Histoire de la Réformation du seizième siècle

9.6

Nouvelles réformes – Gabriel Zwilling sur la messe – L’université – L’électeur – Le monachisme attaqué – Emancipation des moines – Troubles – Chapitre des augustins – La messe et Carlstadt. –Première cène – Importance de la messe dans le système romain

La joie de Luther était fondée : l’œuvre de la Réforme faisait alors un pas immense. Feldkirchen, toujours à l’avant-garde, était monté le premier à l’assaut ; maintenant le corps d’armée s’ébranlait, et cette puissance qui faisait passer la Réforme, de la doctrine qu’elle avait épurée, dans le culte, dans la vie, dans la constitution de l’Église, se manifestait alors par une nouvelle explosion, plus redoutable encore pour la papauté que ne l’avait été la première.

Rome, débarrassée du réformateur, pensait en avoir fini avec l’hérésie. Mais en peu de temps tout changea. La mort précipita du trône pontifical l’homme qui avait mis Luther à l’interdit. Des troubles survinrent en Espagne, et obligèrent Charles-Quint à se rendre au delà des Pyrénées. La guerre éclata entre ce prince et François Ier, et comme si ce n’était pas assez pour occuper l’empereur, Soliman s’avança en Hongrie. Charles, attaqué de toutes parts, se vit contraint d’oublier le moine de Worms et ses innovations religieuses.

Vers le même temps, le navire de la Réformation, qui, poussé en tous sens par les vents contraires, avait été près de sombrer, se releva et se rassit fièrement sur les eaux.

Ce fut dans le couvent des Augustins de Wittemberg que la Réformation éclata. On ne doit pas en être surpris : le réformateur ne s’y trouvait plus, il est vrai ; mais toutes les puissances humaines ne pouvaient en bannir l’esprit qui l’avait animé.

Déjà depuis quelque temps, l’église où Luther avait si souvent parlé retentissait d’étranges discours. Un moine plein de zèle, le prédicateur du couvent, Gabriel Zwilling, y prêchait avec feu la Réforme. Comme si Luther, dont le nom était alors partout proclamé, fût devenu trop fort et trop illustre, Dieu choisissait, pour commencer la Réformation que le célèbre docteur avait préparée, des hommes faibles et obscurs. « Jésus-Christ, disait le prédicateur, a institué le sacrement de l’autel pour rappeler sa mort, et non pour en faire un objet d’adoration. L’adorer est une vraie idolâtrie. Le prêtre qui communie seul, commet un péché. Nul prieur n’a le droit de contraindre un moine à dire seul la messe. Qu’un, deux ou trois officient, et que tous les autres reçoivent sous les deux espèces le sacrement du Seigneurq. »

q – Einem 2 oder 3 befehlen Mess zu halten und die andern 12 von denen, das Sacrament sub utraque specie, mit empfahen. (Corp. Ref. I. 460.)

Voilà ce que demandait le frère Gabriel, et ces paroles audacieuses étaient écoutées avec approbation par les autres frères, et surtout par ceux qui venaient des Pays-Basr. Disciples de l’Évangile, pourquoi ne se conformeraient-ils pas en tout à ses commandements ? Luther n’avait-il pas lui-même écrit, au mois d’août, à Mélanchthon : « Dès maintenant et à jamais, je ne dirai plus de messe privées ! » Ainsi les moines, ces soldats de la hiérarchie, mis en liberté par la Parole de Dieu, prenaient hardiment parti contre Rome.

r – Der meiste Theil jener Parthei Niederländer seyn. (Corp. Ref. I. 476.)

s – Sed et ego amplius non faciam missam privatam in æternum. (L. Epp. II. 36.)

A Wittemberg ils éprouvèrent de la part du prieur une résistance opiniâtre. Se rappelant que toutes choses doivent se faire avec ordre, ils cédèrent, mais en déclarant que soutenir la messe était s’opposer à l’Évangile de Dieu.

Le prieur l’avait emporté ; un seul avait été plus fort que tous. On pouvait donc croire que le mouvement des Augustins n’avait été que l’une de ces fantaisies d’insubordination dont les couvents étaient si souvent le théâtre. Mais c’était en réalité l’Esprit de Dieu même qui agitait alors la chrétienté. Un cri isolé, poussé au fond d’un monastère, trouvait mille voix pour y répondre ; et ce qu’on eût voulu tenir enfermé dans les murs d’un couvent, en sortait et prenait un corps au sein même de la cité.

