Histoire de la Réformation du seizième siècle

9.3

La Réforme commence – Mariage de Fetdkirchen – Le mariage des moines – Thèses – Écrit contre le monachisme – Le monachisme cesse pour Luther

Tandis que le docteur de Wittemberg, mort au monde, se délassait par ces jeux, aux environs de la Wartbourg, l’œuvre marchait comme d’elle-même ; la Réformation commençait ; elle ne se bornait plus à la doctrine, elle pénétrait avec puissance dans la vie. Bernard Feldkirchen, pasteur de Kemberg, qui le premier, sous la direction de Luther, avait attaqué les erreurs de Rome, fut aussi le premier qui rejeta le joug de ses institutions. Il se maria.

Le caractère allemand aime la vie de famille et les joies domestiques ; aussi, entre toutes les ordonnances de la papauté, le célibat forcé était-il celle qui avait eu les plus tristes conséquences. Imposée aux chefs du clergé, cette loi avait empêché que les fiefs de l’Église ne devinssent des biens héréditaires.

Mais étendue par Grégoire VII au bas clergé, elle avait eu des effets déplorables Beaucoup de prêtres s’étaient dérobés aux obligations qu’on leur imposait, par de honteux désordres, et avaient attiré sur leur caste la haine et le mépris ; tandis que ceux qui s’étaient soumis à la loi de Hildebrand s’indignaient intérieurement contre l’Église de ce que, tout en donnant à ses hauts dignitaires tant de pouvoir, de richesses et de jouissances terrestres, elle contraignait les humbles ministres, qui étaient pourtant ses plus utiles soutiens, à des abnégations si contraires à l’Évangile.

« Ni les papes, ni les conciles, » dirent Feldkirchen et un autre pasteur, nommé Seidler, qui suivit son exemple, ne peuvent imposer à l’Église un commandement qui met en danger l’âme et le corps. L’obligation de maintenir la loi de Dieu nous contraint à violer les traditions des hommesa. » Le rétablissement du mariage fut, au xvie siècle, un hommage rendu à la loi morale. L’autorité ecclésiastique alarmée lança aussitôt ses arrêts contre les deux prêtres. Seidler, qui se trouvait sur les terres du duc George, fut livré à ses supérieurs et mourut en prison. Mais l’électeur Frédéric refusa Feldkirchen à l’archevêque de Magdebourg. « Son Altesse, dit Spalatin, ne veut pas faire l’office de gendarme. » Feldkirchen demeura donc pasteur de son troupeau, quoique devenu époux et père.

a – Coegit me ergo ut humanas traditiones violarem, necessitas servandi juris divini. (Corp. Ref. 1:441).

Le premier mouvement du réformateur, en apprenant ces choses, fut de se livrer à la joie. « J’admire, dit-il, ce nouvel époux de Kemberg, qui ne craint rien et se hâte au milieu du tumulte. » Luther était convaincu que les prêtres devaient être mariés. Mais cette question conduisait à une autre, celle du mariage des moines ; et ici Luther eut à soutenir un de ces combats intérieurs dont toute sa vie fut composée ; car chaque réforme devait être emportée par une lutte spirituelle. Mélanchthon et Carlstadt, l’un laïque et l’autre prêtre, pensaient que la liberté d’entrer dans les liens du mariage devait être entière pour les moines comme pour les prêtres. Luther, moine, ne pensa pas d’abord de même. Un jour, le commandant de la Wartbourg lui ayant apporté des thèses de Carlstadt sur le célibat : « Bon Dieu ! s’écria-t-il, nos Wittembergeois donneront-ils donc des femmes même aux moines ?… » Cette idée l’étonnait, le confondait ; son âme en était troublée. Il rejetait pour lui-même la liberté qu’il réclamait pour les autres. « Ah ! s’écria-t-il avec indignation, ils ne me forceront pas du moins, moi, à prendre une femmeb. » Cette parole n’est pas connue sans doute de ceux qui prétendent que Luther fit la Réformation pour se marier. Recherchant la vérité, non par passion, mais avec droiture, il défendait ce qui se présentait à lui comme vrai, bien que contraire à l’ensemble de son système. Il marchait dans un mélange de vérité et d’erreur, en attendant que toute l’erreur tombât et que la vérité demeurât seule.

b – At mihi non obtrudent uxorem. (L. Epp. II, p. 40.)

Il y avait, en effet, entre les deux questions, une grande différence. Le mariage des prêtres n’était pas la fin du sacerdoce ; seul, au contraire, il pouvait rendre au clergé séculier le respect des peuples ; mais le mariage des moines était la destruction du monachisme. Il s’agissait donc de savoir s’il fallait dissoudre et congédier cette puissante armée que les papes tenaient sous leur commandement. « Les prêtres, écrivit Luther à Mélanchthon, sont institués de Dieu, et par conséquent ils sont libres quant aux commandements humains. Mais c’est de leur propre volonté que les moines ont choisi le célibat ; ils ne sont donc pas libres de se retirer de dessous le joug qu’ils ont eux-mêmes choisic. »

c – Me enim vehementer movet, quod sacerdotum ordo, a Deo institutus, est liber, non autem monachorum qui sua sponte statum eligerunt. (Ibid. 34.)

