Histoire de la Réformation du seizième siècle

11.9

Érasme et Luther – Incertitude d’Érasme – Luther à Érasme – Écrit d’Érasme contre Luther sur le libre arbitre – Trois opinions – Effet sur Luther – Luther sur le libre arbitre – Les jansénistes et les réformateurs – Hommage à Érasme – Colère d’Érasme – Les trois journées

Il y avait en Allemagne un homme plus redoutable pour Érasme que le malheureux chevalier ; c’était Luther. Le moment était arrivé où les deux grands lutteurs du siècle devaient mesurer leurs forces en un champ clos. C’étaient deux réformations très différentes que celles qu’ils poursuivaient. Tandis que Luther voulait une entière réforme, Érasme, ami du juste milieu, cherchait à obtenir de la hiérarchie des concessions qui réunissent les deux partis extrêmes. Les oscillations et les incertitudes d’Érasme révoltaient Luther. « Vous voulez marcher sur des œufs sans les casser, lui disait-il, et entre des verres sans les briserj. »

j – Auf Eyern gehen und keines zu treten. (L. Opp. XIX, p. 11.)

En même temps il opposait aux oscillations d’Érasme une entière décision. « Nous chrétiens, disait-il, nous devons être sûrs de notre doctrine, et savoir dire oui ou non sans hésiter. Prétendre nous empêcher d’affirmer avec une conviction parfaite ce que nous croyons, c’est nous ôter la foi même. Le Saint-Esprit n’est pas sceptiquek ; et il a écrit dans nos cœurs une ferme et puissante assurance, qui nous rend aussi certains de notre foi, que nous le sommes de notre vie même. »

k – Der heilige Geist ist kein Scepticus. (Ibid. 8.)

Ces paroles seules nous disent de quel côté la force se trouvait. Pour accomplir une transformation religieuse, il faut une foi ferme et vivante. Une révolution salutaire dans l’Église ne proviendra jamais de vues philosophiques et d’opinions. Pour fertiliser la terre après une longue sécheresse, il faut que l’éclair sillonne la nue et que les réservoirs des cieux s’ouvrent. La critique, la philosophie, l’histoire même, peuvent préparer les voies à la foi véritable, mais elles ne peuvent en tenir la place. En vain nettoyez-vous les canaux, rétablissez-vous les digues, tant que l’eau ne descend pas du ciel. Toutes les sciences humaines sans la foi ne sont que des canaux à sec.

Quelle que fût la différence essentielle qu’il y eût entre Luther et Érasme, longtemps les amis de Luther, et Luther lui-même, espérèrent voir Érasme s’unir à eux contre Rome. On racontait de lui des paroles échappées à son humeur caustique, qui le montraient en dissentiment avec les hommes les plus zélés du catholicisme. Un jour, par exemple, qu’il était en Angleterre, disputant vivement avec Thomas Morus, sur la transsubstantiation : « Croyez que vous avez le corps de Christ, dit celui-ci, et vous l’avez réellement. » Érasme ne répondit rien. Il quitta peu après les bords de la Tamise, et Morus lui prêta son cheval jusqu’à la mer ; mais Érasme l’emmena sur le continent. Aussitôt que Morus l’apprit, il lui en fit les plus vifs reproches. Érasme, pour toute réponse, lui envoya le quatrain suivantl :

l – Quod mihi dixisti nuper de corpore Christi:
Crede quod habes, et habes ;
Hoc tibi rescribo tantum de tuo caballo :
Crede quod habes, et habes.
(Paravicini Singularia, p. 71.)

Ce que tu me disais du repas de la foi :
Quiconque croit qu’il l’a, sans manquer le possède ;
Je t’écris à mon tour touchant ton quadrupède :
Crois ferme que tu l’as ; tu l’as ; il est chez toi.

Ce n’était pas seulement en Allemagne et en Angleterre qu’Érasme s’était ainsi fait connaître. — Luther, disait-on à Paris, n’a fait qu’élargir l’ouverture de l’huis, duquel Érasme avait déjà crocheté la serrurem. »

m – Histoire Cathol. de notre temps, par S. Fontaine, de l’ordre de St. François, Paris, 1562.