Le bruit des dissentiments des moines retentit bientôt dans la ville. Les bourgeois et les étudiants de l’université prirent parti, soit pour, soit contre la messe. La cour électorale s’en émut. Frédéric, étonné, envoya à Wittemberg son chancelier Pontanus, avec ordre de dompter les moines, en les mettant, si c’était nécessaire, au pain et à l’eaut ; et le 12 octobre, à sept heures du matin, une députation de professeurs, dont Mélanchthon faisait partie, se rendit au couvent pour exhorter les frères à ne rien innoveru, ou du moins à attendre encore. Alors tout leur zèle se ranima ; unanimes dans leur foi, sauf le prieur qui les combattait, ils en appelèrent à l’Écriture sainte, à l’intelligence des fidèles, à la conscience des théologiens ; et deux jours plus tard ils leur remirent une déclaration écrite.

t – Wollen die Mönche nicht Mess halten, sie werden’s bald in der Küchen und Keller empfinden. (Corp. Ref. I. 461.)

u – Mit dem Mess halten keine Neuerung machen. (Ibid.)

Les docteurs examinèrent alors de plus près la question, et reconnurent que la vérité était du côté des moines. Venus pour convaincre, ils furent eux-mêmes convaincus. Que faire ? leur conscience parlait avec force ; leur angoisse devenait toujours plus grande ; enfin, après avoir longtemps hésité, ils prirent une résolution courageuse.

Le 20 octobre, l’université fit son rapport à l’électeur. « Que Votre Altesse Électorale, lui dit-elle, après avoir exposé les erreurs de la messe, abolisse tous les abus, de peur que Christ, au jour du jugement, ne nous adresse le reproche qu’il fit autrefois à Capernaüm. »

Ainsi ce ne sont plus quelques moines obscurs qui parlent : c’est cette université que tous les hommes graves saluent, depuis quelques années, comme l’école de la nation ; et les moyens mêmes qu’on a voulu employer pour étouffer la Réforme, sont ceux qui vont servir à la répandre.

Mélanchthon, avec cette hardiesse qu’il portait dans la science, publia cinquante-cinq propositions destinées à éclairer les esprits :

« De même, dit-il, que regarder une croix n’est pas faire une bonne œuvre, mais simplement contempler un signe qui nous rappelle la mort de Christ ;

De même que regarder le soleil n’est pas faire une bonne œuvre, mais simplement contempler un signe qui nous rappelle Christ et son Évangile ;

De même, participer à la table du Seigneur n’est pas faire une bonne œuvre, mais simplement faire usage d’un signe qui nous rappelle la grâce qui nous a été donnée par Christ.

Mais c’est ici la différence, savoir, que les symboles trouvés par les hommes rappellent simplement ce qu’ils signifient, tandis que les signes donnés de Dieu, non seulement rappellent les choses, mais encore rendent le cœur certain de la volonté de Dieu.

Comme la vue d’une croix ne justifie pas, ainsi la messe ne justifie pas.

Comme la vue d’une croix n’est pas un sacrifice pour nos péchés ni pour ceux des autres, ainsi la messe n’est point un sacrifice.

Il n’y a qu’un sacrifice, il n’y a qu’une satisfaction : Jésus Christ. Hors de lui, il n’y en a point.

Que les évêques qui ne s’opposent pas à l’impiété de la messe soient anathèmesv … »

v – Signa ab hominibus reperta admonent tantum ; signa a Deo tradita, præterquam quod admonent, certificant etiam cor de voluntate Dei. (Corp. Ref. I. 478.)

Ainsi parlait le pieux et doux Philippe.