Le réformateur devait avancer et emporter par une nouvelle lutte cette nouvelle position de l’adversaire. Déjà il avait mis sous ses pieds tant d’abus de Rome et Rome elle-même ; mais le monachisme était encore debout. Le monachisme, qui avait jadis apporté la vie dans tant de déserts, et qui, après avoir traversé beaucoup de siècles, remplissait maintenant tant de cloîtres d’oisiveté et souvent de luxure, semblait avoir pris un corps, et être venu défendre ses droits dans ce château de la Thuringe, où s’agitait, dans la conscience d’un homme, sa question de vie ou de mort. Luther luttait avec lui ; tantôt il était près de le renverser, et tantôt près d’être vaincu. Enfin, ne pouvant plus soutenir le combat, il se jeta en prière aux pieds de Jésus-Christ, et il s’écria : « Instruis-nous ! délivre-nous ! Établis-nous, par ta miséricorde, dans la liberté qui nous appartient ; car certainement nous sommes ton peupled ! »

d – Dominus Jesus erudiat et liberet nos, per misericordiam suam, in libertatem nostram. (A Mélanchthon, sur le célibat, 6 août 1521. L. Epp, p. 40)

La délivrance ne se fit pas attendre ; une importante révolution s’opéra dans l’esprit du Réformateur ; et ce fut encore la doctrine de la justification par la foi qui lui donna la victoire. Cette arme, qui avait fait tomber les indulgences, les pratiques de Rome et le pape lui-même, fit aussi tomber les moines, dans l’esprit de Luther et dans la chrétienté. Luther vit que le monachisme et la doctrine du salut par la grâce étaient en une flagrante opposition, et que la vie monastique était tout entière fondée sur de prétendus mérites de l’homme. Dès lors, convaincu que là gloire de Jésus-Christ y était intéressée, il entendit dans sa conscience une voix qui répétait sans cesse : « Il faut que le monachisme tombe ! » Tant que la doctrine de la justification par la foi demeurera pure dans l’Église, nul ne deviendra moine, » dit-ile. Cette conviction prit toujours plus de force dans son cœur, et dès le commencement de septembre, il envoya « aux évêques et aux diacres de l’Église de Wittemberg » les thèses suivantes, qui étaient sa déclaration de guerre à la vie monacale :

e – L. Opp. (W.) XXII, p. 1466

f – Es ist nicht mehr denn eine einige Geistlichkeit, die da heilig ist, und heilig macht… (L. Opp. XVII. 718.)

Luther, on le voit, eût encore toléré les couvents, à cette époque, comme maisons d’éducation ; mais bientôt ses attaques contre ces établissements devinrent plus énergiques. L’immoralité des cloîtres et les pratiques honteuses qui y régnaient, se représentèrent avec force à son âme. Je veux, écrivit-il à Spalatin, le 11 novembre, délivrer les jeunes gens des flammes infernales du célibatg. » Puis il écrivit contre les vœux monastiques un livre qu’il dédia à son père : « Voulez-vous, dit il dans sa dédicace au vieillard de Mansfeld, voulez-vous encore m’arracher au monachisme ? Vous en avez le droit ; car vous êtes encore mon père, et je suis encore volre fils : mais cela n’est plus nécessaire ; Dieu vous a devancé, et il m’en a lui-même arraché avec puissance. Qu’importe que je porte ou que je dépose la tonsure et le capuchon ? Est ce le capuchon, est-ce la tonsure qui font un moine ? Toutes choses sont à vous, dit saint Paul, et vous êtes à Christ. Je ne suis pas au capuchon, mais le capuchon est à moi. Je suis un moine, et pourtant pas un moine ; je suis une nouvelle créature, non du pape, mais de Jésus-Christ. Christ, seul et sans intermédiaire, est mon évêque, mon abbé, mon prieur, mon seigneur, mon père, mon maître ; et je n’en connais pas d’autre. Que m’importe si le pape me condamne et m’égorge ? Il ne pourra pas me faire sortir de la tombe pour m’égorger une seconde fois… Le grand jour approche où le royaume des abominations sera renversé. Plût à Dieu qu’il valût la peine que nous fussions égorgés par le pape ! Notre sang crierait contre lui jusqu’au ciel, et ainsi son jugement se hâterait et sa fin serait procheh. »

g – Adolescentes liberare ex isto inferno cœlibatus. (L. Opp. II. 95.)

h – Dass unser Blut möcht schreien, und dringen sein Gericht, dass sein bald ein Ende würde. (L. Epp. II. 105.)

La transformation s’était opérée dans Luther lui-même ; il n’était plus moine. Ce n’étaient pas des causes extérieures, des passions humaines, une précipitation charnelle, qui avaient amené ce changement. Il y avait eu lutte : Luther s’était d’abord rangé du côté du monachisme ; mais la vérité était aussi descendue dans la lice, et le monachisme avait été vaincu. Les victoires que la passion remporte sont éphémères ; mais celles de la vérité sont durables et décisives.

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