Histoire de la Réformation du seizième siècle

11.10

Les trois adversaires – Source de la vérité – L’anabaptisme – L’anabaptisme et Zwingle – Constitution de l’Église – Prison – Le prophète Blaurock – L’anabaptisme à Saint-Gall – Une famille anabaptiste – Dispute à Zurich – Les limites de la Réformation – Punition des anabaptistes

Mais la bataille que livra la Réformation dans la grande journée du XVIe siècle, sous l’étendard de la Parole de Dieu, ne fut pas une et simple : elle fut multiple. La Réformation eut à la fois plusieurs ennemis à combattre ; et après avoir protesté contre les décrétales et la souveraineté des papes, puis contre les froids apophthegmes des rationalistes, philosophes ou scolastiques, elle s’éleva également contre les rêveries de l’enthousiasme et les hallucinations du mysticisme ; opposant à la fois à ces trois puissances le bouclier et le glaive des saintes révélations de Dieu.

Il y a, on doit le reconnaître, une grande ressemblance, une frappante unité entre ces trois puissants adversaires. Les faux systèmes qui, dans tous les siècles, se sont le plus opposés au christianisme évangélique, se distinguent toujours en ce qu’ils font provenir la connaissance religieuse du dedans même de l’homme. Le rationalisme la fait procéder de la raison ; le mysticisme de certaines lumières intérieures ; le catholicisme romain, d’une illumination du pape. Ces trois erreurs cherchent la vérité dans l’homme : le christianisme évangélique la cherche toute en Dieu ; et tandis que le rationalisme, le mysticisme et le catholicisme romain admettent une inspiration permanente dans quelques-uns de nos semblables, et ouvrent ainsi la porte à tous les écarts et à toutes les variations, le christianisme évangélique ne reconnaît cette inspiration que dans les écrits des apôtres et des prophètes, et offre seul cette grande, belle et vivante unité, qui court, toujours la même, à travers tous les siècles.

L’œuvre de la Réformation a été de rétablir les droits de la Parole de Dieu, en opposition, non seulement au catholicisme romain, mais encore au rationalisme et au mysticisme lui-même.

Le fanatisme des anabaptistes, éteint en Allemagne par le retour de Luther à Wittemberg, reparaissait avec force en Suisse, et il menaçait l’édifice que Zwingle, Haller et Œcolampade avaient édifié sur la Parole de Dieu. Thomas Münzer, obligé de quitter la Saxe en 1521, était arrivé jusqu’aux frontières de la Suisse. Conrad Grebel, dont nous avons déjà signalé le caractère inquiet et ardent, s’était lié avec lui, ainsi que Félix Mantz, fils d’un chanoine, et quelques autres Zuricois ; et aussitôt Grebel avait cherché à gagner Zwingle. En vain celui-ci avait-il été plus loin que Luther, il voyait surgir un parti qui voulait aller encore plus loin que lui. « Formons, lui dit Grebel, une communauté de vrais croyants ; car c’est à eux seuls que la promesse appartient, et établissons une Église où il n’y ait aucun péchéa. — On ne peut, répondit Zwingle, introduire le ciel sur la terre ; et Christ nous a enseigné qu’il fallait laisser croître l’ivraie parmi le bon grainb. »

a – Vermeintend ein Kilchen ze versammlen die one Sünd wär. (Zw. Opp. II. 231.)

b – Ibid. III. 362.

Grebel ayant échoué auprès du réformateur, eût voulu en appeler au peuple. Toute la commune zuricoise, disait-il, doit décider souverainement des choses de la foi. Mais Zwingle craignait l’influence que des radicaux enthousiastes pourraient exercer sur une grande assemblée. Il croyait que, sauf des cas extraordinaires où le peuple serait appelé à donner son adhésion, il valait mieux confier les intérêts religieux à un collège qui pût être considéré comme l’élite de la représentation de l’Église. En conséquence, le conseil des Deux-Cents, qui exerçait la souveraineté politique, était aussi chargé dans Zurich de la puissance ecclésiastique, sous la condition expresse qu’il se conformerait en tout à la règle de la sainte Écriture. Sans doute, il eût mieux valu constituer complètement l’Église, et l’appeler à nommer elle-même des représentants, qui ne seraient chargés que des intérêts religieux du peuple ; car celui qui est capable d’administrer les intérêts de l’État, peut être très inhabile à administrer ceux de l’Église, comme le contraire aussi est vrai. Néanmoins les inconvénients n’étaient point alors aussi graves qu’ils pourraient l’être à cette heure, puisque les membres du grand conseil étaient entrés franchement dans le mouvement religieux. Quoi qu’il en soit, Zwingle, tout en en appelant à l’Église, évita de la mettre trop en scène, et préféra, à la souveraineté active du peuple, le système représentatif. C’est ce que, après trois siècles, les États de l’Europe font depuis cinquante ans dans la sphère politique.