L’électeur fut consterné. Il avait voulu comprimer de jeunes moines, et voilà toute l’université et Mélanchthon lui-même qui se lèvent pour les appuyer. Attendre lui paraissait, en toutes choses, le plus sûr moyen de succès. Il n’aimait pas les réformes brusques, et il voulait que chaque opinion pût librement se faire jour. « Le temps, pensait-il, éclaire et amène seul toutes choses à maturité. » Et pourtant la Réforme marchait malgré lui à pas précipités, et menaçait de tout entraîner avec elle. Frédéric fit tous ses efforts pour l’arrêter. Son autorité, l’influence de son caractère, les raisons qui lui paraissaient les plus décisives, tout fut par lui mis en œuvre. « Ne vous hâtez point, fit-il dire aux théologiens ; vous êtes en trop petit nombre pour faire réussir une telle réforme. Si elle est fondée sur le saint Évangile, d’autres s’en apercevront, et ce sera avec toute l’Église que vous abolirez ces abus. Parlez, disputez, prêchez sur ces choses tant que vous le voudrez ; mais conservez les anciens usages. »

Tel était le combat qui se livrait au sujet de la messe. Les moines étaient montés courageusement à l’assaut ; les théologiens, un instant indécis, les avaient bientôt appuyés. Le prince et ses ministres défendaient seuls la place. On a dit que la Réformation avait été accomplie par la puissance et par l’autorité de l’électeur ; mais loin de là, les assaillants durent reculer à la voix vénérée de Frédéric ; et la messe fut sauvée pour quelques jours.

Du reste, l’ardeur de l’attaque s’était déjà portée sur un autre point. Le frère Gabriel continuait dans l’église des Augustins ses ferventes harangues. C’était contre le monachisme même qu’il dirigeait maintenant des coups redoublés ; si la messe était la force de la doctrine de Rome, le monachisme était la force de sa hiérarchie. C’étaient donc là deux des premières positions qui devaient être enlevées.

« Personne, s’écriait Gabriel, à ce que rapporte le prieur, personne dans les couvents n’observe les commandements de Dieu ; personne ne peut être sauvé sous le capuchonw ; qui conque est dans un cloître y est entré au nom du diable. Les vœux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance sont contraires à l’Évangile. »

w – Kein Mönch werde in der Kappe selig. (Corp. Ref. I. 433.)

On rapportait ces discours étranges au prieur, qui se gardait bien de se rendre à l’église, de peur de les entendre.

« Gabriel, lui disait-on encore, veut que l’on mette tout en œuvre pour vider les cloîtres. Si l’on rencontre des moines dans la rue, il faut, selon lui, les tirer par l’habit et se moquer d’eux ; et si l’on ne parvient par la moquerie à les faire sortir du couvent, il faut les en chasser de force. Brisez, détruisez, renversez les monastères, dit-il, en sorte qu’il n’en reste plus de trace, et que jamais sur la place qu’ils ont si longtemps occupée on ne puisse retrouver une seule des pierres qui ont servi à abriter tant de paresse et de superstitionsx. »

x – Dass man nicht oben Stück von einem Kloster da sey gestanden, merken möge. (Ibid. 433.)

Les moines étaient étonnés, leur conscience leur criait que ce que disait Gabriel n’était que trop véritable, que la vie d’un moine n’était pas conforme à la volonté de Dieu, et que personne ne pouvait disposer d’eux, qu’eux-mêmes.

Treize Augustins sortirent à la fois du couvent et, quittant l’habit de leur ordre, ils prirent des vêtements ordinaires. Ceux d’entre eux qui avaient quelque instruction suivirent les leçons de l’université, afin de pouvoir un jour se rendre utiles à l’Église, et ceux dont l’esprit était peu cultivé cherchèrent à gagner leur vie, en travaillant de leurs propres mains, selon le précepte de l’apôtre, et à l’exemple des bons bourgeois de Wittembergy. L’un d’eux, qui connaissait l’état de menuisier, demanda la bourgeoisie et résolut de se marier.

y – Etliche unter den Bürgern, etliche unter den Studenten, says the prior in his complaint to the Elector. (Ibid. p. 483)

Si l’entrée de Luther dans le couvent des Augustins d’Erfurt avait été le premier germe de la Réformation, la sortie de ces treize moines du couvent des Augustins de Wittemberg était le signe qu’elle prenait possession de la chrétienté. Érasme, depuis trente ans, avait mis à découvert l’inutilité, la folie et les vices des moines ; et toute l’Europe de rire et de s’indigner avec lui : mais il ne s’agissait plus de sarcasmes. Treize hommes fiers et courageux rentraient au milieu de leurs frères, pour se rendre utiles à la société et y accomplir les ordres de Dieu. Le mariage de Feldkirchen avait été la première défaite de la hiérarchie ; l’émancipation de ces treize Augustins fut la seconde. Le monachisme, qui s’était formé au moment où l’Église était entrée dans la période de son asservissement et de ses erreurs, devait tomber au moment où elle retrouvait la liberté et la vérité.

