Histoire de la Réformation du seizième siècle

9.2

Luther à la Wartbourg – Buts de la captivité.–Angoisses – Maladie.–Travail de Luther – Sur la confession – A Latomus – Promenades

Cependant le chevalier George, c’était le nom de Luther à la Wartbourg, vivait solitaire et inconnu. « Si vous me voyiez, écrivait-il à Mélanchthon, vous croiriez voir un chevalier, et c’est à peine si vous-même me reconnaîtrieza. » Luther prit d’abord quelque repos, goûtant un loisir qui ne lui avait pas été accordé jusqu’à cette heure. Il circulait librement dans la forteresse, mais il ne pouvait en franchir les mursb. On satisfaisait à tous ses désirs, et jamais il n’avait été mieux traitéc. Beaucoup de pensées venaient remplir son âme ; mais nulle ne pouvait le troubler. Tour à tour il abaissait ses regards sur les forêts qui l’entouraient, et il les élevait vers le ciel. « Singulier captif ! s’écriait-il, moi qui le suis avec et contre ma volontéd ! »

a – Equitem videres ac ipse vix agnosceres. (L. Epp. 2:11.)

b – Nunc sum hic otiosus, sicut inter captivos liber. (Ibid., p. 3. 19 mai.)

c – Quanquam et hilariter et libenter omnia mihi ministret. (Ibid., page 13. 15 août.)

d – Ego mirabilis captivus qui et volens et nolens hic sedeo. (L. Epp. II, p. 4. 12 mai.)

« Priez pour moi, écrivait-il à Spalatin ; vos prières sont la seule chose dont j’aie besoin. Je ne m’embarrasse point de tout ce qu’on dit et fait de moi dans le monde. Je suis enfin en repose. » Cette lettre, ainsi que plusieurs autres de la même époque, est datée de l’île de Patmos. Luther comparait la Wartbourg à cette île célèbre, ou la colère de l’empereur Donatien relégua autrefois l’apôtre saint Jean.

e – Tu fac ut pro me ores ; hac una re opus mihi est. Quicquid de me fit in publico, nihil moeror ; ego in quiete tandem sedeo. (Ibid., 10 juin 1521.)

Le Réformateur se reposait, au milieu des sombres forêts de la Thuringe, des luttes violentes qui avaient agité son âme. Il y étudiait la vérité chrétienne, non pour combattre, mais comme moyen de régénération et de vie. Le commencement de la Réforme avait dû être polémique ; de nouveaux temps demandaient de nouveaux travaux. Après avoir arraché avec le fer les épines et les broussailles, il fallait semer paisiblement la Parole de Dieu dans les cœurs. Si Luther avait dû livrer sans cesse de nouvelles batailles, il n’eût point accompli une œuvre durable dans l’Église. Il échappa par sa captivité à un danger qui eût peut-être perdu la Réforme, celui de toujours attaquer et détruire, sans jamais défendre et édifier.

Cette humble retraite eut un résultat plus précieux encore. Élevé comme sur un pavois par son peuple, il était à deux doigts de l’abîme ; et un vertige eût suffi pour l’y précipiter. Quelques uns des premiers acteurs de la Réformation, en Allemagne et en Suisse, vinrent se briser contre l’écueil de l’orgueil spirituel et du fanatisme. Luther était un homme très sujet aux infirmités de notre nature, et il ne sut pas échapper complètement à ces dangers. Cependant la main de Dieu l’en délivra pour un temps, en le dérobant subitement à d’enivrantes ovations, et le jetant au fond d’une retraite ignorée. Son âme s’y recueillit près de Dieu ; elle y fut retrempée dans les eaux de l’adversité ; ses souffrances, ses humiliations le contraignirent à marcher, quelque temps du moins, avec les humbles, et les principes de la vie chrétienne se développèrent dès lors dans son âme, avec plus d’énergie et de liberté.

La paix de Luther ne dura pas longtemps. Assis solitairement sur les murs de la Wartbourg, il restait des jours entiers plongé dans de profondes méditations. Tantôt, l’Église se présentait à son esprit et étalait à ses yeux toutes ses misèresf. Tantôt, portant avec espérance ses regards vers le ciel, il disait : « Pourquoi, ô Seigneur ! aurais-tu en vain créé les hommes ? » (Psa.89.48) Tantôt encore, laissant cet espoir, il s’écriait dans son abattement : « Hélas ! il n’est personne, dans ce dernier jour de sa colère, qui se tienne comme un mur devant le Seigneur pour sauver Israël !… »

f – Ego hic sedens tota die faciem Ecclesiæ ante me constituo. (Ibid. 1.)