Repoussé par Zwingle, Grebel se tourna d’un autre côté. Roubli, ancien pasteur à Bâle, Brödtlein, pasteur à Zollikon, et Louis Herzer, l’accueillirent avec empressement. Ils résolurent de former une commune indépendante au milieu de la grande commune, une Église au milieu de l’Église. Un nouveau baptême devait leur servir à rassembler leur congrégation, composée exclusivement de croyants véritables. « Le baptême des enfants, disaient-ils, est une horrible abomination, une impiété manifeste, inventée par le mauvais esprit et par Nicolas II, pape de Romec. »

c – Impietatem manifestissimam, a cacodæmone, a Nicolao II. esse. (Hottinger III. 219.)

Le conseil de Zurich, alarmé, ordonna une discussion publique ; et les anabaptistes se refusant encore à revenir de leurs erreurs, quelques Zuricois d’entre eux furent mis en prison et quelques étrangers bannis. Mais la persécution ne fit qu’augmenter leur ferveur : « Ce n’est pas avec des paroles seulement, s’écriaient-ils, c’est avec notre sang que nous sommes prêts à rendre témoignage à la vérité de notre cause. » Quelques-uns, se ceignant de cordes ou de verges d’osier, parcouraient les rues en s’écriant : « Dans quelques jours Zurich sera détruite ! Malheur à toi, Zurich ! malheur ! malheur ! » Plusieurs prononçaient des blasphèmes : « Le baptême, disaient-ils, est un bain de chien ; il ne sert pas plus de baptiser un enfant que de baptiser un chatd. » Les gens simples et pieux étaient émus épouvantés. Quatorze hommes, parmi lesquels Félix Mantz, et sept femmes, furent saisis, malgré l’intercession de Zwingle, et mis au pain et à l’eau dans la tour des hérétiques. Après quinze jours de réclusion, ils parvinrent à lever de nuit quelques planches ; et s’aidant les uns les autres, ils s’échappèrent. Un ange, dirent-ils, leur avait ouvert la prison et les avait mis dehorse. »

d – Nüzete eben so viel als wenu man eine Katze taufet. (Füssl. Beytr. I, p. 943.)

e – Wie die Apostel von dem Engel Gottes gelediget. (Bull. Chr. p. 261.)

Un moine échappé de son couvent, George Jacob de Coire, surnommé Blaurock, parce qu’il portait toujours, à ce qu’il paraît, un habit bleu, se joignit à eux et fut, à cause de son éloquence, appelé le second saint Paul. Ce moine hardi allait de lieu en lieu, contraignant à recevoir son baptême par son imposante ferveur. Un dimanche, à Zollikon, au moment où le diacre prêchait, l’impétueux anabaptiste l’interrompant, s’écria d’une voix de tonnerre : « Il est écrit : Ma maison est une maison de prières, mais vous en avez fait une caverne de voleurs. » Puis, levant un bâton qu’il avait à la main, il en frappa violemment quatre coups.

« Je suis une porte, s’écriait-il ; celui qui entrera par moi trouvera de la pâture. Je suis un bon berger. Mon corps, je le donne à la prison ; ma vie, je la donne au glaive, au bûcher ou à la roue. Je suis le commencement du baptême et du pain du Seigneurf. »

Cependant Zwingle s’opposant, dans Zurich, au torrent de l’anabaptisme, Saint-Gall en fut bientôt inondé. Grebel y arriva et fut reçu par les frères avec acclamations ; et le dimanche des Rameaux, s’étant rendu avec un grand nombre de ses adhérents, sur les bords de la Sitter, il les y baptisa.

f – Ich bin ein Anfänger der Taufe und des Herrn Brodes. (Füssl. Beytr. I. 264.)

La nouvelle en parvint aussitôt dans les cantons voisins ; et une grande foule accourut de Zurich, d’Appenzell et de divers autres lieux, dans « la petite Jérusalem. »

Zwingle avait l’âme brisée à la vue de cette agitation. Il voyait un orage fondre sur ces contrées où la semence de l’Évangile commençait à peine à percerg. Il résolut de s’opposer à ces désordres, et composa un écrit sur le baptêmeh, que le conseil de Saint-Gall, auquel il l’adressa, fit lire dans l’église devant tout le peuple.

g – Mich beduret seer das ungewitter. (Zw. au conseil de Saint-Gall, 11, p. 230.)

h – Vom Tauf, vom Widertauf, und vom Kindertauf. (ZW. Opp. II. 230.)