La situation d’Érasme était difficile : Je ne serai point infidèle à la cause de Christ, écrivait-il à Zwingle, du moins tant que le siècle le permettran. A mesure qu’il voyait Rome se lever contre les amis de la Réformation, il se retirait prudemment. De toutes parts on se tournait vers lui : le pape, l’Empereur, des rois, des princes, des savants et jusqu’à ses plus intimes amis le sollicitaient d’écrire contre le Réformateuro : Nulle œuvre, lui écrivait le pape, ne saurait être plus agréable à Dieu et plus digne de vous et de votre géniep. »

n – Quantum hoc seculum patitur. (Zw. Epp. p. 221.)

o – pontifice, a Cæsare, a regibus, et principibus, a doctissimis etiam et carissimis amicis huc provocor. (Erasm. Zw. Epp. p. 308.)

p – Nulla te et ingenio, eruditione, eloquentiaque tua dignior esse potest. (Adrianus Papa, Epp. Er. p. 1202.)

Longtemps Érasme rejeta ces sollicitations ; il ne pouvait se cacher à lui-même que la cause des réformateurs était celle de la religion aussi bien que celle des lettres. D’ailleurs Luther était un adversaire avec lequel on craignait de se mesurer, et Érasme croyait déjà sentir les coups redoublés et vigoureux de l’athlète de Wittemberg. « Il est facile de dire, répondait-il à un théologien de Rome : Écris contre Luther ; » mais c’est une affaire pleine de périlsq. » Ainsi, il voulait… et pourtant il ne voulait pas.

q – Res est periculi plena.( Er. Epp. p. 758.)

Cette conduite irrésolue d’Érasme déchaîna contre lui les hommes les plus violents des deux partis. Luther lui-même ne savait comment mettre en accord le respect qu’il avait pour la science d’Érasme avec l’indignation que lui faisait ressentir sa timidité. Il résolut de sortir de cet état pénible, et lui écrivit, en avril 1524, une lettre, dont il chargea Camerarius. « Vous n’avez pas encore reçu du Seigneur, lui disait-il, le courage nécessaire pour marcher avec nous à la rencontre des papistes. Nous supportons votre faiblesse. Si les lettres fleurissent, si elles ouvrent à tous les trésors des Écritures, c’est un don que Dieu nous a fait par vous ; don magnifique et pour lequel nos actions de grâces montent au ciel ! Mais n’abandonnez pas la tâche qui vous a été imposée, pour passer dans notre camp. Sans doute votre éloquence et votre génie pourraient nous être utiles ; mais puisque le courage vous manque, restez là où vous êtes. Je voudrais que les nôtres permissent à votre vieillesse de s’endormir en paix dans le Seigneur. La grandeur de notre cause a dès longtemps dépassé vos forces. Mais, d’un autre côté, mon cher Érasme, abstenez-vous de nous jeter à pleines mains ce sel piquant que vous savez bien cacher sous des fleurs de rhétorique ; car il est plus douloureux d’être légèrement mordu d’Érasme, que d’être réduit en poudre par tous les papistes réunis. Contentez-vous d’être le spectateur de notre tragédier ; et ne publiez pas de livres contre moi ; moi, de mon côté, je n’en publierai pas contre vous. »

r – Spectator tantum sis tragœdiæ nostræ. (L. Epp. II. 501.)

Ainsi Luther, l’homme de guerre, demandait la concorde ; ce fut Érasme, l’homme de paix, qui la troubla.

Érasme accueillit la démarche du Réformateur comme la plus vive des insultes ; et, s’il n’avait pas encore formé la résolution d’écrire contre Luther, il est probable qu’il la prit alors. « Peut être qu’Érasme, en écrivant contre vous, lui répondit-il, sera plus utile à l’Évangile que quelques insensés qui écrivent pour vouss et qui ne me permettent plus d’être simple spectateur de cette tragédie. »

s – Quidam stolidi scribentes pro te. (Unschuldige Nachricht, p. 545.)

Mais il avait d’autres motifs encore.