Puis, revenant à sa propre destinée, il craignait qu’on ne l’accusât d’avoir abandonné le champ de batailleg ; et cette supposition accablait son âme. J’aimerais mieux, disait-il, être couché sur des charbons ardents, que de croupir ici à demi morth. »

g – Verebar ego ne aciem deserere viderer. (Ibid.)

h – Mallem inter carbones vivos ardere, quam soins, semivivus, atque utinam non mortuus putere. (Ibid., 10.)

Se transportant ensuite en imagination à Worms, à Wittemberg, au milieu de ses adversaires, il regrettait d’avoir cédé aux conseils de ses amis, de n’être pas demeuré dans le monde, et de n’avoir pas offert sa poitrine à la fureur des hommesi. « Ah ! disait-il, il n’y a rien que je désire plus que de me présenter devant mes cruels ennemisj. »

i – Cervicem esse objectandam publico furori. (Ibid., 89.)

j – Nihil magis opto, quam furonbus adversariorum occurrere, objecto jugulo. (Ibid., 1.)

Quelques douces pensées venaient cependant faire trêve à ces angoisses. Tout n’était pas tourment pour Luther ; son esprit agité trouvait de temps à autre un peu de calme et de soulagement. Après la certitude du secours de Dieu, une chose surtout le consolait dans sa douleur ; c’était le souvenir de Mélanchthon. « Si je péris, lui écrivait-il, l’Évangile ne perdra rienk : vous me succéderez comme Elisée à Élie, ayant une double mesure de mon esprit. » Mais se rappelant la timidité de Philippe, il lui criait avec force : « Ministre de la Parole ! garde les murs et les tours de Jérusalem, jusqu’à ce que les adversaires t’aient atteint. Seuls, nous sommes encore debout sur le champ de bataille ; après moi, c’est toi qu’ils frapperontl. »

k – Etiam si peream, nihil peribit Evangelio. (Ibid. 10.)

l – Nos soli adhuc stamus in acie : te quærent post me. (Ibid. 2)

Cette pensée de la dernière attaque que Rome allait livrer à l’Église naissante, le jetait dans de nouveaux tourments. Le pauvre moine, prisonnier, solitaire, livrait à lui seul de rudes combats. Mais tout à coup il croyait entrevoir sa délivrance. Il lui semblait que les attaques de la papauté soulèveraient les peuples de l’Allemagne, et que les soldats de l’Évangile, vainqueurs, et entourant la Wartbourg, rendraient la liberté au prisonnier. « Si le pape, disait-il, met la main sur tous ceux qui sont pour moi, il y aura du tumulte en Allemagne ; plus il se hâtera de nous écraser, plus aussi sa fin et celle de tous les siens sera prompte. Et moi… je vous serai rendum. Dieu réveille l’esprit de plusieurs et il émeut les peuples. Que nos ennemis serrent seulement notre cause dans leurs bras, et cherchent à l’étouffer ; elle grandira sous leurs étreintes et en sortira dix fois plus redoutable. »

m – Quo citius id tentaverit, hoc citius et ipse et sui peribunt, et ego revertar. (Ibid. 10.)

Mais la maladie le faisait retomber de ces hauteurs où relevaient son courage et sa foi. Déjà il avait beaucoup souffert à Worms ; son mal s’accrut dans la solituden. Il ne pouvait supporter la nourriture de la Wartbourg, un peu moins grossière que celle de son couvent ; on dut lui rendre les chétifs aliments auxquels il était accoutumé. Il passait des nuits entières sans sommeil. Les angoisses de son âme venaient se joindre aux souffrances de son corps. Nulle œuvre ne s’accomplit sans douleur et sans martyre. Luther, seul sur son rocher, endurait alors dans sa puissante nature une passion que l’affranchissement de l’humanité rendait nécessaire. « Assis la nuit dans ma chambre, je poussais des cris, dit-il, comme une femme qui enfante ; déchiré, blessé, sanglanto… » Puis interrompant ses plaintes, pénétré de la pensée que ses souffrances sont des bienfaits de Dieu, il s’écriait avec amour : « Grâces te soient rendues, ô Christ ! de ce que tu ne veux pas me laisser sans les reliques précieuses de ta sainte croixp ! » Mais bientôt il s’indignait contre lui-même. « Insensé, endurci que je suis, s’écriait-il. O douleur ! je prie peu, je lutte peu avec le Seigneur, je ne gémis point pour l’Église de Dieuq. Au lieu d’être fervent d’esprit, ce sont mes passions qui s’enflamment ; je demeure dans la paresse, dans le sommeil, dans l’oisiveté… » Puis ne sachant à quoi attribuer cet état, et accoutumé à tout attendre de l’affection de ses frères, il s’écriait, dans la désolation de son âme : « O mes amis ! oubliez vous donc de prier pour moi, que Dieu s’éloigne ainsi de moi ?… »