Ainsi parlait Zwingle, l’enfant des montagnes du Tockenbourg. « Dites-nous la parole de Dieu, s’écria un anabaptiste qui était dans le temple, et non la parole de Zwingle. » Aussitôt des voix confuses se firent entendre : « Qu’il ôte le livre ! qu’il ôte le livre ! » s’écriaient les anabaptistes. Puis ils se levèrent et sortirent de l’église en criant : « Gardez la doctrine de Zwingle ; pour nous, nous garderons la Parole de Dieui. »

i – So wollen wir Gottes Wort haben. (Ibid. 237.)

Alors le fanatisme se manifesta par les plus tristes désordres. Prétextant que le Seigneur nous exhorte à devenir semblables aux enfants, ces malheureux se mirent à sauter dans les rues en frappant des mains, à danser tous ensemble un branle, à s’asseoir par terre, et à se rouler les uns les autres dans le sable. Quelques-uns brûlèrent le Nouveau Testament en disant : « La lettre tue, mais l’esprit vivifie ; » et plusieurs, tombant dans des convulsions, prétendirent avoir des révélations de l’Esprit.

Dans une maison isolée, située près de Saint-Gall, sur le Müllegg, vivait un agriculteur octogénaire, Jean Schucker, avec ses cinq fils. Ils avaient tous, ainsi que leurs domestiques, reçu le nouveau baptême ; et deux des fils, Thomas et Léonard, se distinguaient par leur fanatisme. Le 7 février 1526, jour du mardi gras, ils invitèrent un grand nombre d’anabaptistes à se réunir chez eux, et le père fit tuer un veau pour le festin. Les viandes, le vin, cette réunion nombreuse échauffèrent les imaginations ; ils passèrent toute la nuit dans des entretiens et des gesticulations fanatiques, des convulsions, des visions, des révélationsj.

j – Mit wunderbaren geperden und gesprächen, verzucken, gesichten und offenbarungen. (Bull. Chr. I. 324.)

Le matin, Thomas, encore agité de cette nuit de désordre, et ayant même, à ce qu’il paraît, perdu la raison, prend la vessie du veau, y met du fiel de la bête, voulant ainsi imiter le langage symbolique des prophètes, et s’approchant de son frère Léonard, il lui dit d’une voix sombre : « Ainsi est amère la mort que tu dois endurer ! » Puis il ajouta : « Frère Léonard, mets-toi à genoux ! » Léonard s’agenouilla ; peu après : « Frère Léonard ! relève-toi ! » Léonard se releva. Le père, les frères et les autres anabaptistes regardaient étonnés, se demandant ce que Dieu voulait faire. Bientôt Thomas reprit : « Léonard ! agenouille-toi de nouveau. » Léonard le fit. Les spectateurs, effrayés de l’air sombre de ce malheureux, lui dirent : « Réfléchis à ce que tu veux faire, et prends garde qu’il n’arrive point de mal. — N’ayez pas de crainte, répondit Thomas, il n’arrivera que la volonté du Père… » En même temps il saisit précipitamment un glaive, et frappant avec force son frère agenouillé devant lui comme un criminel devant le bourreau, il lui trancha la tête, et s’écria : « Maintenant la volonté du Père est accomplie !… Tous ceux qui l’entouraient reculèrent épouvantés, et la ferme retentit de gémissements et de cris. Thomas, qui avait pour tout vêtement une chemise et un pantalon, sortit pieds nus, tête nue, de la maison, courut vers Saint-Gall, en faisant des gestes frénétiques, entra chez le bourgmestre Joachim Vadian, et lui dit, l’œil hagard et en poussant des cris : « Je t’annonce le jour du Seigneur ! » L’affreuse nouvelle se répandit dans Saint-Gall. « Il a, comme Caïn, tué son frère Abel ! » disait-onk. On saisit le coupable. « Il est vrai ; je l’ai fait, répétait-il sans cesse ; mais c’est Dieu qui l’a fait par moi. » Le 16 février, ce malheureux eut la tête tranchée par la main du bourreau. Le fanatisme avait fait son dernier effort. Les yeux de tous s’ouvrirent, et, comme le dit un ancien historien, le même coup trancha la tête de Thomas Schucker et celle de l’anabaptisme dans Saint-Gall.

k – Glych wie Kain den Abel sinen Bruder ermort hat! (Bull. Chron. I. 324.)

Il régnait encore à Zurich. Le 6 novembre de l’année précédente, une dispute publique y avait eu lieu, afin de donner satisfaction aux anabaptistes, qui ne cessaient de crier qu’on condamnait des innocents sans les entendre. Les trois thèses suivantes furent proposées par Zwingle et ses amis comme sujet de la conférence, et soutenues victorieusement par eux dans la salle du conseil :

« Les enfants nés de parents fidèles sont enfants de Dieu, comme ceux qui naissaient sous l’Ancien-Testament ; et par conséquent ils peuvent recevoir le baptême.

Le baptême est sous le Nouveau Testament ce que la circoncision était sous l’Ancien ; par conséquent, on doit administrer maintenant le baptême aux enfants, comme on leur administrait autrefois la circoncision.

Mais les anabaptistes ne se bornaient pas seulement aux questions religieuses ; ils demandaient l’abolition des dîmes, attendu, disaient-ils, qu’elles ne sont pas de droit divin. Zwingle répondit que c’était sur les dîmes que reposait l’entretien des églises et des écoles. Il voulait une réforme religieuse complète ; mais il était décidé à ne pas permettre que l’ordre public ni les institutions politiques fussent le moins du monde ébranlés. C’était la limite où se trouvait écrite pour lui, de la main de Dieu, cette parole émanée du ciel : « Tu viendras jusque-là, et lu ne passeras point plus avant (Job.33.11). » Il fallait s’arrêter quelque part, et ce fut là que s’arrêtèrent Zwingle et les réformateurs, malgré les hommes impétueux qui s’efforçaient de les entraîner plus loin encore.

Cependant, si les réformateurs s’arrêtèrent, ils ne purent arrêter les enthousiastes, qui semblent placés à côté d’eux pour faire ressortir leur sagesse et leur sobriété. Ce n’était pas assez, pour les anabaptistes, d’avoir formé une Église ; cette Église était à leurs yeux l’État véritable. Les citait-on devant les tribunaux, ils déclaraient qu’ils ne reconnaissaient pas l’autorité civile, qu’elle n’était qu’un reste de paganisme, et qu’ils n’obéissaient à d’autre puissance que Dieu. Ils enseignaient qu’il n’était permis aux chrétiens, ni d’exercer des fonctions publiques, ni de porter l’épée, et, semblables en cela à certains enthousiastes irréligieux que nos jours ont vus paraître, ils regardaient la communauté des biens comme l’idéal de l’humanitél.

l – Füssli Beyträge, I. 229-258; II. 263.

Ainsi le danger s’accroissait ; la société civile était menacée. Elle se souleva alors pour rejeter de son sein ces éléments destructeurs. Le gouvernement, alarmé, se laissa entraîner à d’étranges mesures. Décidé à faire un exemple, il condamna Mantz à être noyé. Le 5 janvier 1527, on le plaça dans une barque ; sa mère, l’ancienne concubine du chanoine, et son frère, se trouvaient dans la foule qui l’accompagnait jusqu’au bord de l’eau. « Persévère jusqu’à la fin ! » lui criaient-ils. Au moment où le bourreau s’apprêta à jeter Mantz dans le lac, son frère fondit en larmes, mais sa mère assista, calme, le cœur résolu, l’œil sec et ardent, au martyre de son filsm.

m – Ohne das er oder die Mutter, sondern nur der Bruder, geweinet. (Hott. Helv. K. Gesch. III. 385.)

Le même jour, Blaurock fut battu de verges. Comme on le conduisait hors de la ville, il secoua contre elle son habit bleu et la poussière de ses piedsn. Il paraît que ce malheureux fut, deux ans plus tard, brûlé vif par les catholiques romains du Tyrol.

n – Und schüttlet sinen blauen Rock und sine Schüh über die Statt Zurich. (Bull. Chr. I. 382.)

Sans doute il y avait dans les anabaptistes un esprit de révolte ; sans doute l’ancien droit ecclésiastique, qui condamnait les hérétiques au dernier supplice, subsistait, et la Réformation ne pouvait, en une ou deux années, réformer toutes les erreurs ; sans doute encore, les États catholiques eussent accusé les États protestants de favoriser le désordre, s’ils n’eussent pas sévi contre ces enthousiastes : mais ces considérations, qui expliquent la rigueur du magistrat, ne peuvent la justifier. On pouvait prendre quelques mesures contre ce qui portait atteinte à la constitution civile ; mais les erreurs religieuses combattues par les docteurs, devaient trouver devant les tribunaux civils une liberté entière. Ce n’est pas avec le fouet qu’on chasse de telles opinions ; on ne les noie pas en jetant à l’eau ceux qui les professent ; elles ressortent du plus profond de l’abîme, et le feu ne fait qu’enflammer davantage dans leurs adhérents l’enthousiasme et la soif du martyre. Zwingle, dont nous connaissons les sentiments à cet égard, ne prit aucune part à ces rigueurso.

o – Quod homines seditiosi, reipublicæ turbatores, magistratuum hostes, justa Senatus sententia, damnati sunt, num id Zwinglio fraudi esse poterit ? (Rod. Gualteri Ep. ad lectorem, Opp. 1544, II.)

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