Histoire de la Réformation du seizième siècle

9. Premières réformes

1521 - 1522

9.1

Marche de la Réformation – Nouvelle période – Utilité de la captivité de Luther – Agitation de l’Allemagne – Mélanchthon et Luther – Enthousiasme

Depuis quatre ans, une ancienne doctrine était de nouveau annoncée dans l’Église. La grande parole d’un salut par grâce, publiée autrefois en Asie, en Grèce, en Italie, par Paul et par ses frères, et retrouvée dans la Bible, après plusieurs siècles, par un moine de Wittemberg, avait retenti des plaines de la Saxe jusqu’à Rome, à Paris, à Londres ; et les hautes montagnes de la Suisse en avaient répété les énergiques accents. Les sources de la vérité, de la liberté et de la vie avaient été rouvertes à l’humanité. On y était accouru en foule, on y avait bu avec joie ; mais ceux qui y avaient trempé leurs lèvres avec empressement, avaient gardé les mêmes apparences. Tout au dedans était nouveau, et cependant tout au dehors semblait être resté de même.

La constitution de l’Église, son service, sa discipline, n’avaient subi aucun changement. En Saxe, à Wittemberg même, partout où la nouvelle pensée avait pénétré, le culte papal continuait gravement ses pompes ; le prêtre au pied des autels, offrant à Dieu l’hostie, semblait opérer un changement ineffable ; les religieux et les nonnes venaient prendre dans les couvents des engagements éternels ; les pasteurs des troupeaux vivaient sans famille ; les confréries s’assemblaient ; les pèlerinages s’accomplissaient ; les fidèles appendaient leurs ex-voto aux piliers des chapelles, et toutes les cérémonies se célébraient comme autrefois, jusqu’à l’acte le plus insignifiant du sanctuaire. Il y avait une nouvelle parole dans le monde, mais elle ne s’était pas créé un nouveau corps. Les discours du prêtre formaient avec les actions du prêtre le contraste le plus frappant. On l’entendait tonner du haut de la chaire contre la messe, comme contre un culte idolâtre ; puis on le voyait descendre et célébrer scrupuleusement, devant l’autel, les pompes de ce mystère. Partout le nouvel Évangile retentissait au milieu des rites anciens. Le sacrificateur lui-même ne s’apercevait pas de cette contradiction étrange ; et le peuple, qui écoutait avec acclamation les discours hardis des nouveaux prédicateurs, pratiquait dévotement ses anciennes coutumes, comme s’il n’eût jamais dû s’en séparer. Tout demeurait de même, au foyer domestique et dans la vie sociale, comme dans la maison de Dieu. Il y avait une nouvelle foi dans le monde, il n’y avait pas de nouvelles œuvres. Le soleil du printemps avait paru, et l’hiver semblait encore enchaîner la nature ; point de fleurs, point de feuilles, rien au dehors qui annonçât la saison nouvelle ; mais ces apparences étaient trompeuses ; une sève puissante, quoique cachée, circulait déjà dans les profondeurs, et allait changer le monde.

C’est à cette marche, pleine de sagesse, que la Réformation doit peut-être ses triomphes. Toute révolution doit se faire dans la pensée avant de s’accomplir extérieurement. La contradiction que nous avons signalée ne frappa même point Luther au premier abord. Il parut trouver tout naturel qu’en recevant avec enthousiasme ses écrits, on restât dévotement attaché aux abus qu’ils attaquaient. On pourrait croire même qu’il traça son plan à l’avance, et résolut de transformer les esprits, avant de changer les formes. Mais ce serait lui attribuer une sagesse dont l’honneur revient à une intelligence plus élevée. Il exécutait un plan qu’il n’avait pas conçu. Plus tard il put reconnaître et comprendre ces choses : mais il ne les imagina et ne les régla pas ainsi. Dieu marchait à la tête ; son rôle à lui était de suivre.

