Histoire de la Réformation du seizième siècle

10.13

Les nonnes de Nimptsch – Sentiment de Luther – Fin du couvent – Le mariage de Luther – Bonheur domestique

Dans le monastère de Nimptsch, près de Grimma en Saxe, se trouvaient, en 1525, neuf nonnes assidues à lire la Parole de Dieu et qui avaient reconnu le contraste qui se trouve entre la vie chrétienne et la vie du cloître. C’étaient Madeleine Staupitz, Élisa de Canitz, Ave Grossn, Ave et Marguerite Schonfeld, Laneta de Golis, Marguerite et Catherine Zeschau, et Catherine de Bora. Le premier mouvement de ces jeunes filles, après s’être détachées des superstitions du monastère, fut d’écrire à leurs parents. Le salut de notre âme, leur dirent-elles, ne nous permet pas de continuer plus longtemps à vivre dans un cloîtrej. » Les parents, craignant l’embarras qu’une pareille résolution devait leur donner, repoussèrent avec dureté la prière de leurs filles. Les pauvres religieuses furent consternées. Comment abandonner le monastère ? Leur timidité s’effrayait d’une action aussi désespérée. A la fin, l’horreur que leur causait le culte de la papauté l’emporta, et elles se promirent de ne point se quitter, mais de se rendre toutes ensemble en un lieu honorable, avec ordre et avec décencek. Deux respectables et pieux citoyens de Torgau, Léonard Koppe et WolffTomitzsch, leur offrirent leur appuil ; elles l’acceptèrent comme venant de Dieu même, et sortirent du couvent de Nimptsch sans que personne s’y opposât, et comme si la main du Seigneur leur en eût ouvert les portesm. Koppe et Tomitzsch les reçurent dans leur char, et, le 7 avril 1523, les neuf religieuses, étonnées elles-mêmes de leur hardiesse, s’arrêtèrent avec émotion devant la porte de l’ancien couvent des augustins, où demeurait Luther.

j – Der Seelen Seligkeit halber. (L. Epp. II. 323.)

k – Mit aller Zucht und Ehre an redliche Stätte und Orte kommen. (L. Epp. II. 323.)

l – Per honestos cives Torgavienses adductæ. (Ibid. 319.)

m – Mirabiliter evaserunt. (Ibid.)

« Ce n’est pas moi qui l’ai fait, dit Luther en les recevant, mais plût à Dieu que je pusse sauver ainsi toutes les consciences captives, et vider tous les cloîtresn ; la brèche est faite ! » Plusieurs personnes offrirent au docteur de recevoir les religieuses dans leur maison, et Catherine de Bora fut accueillie dans la famille du bourgmestre de Wittemberg.

n – Und alle Klöster ledig machen. (Ibid. 322.)

Si Luther pensait alors devoir se préparer à quelque événement solennel, c’était à monter à l’échafaud et non à s’avancer vers l’autel. Bien des mois plus tard, il répondait encore à ceux qui lui parlaient de mariage : « Dieu peut changer mon cœur comme il lui plaît ; mais, maintenant du moins, je ne pense en aucune manière à prendre femme ; non que je ne sente aucun attrait pour cet état ; je ne suis ni de bois ni de pierre ; mais j’attends chaque jour la mort et le supplice dû à un hérétiqueo. »

o – Cum expectem quotidie mortem et meritum hæretici supplicium. (L. Epp. II. 570. Lettre à Spalatin, 30 Novembre 1524.)

Cependant tout était en progrès dans l’Église. A la vie monastique, invention des hommes, succédaient partout les habitudes de la vie domestique, instituée de Dieu. Le dimanche 9 octobre 1524, Luther s’étant levé comme à l’ordinaire, mit de côté son froc de moine augustin, se revêtit d’un habit de prêtre séculier, puis parut ainsi dans le temple, où ce changement excita une vive joie. La chrétienté rajeunie saluait avec transport tout ce qui lui annonçait que les choses vieilles étaient passées.

