Histoire de la Réformation du seizième siècle

9.12

Luther à Zwickau – Le château de Freyberg – Worms – Francfort – Mouvement universel – Wittemberg, centre de la Réforme – Sentiments de Luther

Si les plus chétifs instruments portaient à Rome de si terribles coups, qu’était-ce quand la parole du moine de Wittemberg se faisait entendre ? Peu après la défaite des nouveaux prophètes, Luther traversait dans un char, en habit de laïque, le territoire du duc George. Son froc était caché, et le Réformateur semblait être un simple bourgeois du pays. S’il avait été reconnu, s’il était tombé entre les mains du duc irrité, peut-être en était-ce fait de lui. Il allait prêcher à Zwickau, berceau des prétendus prophètes. A peine l’apprit-on à Schneeberg, à Annaberg et dans les lieux environnants, qu’on accourut en foule. Quatorze mille personnes arrivèrent dans la ville ; et comme il n’y avait pas de temple qui pût contenir une telle multitude, Luther monta sur le balcon de l’hôtel de ville, et prêcha en présence de vingt-cinq mille auditeurs qui couvraient la place, et dont quelques-uns étaient montés sur des pierres de construction entassées près de l’hôtelt. Le serviteur de Christ parlait avec ferveur sur l’élection de grâce, lorsque tout à coup, du milieu de l’auditoire, on entendit pousser quelques cris. Une vieille femme, l’œil hagard, étendait ses bras amaigris, du haut de la pierre sur laquelle elle s’était placée, et semblait vouloir, de sa main décharnée, retenir cette foule qui allait se précipiter aux pieds de Jésus-Christ. Ses cris sauvages interrompaient le prédicateur. « C’était le diable, dit Seckendorf, qui, prenant la forme d’une vieille femme, voulait exciter un tumulteu. » Mais ce fut en vain ; la parole du Réformateur fit taire le mauvais esprit ; l’enthousiasme gagna ces milliers d’auditeurs ; on se saluait du regard, on se serrait les mains, et bientôt les moines, interdits, ne pouvant conjurer l’orage, se virent obligés à quitter Zwickau.

t – Von dem Rathhaus unter einem Zulauf von 25 000 Menschen. (Seck. p. 539.)

u – Der Teufel indem er sich in Gestalt eines alten Weibes. (Ibid.)

Dans le château de Freyberg résidait le duc Henri, frère du duc George. Sa femme, princesse de Mecklembourg, lui avait donné, l’année précédente, un fils qui avait été nommé Maurice. Le duc Henri joignait à l’amour de la table et du plaisir, la brusquerie et la grossièreté d’un soldat. Du reste, pieux à la manière du temps, il avait fait un voyage à la terre sainte et un autre à Saint-Jacques de Compostelle. « A Compostelle, disait il souvent, j’ai déposé cent florins d’or sur l’autel du saint, et je lui ai dit : O saint Jacques ! c’est pour te plaire que je suis venu jusqu’ici ; je te fais cadeau de cet argent ; mais si ces coquins-là (les prêtres) te le prennent, je n’y puis rien ; prends-y donc gardev. »

v – Lass du dir’s die Buben nehmen… (Seck. p. 430.)

Un franciscain et un dominicain, disciples de Luther, prêchaient depuis quelque temps l’Évangile à Freyberg. La duchesse, à qui sa piété avait inspiré l’horreur de l’hérésie, écoutait ces prédications, tout étonnée que cette douce parole d’un Sauveur fût ce dont on lui avait tant fait peur. Peu à peu ses yeux s’ouvrirent, et elle trouva la paix en Jésus-Christ. A peine le duc George apprit-il qu’on prêchait l’Évangile à Freyberg, qu’il pria son frère de s’opposer à ces nouveautés. Le chancelier Strehlin et les chanoines le secondèrent de leur fanatisme. Il y eut un grand éclat à la cour de Freyberg. Le duc Henri faisait à sa femme de brusques réprimandes et de durs reproches, et plus d’une fois la pieuse duchesse arrosa de ses larmes le berceau de son enfant. Cependant, peu à peu ses prières et sa douceur gagnèrent le cœur de son mari ; cet homme si rude s’amollit ; une douce harmonie s’établit entre les deux époux, et ils purent prier ensemble près de leur fils. Sur cet enfant planaient de grandes destinées ; et de ce berceau, près duquel une mère chrétienne avait si souvent épanché ses douleurs, Dieu devait faire sortir un jour le défenseur de la Réformation.

L’intrépidité de Luther avait ému les habitants de Worms. L’arrêt impérial faisait trembler les magistrats ; toutes les églises étaient fermées ; mais sur une place couverte d’une foule immense, un prédicateur, du haut d’une chaire grossièrement construite, annonçait avec entraînement l’Évangile. L’autorité paraissait-elle vouloir intervenir, la foule se dissipait en un moment, on emportait furtivement la chaire ; mais l’orage passé, on la redressait aussitôt dans quelque endroit plus reculé, ou la foule accourait pour entendre de nouveau la Parole de Christ. Cette chaire improvisée était portée chaque jour d’un lieu à un autre, et elle servait à affermir ce peuple, encore ébranlé par les émotions de la grande scène de Wormsw.

w – So liessen sie eine Canzel machen, die man von einem Ort zum andern… (Seck. p. 436.)

Dans une des principales villes libres de l’Empire, à Francfort-sur-le-Mein, tout était dans l’agitation. Un courageux évangéliste, Ibach, y prêchait le salut par Jésus-Christ. Le clergé, dont Cochléus, si célèbre par ses écrits et sa haine, faisait partie, plein d’irritation contre cet audacieux collègue, le dénonça à l’archevêque de Mayence. Le conseil, quoique timide, prit pourtant sa défense, mais en vain ; le clergé destitua le ministre évangélique et le chassa. Rome triomphait ; tout semblait perdu ; les simples fidèles se croyaient privés pour toujours de la Parole ; mais dans le moment où la bourgeoisie se montrait disposée à cédera ces prêtres tyranniques, plusieurs nobles se déclarèrent pour l’Évangile. Max de Moluheim, Harmut de Cronberg, George de Stockheim, Émeric de Reiffenstein, dont les biens se trouvaient près de Francfort, écrivirent au conseil : « Nous sommes contraints de nous lever contre ces loups spirituels. » Et s’adressant au clergé : « Embrassez, lui dirent-ils, la doctrine évangélique ; rappelez Ibach, ou nous vous retirons les dîmes !… » Le peuple, qui goûtait la Réforme, encouragé par le langage des nobles, s’émut ; et en un jour, au moment où le prêtre le plus opposé à la Réformation, le persécuteur d’Ibach, Pierre Mayer, allait prêcher contre les hérétiques, un grand tumulte se fit entendre. Mayer, effrayé, abandonna précipitamment l’église. Ce mouvement décida le conseil. Une ordonnance enjoignit à tous les prédicateurs de prêcher purement la Parole de Dieu, ou de quitter la ville.

La lumière qui était partie de Wittemberg, comme du centre de la nation, se répandait ainsi dans tout l’Empire. A l’occident, le pays de Berg, Clèves, Lippstadt, Münster, Wesel, Miltenberg, Mayence, Deux-Ponts, Strasbourg, entendaient l’Évangile. Au midi, Hof, Schlesstadt, Bamberg, Esslingen, Hall en Souabe, Heilbronn, Augsbourg, Ulm et beaucoup d’autres lieux le saluaient avec joie. A l’orient, le duché de Liegnitz, la Prusse et la Poméranie lui ouvraient leurs portes. Au nord, Brunswick, Halberstadt, Gosslar, Celle, la Frise, Brême, Hambourg, le Holstein, et même le Danemark et d’autres contrées voisines, s’émouvaient au son de la nouvelle Parole.

L’électeur avait déclaré qu’il laisserait les évêques prêcher librement dans ses États, mais qu’il ne leur livrerait personne. Aussi vit-on bientôt les prédicateurs évangéliques, poursuivis dans d’autres contrées, se réfugier en Saxe. Ibach de Francfort, Éberlin d’Ulm, Kauxdorf de Magdebourg, Valentin Musteus, que les chanoines de Halberstadt avaient horriblement mutiléx, et d’autres fidèles ministres, venus de toute l’Allemagne, accouraient à Wittemberg, comme au seul asile qui leur fût assuré. Ils s’y entretenaient avec les réformateurs ; ils s’affermissaient auprès d’eux dans la foi, et ils leur faisaient part eux-mêmes des expériences qu’ils avaient faites et des lumières qu’ils avaient acquises. C’est ainsi que l’eau des fleuves revient, par les nues, des vastes étendues de l’Océan, nourrir les glaciers d’où elle descendit autrefois dans la mer.

x – Aliquot ministri canonicorum, capiunt D. Valentinum Mustæum et vinctum manibus pedibusque, injecto in ejus os freno, deferunt per trabes in inferiores cœnobii partes, ibique in cella cerevisiaria eum castrant. (Hamelmann, Historia renati Evangelii, p. 880.)

L’œuvre qui se développait à Wittemberg, formée ainsi de beaucoup d’éléments divers, devenait toujours plus l’œuvre de la nation, de l’Europe, de la chrétienté. Cette école fondée par Frédéric, vivifiée par Luther, était le centre de l’immense révolution qui renouvelait l’Église, et elle lui imprimait une unité réelle et vivante, bien supérieure à l’unité apparente de Rome. La Bible régnait à Wittemberg, et ses oracles étaient partout entendus. Cette académie, la plus récente de toutes, avait acquis dans la chrétienté le rang et l’influence qui avaient appartenu jusque-là à l’antique université de Paris. La foule qui y accourait de toute l’Europe y faisait connaître les besoins de l’Église et des peuples ; et en quittant ces murs, devenus sacrés pour elle, elle rapportait à l’Église et aux peuples la Parole de la grâce, destinée à guérir et à sauver les nations.

Luther, à la vue de ces succès, sentait son courage croître dans son cœur. Il voyait cette faible entreprise, commencée au milieu de tant de craintes et avec tant d’angoisses, changer la face du monde chrétien, et il en était étonné lui-même. Il n’avait rien prévu de semblable, à l’heure où il se leva contre Tetzel. Prosterné devant le Dieu qu’il adorait, il reconnaissait que cette œuvre était son œuvre, et il triomphait dans le sentiment d’une victoire qui ne pouvait plus lui être ravie. « Nos ennemis nous menacent de la mort, disait-il au chevalier Harmut de Cronberg ; s’ils avaient autant de sagesse qu’ils ont de folie, ce serait, au contraire, de la vie qu’ils nous menaceraient. Quelle plaisanterie ou quel outrage n’est-ce pas que de prétendre menacer de la mort Christ et les chrétiens, eux qui sont les maîtres et les vainqueurs de la morty ?… C’est comme si je voulais effrayer un homme en sellant son coursier et en l’aidant à monter dessus. Ils ne savent donc pas que Christ est ressuscité des morts ? Il est encore pour eux couché dans le sépulcre ; que dis-je ? dans l’enfer. Mais nous, nous savons qu’il vit. » Il s’indignait à la pensée qu’on pût regarder à lui comme à l’auteur d’une œuvre, dans les plus petits détails de laquelle il reconnaissait la main de son Dieu. « Plusieurs croient à cause de moi, disait-il. Mais ceux-là seuls sont dans la vérité qui demeureraient fidèles, alors même qu’ils apprendraient, ce dont Dieu me préserve, que j’ai renié Jésus-Christ. Les vrais disciples ne croient pas en Luther, mais en Jésus-Christ. Moi-même je ne me soucie pas de Lutherz. Qu’il soit un saint ou un fripon, que m’importe ? Ce n’est pas lui que je prêche, c’est Christ. Si le diable peut le prendre, qu’il le prenne ! Mais que Christ nous demeure, et nous demeurerons aussi. »

y – Herren und Siegmänner des Todes. (L. Epp. II. 164.)

z – Ich kenne auch selbst nicht den Luther. (Ibid. 168.)

En effet, en vain voudrait-on expliquer ce grand mouvement par des circonstances humaines. Les lettrés, il est vrai, aiguisaient leur esprit et lançaient des traits acérés contre les moines et le pape ; le cri de la liberté, que l’Allemagne avait si souvent poussé contre la tyrannie des Italiens, retentissait de nouveau dans les châteaux et dans les provinces ; le peuple se réjouissait en entendant les chants du « rossignol de Wittemberg », présage du printemps qui partout commençait à poindrea. Mais ce n’était pas un mouvement extérieur, semblable à celui que le besoin d’une liberté terrestre imprime, qui s’accomplissait alors. Ceux qui disent que la déformation fut opérée en offrant aux princes les biens des couvents, aux prêtres le mariage, aux peuples la liberté, en méconnaissent étrangement la nature. Sans doute un emploi utile des fonds qui avaient nourri jusqu’alors la paresse des moines, sans doute le mariage, la liberté, qui viennent de Dieu même, purent favoriser le développement de la Réforme ; mais la force motrice n’était pas là. Une révolution intime s’opérait alors dans les profondeurs du cœur humain. Le peuple chrétien apprenait de nouveau à aimer, à pardonner, à prier, à souffrir et même à mourir pour une vérité qui ne lui promettait du repos que dans le ciel. L’Église se transformait. Le christianisme brisait les enveloppes dans lesquelles on l’avait si longtemps retenu, et rentrait vivant dans un monde qui avait oublié son ancien pouvoir. La main qui fit le monde s’était retournée vers lui ; et l’Évangile, reparaissant au milieu des nations, précipitait sa course, malgré les efforts puissants et répétés des prêtres et des rois ; semblable à l’Océan qui, quand la main de Dieu pèse sur ses flots, s’élève avec un calme majestueux le long des rivages, sans que nul puissance humaine soit capable d’arrêter ses progrès.

aWittemberger Nachtigall, poésie de Hans Sachs, 1523.

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