Cette action hardie excita dans Wittemberg une fermentation générale. On admirait ces hommes qui venaient partager les travaux de tous, et on les recevait comme des frères. En même temps, quelques cris se faisaient entendre contre ceux qui s’obstinaient à demeurer oisivement cachés derrière les murs du monastère. Les moines restés fidèles au prieur tremblaient dans leurs cellules ; et celui-ci, entraîné par le mouvement universel, interrompit la célébration des messes basses.

La moindre concession, en un moment si critique, devait précipiter la marche des événements. Cet ordre du prieur fit dans la ville et dans l’université une sensation très vive, et produisit une explosion soudaine. Parmi les étudiants et les bourgeois de Wittemberg se trouvaient de ces hommes turbulents que la moindre excitation soulève et précipite dans de coupables désordres. Ils s’indignèrent à la pensée que les messes basses, suspendues même par le superstitieux prieur, se disaient encore dans l’église paroissiale ; et le mardi 3 décembre, comme on allait y chanter la messe, ils s’avancèrent tout à coup vers l’autel, en enlevèrent les livres et en chassèrent les prêtres. Le conseil et l’université, indignés, s’assemblèrent pour sévir contre les auteurs de ces méfaits. Mais les passions, une fois excitées, ne se calment que difficilement. Les Cordeliers n’avaient point pris part au mouvement de réforme des Augustins. Le lendemain, des étudiants affichèrent à la porte de leurs monastères un placard menaçant ; puis quarante étudiants entrèrent dans leur église et, sans en venir à des voies de fait, ils se moquèrent des moines, en sorte que ceux-ci n’osèrent dire la messe que dans le chœur. Vers le soir, on vint prévenir les pères de se tenir sur leurs gardes : Les étudiants, leur dit-on, veulent envahir le monastère !… » Les religieux épouvantés, ne sachant comment se mettre à l’abri de ces attaques réelles ou supposées, firent en tome hâte prier le conseil de les défendre ; on leur envoya des soldats ; mais l’ennemi ne se présenta pas. L’université fit arrêter les étudiants qui avaient pris part à ces troubles. Il se trouva que c’étaient des étudiants d’Erfurt, déjà connus pour leur insubordinationz. On leur appliqua les peines universitaires.

z – In summa es sollen die Aufruhr etliche Studenten von Erffurth erweckt haben. (Corp. Ref. I. 490.)

Cependant on sentait la nécessité d’examiner avec soin la légitimité des vœux monastiques. Un chapitre, composé des Augustins de la Thuringe et de la Misnie, se réunit au mois de décembre à Wittemberg. La pensée de Luther était la leur. Ils déclarèrent, d’un côté, que les vœux monastiques n’étaient pas coupables, mais, de l’autre, qu’ils n’étaient pas obligatoires. « En Christ, dirent-ils, il n’y a ni laïque ni moine ; chacun est libre de quitter le monastère ou d’y demeurer. Que celui qui sort, n’abuse pas de sa liberté ; que celui qui reste, obéisse à ses supérieurs, mais par amour. » Puis ils abolirent la mendicité et les messes dites pour de l’argent ; ils arrêtèrent aussi que les plus savants d’entre eux s’appliqueraient à l’enseignement de la Parole de Dieu, et que les autres nourriraient leurs frères du travail de leurs mainsa.

a – Corpus Ref. I, p. 456. Les éditeurs placent ce décret en octobre avant que les frères eussent quitté le couvent de Wittemberg.

Ainsi la question des vœux semblait décidée ; mais celle de la messe demeurait indécise. L’électeur s’opposait toujours au torrent, et protégeait une institution qu’il voyait encore debout dans toute la chrétienté. Les ordres d’un prince si indulgent ne pouvaient cependant contenir longtemps les esprits. La tête de Carlstadt fermentait surtout au milieu de la fermentation générale. Plein de zèle, de droiture, de hardiesse ; prêt, comme Luther, à tout sacrifier pour la vérité, il avait moins de sagesse et de modération que le Réformateur ; il n’était pas sans quelque amour de la vaine gloire, et, avec une disposition prononcée à aller jusqu’au fond des questions, il avait peu de jugement et peu de clarté dans les idées. Luther l’avait tiré du milieu des scolastiques et dirigé vers l’étude de l’Écriture ; mais Carlstadt n’avait pas eu la patience d’étudier les langues originales, et n’avait pas reconnu, comme son ami, la pleine suffisance de la Parole de Dieu. Aussi le vit-on s’attacher souvent aux interprétations les plus singulières. Tant que Luther fut à ses côtés, la supériorité du maître retint le disciple dans de justes bornes. Mais alors Carlstadt était libre. On entendait à l’université, à l’église, partout dans Wittemberg, ce petit homme au teint basané, qui n’avait jamais brillé par son éloquence, exprimer avec entraînement des idées quelquefois profondes, mais souvent enthousiastes et exagérées. « Quelle folie, s’écriait-il, que de penser qu’il faut laisser la Réforme à l’action de Dieu seul ! Un nouvel ordre de choses commence. La main de l’homme doit intervenir. Malheur à celui qui demeurera en arrière, et ne montera pas à la brèche pour la cause du Dieu fort… »

La parole de l’archidiacre communiquait à d’autres l’impatience qui l’animait lui-même. « Tout ce que les papes ont institué est impie, disaient, à son exemple, des hommes sincères et droits. Ne nous rendons-nous pas complices de ces abominations en les laissant subsister ? Ce qui est condamné par la Parole de Dieu doit être aboli dans la chrétienté. quelles que soient les ordonnances des hommes. Si les chefs de l’État et de l’Église ne veulent pas faire leur devoir, faisons le nôtre. Renonçons aux négociations, aux conférences, aux thèses, aux débats, et appliquons le vrai remède à tant de maux. Il faut un second Élie pour détruire les autels de Baal. »

Le rétablissement de la cène, dans ce moment de fermentation et d’enthousiasme, ne pouvait sans doute présenter la solennité et la sainteté de son institution par le Fils de Dieu, la veille de sa mort, et presque au pied de sa croix. Mais si Dieu se servait maintenant d’hommes faibles et peut-être passionnés, c’était pourtant sa main qui rétablissait au milieu de l’Église le repas de son amour.

Déjà au mois d’octobre, Carlstadt avait célébré en secret le repas du Seigneur, selon l’institution de Christ, avec douze de ses amis. Le dimanche avant Noël, il annonça du haut de la chaire que le jour de la Circoncision du Seigneur, premier de l’an, il distribuerait la cène sous les deux espèces du pain et du vin, à tous ceux qui se présenteraient à l’autel ; qu’il omettrait toutes les cérémonies inutilesb, et ne mettrait, pour célébrer cette messe, ni chape ni chasuble.

b – Und die anderen Schirymstege alle aussen lassen. (Corp. Ref. I. 512.)

Le conseil, effrayé, demanda au conseiller Beyer d’empêcher un si grand désordre. Alors Carlstadt résolut de ne pas attendre le temps fixé. Le jour même de Noël 1521, il prêche dans l’église paroissiale sur la nécessité d’abandonner la messe et de recevoir le sacrement sous les deux espèces. Après le sermon, il descend à l’autel ; il prononce en allemand les paroles de la consécration ; puis, se tournant vers le peuple attentif, il dit d’une voix solennelle : « Que quiconque sent le poids de ses péchés, et a faim et soif de la grâce de Dieu, vienne et reçoive le corps et le sang du Seigneurc. » Ensuite, sans élever l’hostie, il distribue à tous le pain et le vin en disant : « Ceci est le calice de mon sang, du sang du Testament nouveau et éternel. »

c – Wer mit Sünden beschwert and nach der Gnade Gottes hungrig und durstig. (Ibid. 540.)

Des sentiments divers régnaient dans l’assemblée. Les uns, sentant qu’une grâce nouvelle de Dieu était donnée à l’Église, venaient avec émotion et en silence à l’autel. D’autres, attirés surtout par la nouveauté, s’en approchaient avec agitation et une certaine impatience. Cinq communiants seulement s’étaient présentés au confessionnal. Les autres prirent simplement part à la confession publique des péchés. Carlstadt donna à tous l’absolution générale, en n’imposant d’autre pénitence que celle-ci : « Ne péchez plus désormais. » En Unissant, on chanta le cantique : Agneau de Dieud.

d – Wenn man communicirt hat, so singt man: Agnus Dei carmen. Corp. Ref. I. 540.