n – Auctum est malum, quo Wormatiæ laborabam. (Ibid. 17.)

o – Sedeo dolens, sicut puerpera, lacer et saucius et cruentus. (Ibid., p. 50. 9 sept.)

p – Gratias Christo, qui me sine reliquiis sanctæ crucis non derelinquit. (L. Epp. II, p. 50, 9 sept.)

q – Nihil gemens pro ecclesia Dei. (Ibid., 22. 13 juillet.)

Ceux qui l’entouraient, ainsi que ses amis de Wittemberg et de la cour de l’électeur, étaient inquiets et effrayés de cet état de souffrance. Ils tremblaient de voir cette vie, arrachée au bûcher du pape et au glaive de Charles-Quint, déchoir tristement et s’évanouir. La Wartbourg serait-elle destinée à être le tombeau de Luther ? « Je crains, disait Mélanchthon, que la douleur qu’il ressent pour l’Église ne le fasse mourir. Un flambeau a été allumé par lui en Israël ; s’il s’éteint, quelle espérance nous restera-t-il ? Plût à Dieu que je pusse, au prix de ma misérable vie, retenir dans ce monde cette âme qui en est le plus bel ornementr !… Oh ! quel homme ! s’écriait-il, comme s’il était déjà sur le bord de sa tombe ; nous ne l’avons pas apprécié assez ! »

r – Utinam hao vili anima mea ipsius vitam emere queam. (Corp. Ref. I, p. 413, 6 juillet.)

Ce que Luther appelait l’indigne oisiveté de sa prison, était un travail qui surpassait presque toutes les forces d’un homme. « Je suis ici tout le jour, disait-il le 14 mai, dans l’oisiveté et dans les délices (il faisait allusion sans doute à la nourriture un peu moins grossière qu’on lui donna d’abord.) Je lis la Bible en hébreu et en grec ; je vais écrire un discours en langue allemande sur la confession auriculaire ; je continuerai la traduction des psaumes, et je composerai un sermonnaire, quand j’aurai reçu de Wittemberg ce dont j’ai besoin-. J’écris sans relâches. » Encore n’était-ce là qu’une partie des travaux de Luther.

s – Sine intermissione scribo. (L. Epp. 2:6, 16.)

Ses ennemis pensaient que, s’il n’était pas mort, du moins on n’en entendrait plus parler ; mais leur joie ne fut pas de longue durée, et l’on ne put longtemps douter dans le monde de sa vie. Une multitude d’écrits composés à la Wartbourg se succédèrent rapidement, et partout la voix si chère du Réformateur fut accueillie avec enthousiasme. Luther publia à la fois des ouvrages propres à édifier l’Église, et des livres de polémique qui troublèrent la joie trop prompte de ses ennemis. Pendant près d’une année, tour à tour il instruisait, il exhortait, il reprenait, il tonnait du haut de sa montagne ; et ses adversaires confondus se demandaient s’il n’y avait pas quelque mystère surnaturel dans cette prodigieuse activité. Il ne pouvait prendre aucun repos, » dit Cochlœust.

t – Cum quiescere non posset. (Cochlœus, Acta Lutheri, p. 39.)

Mais il n’y avait d’autre mystère que l’imprudence des partisans de Rome. Ils se hâtaient de profiter de l’édit de Worms, pour donner à la Réformation le dernier coup ; et Luther, condamné, mis au ban de l’Empire, enfermé dans la Wartbourg, prétendait défendre la saine doctrine, comme s’il eût été encore libre et victorieux. C’était surtout dans le tribunal de la pénitence que les prêtres s’efforçaient de river les chaînes de leurs dociles paroissiens ; aussi est-ce à la confession que Luther s’attaqua d’abord. « On allègue, dit-il, cette parole de saint Jacques : Confessez vos péchés l'un à l'autre. Singulier confesseur ! Il s’appelle l'un à l'autre ! D’où il résulterait que les confesseurs devraient aussi se confesser à leurs pénitents ; que chaque chrétien serait à son tour pape, évêque, prêtre ; et que le pape lui-même devrait se confesser à tousu ! »

u – Und der Papst musse ihm beichten. (L. Opp. 17:701.)