Peu après, le dernier moine quitta le couvent, mais Luther y resta ; ses pas se faisaient seuls entendre dans les longs corridors, et seul il s’asseyait silencieusement au réfectoire qui retentissait naguère du babil des moines. Solitude éloquente et qui attestait les triomphes de la Parole de Dieu. Le couvent avait cessé d’exister. Luther envoya, vers la fin de décembre de l’an 1524, les clefs du monastère à l’électeur, en lui annonçant qu’il verrait où il plairait à Dieu de le nourrirp. L’électeur donna le couvent à l’université et invita Luther à continuer à l’habiter. La demeure des moines devait bientôt devenir le sanctuaire d’une famille chrétienne.

p – Muss und will Ich sehen wo mich Gott ernähret. (L. Epp. II. 582.)

Luther, dont le cœur était si bien fait pour goûter les douceurs de la vie domestique, honorait et aimait l’état du mariage ; il est même probable qu’il avait quelque penchant pour Catherine de Bora. Longtemps ses scrupules et la pensée des calomnies auxquelles donnerait lieu une telle démarche, l’avaient empêché de penser à elle, et il avait offert la pauvre Catherine, d’abord à Baumgartner de Nurembergq, puis au docteur Glatz d’Orlamunde. Mais quand il vit Baumgartner refuser Catherine, et Glatz être refusé par elle, il se demanda plus sérieusement s’il ne devait point songer lui-même à cette union.

q – Si vis Ketam tuam a Bora tenere. (Ibid. 553.)

Son vieux père, qui l’avait vu avec tant de peine embrasser l’état ecclésiastique, le sollicitait d’entrer dans l’état conjugalr. Mais une idée surtout se représentait chaque jour à la conscience de Luther, avec une nouvelle énergie : le mariage est une institution de Dieu, le célibat est une institution des hommes. Il avait horreur de tout ce qui venait de Rome. « Je veux, disait-il à ses amis, ne rien conserver de ma vie papistiques. » Jour et nuit il priait, conjurait le Seigneur de le tirer de son incertitude. Enfin une pensée vint rompre les derniers liens qui le retenaient encore. A tous les motifs de convenance et d’obéissance personnelle qui le portaient à s’appliquer à lui même cette déclaration de Dieu : Il n'est pas bon que l'homme soit seul (Genèse 2.18), se joignit un motif d’une nature plus élevée, et d’une plus grande puissance. Il vit que s’il était appelé au mariage comme homme, il l’était aussi comme réformateur ; cela le décida.

r – Aus Begehren meines lieben Vaters. (Ibid. III. 2.)

s – Ibid. 1.

Le 11 juin 1525, Luther se rendit à la maison de son ami et collègue Amsdorff. Il demanda à Pomeranus, qu’il appelait par excellence « le pasteur, » de bénir son union. Le célèbre peintre Lucas Cranach et le docteur Jean Apelle lui servirent de témoins. Mélanchthon n’était pas présent.

A peine Luther fut-il marié que toute la chrétienté s’en émut. De toutes part on le poursuivait d’accusations et de calomnies. « C’est un inceste ! » s’écriait Henri VIII. « Un moine épouse une vestale, » disaient les unst. — « L’antechrist doit naître de cette union, disaient les autres, car une prophétie annonce qu’il naîtra d’un moine et d’une religieuse. » A quoi Érasme répondait avec son sourire malin : « Si la prophétie est vraie, que de milliers d’antechrists n’y a-t-il pas déjà eu dans le mondeu ! » Mais tandis qu’on assaillait aussi Luther, plusieurs des hommes sages et modérés que l’Église romaine comptait dans son sein prenaient sa défense. Luther, dit Érasme, a pris pour épouse une femme de l’illustre famille de Bora, mais elle est sans dotv. » Un témoignage plus vénéré encore lui fut rendu. Le maître de l’Allemagne, Philippe Mélanchthon, que cette démarche hardie avait d’abord épouvanté, dit de cette voix grave que ses ennemis mêmes écoutaient avec respect : « Si l’on prétend qu’il y a eu quelque chose d’inconvenant dans le mariage de Luther, c’est un mensonge et une calomniew. Je crois qu’il a dû se faire violence pour se marier. La vie du mariage est une vie humble, mais elle est une vie sainte, s’il en est une au monde, et partout les Écritures nous la représentent comme honorable devant Dieu. »

t – Monachus cum vestali copularetur. (M. Ad. Vit. Luth. p. 131.)

u – Quot Antichristorum millia jam olim habet mundus. (Er. Epp. p. 789.)

v – Érasme ajoute : Partu maturo sponsæ vanus erat rumor (les ennemis de Luther faisaient courir la rumeur que deux semaines seulement après son mariage, Catherine avait accouché d’un fils… (Er. Epp., p. 780, 789.)

wὍτι ψεῦδος τοῦτο καὶ διαβολη ἐστι (Corp. ref. I p. 753 ad Cam.)