Henri VIII, roi d’Angleterre, et les grands de ce royaume insistaient avec énergie pour qu’il se déclarât publiquement contre la Réformation. Érasme, dans un moment de courage, s’en laissa arracher la promesse. Sa situation équivoque était d’ailleurs devenue pour lui un continuel tourment ; il aimait le repos, et l’obligation où il était de se justifier sans cesse troublait sa vie ; il aimait la gloire, et déjà on l’accusait de craindre Luther et d’être trop faible pour lui répondre ; il était accoutumé au premier rang, et le petit moine de Wittemberg avait détrôné le puissant Érasme. Il lui fallait donc, par un acte courageux. reconquérir la place qu’il avait perdue. Toute l’ancienne chrétienté s’adressait à lui pour l’en supplier. On voulait une capacité, la plus grande réputation du siècle pour l’opposer à la Réforme. Érasme se donna.

Mais de quelle arme va-t-il se servir ? Fera-t-il retentir les tonnerres du Vatican ? Défendra-t-il les abus qui sont la honte de la papauté ? Érasme ne le pouvait. Le grand mouvement qui agitait les esprits, après la mort qui avait duré tant de siècles, le remplissait de joie, et il eût craint de l’entraver. Ne pouvant se faire le champion du catholicisme romain, dans ce qu’il a ajouté au christianisme, il entreprit de le défendre dans ce qu’il en a retranché. Érasme choisit, pour attaquer Luther, le point où le catholicisme se confond avec le rationalisme, la doctrine du libre arbitre ou de la puissance naturelle de l’homme. Ainsi, tout en prenant la défense de l’Église, Érasme plaisait aux gens du monde, et en se battant pour les papes, il se battait aussi pour les philosophes. On a dit qu’il s’était ainsi enfermé mal à propos dans une question obscure et inutilet. Luther, les réformateurs et leur siècle en jugèrent tout autrement ; et nous pensons comme eux. « Je dois reconnaître, dit Luther, que, seul dans ce combat, vous avez saisi à la gorge le combattant. Je vous en remercie de tout mon cœur ; car j’aime mieux m’occuper de ce sujet-là, que de toutes ces questions secondaires sur le pape, le purgatoire, les indulgences, dont m’ont poursuivi jusqu’à cette heure les ennemis de l’Évangileu. »

t – « On se prend à peine pour notre propre espèce, dit à ce sujet M. Nisard (Erasme, Revue des Deux Mondes, III, p. 411), quand on voit que des hommes capables de se prendre corps à corps avec des vérités éternelles, se sont escrimés toute leur vie contre des billevesées ; pareils à des gladiateurs qui se tendraient contre des mouches. »

u – L. Opp. XIX. 146.

Ses propres expériences, et l’étude attentive des saintes Écritures et de saint Augustin, avaient convaincu Luther que les forces actuelles de l’homme inclinent tellement au mal, qu’il ne peut parvenir de lui-même qu’à un certaine honnêteté extérieure, complétement insuffisante aux yeux de la Divinité. Il avait reconnu en même temps que c’était Dieu, qui, opérant librement dans l’homme, par son Saint-Esprit, l’œuvre de la foi, lui donnait une justice véritable. Cette doctrine était devenue le principe de sa vie religieuse, l’idée dominante de sa théologie, et le pivot sur lequel roulait toute la Réformation.

Tandis que Luther soutenait que tout bien dans l’homme venait de Dieu, Érasme se rangea du côté de ceux qui pensaient que ce bien venait de l’homme même. — Dieu ou l’homme… — le bien ou le mal… — ce ne sont certes pas là de petites questions ; et s’il est des billevesées, c’est ailleurs qu’il faut les chercher.

Ce fut dans l’automne de l’an 1524 qu’Érasme publia son fameux écrit intitulé : « Diatribe sur la liberté de la volonté ; » et dès qu’il eut paru, le philosophe put à peine en croire son courage. Il regardait en tremblant, les yeux fixés sur l’arène, le gant qu’il venait de lancer à son adversaire. « Le sort en est jeté, écrivit-il avec émotion à Henri VIII, le livre sur le libre arbitre a paru… C’est là, croyez-moi, une action audacieuse. Je m’attends à être lapidé… Mais je me console par l’exemple de Votre Majesté que la colère de ces gens-là n’a point épargnéev. »

v – Jacta est alea… audax, mihi crede, facinus… expecto lapidationem. (Er. Epp. p. 811.)