Personne ne s’opposa à Carlstadt ; ces réformes avaient déjà obtenu l’assentiment public. L’archidiacre donna de nouveau la cène le jour de l’an, puis le dimanche suivant ; et dès lors l’institution fut maintenue. Einsidlen, conseiller de l’électeur, ayant reproché à Carlstadt de rechercher sa gloire plus que le salut de ses auditeurs : « Puissant seigneur, répondit-il, il n’y a pas de mort qui puisse me faire désister de l’Écriture. La Parole est arrivée à moi avec tant de promptitude… Malheur à moi si je ne prêche pase ! » Peu après Carlstadt se maria.

e – Mir ist das Wort fast in grosser Geschwindigkeit eingefallen. (Ibid. 545.)

Au mois de janvier, le conseil de la ville de Wittemberg et l’université réglèrent la célébration de la cène suivant le nouveau rite. On s’occupa en même temps des moyens de rendre à la religion son influence morale ; car la Réformation devait rétablir simultanément la foi, le culte et les mœurs. Il fut arrêté qu’on ne tolérerait plus de mendiants, qu’ils fussent moines ou non ; et que, dans chaque rue, il y aurait un homme pieux chargé de prendre soin des pauvres, et de citer les pécheurs scandaleux devant l’université ou le conseilf.

f – Keinen offenbaren Sünder zu dulden… (Ibid. 540.)

Ainsi tomba le principal boulevard de Rome, la messe ; ainsi la Réformation passa de la doctrine dans le culte. Il y avait trois siècles que la messe et la transsubstantiation avaient été définitivement établiesg. Dès lors tout avait pris dans l’Église une marche nouvelle ; tout s’était rapporté à la gloire de l’homme et au culte du prêtre. Le saint sacrement avait été adoré ; des fêtes avaient été instituées en l’honneur du plus grand des miracles ; l’adoration de Marie avait acquis une haute importance ; le prêtre qui, dans sa consécration, recevait la puissance admirable de « faire le corps de Christ, » avait été séparé des laïques, et était devenu, selon Thomas d’Aquin, médiateur entre Dieu et l’hommeh ; le célibat avait été proclamé une inviolable loi ; la confession auriculaire avait été imposée au peuple, et la coupe lui avait été enlevée ; car comment placer d’humbles laïques sur le même rang que les prêtres, chargés du plus auguste ministère ? La messe était une injure au Fils de Dieu ; elle était opposée à la grâce parfaite de sa croix et à la gloire sans tache de son règne éternel ; mais si elle abaissait le Seigneur, elle élevait le prêtre, qu’elle revêtait de la puissance inouïe de reproduire à son gré, dans ses mains, le souverain Créateur. L’Église parut dès lors exister, non pour prêcher l’Évangile, mais simplement pour reproduire corporellement le Christ au milieu d’ellei. Le pontife de Rome, dont les plus humbles serviteurs créaient à leur gré le corps de Dieu même, s’assit comme Dieu dans le temple de Dieu, et s’attribua un trésor spirituel, dont il tirait à son gré des indulgences, pour le pardon des âmes.

g – Par le concile de Latran de l’an 1215.

h – Sacerdos constituitur medius inter Deum et populum. (Th. Aquin. Summa, III. 22.)

i – Perfectio hujus sacramenti non est in usu fidelium, sed in consecratione materiæ. (Ibid. Quest. 80.)

Telles étaient les grossières erreurs qui, depuis trois siècles, s’étaient avec la messe imposées à l’Église. La Réformation, en abolissant cette institution des hommes, abolissait tous ces abus. C’était donc une action d’une haute portée que celle de l’archidiacre de Wittemberg. Les fêtes somptueuses qui amusaient le peuple, le culte de Marie, l’orgueil du sacerdoce, la puissance du pape, tout chancelait avec la messe. La gloire se retirait des prêtres pour retourner à Jésus Christ, et la Réformation faisait en avant un pas immense.

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