Histoire de la Réformation du seizième siècle

10.4

Persécution – Efforts du duc George – Le couvent d’Anvers – Millemberg – Les trois moines d’Anvers – L’échafaud – Le martyre à Bruxelles

Les flammes de feu que vomissait l’humble et doux Adrien, allumèrent l’incendie ; et son frémissement imprima à toute la chrétienté une immense agitation. La persécution, quelque temps arrêtée, recommença. Luther trembla pour l’Allemagne et s’efforça de conjurer l’orage. « Si les princes, dit-il, s’opposent à la vérité, il en résultera un tumulte qui perdra princes, magistrats, prêtres et peuple. Je tremble de voir bientôt l’Allemagne tout entière nager dans le sangv. Élevons-nous comme une muraille et préservons notre peuple de la fureur de notre Dieu ! Les peuples ne sont plus maintenant ce qu’ils ont été jusqu’à cette heurew. Le glaive des guerres civiles est suspendu sur la tête des rois. Ils veulent perdre Luther, mais Luther veut les sauver. Christ vit et règne ; je vivrai et je régnerai avec luix. »

v – Ut videar mihi videre Germaniam in sanguine natare. (L. Epp. II. 156.)

w – Cogitent populos non esse tales medo, quales hactenus fuerunt. (Ibid. 157.)

x – Christus meus vivit et regnat, et ego vivam et regnabe. (Ibid.) 158.

Ces paroles furent sans effet ; Rome se hâtait vers les échafauds et vers le sang. La Réformation, comme Jésus-Christ, n’était pas venue apporter la paix, mais l’épée. La persécution était nécessaire dans les voies de Dieu. Comme on durcit les objets par le feu, pour les mettre à l’abri de l’influence de l’atmosphère, ainsi le feu de l’épreuve devait garantir la vérité évangélique de l’influence du monde. Mais ce feu fit plus encore : il servit, comme dans les premiers temps du christianisme, à allumer dans les cœurs un enthousiasme universel pour une cause poursuivie avec tant de fureur. Il y a dans l’homme, quand il commence à connaître la vérité, une sainte indignation contre l’injustice et la violence. Un instinct qui vient de Dieu, le pousse à se ranger du côté de ceux qu’on opprime ; et en même temps la foi des martyrs l’élève, le gagne, l’entraîne vers cette doctrine salutaire, qui donne tant de courage et tant de paix.

Le duc George se montra à la tête de la persécution. Mais c’était peu que de l’exercer dans ses propres États : il eût voulu surtout qu’elle ravageât la Saxe électorale, ce foyer de l’hérésie, et il fit tout pour ébranler l’électeur Frédéric et le duc Jean. « Des marchands, leur écrivait-il de Nuremberg, venant de la Saxe, rapportent sur ce pays des choses étranges et contraires à l’honneur de Dieu et des saints : on y reçoit avec la main le sacrement de la cène !… On consacre dans la langue du peuple le pain et le vin ; on met le sang de Christ dans des vases ordinaires ; et même un homme, à Eulenbourg, pour insulter le prêtre, est entré dans l’église, monté sur un âne !… Aussi qu’arrive-t-il ? Les mines dont Dieu avait enrichi la Saxe s’épuisent depuis les prédications novatrices de Luther. Oh ! plût à Dieu que ceux qui se vantent d’avoir relevé l’Évangile dans l’électorat l’eussent plutôt porté à Constantinople ! Luther a un chant doux et agréable, mais une queue empoisonnée, qui pique comme celle du scorpion. Dressons nos mains au combat ! Jetons dans les chaînes ces moines apostats et ces prêtres impies ; et cela sans retard, car les cheveux qui nous restent blanchissent aussi bien que nos barbes, et nous montrent que nous n’avons plus que quelques jours pour agiry. »

y – Wie ihre Bärt und Haare ausweisen. (Seckend. p. 482.)

Ainsi écrivait le duc George à l’électeur. Celui-ci lui répondit avec fermeté et douceur, que quiconque ferait une mauvaise action dans ses États, n’échapperait pas à la condamnation qui lui serait due ; mais que, pour ce qui regardait les consciences, il fallait s’en remettre à Dieuz.

z – Müsse man solche Dinge Gott überlassen. Ibid. p. 485.