A peine Luther avait-il terminé cet opuscule, qu’il en commença un autre. Un théologien de Louvain, nommé Latomus, déjà célèbre par son opposition à Reuchlin et à Érasme, avait attaqué les sentiments du Réformateur. En douze jours la réfutation de Luther fut prête, et c’est l’un de ses chefs-d’œuvre. Il s’y lave du reproche qui lui était fait de manquer de modération. « La modération du siècle, dit-il, c’est de fléchir le genou devant des pontifes sacrilèges, des sophistes impies, et de leur dire : Gracieux seigneur ! Excellent maître ! Puis, quand vous l’aurez fait, mettez à mort qui vous voudrez ; renversez même le monde, vous n’en serez pas moins un homme modéré… Loin de moi cette modération-là ; j’aime mieux être franc et ne tromper personne. L’écorce est dure peut-être, mais la noix est douce et tendrev. »

v – Cortex meus esse potest durior, sed nucleus meus mollis et dulcis est. (L. Opp. Lat. II. p. 213.)

La santé de Luther continuant à être altérée, il songea à sortir de la Wartbourg, où il était renfermé. Mais comment faire ? Paraître en public, c’était exposer sa vie. Le revers de la montagne sur laquelle s’élevait la forteresse, était traversé par de nombreux sentiers, dont des touffes de fraises tapissaient les bords. La pesante porte du château s’ouvrit, et le prisonnier se hasarda, non sans crainte, à cueillir furtivement quelques-uns de ces fruitsw. Peu à peu il s’enhardit et se mit à parcourir, sous ses habits de chevalier, les campagnes environnantes, avec un garde du château, homme brusque, mais fidèle. Un jour, étant entré dans une auberge, Luther jeta son épée qui l’embarrassait, et courut vers des livres qui se trouvaient là. La nature était plus forte que la prudence. Son gardien en frémit, craignant qu’à ce mouvement, si étrange chez un homme d’armes, on ne se doutât que le docteur n’était pas un vrai chevalier. Une autre fois, les deux soldats descendirent dans le couvent de Retchardsbrunn, où peu de mois auparavant Luther avait couché en se rendant à Worms. Tout à coup un frère convers laisse échapper un signe de surprise. Luther est reconnu… Son gardien s’en aperçoit ; il l’entraîne en toute hâte, et déjà ils galopent tous deux loin du cloître, que le pauvre frère interdit revient à peine de son étonnement.

w – Zu zeiten gehet er Inn die Erdbeer am Schlossherg. (Mathesius, p. 33.)

La vie chevaleresque du docteur avait parfois quelque chose de très théologique. Un jour, on prépare des filets, on ouvre les portes de la forteresse ; les chiens, aux oreilles longues et pendantes, s’élancent. Luther avait voulu goûter le plaisir de la chasse. Bientôt les chasseurs s’animent ; les chiens se précipitent, ils forcent les bêtes fauves dans les broussailles. Au milieu de ce tumulte, le chevalier George, immobile, avait l’esprit rempli de sérieuses pensées ; à la vue de ce qui l’entourait, son cœur se brisait de douleurx. « N’est-ce pas là, disait-il, l’image du diable, qui excite ses chiens, c’est-à-dire, les évêques, ces mandataires de l’Antechrist, et les lance à la poursuite des pauvres âmesy. » Un jeune lièvre venait d’être pris ; heureux de le sauver, Luther l’enveloppe soigneusement dans son manteau, et le dépose au milieu d’un buisson ; mais à peine a-t-il fait quelques pas, que les chiens sentent l’animal et le tuent. Luther, attiré par le bruit, pousse un cri de douleur. « O pape ! dit-il, et toi, Satan ! c’est ainsi que vous vous efforcez de perdre les âmes mêmes qui ont déjà été sauvées de la mortz. »

x – Theologisabar etiam ibi inter retia et canes… tantum misericordiæ et doloris miscuit mysterium. (L. Epp. 2:43).

y – Quid enim ista imago, nisi Diabolum significat per insidias suas et impios magistros canes suos… (Ibid.)

z – Sic sævit Papa et Satan ut servatas etiam animas perdant. (Ibid., 44.)

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