Si Luther avait commencé par une réforme extérieure ; si, aussitôt après avoir parlé, il avait voulu abolir les vœux monastiques, la messe, la confession, les formes du culte, certes il eût rencontré la plus vive résistance. Il faut du temps à l’homme pour se faire aux grandes révolutions. Mais Luther ne fut nullement ce novateur violent, imprudent, hasardeux, que quelques historiens nous ont dépeinte. Le peuple, ne voyant rien de changé dans ses dévotions routinières, s’abandonna sans crainte à son nouveau maître. Il s’étonna même des attaques dirigées contre un homme qui lui laissait sa messe, son chapelet, son confesseur ; et il les attribua à la basse jalousie de rivaux obscurs, ou à la cruelle injustice d’adversaires puissants. Les idées de Luther cependant agitaient les esprits, renouvelaient les cœurs, et minaient tellement l’ancien édifice, qu’il tomba bientôt de lui-même et sans main d’homme. Les idées n’agissent pas d’une manière instantanée ; elles font leur chemin dans le silence, comme les eaux qui, filtrant derrière nos rochers, les détachent du mont sur lequel ils reposent ; tout à coup le travail fait en secret se montre, et un seul jour suffit pour mettre en évidence l’œuvre de plusieurs années, peut-être même de plusieurs siècles.

e – Voyez Hume, etc.

Une période nouvelle commence pour la Réformation. Déjà la vérité est rétablie dans la doctrine, maintenant la doctrine va rétablir la vérité dans toutes les formes de l’Église et de la société. L’agitation est trop grande pour que les esprits demeurent fixes et immobiles au point où ils sont parvenus. Sur ces dogmes si fortement ébranlés, s’appuient des usages qui déjà chancellent, et qui doivent avec eux disparaître. Il y a trop de courage et de vie dans la nouvelle génération pour qu’elle se contienne devant l’erreur. Sacrements, culte, hiérarchie, vœux, constitution, vie domestique, vie publique, tout va être modifié. Le navire, construit lentement et avec peine, va quitter enfin le chantier, et être lancé sur la vaste mer. Nous aurons à suivre sa marche à travers bien des écueils.

La captivité de la Wartbourg sépare ces deux périodes. La Providence, qui se disposait à donner à la Réforme une si grande impulsion, en avait préparé le progrès, en conduisant dans une profonde retraite l’instrument dont elle voulait se servir. L’œuvre semblait, pour un temps, ensevelie avec l’ouvrier ; mais le grain doit être mis en terre afin de porter des fruits ; et c’est de cette prison, qui paraissait devoir être le tombeau du Réformateur, que la Réformation va sortir pour faire de nouvelles conquêtes et se répandre bientôt dans le monde entier.

Jusqu’alors la Réformation avait été concentrée dans la personne de Luther. Sa comparution devant la diète de Worms fut sans doute le moment le plus sublime de sa vie. Son caractère parut alors presque exempt de taches ; et c’est ce qui a fait dire que si Dieu, qui cacha pendant dix mois le Réformateur dans les murs de la Wartbourg, l’eût en cet instant pour toujours dérobé aux regards du monde, sa fin eût été comme une apothéose. Mais Dieu ne veut point d’apothéose pour ses serviteurs ; et Luther fut conservé à l’Église, afin d’enseigner par ses fautes mêmes, que ce n’est que sur la Parole de Dieu que la foi des chrétiens doit être fondée. Il fut transporté brusquement loin de la scène où s’accomplissait la grande révolution du xvie siècle ; la vérité, que depuis quatre ans il avait si puissamment annoncée, continua en son absence à agir sur la chrétienté, et l’œuvre dont il n’était qu’un faible instrument porta dès lors, non le cachet d’un homme, mais le sceau même de Dieu.

