaient à ces cris par les leurs. De toutes les parties de l’Allemagne s’élevaient des reproches contre Luther ; mais il demeurait impassible. « Plus je vois mon nom couvert d’opprobre, plus je m’en glorifie, dit-il, en finissant des explications qu’il publia sur les propositions de Leipzig. Il faut que la vérité, c’est-à-dire Christ, croisse, et que moi je diminue. La voix de l’Époux et de l’Épouse me cause plus de joie que toutes ces clameurs ne m’inspirent de terreur. Les hommes ne sont pas les auteurs de mes maux, et je n’ai pour eux aucune haine. C’est Satan, le Prince du mal, qui voudrait m’épouvanter. Mais celui qui est en nous est plus grand que celui, qui est dans le monde. Le jugement de nos contemporains est mauvais, celui de la postérité sera meilleuri. »

i – « Præsens male judicat ætas ; judicium melius posteritatis erit. » (Luth. Op. lat., I, p. 310.)

Si la dispute de Leipzig multiplia en Allemagne les ennemis de Luther, elle augmenta aussi au loin le nombre de ses amis. « Ce que Huss a été autrefois en Bohême vous l’êtes maintenant en Saxe, ô Martin ! lui écrivirent les frères de Bohême ; c’est pourquoi priez et soyez fort au Seigneur ! »

La guerre éclata vers ce temps entre Luther et Emser, alors professeur à Leipzig. Celui-ci écrivit au docteur Zack, zélé catholique romain de Prague, une lettre où il paraissait se proposer d’ôter aux Hussites l’idée que Luther fût des leurs. Luther ne put douter qu’en paraissant le justifier, le savant Leipsikois ne se proposât de faire planer sur lui le soupçon d’adhérer à l’hérésie bohémienne, et il voulut déchirer violemment le voile dont son ancien hôte de Dresde prétendait couvrir son inimitié. A cet effet il publia une lettre adressée au « bouc Emser ». Emser avait pour armes un bouc. Luther termine cet écrit par ces mots, qui peignent bien son caractère : « Aimer tous les hommes, mais ne craindre personnej. »

j – Luth. Op. lat., I, p. 252.

Tandis que de nouveaux amis et de nouveaux ennemis se montraient ainsi, d’anciens amis semblaient s’éloigner de Luther. Staupitz, qui avait fait sortir le réformateur de l’obscurité du cloître d’Erfurt, commença à lui témoigner quelque froideur. Luther s’élevait trop haut pour Staupitz, qui ne pouvait plus le suivre. « Vous m’abandonnez, lui écrivit Luther ; j’ai été tout le jour très triste à cause de vous, comme l’enfant qu’on a sevré et qui pleure sa mèrek. J’ai rêvé de vous cette nuit, continue le réformateur. Vous vous éloigniez de moi, et moi je sanglotais et je versais d’amères larmes. Mais vous, me tendant la main, vous me disiez de me calmer, que vous reviendriez à moi. »

k – Ego super te, sicut ablactatus super matre sua, tristissimus hac die fui. » (Luth. Ep., I, p. 342.)

Le pacificateur Miltitz voulut tenter de nouveaux efforts pour calmer les esprits. Mais quelle prise peut-on avoir sur des hommes qu’agite encore l’émotion de la lutte ! Ses démarches n’aboutirent à rien. Il apporta la fameuse rose d’or à l’Électeur, et ce prince ne se soucia pas même de la recevoir en personnel. Frédéric connaissait les artifices de Rome ; il fallait renoncer à le tromperm.

l – « Rosam quam vocant auream nullo honore dignatus est ; imo pro ridicula habuit. » (Luth. Op. M., in præf.)

m – « Intellexit princeps artes romanæ curiæ, et eos legatos digne tractare novit. » (Ibid.)

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant