Histoire de la Réformation du seizième siècle

10.1

Élément politique – Manque d’enthousiasme à Rome – Siège de Pampelune – Courage d’Inigo – Transformation – Luther et Loyola – Visions – Les deux principes

La Réformation, qui n’avait d’abord existé que dans le cœur de quelques hommes pieux, était entrée dans le culte et dans la vie de l’Église ; il était naturel qu’elle fit un nouveau pas et pénétrât de là dans les rapports civils et dans la vie des nations. Sa marche fut toujours du dedans au dehors. Nous allons voir cette grande révolution prendre possession de la vie politique des peuples.

Depuis près de huit siècles, l’Europe formait un vaste État sacerdotal. Les empereurs et les rois avaient été sous le patronage des papes. S’il y avait en, surtout en France et en Allemagne, d’énergiques résistances à d’audacieuses prétentions, Rome avait eu finalement le dessus, et l’on avait vu des princes, dociles exécuteurs de ses terribles jugements, combattre pour assurer son empire, contre de simples fidèles soumis à leur domination, et répandre pour elle avec profusion le sang des enfants de leur peuple.

Aucune atteinte ne pouvait être portée à ce vaste État ecclésiastique dont le pape était le chef, sans que les rapports politiques en fussent aussi ébranlés.

Deux grandes idées agitaient alors l’Allemagne. D’un côté, on voulait un renouvellement de la foi ; de l’autre, on demandait un gouvernement national, au sein duquel les États germaniques fussent représentés, et qui pût faire contre-poids à la puissance des empereursa.

a – Pfeffel Droit publ. de l’Allemagne, 590. Robertson, Charles-Quint III. 114. Ranke, Deutsche Gesch.

L’électeur Frédéric avait insisté sur ce point, lors de l’élection qui avait donné un successeur à Maximilien ; et le jeune Charles s’était soumis. Un gouvernement national composé du gouverneur impérial et des représentants des électeurs et des cercles, avait été en conséquence formé.

Ainsi Luther réformait l’Église, et Frédéric de Saxe réformait l’État.

Mais tandis que, parallèlement à la réforme religieuse, d’importantes modifications politiques étaient introduites par les chefs de la nation, il était à craindre que « la commune » ne vînt aussi à s’émouvoir, et ne compromît, par ses excès religieux et politiques, les deux réformations.

Cette intrusion violente et fanatique de la populace et de quelques meneurs, qui semble inévitable dès que la société s’ébranle et se transforme, ne manqua pas d’avoir lieu en Allemagne, aux temps qui nous occupent.

Il y avait encore d’autres causes pour faire naître de telles agitations.

L’Empereur et le pape s’étaient unis contre la Réforme, et elle semblait devoir succomber sous les coups de si puissants adversaires. La politique, l’intérêt, l’ambition, imposaient à Charles-Quint et à Léon X l’obligation de la détruire. Mais ce sont là de mauvais champions pour combattre la vérité. Le dévouement à une cause que l’on regarde comme sacrée, ne peut être vaincu que par un dévouement contraire. Or Rome, docile à l’impulsion d’un Léon X, s’enthousiasmait pour un sonnet ou pour une mélodie, mais était insensible à la religion de Jésus-Christ ; et si quelque pensée moins futile venait la visiter, au lieu de se purifier et de se retremper dans le christianisme des apôtres, elle s’occupait d’alliances, de guerres, de conquêtes, de traités, qui lui assurassent des provinces nouvelles, et elle laissait, avec un froid dédain, la Réformation ranimer partout l’enthousiasme religieux, et marcher triomphante, vers de plus nobles conquêtes. L’ennemi qu’on avait juré d’écraser dans la basilique de Worms, se présentait plein d’audace et de force ; la lutte devait être vive ; le sang allait couler.

Cependant quelques-uns des dangers les plus puissants dont la Réformation était menacée, parurent alors s’éloigner. Le jeune Charles se trouvant un jour, avant la publication de l’édit de Worms, à une fenêtre du palais, avec son confesseur, avait dit, il est vrai, en portant la main droite sur son cœur : « Je jure de faire pendre à cette fenêtre le premier qui, après la publication de mon édit, osera se montrer luthérienb. » Mais bientôt son zèle s’était grandement ralenti. Son projet de rétablir la gloire antique du saint-empire, c’est-à-dire d’augmenter sa puissance, avait été reçu avec froideurc. Mécontent de l’Allemagne, il quitta les bords du Rhin, se rendit dans les Pays-Bas, et profita du séjour qu’il y fit, pour donner aux moines quelques satisfactions, qu’il se voyait hors d’état de leur accorder dans l’Empire. Les œuvres de Luther furent brûlées à Gand, par la main du bourreau, avec toute la solennité possible. Plus de cinquante mille spectateurs furent présents à cet auto-da-fé ; l’Empereur lui-même y assista avec un sourire approbateurd. Puis il se rendit en Espagne, où des guerres et des troubles le contraignirent, pour quelque temps du moins, à laisser l’Allemagne tranquille. Puisqu’on lui refuse dans l’Empire la puissance qu’il réclame, que d’autres y poursuivent l’hérétique de Wittemberg. De plus graves soucis le préoccupent.

b – Sancte juro… eum ex hac fenestra meo jussu suspensum iri. (Pallav. I. 130.)

c – Essendo tornato dalla Dieta che sua Maesta haveva fatta in Wormatia, escluso d’ogni conclusion buona d’ajuti e di favori che si fussi proposto d’ottenere in essa. (Instructions to Cardinal Farnese. Manuscrit de la bibl. Corsini, publié par Ranke.)

d – Ipso Cæsare, ore subridenti, spectaculo plausit. (Pallav. I. 130.)

En effet, François Ier, impatient d’en venir aux mains avec son rival, lui avait jeté le gant. Sous le prétexte de rétablir dans leur patrimoine les enfants de Jean d’Albret, roi de Navarre, il avait commencé une lutte, longue et sanglante, qui devait durer toute sa vie, en faisant entrer dans ce royaume, sous le commandement de Lesparre, une armée dont les conquêtes rapides ne s’arrêtèrent que devant la forteresse de Pampelune.

Sur ces fortes murailles devait s’enflammer un enthousiasme destiné à s’opposer un jour à l’enthousiasme du Réformateur, et à souffler dans la papauté un esprit nouveau d’énergie, de dévouement et de domination. Pampelune devait être comme le berceau du rival du moine de Wittemberg.

L’esprit chevaleresque, qui avait si longtemps animé le monde chrétien, ne se trouvait plus qu’en Espagne. Les guerres contre les Mores, à peine finies dans la Péninsule et toujours renouvelées en Afrique, des expéditions lointaines et aventureuses au delà des mers, entretenaient dans la jeunesse castillane cette vaillance enthousiaste et naïve dont Amadis avait été l’idéal.

Parmi les défenseurs de Pampelune se trouvait un jeune gentilhomme nommé don Inigo Lopez de Recalde, cadet d’une famille de treize enfants. Élevé à la cour de Ferdinand le Catholique, Recalde, doué des grâces et de la beauté du corpse, habile à manier l’épée et la lance, recherchait avec ardeur la gloire de la chevalerie. Se couvrir d’armes étincelantes, monter un coursier généreuxf, s’exposer aux brillants dangers d’un tournoi, courir de hasardeuses aventures, prendre part aux débats passionnés des factionsg, et déployer pour saint Pierre autant de dévotion que pour sa dame, telle était la vie du jeune chevalier.

e – Cum esset in corporis ornatu elegantissimus. (Maffei Vita Loyolæ, 1586, p. 3.)

f – Equorumque et armorum usu præcelleret. (Ibid.)

g – Partim in factionum rixarumque periculis, partim in amatoria vesania… tempus consumeret. (Ibid.)

Le gouverneur de la Navarre étant allé chercher du secours en Espagne, avait laissé à Inigo et à quelques nobles la garde de Pampelune. Ces derniers, voyant la supériorité des troupes françaises, résolurent de se retirer. Inigo les conjura de tenir tête à Lesparre ; les trouvant inébranlables dans leur dessein, il les regarda avec indignation, les accusa de lâcheté, de perfidie ; puis se jeta seul dans la citadelle, décidé à la défendre au prix de sa vieh.

h – Ardentibus oculis, detestatus ignaviam perfidiamque, spectantibus omnibus, in arcem solus introit. (Ibid. p. 6.)

Les Français, reçus avec enthousiasme dans Pampelune, ayant proposé au commandant de la forteresse de capituler : « Supportons tout, dit Inigo avec feu à ses compagnons, plutôt que de nous rendrei. » Les Français commencent alors à battre les murs avec leurs puissantes machines, et bientôt ils tentent l’assaut. Le courage et les paroles d’Inigo excitent les Espagnols ; ils repoussent les assaillants de leurs traits, de leurs épées, de leurs hallebardes ; Inigo combat à leur tête ; debout sur la muraille, l’œil enflammé, le jeune chevalier brandit son épée. et ses coups tombent sur l’ennemi. Soudain un boulet vient frapper le mur, à la place même qu’il défend ; une pierre se détache, blesse grièvement le chevalier à la jambe droite, et le boulet, renvoyé par la violence du coup, brise sa jambe gauche. Inigo tombe sans connaissancej. Aussitôt la garnison se rend, et les Français, pleins d’admiration pour le courage de leur jeune adversaire, le font conduire en litière chez ses parents, au château de Loyola. C’est dans ce manoir seigneurial, dont il a plus tard porté le nom, qu’Inigo était né, huit ans après Luther, de l’une des familles les plus illustres de ces contrées.

i – Tam acri ac vehementi oratione commilitonibus dissuasit. (Maffei Vita Loyolæ, 1586, p. 6.)

j – Ut e vestigio semianimis alienata mente corruerit. (Ibid. p. 7.)

Une opération douloureuse était devenue nécessaire. Au milieu des souffrances les plus aiguës, Inigo fermait ses poings avec effort, mais ne poussait pas un seul crik.

k – Nullum aliud indicium dedit doloris, nisi ut coactos in pugnum digitos valde constringeret. (Ibid. p. 8.)

Contraint à un pénible repos, il avait besoin d’occuper de quelque manière sa vive imagination. A défaut des romans de chevalerie, dont il s’était nourri jusqu’alors, on lui donna la Vie de Jésus-Christ et les légendes ou les Fleurs des Saints. Cette lecture, dans l’état de solitude et de maladie où il se trouvait, fit sur son esprit une impression extraordinaire. Il crut voir s’éloigner, s’effacer et s’éteindre la vie bruyante des tournois et des combats, qui seule jusqu’alors avait occupé sa jeunesse, et en même temps s’ouvrir devant ses yeux étonnés une carrière plus glorieuse. Les humbles actions des saints et leurs souffrances héroïques lui parurent tout à coup bien plus dignes de louange que tous les hauts faits d’armes de la chevalerie. Étendu sur son lit, agité par la fièvre, il se livrait aux pensées les plus contradictoires. Le monde qu’il abandonnait et celui dont il saluait les saintes macérations lui apparaissaient à la fois, l’un avec ses voluptés, l’autre avec ses rigueurs ; et ces deux mondes se livraient dans son esprit un combat acharné. Que serait-ce, dit-il, si je faisais ce qu’ont fait saint François ou saint Dominiquel ? Puis l’image de la dame à laquelle il avait voué son cœur se présentant à lui : « Ce n’est pas une comtesse, s’écriait-il avec une naïve vanité, ce n’est pas une duchesse, c’est plus que tout celam… » Mais ces pensées le laissaient plein d’amertume et d’ennui, tandis que son projet d’imiter les saints le remplissait de paix et de joie.

l – Quid si ego hoc agerem quod fecit beatus Franciscus, quid si hoc quod beatus Dominicus ? (Acta Sanct. VII. 634.)

m – Non era condessa, ni duquessa, mas era su estado mas alto. (Ibid.)

Dès lors son choix fut arrêté. A peine rétabli, il résolut de faire ses adieux au siècle. Après avoir, comme Luther, fait encore un repas avec ses anciens compagnons d’armes, il partit seul, dans le plus grand secretn, pour se rendre vers les demeures solitaires que des ermites de Saint-Benoît avaient taillées dans le roc des montagnes de Montserrat. Pressé, non par le sentiment de ses péchés, ou par le besoin de la grâce divine, mais par le désir de devenir « chevalier de Marie, » et de se rendre illustre par des macérations et des œuvres pies, comme toute l’armée des saints, il se confessa pendant trois jours, donna à un mendiant ses riches vêtements, se couvrit d’un sac et se ceignit d’une cordeo. Puis, se rappelant la célèbre veille d’armes d’Amadis de Gaule, il suspendit son épée devant une image de Marie, passa la nuit en veille dans son nouvel et étrange costume, et se livra, tantôt à genoux et tantôt debout, mais toujours en prière et le bâton de pèlerin à la main, à tous les dévots exercices que l’illustre Amadis avait jadis pratiqués. « C’est ainsi, dit l’un des biographes du saint, le jésuite Maffei, que tandis que Satan armait Martin Luther contre toutes les lois divines et humaines, et que cet infâme hérésiarque comparaissait à Worms et y déclarait une guerre impie au siège apostolique, Christ, par un appel de sa divine providence, suscitait ce nouveau combattant, et le liant, lui et plus tard tous ses sectateurs, au service du pontife romain, l’opposait à la licence et à la fureur de la perversité hérétiquep. »

n – Ibi duce amicisque ita salutatis, ut arcana consiliorum suorum quam accuratissime tegeret. (Maffei, p. 16.)

o – Pretiosa vestimenta quibus erat ornatus, pannoso cuidam largitus, sacco sese alacer induit ac fune præcinxit. (Ibid. p. 20.)

p – Furori ac libidini hæreticæ pravitatis opponeret. (Maffei, p. 21.)