L’Allemagne était émue de la captivité de Luther. Les bruits les plus contradictoires se répandaient dans toutes les provinces. L’absence du Réformateur agitait les esprits, plus que sa présence n’eût jamais pu le faire. Ici, l’on assurait que des amis venus de France l’avaient mis en sûreté sur l’autre rive du Rhinf. Là, on disait que des assassins lui avaient donné la mort. On s’informait de Luther jusque dans les moindres villages ; on interrogeait les voyageurs ; on se rassemblait sur les places publiques. Quelquefois un orateur inconnu faisait au peuple un récit animé de la manière dont le docteur avait été enlevé ; il montrait de barbares cavaliers liant étroitement les mains à leur prisonnier, précipitant leur course, le traînant à pied après eux, épuisant ses forces, fermant l’oreille à ses cris, faisant jaillir le sang de ses membresg. « On a vu, ajoutait-il, le cadavre de Luther percé de part en parth. » Alors des cris douloureux se faisaient entendre : Ah ! disait la multitude, nous ne le verrons plus, nous ne l’entendrons plus, cet homme généreux, dont la voix remuait nos cœurs ! » Les amis de Luther, frémissant de colère, juraient de venger sa mort. Les femmes, les enfants, les hommes paisibles, les vieillards, prévoyaient avec effroi de nouvelles luttes. Rien n’égalait la terreur des partisans de Rome. Les prêtres et les moines, qui d’abord n’avaient pu cacher leur joie, se croyant sûrs de la victoire, parce qu’un homme était mort, et qui avaient relevé la tête avec un air insultant de triomphe, eussent maintenant voulu fuir loin de la colère menaçante du peuplei. Ces hommes qui, pendant que Luther était libre, avaient fait éclater si fort leur furie, tremblaient maintenant qu’il était captifj. Aléandre surtout était consterné. « Le seul moyen qui nous reste pour nous sauver, écrivait un catholique romain à l’archevêque de Mayence, c’est d’allumer des torches et de chercher Luther dans le monde entier, pour le rendre à la nation qui le réclamek. » On eût dit que l’ombre du réformateur, pâle et traînant des chaînes, venait répandre la terreur et demander vengeance. La mort de Luther, s’écriait-on, fera couler des torrents de sangl.

f – Hic… invalescit opinio, me esse ab amicis captum e Francia missis. (L. Epp. II, p. 5.)

g – Et inter festinantes cursu equites ipsum pedestrem raptim tractum fuisse ut sanguis e digitis erumperet. (Cochlœus, p. 39.)

h – Fuit qui testatus sit, visum a se Lutheri cadaver transfossum. (Pallavicini, Hist. Conc. Trid. 1:122.)

i – Molem vulgi imminentis ferre non possunt. (L. Epp. 2:13.)

j – Qui me libero insanierunt, nunc me captivo ita formidant ut incipiant mitigare. (Ibid.)

k – Nos vitam vix redempturos, nisi accensis candelis undique eum requiramus. (Ibid.)

l – Gerbelii Ep. In MSC Heckelianis. Lindner, Leb. (Luth. P. 244.)

Nulle part les esprits n’étaient plus émus qu’à Worms même ; d’énergiques murmures se faisaient entendre parmi le peuple et parmi les princes. Ulrich de Hutten et Hermann Busch remplissaient ces contrées de leurs chants plaintifs et de leurs cris de guerre. On accusait hautement Charles-Quint et les nonces. La nation s’emparait de la cause du pauvre moine, qui, par la puissance de sa foi, était devenu son chef.

A Wittemberg, ses collègues, ses amis, Mélanchthon surtout, furent d’abord plongés dans une morne douleur. Luther avait communiqué à ce jeune savant les trésors de cette sainte théologie qui dès lors avait entièrement rempli son âme. C’était Luther qui avait donné de la substance et de la vie à la culture purement intellectuelle que Mélanchthon avait apportée à Wittemberg. La profondeur de la doctrine du réformateur avait frappé le jeune helléniste, et le courage du docteur à soutenir les droits de la Parole éternelle contre toutes les autorités humaines, l’avait rempli d’enthousiasme. Il s’était associé à son œuvre : il avait saisi la plume, et, avec cette perfection de style qu’il avait puisée dans l’étude de l’antiquité, il avait successivement, et d’une main puissante, abaissé l’autorité des Pères et l’autorité des conciles, devant la Parole souveraine de Dieu.

La décision que Luther avait dans la vie, Mélanchthon l’avait dans la science. Jamais on ne vit en deux hommes plus de diversité et plus d’unité. L’Écriture, disait Mélanchthon, abreuve l’âme d’une sainte et merveilleuse volupté ; elle est une céleste ambroisiem. » La Parole de Dieu, s’écriait Luther, est un glaive, une guerre, une destruction ; elle fond sur les enfants d’Éphraïm comme la lionne dans la forêt. » Ainsi, l’un voyait surtout dans l’Écriture une puissance de consolation, et l’autre une énergique opposition à la corruption du monde. Mais pour l’un comme pour l’autre, elle était ce qu’il y a de plus grand sur la terre ; aussi s’entendaient-ils parfaitement. « Mélanchthon, disait Luther, est une merveille : tous le reconnaissent maintenant. Il est l’ennemi le plus redoutable de Satan et des scolastiques, car il connaît leur folie et le rocher qui est Christ. Ce petit Grec me surpasse, même dans la théologie ; il vous sera aussi utile que beaucoup de Luthers. » Et il ajoutait qu’il était prêt à abandonner une opinion, si Philippe ne l’approuvait pas. Mélanchthon, de son côté, plein d’admiration pour la connaissance que Luther avait de l’Écriture, le mettait bien au-dessus des Pères de l’Église. Il aimait à excuser les plaisanteries que quelques-uns lui reprochaient, et le comparait alors à un vase d’argile qui renferme un trésor précieux sous une grossière enveloppe. « Je me garderai bien de l’en reprendre inconsidérément, » disait-iln.