Luther fut d’abord ému en voyant fondre sur lui tant de mépris et de colère ; Mélanchthon redoubla d’amitié et d’égards envers luix ; et bientôt le réformateur sut voir dans l’opposition des hommes, une marque de l’approbation de Dieu. Si je ne scandalisais pas le monde, dit-il, j’aurais lieu de trembler que ce que j’ai fait ne fût pas selon Dieuy. »

Huit ans s’étaient écoulés depuis le moment où Luther avait attaqué les indulgences jusqu’à celui où il s’unit à Catherine de Bora : il serait difficile d’attribuer, comme on le fait encore, son zèle contre les abus de l’Église à un « désir impatient » de se marier. Il avait alors quarante-deux ans, et Catherine de Bora avait déjà passé deux années à Wittemberg.

xΠᾶσα σπουδῆ καὶ εκυνοία.

y – Offenditur etiam in carne ipsius Divinitatis et Creatoris, ajoute-t-il. (L. Epp. III. 32.)

Luther fut heureux dans cette union. « Le plus grand don de Dieu, disait-il, c’est une épouse pieuse, aimable, craignant Dieu, aimant sa maison, avec laquelle on puisse vivre en paix, et à qui l’on puisse se confier entièrement. » Quelques mois après son mariage, il annonça à l’un de ses amis la grossesse de Catherinez ; et en effet elle accoucha d’un fils un an après leur uniona. Les douceurs du bonheur domestique dissipèrent bientôt les nuages que l’irritation de ses ennemis avait d’abord soulevés autour de lui. Sa Ketha, comme il l’appelait, lui témoignait l’affection la plus tendre, le consolait quand il était abattu, en lui récitant des passages de la Bible, le déchargeait de tous les soins de la vie extérieure, s’asseyait près de lui dans ses heures de loisir, brodait le portrait de son mari, lui rappelait les amis auxquels il oubliait d’écrire, et l’amusait souvent par ses questions naïves. Une certaine fierté paraît avoir été dans son caractère ; aussi Luther l’appelait-il quelquefois : « Seigneur Ketha ; » il disait un jour en plaisantant que, s’il avait encore à se marier, il se sculpterait en pierre une femme obéissante ; car, ajoutait-il, il est impossible d’en trouver une telle en réalité. Ses lettres étaient pleines de tendresse pour Catherine ; il la nommait : « Sa chère et gracieuse femme, sa chère et aimable Ketha. » L’humeur de Luther prit plus d’enjouement dans la société de Catherine, et cette heureuse disposition d’esprit lui demeura dès lors, même au milieu des plus grandes alarmes.

z – 21 octobre 1525. Catena mea simulat vel vere implet illud Genes. 3. Tu dolore gravida eris. (Ibid. 35.)

a – Mir meine liebe Kethe einen Hansen Luther bracht hat, gestern um zwei. (Ibid. 116. June 8, 1526.)

La corruption presque universelle des ecclésiastiques avait fait tomber le sacerdoce dans le plus grand mépris, et les vertus isolées de quelques vrais serviteurs de Dieu n’avaient pu l’en retirer. La paix domestique, la fidélité conjugale, ces fondements les plus sûrs du bonheur terrestre, étaient sans cesse troublés, dans les villes et les campagnes, par les passions grossières des prêtres et des moines. Personne n’était à l’abri de leurs tentatives de séduction. Ils profitaient de l’accès qu’ils avaient dans le sein des familles, et même quelquefois de l’intimité du tribunal de la pénitence, pour faire pénétrer dans les âmes un venin mortel et satisfaire leurs coupables penchants. La Réformation, en abolissant le célibat des prêtres, rétablit la sainteté de l’union conjugale. Le mariage des ecclésiastiques mit fin à un nombre immense de crimes cachés. Les réformateurs devinrent les modèles de leurs troupeaux dans la relation la plus intime et la plus importante de la vie ; et le peuple ne tarda pas à se réjouir de voir de nouveau les ministres de la religion époux et pères.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant