Histoire de la Réformation du seizième siècle

11.12

Le Tockenbourg – Une assemblée du peuple – Réformation – Les Grisons – Dispute d’Ilantz – Résultats – Réforme à Zurich

Ainsi la Réformation avait de tous côtés des luttes à soutenir ; et après avoir combattu avec la philosophie rationaliste d’Érasme et l’enthousiasme fanatique des anabaptistes, elle avait encore affaire avec elle-même. Mais sa grande lutte était toujours avec la papauté ; et elle poursuivait maintenant, jusque sur les montagnes les plus reculées, l’attaque commencée dans les villes de la plaine.

Les montagnes du Tockenbourg avaient entendu sur leurs hauteurs le son de l’Évangile, et trois ecclésiastiques y étaient poursuivis par ordre de l’évêque, comme inclinant à l’hérésie. « Qu’on nous convainque, la Parole de Dieu à la main, disaient Militus, Döring et Farer, et nous nous soumettrons non seulement au chapitre, mais encore au moindre des frères de Jésus-Christ ; autrement nous n’obéirons à personne, pas même au plus puissant des hommesa. »

a – Ne potentissimo quidem, sed soli Deo ejusque verbo. (Zw. Epp. p. 370.)

C’était bien là l’esprit de Zwingle et de la Réformation. Bientôt une nouvelle circonstance vint échauffer les esprits dans ces hautes vallées. Une assemblée du peuple y avait lieu le jour de Sainte-Catherine ; les citoyens étaient réunis, et deux hommes de Schwitz, venus pour affaires dans le Tockenbourg, se trouvaient à l’une des tables ; la conversation s’engagea :

« Ulrich Zwingle, s’écria l’un d’eux, est un hérétique et un voleur ! » Le secrétaire d’État Steiger prit la défense du réformateur ; le bruit attira l’attention de toute l’assemblée ; George Bruggmann, oncle de Zwingle, qui se trouvait à une table voisine, s’élança de sa place avec colère, s’écriant : « Certainement c’est de maître Ulrich que l’on parle ! » et tous les convives se levèrent et le suivirent, craignant une batailleb. Le tumulte devenant toujours plus grand, le bailli rassembla à la hâte le conseil en pleine rue, et l’on pria Bruggmann, pour l’amour de la paix, de se contenter de dire à ces hommes : « Si vous ne vous rétractez pas, c’est vous qui êtes coupables de mensonge et de vol. — Rappelez-vous ce que vous venez de dire, répondirent les hommes de Schwitz ; nous nous en souviendrons nous-mêmes. » Puis ils montèrent à cheval et reprirent en toute hâte le chemin de Schwitzc.

b – Totumque convivium sequi, grandem conflictum timentes. (Zw. Epp. p. 371.)

c – Auf solches, ritten sie wieder heim. (Ibid. p. 374.)

Le gouvernement de Schwitz adressa alors aux habitants du Tockenbourg une lettre menaçante, qui répandit la terreur dans les esprits. « Soyez forts et sans aucune crainted, écrivit Zwingle au conseil de sa patrie. Que les mensonges qu’on débite contre moi ne vous inquiètent pas ! Il n’y a pas un criailleur qui ne puisse m’appeler hérétique ; mais vous, abstenez-vous d’injures, de désordres, de débauches et de guerres mercenaires ; secourez les pauvres, protégez les opprimés, et quelles que soient les insultes dont on vous accable, ayez une assurance inébranlable dans le Dieu tout-puissante. »

d – Macti animo este et interriti. (Ibid. p. 351.)

e – Verbis diris abstinete… opem ferte egenis… spem certissimam in Deo reponatis omnipotente. (Zw. Epp. p. 351). Il faut que l’une des dates des lettres 14 et 23 de 1524 soit erronée, ou qu’une lettre de Zwingle à ses compatriotes du Tockenbourg soit perdue.

Les encouragements de Zwingle firent effet. Le conseil hésitait encore ; mais le peuple, réuni en paroisses, arrêta d’un accord unanime que la messe serait abolie, et qu’on serait fidèle à la Parole de Dieuf.

f – Parochiæ uno consensu statuerunt in verbo Dei manere. (Ibid. p. 423.)

Les conquêtes n’étaient pas moins grandes dans la Rhétie que Salandronius avait dû quitter, mais où Comandre annonçait l’Évangile avec courage. Les anabaptistes, il est vrai, en prêchant dans les Grisons leurs doctrines fanatiques, avaient fait d’abord un grand tort à la Réformation. Le peuple s’était trouvé partagé en trois partis. Les uns s’étaient jetés dans les bras de ces nouveaux prophètes. D’autres, étonnés, interdits, considéraient ce schisme avec inquiétude. Les partisans de Rome, enfin, poussaient des cris de triompheg.

g – Pars tertia papistarum est in immensum gloriantium de schismate inter nos facto. (Zw. Epp. p. 400.)

On s’assembla à Ilantz, dans la ligue grise, pour une dispute : les soutiens de la papauté, d’un côté ; les amis de la Réforme, de l’autre, réunirent leurs forces. Le vicaire de l’évêque chercha d’abord un moyen d’éviter le combat : « Ces disputes entraînant de fortes dépenses, dit-il, je suis prêt à déposer, pour les couvrir, dix mille florins ; mais j’en exige autant de la partie adverse. — Si l’évêque a dix mille florins à sa disposition, s’écria du milieu de la foule une voix rude de paysan, c’est de nous qu’il les a extorqués ; en donner encore une fois autant à ces pauvres prêtres, serait trop vraiment. — Nous sommes de pauvres gens à bourse vide, dit alors Comandre, pasteur de Coire ; à peine avons-nous de quoi payer notre soupe : où trouverions-nous dix mille florinsh ? » Chacun rit de cet expédient et l’on passa outre.

h – Sie wären gute arme Gesellen mit lehren Secklen. Füssl. (Beytr. I. 358.)

Parmi les assistants se trouvaient Sébastien Hofmeister et Jacques Amman de Zurich ; ils tenaient en main les saintes Écritures en hébreu et en grec. Le vicaire de l’évêque demanda qu’on exclût les étrangers. Hofmeister comprit que cela le regardait : « Nous sommes venus, dit-il, munis d’une Bible grecque et hébraïque, afin qu’en aucune manière on ne fasse violence à l’Écriture. Cependant, plutôt que d’empêcher le colloque, nous sommes prêts à nous retirer. — Ah ! s’écria le curé de Dintzen, en regardant les livres des deux Zuri cois, si la langue grecque et la langue hébraïque n’étaient jamais entrées dans notre pays, il y aurait moins d’hérésiesi ! — Saint Jérôme, dit un autre, nous a traduit la Bible ; nous n’avons pas besoin des livres des Juifs ! — Si l’on exclut les Zuricois, dit le banneret d’Uantz, la commune s’en mêlera. — Eh bien, dit-on, qu’ils écoutent, mais qu’ils se taisent ! » Les Zuricois restèrent donc, et leur Bible avec eux.

i – Wäre die Griechische und Hebraische Sprache nicht in das Land gekommen. (Füssl. Beytr. I. 360.)

Alors Comandre se levant lut la première des thèses qu’il avait publiées : « L’Église chrétienne, y était-il dit, est née de la Parole de Dieu ; elle doit s’en tenir à cette Parole et ne pas écouter d’autre voix que la sienne. » Puis il prouva ce qu’il avait avancé par de nombreux passages des Écritures. « Il marchait d’un pas assuré, dit un témoin oculairej, et posait chaque fois son pied avec la fermeté du bœuf. — Cela dure trop longtemps, dit le vicaire. — Quand, à table avec ses amis, il entend les joueurs de flûte, dit Hofmeister, il ne trouve pas que cela dure trop longtempsk. »

j – Satzte den Fuss wie ein müder Ochs. (Ibid. 362.)

k – Den Pfeiffern zuzuhören, die… wie den Fürsten hofierten. (Ibid.)

Alors on vit se lever et s’avancer du milieu de la foule un homme qui agitait les bras, qui clignait des yeux, qui fronçait les sourcilsl, et qui semblait avoir perdu le sens, il s’élança vers Comandre, et plusieurs crurent qu’il allait le frapper. C’était un maître d’école de Coire. « Je vous ai posé par écrit diverses questions, dit-il à Comandre ; répondez-y à cette heure. » — Je suis ici, dit le réformateur grison, pour défendre ma doctrine ; attaquez-la et je la défendrai ; sinon retourne à ta place ; je te répondrai quand j’aurai fini. » Le maître d’école demeura un moment en suspens : « A la bonne heure, » dit-il enfin, et il retourna s’asseoir.

l – Blintzete mit den Augen, rumfete die Stirne. (Ibid.) 368.

On proposa de passer à la doctrine des sacrements. L’abbé de Saint-Luc déclara que ce n’était pas sans crainte qu’il abordait un tel sujet, et le vicaire effrayé fit le signe de la croix.

Le maître d’école de Coire, qui déjà une fois avait voulu attaquer Comandre, se mit à établir, avec beaucoup de volubilité, la doctrine du sacrement, d’après cette parole : « Ceci est mon corps. — Cher Berre, lui dit Comandre, comment comprends-tu ces paroles : Jean est Élie ? — Je comprends, reprit Berre, qui vit où Comandre en voulait venir, qu’il a été Élie véritablement et essentiellement. — Et pourquoi donc, continua Comandre, Jean-Baptiste a-t-il dit lui-même aux pharisiens qu’il n’était pas Élie ? » Le maître d’école garda le silence, et reprit enfin : « Il est vrai ! » Tout le monde se mit à rire, même ceux qui l’avaient engagé à parler.

L’abbé de Saint-Luc fit un long discours sur la cène et l’on termina la conférence. Sept prêtres embrassèrent la doctrine évangélique ; une pleine liberté religieuse fut proclamée, et le culte romain fut aboli dans plusieurs églises. « Christ, selon l’expression de Salandronius, croissait partout dans ces montagnes comme l’herbe tendre du printemps ; et les pasteurs étaient comme des sources vivantes qui arrosaient ces hautes valléesm. »

m – Vita, moribus et doctrina herbescenti Christo apud Rhætos fons irrigans. (Zw. Epp. p. 485.)

La Réforme faisait des pas encore plus rapides à Zurich. Les dominicains, les augustins, les capucins, si longtemps ennemis, étaient réduits à vivre ensemble ; enfer anticipé pour ces pauvres moines. A la place de ces institutions corrompues, on fondait des écoles, un hôpital, un séminaire de théologie ; la science, la charité prenaient partout la place de la paresse et de l’égoïsme.

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