m – Mirabilis in iis voluptas, immo ambrosia quædam cælestis. (Corp. Ref. 1:128.)

n – Spiritum Martini nolim temere in hac causa interpellare. (Corp. Ref. 1:211.)

Mais maintenant ces deux âmes, si intimement unies, les voilà séparées. Ces deux vaillants soldats ne peuvent plus marcher ensemble à la délivrance de l’Église. Luther a disparu ; il est peut-être perdu pour jamais. La consternation de Wittemberg est extrême : on dirait une armée, le regard morne et abattu, devant le cadavre sanglant du général qui la menait à la victoire.

Tout à coup l’on reçut des nouvelles plus consolantes.« Notre père bien-aimé vito ; s’écria Philippe dans la joie de son âme ; prenez courage et soyez forts. » Mais bientôt l’accablement reprit le dessus. Luther vivait, mais en prison. L’édit de Worms, avec ses proscriptions terriblesp, était répandu par milliers d’exemplaires dans tout l’Empire, et jusque dans les montagnes du Tyrolq. La Réformation n’allait-elle pas être écrasée par la main de fer qui s’appesantissait sur elle ? l’âme si douce de Mélanchthon se replia sur elle-même, avec un cri de douleur.

o – Pater noster carissimus vivit. (Ibid.) 389.

p – Dicitur parari proscriptio horrenda. (Ibid.)

q – Dicuntur signatæ chartæ proscriptionis bis mille missæ quoque ad Insbruck. (Ibid.)

Mais au-dessus de la main des hommes, une main plus puissante se faisait sentir : Dieu lui-même ôtait au redoutable édit toute sa force. Les princes allemands, qui avaient toujours cherché à abaisser dans l’Empire la puissance de Rome, tremblaient en voyant l’alliance de l’Empereur avec le pape, et craignaient qu’elle n’eût pour résultat la ruine de toutes leurs libertés. Aussi, tandis que Charles, en traversant les Pays-Bas, saluait d’un sourire ironique les flammes que quelques flatteurs et quelques fanatiques allumaient sur les places publiques avec les livres de Luther, ces écrits étaient lus en Allemagne avec une avidité toujours croissante, et de nombreux pamphlets, dans le sens de la Réforme, venaient chaque jour porter de nouveaux coups à la papauté. Les nonces étaient hors d’eux-mêmes en voyant que cet édit, qui leur avait coûté tant d’intrigues, produisait si peu d’effet. « L’encre dont Charles-Quint a signé son arrêt, disaient-ils avec amertume, n’a pas eu le temps de sécher, que déjà en tout lieu ce décret impérial est mis en pièces… » Le peuple s’attachait de plus en plus à l’homme admirable qui, sans tenir compte des foudres de Charles et du pape, avait confessé sa foi avec le courage d’un martyr. « Il a offert de se rétracter, si on le réfutait, disait-on, et personne n’a osé l’entreprendre. N’est-ce pas la preuve de la vérité de ses enseignements ? » Aussi, au premier mouvement d’effroi, succéda à Wittemberg et dans tout l’Empire un mouvement d’enthousiasme. L’archevêque de Mayence lui-même, voyant éclater ainsi les sympathies du peuple, n’osa accorder aux cordeliers la permission de prêcher contre le réformateur. L’université, qui semblait devoir être renversée, releva la tête. Les nouvelles doctrines y étaient trop bien établies pour que l’absence de Luther les ébranlât ; et les salles académiques eurent bientôt peine à contenir la foule des auditeursr.

r – Scholastici quorum supra millia ibi tunc fuerunt. (Spalatini Annales, 1521, October.)

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