Bientôt son effroi s’accrut à tel point, qu’il regretta amèrement sa démarche. « Que ne m’était-il permis, s’écria-t-il, de vieillir dans le jardin des Muses ! Me voilà, moi sexagénaire, poussé de force dans l’arène, et au lieu de la lyre tenant le ceste et le filet !… Je sais, dit-il à l’évêque de Rochester, qu’en écrivant sur le libre arbitre, je n’étais point dans ma sphère… Vous me félicitez de mes triomphes… Ah ! je ne sais pas de qui je triomphe ! La faction (la Réformation) croît de jour en jourw. Était-il donc dans ma destinée qu’à l’âge où je suis, d’ami des Muses je devinsse un misérable gladiateur !… »

w – Quomodo triumphans nescio… Factio crescit in dies latius. (Ibid. 809.)

C’était sans doute beaucoup pour le timide Érasme, que de s’être élevé contre Luther ; mais il était loin cependant d’avoir fait preuve de grande hardiesse. Il semble, dans son livre, attribuer peu à la volonté de l’homme, et laisser à la grâce divine la plus forte part ; mais en même temps il choisit ses arguments de manière à faire croire que c’est l’homme qui fait tout, et que Dieu ne fait rien. N’osant dire clairement ce qu’il pense, il affirme une chose et il en prouve une autre ; en sorte qu’il est permis de supposer qu’il croyait celle qu’il prouvait et non celle qu’il affirmait.

Il distingue trois opinions, opposées à divers degrés à celle de Pélage. « Les uns, dit-il, pensent que l’homme ne peut ni vouloir, ni commencer, ni encore moins accomplir rien de bon, sans un secours particulier et constant de la grâce divine ; et cette opinion semble assez vraisemblable. D’autres enseignent que la volonté de l’homme n’a de puissance que pour le mal, et que c’est la grâce seule qui opère en nous le bien ; et enfin il en est qui prétendent qu’il n’y a jamais eu de libre arbitre, ni dans les anges, ni en Adam, ni en nous, soit avant, soit après la grâce ; mais que Dieu accomplit en l’homme soit le bien, soit le mal, et que tout ce qui a lieu, arrive par une nécessité absoluex. »

x – De libero arbitrio Διατριβή. (Eras. Opp. IX. 1215, et suiv.)

Érasme, tout en semblant admettre la première de ces opinions, emploie des arguments qui la combattent, et dont le pélagien le plus décidé peut faire usage. C’est ainsi que, rapportant les passages des Écritures où Dieu présente à l’homme le choix entre le bien et le mal, il ajoute : « Il faut donc que l’homme puisse vouloir et choisir ; car il serait risible de dire à quelqu’un : Choisis ! quand il ne serait pas en son pouvoir de le faire. » Luther ne craignait pas Érasme. « La vérité, disait-il, est plus puissante que l’éloquence. La victoire est à celui qui balbutie la vérité, et non à celui qui débite éloquemment le mensongey. » Mais quand il reçut l’ouvrage d’Érasme, au mois d’octobre 1524, il trouva le livre si faible qu’il hésita à répondre.

y – Victoria est penes balbutientem veritatem, non apud mendacem eloquentiam. L. Epp. II. 200.

« Quoi ! tant d’éloquence pour une si mauvaise cause ! lui dit-il ; on dirait un homme qui sur des plats d’or et d’argent sert de la boue et du fumierz. On ne peut vous saisir nulle part. Vous êtes comme une anguille qui glisse entre les mains ; ou comme le Protée des poètes, qui se change dans les bras mêmes de celui qui veut l’étreindre. »

z – Als wenn einer in silbern oder guldern Schusseln wolte Mist und Unflath auftragen. (L. Opp. XIX, p. 4.)

Cependant Luther ne répondant pas, les moines et les théologiens scolastiques se mirent à pousser des cris : « Eh bien, où est donc à présent votre Luther ? Où est-il le grand Machabée ? Qu’il paraisse dans la lice ! qu’il s’avance ! Ah ! ah ! il a donc enfin trouvé l’homme qu’il lui fallait ! il sait donc maintenant rester sur les derrières ; il a appris à se tairea. »

a – Sehet, sehet nun da zu! wo ist nun Luther. (L. Opp. XIX. p. 3.)