George, ne pouvant persuader Frédéric, se hâta de sévir autour de lui contre l’œuvre qu’il haïssait. Il jeta en prison les moines et les prêtres sectateurs de Luther ; il rappela les étudiants de ses États, des universités que la Réforme avait atteintes ; et il ordonna qu’on livrât au magistrat tous les Nouveau Testament en langue vulgaire. Les mêmes mesures furent prises en Autriche, en Wurtemberg, et dans le duché de Brunswick.

Mais ce fut dans les Pays-Bas, soumis à l’autorité immédiate de Charles-Quint, que la persécution se déchaîna avec le plus de force. Le couvent des augustins, à Anvers, était rempli de moines qui avaient accueilli les vérités de l’Évangile. Plusieurs des frères qui s’y trouvaient avaient séjourné quelque temps à Wittemberg, et, depuis 1519, on prêchait le salut par grâce dans leur église avec une grande énergie. Le prieur Jacques Probst, homme ardent, et Melchior Mirisch, qui se distinguait au contraire par son habileté et sa prudence, furent arrêtés et conduits à Bruxelles, vers la fin de l’année 1521. Ils y comparurent devant Aléandre, Glapion et divers autres prélats. Surpris, interdit, effrayé, Probst se rétracta. Melchior Mirisch sut adoucir ses juges ; il échappa à la fois à la condamnation et à la rétractation.

Ces persécutions n’épouvantèrent point les moines restés dans le couvent d’Anvers. Ils continuèrent à annoncer l’Évangile avec force. Le peuple accourait en foule, et l’église des augustins de cette ville se trouvait trop petite comme l’avait été celle de Wittemberg. En octobre 1522, l’orage qui grondait sur leur tête éclata ; le couvent fut fermé, et les moines furent jetés en prison et condamnés à morta. Quelques-uns parvinrent à s’échapper. Des femmes, oubliant la timidité de leur sexe, arrachèrent l’un d’eux, Henri Zuphten, à ses bourreauxb. Trois jeunes moines, Henri Voes, Jean Esch et Lambert Thorn, se dérobèrent pendant quelque temps aux recherches des inquisiteurs. On vendit tous les vases du couvent ; on barricada l’édifice ; on en sortit, comme d’un lieu infâme, le saint sacrement ; la gouvernante des Pays-Bas, Marguerite, le reçut solennellement dans l’église de la Sainte-Viergec ; on ordonna de ne pas laisser pierre sur pierre de ce monastère hérétique, et l’on jeta en prison plusieurs bourgeois et des femmes de la ville qui avaient écouté avec joie l’Évangiled.

a – Zum Tode verurtheilet. (Seck. p. 548.)

b – Quomodo mulieres vi Henricum liberarint. (L. Epp. II. 265.)

c – Susceptum honorifice a domina Margareta. (L. Epp. II. 265.)

d – Cives aliquos, et mulieres vexatæ et punitæ. (Ibid.)

Luther fut rempli de douleur en apprenant ces nouvelles. « La cause que nous défendons, dit-il, n’est plus un simple jeu ; elle veut du sang, elle demande la paixe. »

e – Et vitam exiget et sanguinem. (Ibid. 181.)

Mirisch et Probst devaient avoir un sort bien différent. Le prudent Mirisch devint bientôt le serviteur docile de Rome et l’exécuteur des arrêts impériaux contre les partisans de la Réformationf. Probst, au contraire, échappé aux inquisiteurs, pleura sa faute ; il rétracta sa rétractation, et il prêcha avec courage à Bruges, en Flandre, la doctrine qu’il avait abjurée. Arrêté de nouveau et jeté dans les prisons de Bruxelles, sa mort paraissait inévitableg. Un franciscain prit pitié de lui, l’aida à fuir ; et Probst, « sauvé par un miracle de Dieu, » dit Luther, arriva à Wittemberg, où sa double délivrance remplit de joie les cœurs des amis de la Réformeh.

f – Est executor Cæsaris contra nostros. (Ibid. 207.)

g – Domo captum, exustum credimus. (Ibid. 214.)

h – Jacobus, Dei miraculo liberatus, qui nunc agit nobiscum. (L. Epp. II. 182.) Cette lettre, portée dans le recueil de M. de Wette sous la date du 14 avril, doit être postérieure an mois de juin ; puisque le 26 juin Luther dit encore que Probst a été pris pour la seconde fois et va être brûlé. On ne peut admettre que Probst ait été à Wittemberg entre ses deux captivités, car Luther n’eût pas dit d’un chrétien qui se serait sauvé par une rétractation, qu’il avait été délivré par un miracle de Dieu. Peut-être faut-il lire dans la date de la lettre, au lieu de in die S. Tiburtii, in die S. Turiafi, ce qui la porterait au 13 juillet, date qui me semble plus probable.

Partout les prêtres romains étaient sous les armes. La ville de Miltenberg sur le Mein, qui appartenait à l’électeur-archevêque de Mayence, était une des cités germaniques qui avaient reçu la Parole de Dieu avec le plus d’empressement. Les habitants avaient une grande affection pour leur pasteur Jean Dracon, l’un des hommes les plus éclairés de son temps. Il fut contraint de s’éloigner ; mais les ecclésiastiques romains, effrayés, sortirent en même temps, redoutant la vengeance du peuple. Un diacre évangélique demeura seul pour consoler les âmes. En même temps des troupes de Mayence entrèrent et se répandirent dans la ville, la bouche remplie de blasphèmes, brandissant l’épée, et se livrant à la débauchei. Quelques chrétiens évangéliques tombèrent sous leurs coupsj ; d’autres furent saisis et jetés dans les cachots ; les rites de Rome furent rétablis ; la lecture de la Bible fut interdite, et il fut défendu aux habitants de parler de l’Évangile, même dans leurs plus intimes entretiens. Le diacre s’était réfugié, au moment de l’entrée des troupes, dans la maison d’une pauvre veuve. On vint le dénoncer aux chefs, qui envoyèrent un soldat pour s’en emparer. L’humble diacre entendant le soldat qui cherchait sa vie, s’avancer à grands pas, l’attendit en paix, et au moment où la porte de la chambre s’ouvrit brusquement, il alla avec douceur à sa rencontre, l’embrassa avec cordialité, et lui dit : « Je te salue, mon frère ; me voici ; plonge ton glaive dans mon seink. » Le farouche soldat, étonné, laissa tomber son glaive de ses mains, et empêcha qu’on fit aucun mal au pieux évangéliste.

i – So sie doch schändlicher leben denn Huren und Buben. (L. Epp. II. 482.)

j – Schlug etliche Todt. (Seck. p. 604.)

k – Sey gegrüsst, mein Bruder. (Scultet. Ann. I. 173.)

Cependant les inquisiteurs des Pays-Bas, altérés de sang, battaient le pays et cherchaient partout les jeunes augustins échappés à la persécution d’Anvers. Esch, Voes et Lambert furent enfin découverts, jetés dans les chaînes et conduits à Bruxelles, Egmondanus, Hochstratten et quelques autres inquisiteurs les firent comparaître devant eux. « Rétractez-vous, leur demanda Hochstratten, votre assertion que le prêtre n’a pas la puissance de pardonner les péchés et que cela n’appartient qu’à Dieu seul ? » Puis, il énuméra toutes les autres doctrines évangéliques qu’il les sommait d’abjurer. Non, nous ne rétracterons rien, s’écrièrent Esch et Voes avec fermeté ; nous ne renierons pas la Parole de Dieu ; nous mourrons plutôt pour la foi.

l’inquisiteur

Avouez que vous avez été séduits par Luther.

les jeunes augustins

Comme les apôtres ont été séduits par Jésus Christ.

les inquisiteurs

Nous vous déclarons hérétiques, dignes d’être brûlés vifs, et nous vous livrons au bras séculier.

Lambert gardait le silence ; la mort l’épouvantait ; l’angoisse et le doute agitaient son âme. « Je demande quatre jours, » dit-il d’une voix étouffée. On le ramena en prison. Aussitôt que ce délai fut expiré, on retira solennellement à Esch et Voes la consécration sacerdotale, et on les livra au conseil de la gouvernante des Pays-Bas. Le conseil les remit, les mains liées, au bourreau. Hochstratten et trois autres inquisiteurs les accompagnèrent jusqu’au bûcherl.

l – Facta est hæc res Bruxellæ in publico foro. (L. Epp. II. 361.)

Arrivés près de l’échafaud, les jeunes martyrs le regardèrent avec calme ; leur constance, leur piété, leur âgem, arrachaient des larmes, même aux inquisiteurs. Quand ils furent liés, les confesseurs s’approchèrent : Nous vous le demandons encore t une fois : voulez-vous recevoir la foi chrétienne ?

m – Nondum triginta annorum. Ibid.

les martyrs

Nous croyons à l’Église chrétienne, mais non à votre Église.