Loyola, boitant encore d’une jambe, se traîna par des chemins détournés et déserts à Manresa, et y entra dans un couvent de dominicains, afin de se livrer, dans ce lieu obscur, aux plus dures pénitences. Comme Luther, il allait chaque jour mendier de porte en porte sa nourritureq. Il demeurait sept heures à genoux et se flagellait trois fois par jour ; à minuit, il était de nouveau en prière ; il laissait croître en désordre ses cheveux et ses ongles, et il eût été impossible de reconnaître dans le moine pâle et défait le visage de Manresa, le jeune et brillant chevalier de Pampelune.

q – Victum osteatim precibus, infimis emendicare quotidie. (Ibid. p. 23.)

Cependant le moment était venu où les idées religieuses, qui n’avaient guère été jusqu’alors pour Inigo qu’un jeu de chevalerie, devaient se révéler à lui avec plus de gravité, et lui faire sentir une puissance qu’il ignorait encore. Tout à coup, sans que rien eût pu le lui faire pressentir, la joie qu’il avait jusqu’alors éprouvée disparutr. En vain eut-il recours à la prière et au chant des cantiques, il ne put trouver le reposs. Son imagination avait cessé de l’entourer d’aimables prestiges ; il était laissé seul avec sa conscience. Il ne pouvait comprendre un état si nouveau pour lui, et il se demandait avec effroi si Dieu, après tant de sacrifices qu’il lui avait faits, était encore irrité contre lui. Nuit et jour, de sombres terreurs agitaient son âme : il versait des larmes amères ; il appelait à grands cris la paix qu’il avait perdue… mais tout cela en vaint. Il recommença alors la longue confession qu’il avait faite à Montserrat. « Peut-être, pensait-il, ai-je oublié quelque chose. » Mais cette confession augmenta encore son angoisse ; car elle lui rappela toutes ses fautes. Il errait morne, abattu ; sa conscience lui criait qu’il n’avait fait pendant toute sa vie qu’entasser péchés sur péchés, et le malheureux, livré à d’accablantes terreurs, faisait retentir le cloître de ses gémissements.

r – Tunc subito, nulla præcedente significatione, prorsus exui nudarique se omni gaudio sentiret. (Ibid. p. 27.)

s – Nec jam in precibus, neque in psalmis… ullam inveniret delectationem aut requiem. (Ibid.)

t – Vanis agitari terroribus, dies noctesque fletibus jungere. (Ibid. p. 28.)

D’étranges pensées trouvèrent alors accès dans son cœur. N’éprouvant aucun soulagement de la confession et des diverses ordonnances de l’Égliseu, il se mit, comme Luther, à douter de leur efficacité. Mais, au lieu de se détourner des œuvres des hommes, pour rechercher l’œuvre pleinement suffisante de Christ, il se demanda s’il ne devrait pas poursuivre de nouveau les gloires du siècle. Son âme s’élança avec impétuosité vers ce monde qu’il avait fuiv ; mais aussitôt il recula saisi d’épouvante.

u – Ut nulla jam res mitigare dolorem posse videretur. (Maff. p. 29.)

v – Et sæculi commodis repetendis magno quodam impetu cogitaverit. (Ibid. p. 30.)

Y avait-il alors quelque différence entre le moine de Manresa et le moine d’Erfurt ? Dans des traits secondaires, sans doute ; mais l’état de leur âme était le même. Tous deux ils sentaient avec énergie la grandeur de leurs péchés. Tous deux ils cherchaient la réconciliation avec Dieu, et ils en voulaient l’assurance dans leur cœur. Si un Staupitz, la Bible à la main, s’était présenté dans le couvent de Manresa, peut-être Inigo fût-il devenu le Luther de la Péninsule. Ces deux grands hommes du xvie siècle, ces deux fondateurs des deux puissances spirituelles, qui depuis trois cents ans se font la guerre, étaient frères alors ; et peut-être, s’ils s’étaient rencontrés, Luther et Loyola fussent-ils tombés dans les bras l’un de l’autre, et eussent-ils mêlé leurs larmes et leurs vœux.

Mais ces deux moines, à dater de ce moment, devaient suivre des voies différentes.

Inigo, au lieu de reconnaître que ses remords lui étaient envoyés pour le pousser au pied de la croix, se persuada que ces reproches intérieurs venaient, non de Dieu, mais du diable, et il prit la résolution de ne plus penser à ses péchés, de les effacer et de les anéantir lui-même dans un oubli éternelw. Luther se tourna vers Christ ; Loyola ne fit que se replier sur lui-même.

w – Sine ulla dubitatione constituit præteritæ vitæ labes perpetua oblivione conterere. (Ibid. p. 31.)

Bientôt des visions vinrent confirmer Inigo dans la conviction qu’il s’était faite. Ses propres résolutions lui avaient tenu lieu de la grâce du Seigneur ; ses propres imaginations lui tinrent lieu de sa Parole. Il avait regardé la voix de Dieu dans sa conscience comme une voix du démon ; aussi le reste de son histoire nous le représente-t-il livré aux inspirations de l’esprit des ténèbres.

Un jour, Loyola rencontra une vieille femme, comme Luther, dans le temps de son angoisse, avait été visité par un vieillard. Mais la vieille Espagnole, au lieu d’annoncer au pénitent de Manresa la rémission des péchés, lui prédit des apparitions de Jésus. Tel fut le christianisme auquel, comme les prophètes de Zwickau, Loyola eut recours. Inigo ne chercha pas la vérité dans les saintes Écritures ; mais il imagina, à leur place, des communications immédiates avec le royaume des esprits. Bientôt il ne vécut plus que dans des extases et des contemplations.

Un jour, se rendant à l’église de Saint-Paul, située hors de la ville, il suivait, plongé dans ses méditations, les rives du Llobrégat, et finit par s’y asseoir. Ses yeux s’étaient arrêtés sur la rivière qui roulait silencieusement devant lui ses profondes eaux, et il s’abîma dans ses pensées. Tout à coup il entra en extase ; il vit de ses yeux ce que les hommes ne comprennent qu’à peine après beaucoup de lectures, de veilles et de travauxx. Il se releva, se tint debout sur le bord du fleuve, et il lui sembla être devenu un autre homme ; puis il se mit à genoux au pied d’une croix qui se trouvait dans le voisinage, disposé à sacrifier sa vie au service de la cause dont les mystères venaient de lui être révélés.

x – Quæ vix demum solent homines intelligentia comprehendere. (Maff. p. 32.)



Ignace de Loyola

Dès lors ses visions devinrent plus fréquentes. Assis sur l’escalier de Saint-Dominique à Manresa, il chantait un jour des psaumes à la sainte Vierge. Tout à coup son âme fut ravie d’extase ; il demeura immobile, plongé dans sa contemplation ; le mystère de la sainte Trinité se révéla à ses yeux sous de magnifiques symbolesy ; il versait des larmes, il faisait entendre des sanglots, et tout le jour il ne cessa de parler de cette vision ineffable.

y – En figuras de tres teclas.

Ces apparitions nombreuses avaient détruit tous ses doutes ; il croyait, non comme Luther, parce que les choses de la foi étaient écrites dans la Parole de Dieu, mais à cause des visions qu’il avait eues. « Quand même il n’y aurait point eu de Bible, disent ses apologistes, quand même ces mystères n’eussent jamais été révélés dans l’Écriturez il les eût crus, car Dieu s’était ouvert à luia. » Luther, à l’époque de son doctorat, avait prêté serment à la sainte Écriture, et l’autorité, seule infaillible, de la Parole de Dieu, était devenue le principe fondamental de la Réformation. Loyola prêta alors serment aux rêves et aux visions ; et des apparitions fantastiques devinrent le principe de sa vie et de sa foi.

z – Quod etsi nulla scriptura, mysteria illa fidei doceret. (Acta Sanct.)

a – Quæ Deo sibi aperiente cognoverant. (Maff. p. 34.)

Le séjour de Luther au couvent d’Erfurt, et celui de Loyola au couvent de Manresa, nous expliquent, l’un la Réformation, l’autre le papisme moderne. Nous ne suivrons pas à Jérusalem, où il se rendit en quittant le cloître, le moine qui devait ranimer les forces épuisées de Rome. Nous le rencontrerons plus tard, dans le cours de cette histoire.

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