Luther comprit qu’il devait répondre ; mais ce ne fut qu’à la fin de l’année 1525 qu’il se disposa à le faire ; et Mélanchthon ayant annoncé à Érasme que Luther userait de modération, le philosophe en fut tout épouvanté. « Si j’ai écrit avec modération, dit-il, c’est mon caractère ; mais il y a dans Luther l’indignation du fils de Pélée (Achille). Et comment pourrait-il en être autrement ? Quand un navire brave une tempête semblable à celle qui s’élève contre Luther, quelle ancre, quel lest, quel gouvernail, ne lui faudrait-il pas pour ne pas être jeté hors de sa route ? Si donc il me répond d’une manière qui ne soit pas en rapport avec son caractère, ces sycophantes s’écrieront que nous sommes d’accordb. » Érasme, on le verra, dut être bientôt débarrassé de ces craintes.

b – Ille si hic multum sui dissimilis fuerit, clamabunt sycophantæ colludere nos. (Erasm. Epp. p. 819.)

La doctrine d’une élection de Dieu, cause unique du salut de l’homme, avait toujours été chère au réformateur ; mais jusqu’alors il ne l’avait considérée que du point de vue pratique. Dans sa réponse à Érasme, il l’envisagea surtout du point de vue de la spéculation, et il s’efforça d’établir, par les arguments qui lui parurent les plus concluants, que Dieu opère tout dans la conversion de l’homme, et que notre cœur est tellement éloigné de l’amour de Dieu, qu’il ne peut avoir une sincère volonté du bien, que par l’action régénératrice du Saint-Esprit.

« Nommer notre volonté une volonté libre, dit-il, c’est faire comme les princes qui entassent de longs titres, se nommant seigneurs de tels royaumes, de telles principautés et îles lointaines (de Rhodes, Chypre et Jérusalem), tandis qu’ils n’y exercent pas le moindre pouvoir. » Cependant Luther fait ici une distinction importante, qui montre bien qu’il ne partageait nullement la troisième opinion qu’Érasme avait signalée, en la lui attribuant. La volonté de l’homme, dit-il, peut être nommée une volonté libre ; non par rapport à ce qui est au-dessus de lui, c’est-à-dire à Dieu, mais par rapport à ce qui est au-dessous, c’est-à-dire aux choses de la terrec. Quand il s’agit de mes biens, de mes champs, de ma maison, de ma métairie, je puis agir, faire, administrer librement. Mais dans les choses qui regardent le salut, l’homme est acptif ; il est soumis à la volonté de Dieu, ou plutôt à celle du diabled. Montrez-moi un seul d’entre tous ces docteurs du libre arbitre, s’écrie-t-il, qui ait su trouver en lui-même assez de force pour endurer une petite injure, une attaque de colère, ou seulement un regard de son ennemi, et pour le faire avec joie ; alors, sans lui demander même d’être prêt à abandonner son corps, sa vie, ses biens, son honneur et toutes choses, je déclare que vous avez gagné votre causee. »

c – Der Wille des Menschen mag… L. Opp. XIX. 29.

d – Ibid. 33.

e – Ibid.

Luther avait le regard trop pénétrant pour ne pas découvrir les contradictions dans lesquelles son adversaire était tombé. Aussi s’appliqua-t il, dans sa réponse, à enfermer le philosophe dans le filet où il s’était placé lui-même. « Si les passages que vous citez, lui dit-il, établissent qu’il nous est facile de faire le bien, pourquoi disputons-nous ? Quel besoin avons-nous du Christ et du Saint-Esprit ? Christ a donc agi follement en répandant son sang pour nous obtenir une force que nous avons déjà de notre nature ! » En effet, c’est dans un tout autre sens que doivent être pris les passages cités par Érasme. Cette question, si débattue, est plus claire qu’il ne semble au premier abord. Quand la Bible dit à l’homme : Choisis ! c’est qu’elle suppose le secours de la grâce de Dieu, par lequel seul il peut faire ce qu’elle commande. Dieu, en donnant le commandement, donne aussi la force pour l’accomplir. Si Christ dit à Lazare : « Sors ! » ce n’est pas que Lazare pût se ressusciter lui même ; mais c’est que Christ, en lui commandant de sortir du tombeau, lui donnait la force de le faire, et accompagnait sa parole de sa puissance créatrice. Il dit, et la chose a son être. D’ailleurs, il est très vrai que l’homme auquel Dieu s’adresse doit vouloir : c’est lui qui veut et non pas un autre ; il ne peut recevoir cette volonté que de Dieu ; mais c’est bien en lui qu’elle doit être, et même ce commandement que Dieu lui adresse, et qui, selon Érasme, établit la puissance de l’homme, est si conciliable avec l’action de Dieu, qu’il est précisément le moyen par lequel cette action s’opère. C’est en disant à l’homme : Convertissez-vous ! que Dieu convertit l’homme.

Mais l’idée à laquelle Luther s’attacha surtout dans sa réponse, est celle que les passages cités par Érasme ont pour but d’enseigner aux hommes ce qu’ils doivent faire et l’impuissance où ils sont de l’accomplir, mais nullement de leur faire connaître ce prétendu pouvoir qu’on leur attribue. « Que de fois, dit Luther, n’arrive-t-il pas qu’un père appelle à lui son faible enfant et lui dit : Mon fils ! veux-tu venir ? Viens ! viens donc ! afin que l’enfant apprenne à invoquer son secours et à se laisser porter par luif. »

f – L. Opp. XIX. 55.

Après avoir combattu les raisons d’Érasme en faveur du libre arbitre, Luther défend les siennes contre les attaques de son adversaire. « Chère Diatribe ! dit-il ironiquement, puissante héroïne, toi qui prétends avoir renversé cette parole du Seigneur dans saint Jean : Hors de moi vous ne pouvez rien faire, que tu regardes pourtant comme la parole la plus forte, et que tu appelles l’Achille de Luther, écoute-moi un peu. A moins que tu ne prouves que ce mot rien, non seulement peut, mais encore doit signifier peu de chose, toutes tes hautes paroles, tous tes magnifiques exemples, ne font pas plus d’effet que si un homme voulait avec des brins de paille combattre un immense. incendie. Que nous importent ces assertions : Cela peut vouloir dire ; on peut ainsi l'entendre… tandis que tu devais nous démontrer que cela doit être entendu… Si tu ne le fais pas, nous prenons cette déclaration dans le sens naturel, et nous nous moquons de tous tes exemples, de tes grands préparatifs et de ton pompeux triompheg. »

gIbid., p. 116.

Enfin, dans une dernière partie, Luther montre, et toujours par l’Écriture, que c’est la grâce de Dieu qui fait tout. « En somme, dit-il à la fin, puisque l’Écriture oppose partout Christ à ce qui n’a pas l’esprit de Christ ; puisqu’elle déclare que tout ce qui n’est pas Christ et en Christ, est sous la puissance de l’erreur, des ténèbres, du diable, de la mort, du péché et de la colère de Dieu, il en résulte que tous les passages de la Bible qui parlent de Christ sont contre le libre arbitre. Or ces passages sont innombrables ; ils remplissent toutes les saintes Écrituresh. »

hIbid., p. 143.

On le voit, la discussion qui s’éleva entre Luther et Érasme est la même que celle qui, un siècle plus tard, eut lieu entre les jansénistes et les jésuites, entre Pascal et Molinai. Pourquoi, tandis que la Réformation a eu des suites si immenses, le jansénisme, illustré par les plus beaux génies, s’est-il éteint sans force ? C’est que le jansénisme remonta à saint Augustin et s’appuya sur les Pères, tandis que la Réformation remonta à la Bible et s’appuya sur la Parole de Dieu. C’est que le jansénisme fit un compromis avec Rome et voulut établir un juste milieu de vérité et d’erreur, tandis que la Réformation s’appuyant sur Dieu seul, déblaya le terrain, enleva tous les emblais humains qui le recouvraient depuis des siècles, et mit à nu le rocher primitif. Rester à moitié chemin, est une œuvre inutile ; en toutes choses, il faut aller jusqu’au bout Aussi, tandis que le jansénisme a passé, c’est au christianisme évangélique qu’appartiennent les destinées du monde.

i – Il est inutile de dire que je ne parte pas de détails personnels entre ces deux hommes, dont l’un mourut en 1600 et l’autre ne naquit qu’en 1625.