Une demi-heure se passa ; on hésitait, on espérait que la vue d’une si affreuse mort intimiderait ces jeunes hommes. Mais, seuls tranquilles au milieu de la foule qui s’agitait sur la place, ils entonnèrent les psaumes, s’interrompant de temps en temps pour dire avec courage : « Nous voulons mourir pour le nom de Jésus-Christ. »

Convertissez-vous, convertissez-vous, s’écriaient les inquisiteurs, ou vous mourrez au nom du diable. — Non, répondirent les martyrs, nous mourrons comme chrétiens et pour la vérité de l’Évangile.

Ou mit le feu au bûcher. Tandis que la flamme s’élevait lentement, une paix divine remplissait leurs cœurs, et l’un d’eux alla jusqu’à dire : « Il me semble reposer sur un lit de rosesn. » L’heure solennelle était venue ; la mort était proche : les deux martyrs s’écrièrent d’une voix forte : O Domine Jesu ! Fili David, miserere nostri ! Seigneur Jésus, fils de David, aie pitié de nous ! » Puis ils se mirent à réciter d’une voix grave le symbole de la foio. Enfin les flammes les atteignirent ; mais elles brûlèrent les liens qui les retenaient au pilier, avant que de leur faire perdre le souffle de la vie. L’un d’eux, profitant de cette liberté, se jeta à genoux dans le feu, et adorant ainsi son maîtrep, il s’écria, en joignant les mains : « Seigneur Jésus, fils de David, aie pitié de nous ! » Le feu entoura leurs corps ; ils entonnèrent le Te Deum laudamus ; bientôt la flamme étouffa leur voix, et il ne resta plus d’eux que des cendres.

n – Dit schijnen mij als roosen te zijn. (Brandt, Hist. der Reformatie, I. 79.)

o – Admoto igne, canere cœperunt symbolum fidei, says Erasmus. Epp. I. 1278.

p – Da ist der eine im Feuer auf die Knie gefallen. (L. Opp. XVIII. 481.

Cette exécution avait duré quatre heures. Ce fut le Ier juillet 1523 que les premiers martyrs de la Réformation donnèrent ainsi leur vie pour l’Évangile.

Tous les hommes de bien frémirent en l’apprenant. L’avenir inspirait de vives craintes. « Les supplices commencent », dit Érasmeq. — « Enfin, s’écria Luther, Jésus-Christ recueille quelque fruit de notre parole et il crée de nouveaux martyrs. »

q – Cœpta est carnificina. (Epp. I. 1429).

Mais la joie que la fidélité de ces deux jeunes chrétiens avait causée à Luther, était troublée par la pensée de Lambert. Celui-ci était le plus savant des trois ; il avait remplacé Probst à Anvers dans ses fonctions de prédicateur Agité dans son cachot, effrayé par la mort, il l’était encore plus par sa conscience qui lui reprochait sa lâcheté, et qui le pressait de confesser l’Évangile. Bientôt, délivré de ses craintes, il proclama hardiment la vérité et il mourut comme ses frèresr.

r – Quarta post exustus est tertius frater Lambertus. (L. Epp. II. 361.)

Une riche moisson s’éleva du sang de ces martyrs. Bruxelles se tourna vers l’Évangiles. Partout où Aléandre élève un bûcher, dit Érasme, c’est comme s’il semait des hérétiquest. »

s – Ea mors multos fecit Lutheranos. (Er. Epp. p. 952) Tum demum cœpit civitas favere Luthero. (Ibid. p. 1676.) Érasme au Duc George ; Ea civitas antea purissima. (Ibid. p. 1430.)

t – Ubicumque fumos excitavit nuntius, ibi diceres fuisse factam heresean sementem. (Ibid.)

« Vos liens sont mes liens, s’écria Luther, vos cachots sont mes cachots, et vos bûchers sont mes bûchersu… Nous sommes tous avec vous, et le Seigneur est à notre tête ! » Puis il célébra dans un beau cantique la mort des jeunes moines, et bientôt, en Allemagne et dans les Pays-Bas, dans les villes et dans les campagnes, on entendit retentir ces chants, qui partout répandaient l’enthousiasme pour la foi de ces martyrs :

Non, leur cendre ne périt pas ;
Partout cette sainte poussière,
Dispersée au loin sur la terre,
Sème à Dieu de nouveaux soldats.
Satan, en éteignant leur vie,
Au silence les contraignit ;
Mais leur mort brave sa furie,
Et chante en tous lieux Jésus-Christ.

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