Histoire de la Réformation du seizième siècle

11.13

Supplices – Dispute de Bade – Règles de la dispute – Richesses et pauvreté – Eck à Œcolampade – Dispute – Part de Zwingle – Vanteries des Romains – Injures d’un moine – Fin de la dispute

Ces victoires de la Réforme ne pouvaient demeurer inaperçues. Les moines, les prêtres, les prélats, hors d’eux-mêmes, sentaient partout que le terrain leur manquait sous les pieds, et l’Église était près de succomber à des dangers inouïs. Les oligarques des cantons, les hommes des pensions et des capitulations étrangères, comprenaient qu’ils ne devaient plus tarder, s’ils voulaient sauver leurs privilèges ; et au moment où l’Église avait peur et commençait à s’enfoncer, ils lui rendirent leurs bras armés de fer. Un de Stein et un Jean Hug de Lucerne se joignirent à un Jean Faber ; et l’autorité civile se précipita au secours de cette puissance hiérarchique qui prononce des discours pleins d’orgueil et fait la guerre aux saints (Apocalypse 13.5-7).

Depuis longtemps l’opinion publique réclamait une dispute ; il n’y avait plus que ce moyen de calmer le peuplen. « Convainquez-nous par la sainte Écriture, avaient dit les conseils de Zurich à la diète, et nous nous rendrons à vos invitations. — Les Zuricois, disait-on partout, vous ont fait une promesse : si vous pouvez les convaincre par la Bible, pourquoi ne le faites-vous pas ? Et si vous ne le pouvez pas, pourquoi ne ne vous conformez-vous pas à la Bible ? »

n – Das der gmein man, one eine offne Disputation, nit zu stillen was. (Bull. Chr. I. p. 331)

Les colloques tenus à Zurich avaient exercé une influence immense ; il fallait leur opposer une conférence tenue dans une ville romaine, en prenant toutes les précautions nécessaires pour assurer la victoire au parti du pape.

Il est vrai qu’on avait déclaré ces disputes illégitimes ; mais on trouva moyen d’échapper à cette difficulté : « Il ne s’agit, dit-on, que d’arrêter et de condamner les doctrines pernicieuses de Zwingleo. » Ceci convenu, on chercha un fort athlète, et le docteur Eck s’offrit. Il ne craignait rien. « Zwingle a sans doute plus trait de vaches que lu de livres… » disait-il, selon Hofmeisterp.

o – Diète de Lucerne, du 13 mars 1526.

p – Er habe wohl mehr Kühe gemolken, als Bücher gelesen. (Zw. Opp. II. 405.)

Le grand conseil de Zurich envoya un sauf-conduit au docteur Eck, pour se rendre à Zurich même ; mais Eck répliqua qu’il attendrait la réponse de la confédération. Zwingle offrit alors de disputer à Saint-Gall ou Schaffouse ; mais le conseil se fondant sur un article du pacte fédéral, qui portait : « que tout accusé serait jugé dans le lieu où il demeure, » ordonna à Zwingle de retirer son offre.

La diète enfin arrêta qu’une conférence aurait lieu à Bade et fixa le 16 mai 1526. Cette conférence devait être importante ; car elle était le résultat et le sceau de l’alliance qui venait de se conclure entre la puissance ecclésiastique et les oligarques de la confédération. Voyez, disait Zwingle à Vadian, ce qu’osent entreprendre à cette heure les oligarques et Faberq. »

q – Vide nunc quid audeant oligarchi atque Faber. (Zw. Epp. p. 484.)

Aussi la décision de la diète fit-elle une vive impression en Suisse. On ne doutait pas qu’une conféregce, tenue sous de tels auspices, ne fût défavorable à la Réformation. « Les cinq cantons les plus dévoués au pape, disait-on à Zurich, ne dominent-ils pas dans Bade ? N’ont-ils pas déjà déclaré hérétique la doctrine de Zwingle et employé contre elle le fer et le feu ? L’image de Zwingle n’a-t-elle pas été brûlée à Lucerne, après avoir subi toutes sortes d’injures ? A Fribourg, ses livres n’ont- ils pas été livrés au feu ? Partout ne désire-t-on pas sa mort ? Les cantons qui exercent dans Bade les droits suzerains n’ont-ils pas déclaré que, quel que fût le lieu de leur territoire où Zwingle se ferait voir, il y serait fait prisonnierr ? Uberlinger, l’un de leurs chefs, n’a-t-il pas dit que la seule chose au monde qu’il souhaitât, c’était de pendre Zwingle, dût-il être nommé bourreau jusqu’à la fin de ses jourss ?… Et le docteur Eck lui-même ne crie-t-il pas, depuis des années, qu’il ne faut attaquer les hérétiques qu’avec le fer et le feu ? Que sera donc cette dispute, et que peut-il en résulter : si ce n’est la mort du réformateur ?

r – Zwingli in ihrem Gebiet, wo er betreten werde, gefangen zu nehmen. (Zw. Opp. II. 422.)

s – Da wollte er gern all sein Lebtag ein Henker genannt werden. (Ibid. 454.)