Au reste, après avoir réfuté vivement l’erreur, Luther rendit à la personne même d’Érasme un hommage éclatant, mais peut-être un peu malin : « Je confesse, lui dit-il, que vous êtes un grand homme : où a-t-on jamais vu plus de science, d’intelligence, d’aptitude à parler et à écrire ? Quant à moi, je n’ai rien de tout cela ; il est une seule chose dont je puisse tirer gloire… Je suis chrétien. Que Dieu vous élève dans la connaissance de l’Évangile infiniment au-dessus de moi, en sorte que vous me surpassiez autant à cet égard que vous le faites déjà en toute autre chosej.

j – L. Opp. XIX. pp. 146, 147.

Érasme fut hors de lui en lisant la réponse de Luther ; et il ne voulut voir dans ses éloges que le miel d’une coupe empoisonnée ou l’embrassement du serpent, au moment où il enfonce son aiguillon. Il écrivit aussitôt à l’electeur de Saxe, pour lui demander justice ; et Luther ayant voulu l’apaiser, il sortit de son assiette ordinaire, et se mit, comme le dit un de ses apologistes les plus fervents, à invectiver d’une voix cassée et en cheveux blancsk.

k – M. Nisard, Erasme, p. 419.

Érasme était vaincu. La modération avait été jusqu’alors sa force, et il venait de la perdre. En présence de l’énergie de Luther il ne trouvait que de la colère. La sagesse faisait défaut au sage. Il répondit publiquement dans son Hyperaspistes, accusant le réformateur de barbarie, de mensonge, de blasphème. Le philosophe en vint jusqu’aux prophéties : « Je prophétise, dit-il, qu’aucun nom, sous le soleil, ne sera plus en exécration que celui de Luther. » Le jubilé de 1817 a répondu à cette prophétie, après trois cents ans, par l’enthousiasme et les acclamations de tout le monde protestant.

Ainsi, tandis que Luther se mettait avec la Bible à la tête de son siècle, Érasme, s’élevant contre lui, voulait s’y placer avec la philosophie. De ces deux chefs lequel a été suivi ? Tous deux sans doute. Néanmoins l’influence de Luther sur les nations de la chrétienté a été infiniment plus grande que celle d’Érasme. Ceux même qui ne comprenaient pas bien le fond de la dispute, voyant la conviction de l’un des antagonistes et les doutes de l’autre, ne purent s’empêcher de croire que le premier avait raison et que le second avait tort. On a dit que les trois derniers siècles, le xvie, le xviie et le xviiie, se peuvent figurer à l’esprit comme une immense bataille en trois journéesl. Nous acceptons volontiers cette belle expression, mais non la part que l’on donne à chacun de ces jours. On attribue le même travail au xvie et au xviiie siècle. Le premier jour, comme le dernier, c’est la philosophie qui enfonce les rangs. Le xvie siècle philosophique !… Singulière erreur. Non ; chacune de ces journées eut son caractère frappant et distinct. Le premier jour de la bataille, ce furent la Parole de Dieu, l’Évangile de Christ, qui triomphèrent ; et alors Rome fut défaite, aussi bien que la philosophie humaine dans la personne d’Érasme et d’autres de ses représentants. Le second jour, nous l’accordons, Rome, son autorité, sa discipline, sa doctrine, reparaissent et vont triompher par les intrigues d’une société célèbre et la puissance des échafauds, aussi bien que par des caractères d’une grande beauté et des génies sublimes. Le troisième jour la philosophie humaine surgit dans toute sa superbe, et trouvant sur le champ de bataille Rome, et non pas l’Évangile, elle fait une œuvre facile et emporte bientôt tous les retranchements. La première journée est la bataille de Dieu, la seconde est la bataille du prêtre, la troisième est la bataille de la raison. Que sera la quatrième !… le démêlé confus, pensons-nous, la bataille acharnée de toutes ces puissances ensemble, pour finir par le triomphe de Celui à qui le triomphe appartient.

l – Port Royal, by M. Sainte Beuve, I. 20.

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