Telles étaient les craintes qui agitaient la commission nommée à Zurich pour examiner cette affaire. « Zwingle, témoin de cette agitation, se leva et dit : Vous savez quel a été dans Bâle le sort des vaillants hommes de Stammheim, et comment le sang des Wirth a rougi l’échafaud… et c’est sur le lieu même de leur supplice qu’on nous appelle… Que l’on choisisse pour la conférence Zurich, Berne, Saint-Gall, ou même Bâle, Constance, Schaffouse ; qu’on convienne de n’y traiter que des points essentiels, en ne se servant que de la Parole de Dieu ; qu’on n’établisse aucun juge au-dessus d’elle, et alors je suis prêt à me présentert. »

t – Wellend wir ganz geneigt syn ze erschynen. (Zw. Opp. II. 423.)

Cependant, déjà le fanatisme se remuait et frappait des victimes. Un consistoire, à la tête duquel se trouvait ce même Faber qui provoquait Zwingle, condamna au feu, comme hérétique, le 10 mai 1526, c’est-à dire environ huit jours avant la dispute de Bade, un ministre évangélique nommé Jean Hügle, pasteur de Lindauu, qui marcha au supplice en chantant le Te Deum. En même temps un autre ministre, Pierre Spengler, était noyé à Fribourg, par ordre de l’évêque de Constance.

u – Hunc hominem hæreticum damnamus, projicimus et conculcamus. (Hotting. Helv. K. Gesch. III. 300.)

De tous côtés, de sinistres avis arrivaient à Zwingle. Son beau-frère Léonard Tremp lui écrivait de Berne : « Je vous conjure par votre vie de ne pas vous rendre à Bade. Je sais qu’ils n’observeront point le sauf-conduitv. »

v – Caveatis per caput vestrum… (Zw. Epp. p. 483.)

On assurait qu’on avait formé le projet de l’enlever, de lui mettre un bâillon sur la bouche, de le jeter dans un bateau et de le déporter dans quelque lieu secretw. En présence de ces menaces et de ces échafauds, le conseil de Zurich arrêta que Zwingle n’irait point à Badex.

w – Navigio captum, ore mox obturato, clam fuisse deportandum. (Osw. Myc. Vit. Zw.)

x – Zwinglium Senatus Tigurinus Badenam dimittere recusavit. (Ibid.)

Le jour de la dispute étant fixé pour le 19 mai, on vit peu à peu arriver les combattants et les représentants des cantons et des évêques. Du côté des catholiques romains paraissait surtout le belliqueux et glorieux docteur Eck ; du côté des protestants le modeste et doux Œcolampade. Celui-ci avait bien compris les périls de cette discussion. Semblable, dit un ancien historien, à un cerf timide harcelé par des chiens furieux, il avait longtemps hésité ; il se décida pourtant à se rendre à Bade, mais en faisant à l’avance cette protestation solennelle : « Je ne reconnais pour règle du jugement que la Parole de Dieu. » Il avait d’abord vivement désiré que Zwingle vînt partager ses périlsy ; mais bientôt il ne douta pas que, si l’intrépide docteur eût paru dans cette ville fanatique, la colère des catholiques romains s’enflammant à sa vue, ils n’eussent tous deux été mis à mort.

y – Si periclitaberis, periclitabimur omnes tecum. (Zw. Epp. p. 312.)

On commença par décider quelles seraient les règles du combat. Le docteur Eck proposa que les députés des Waldstetten fussent chargés de prononcer le jugement définitif ; ce qui était décider à l’avance la condamnation de la Réforme. Thomas Plater, venu de Zurich à Bade pour assister au colloque, fut dépêché à Zwingle par Œcolampade, pour avoir son avis. Arrivé de nuit, il fut admis à grand’peine dans la maison du réformateur. « Malheureux perturbateur, lui dit Zwingle en se frottant les yeux, voilà six semaines que, grâce à cette dispute, je ne m’étais pas couchéz. Que m’apportes-tu ? » Plater exposa les prétentions du docteur Eck. « Et qui, reprit Zwingle, mettrait ces paysans en état de comprendre ces choses ? Ils s’entendraient mieux vraiment à traire les vachesa. »

z – Ich bin in sechs Wochen nie in das Beth Kommen. (Plater’s Leben, p. 263.)

a – Sie verstunden sich bas auf Kuh mälken. (Ibid.)

Le 21 mai, la conférence commença. Eck et Faber, accompagnés de prélats, de magistrats, de docteurs, couverts de vêtements de damas et de soie, et parés d’anneaux, de chaînes et de croixb, se rendirent dans l’église. Eck monta fièrement dans une chaire magnifiquement ornée, tandis que l’humble Œcolampade, chétivement vêtu, dut se mettre en face de son superbe adversaire sur un tréteau grossièrement travaillé. Tout le temps que dura la conférence, dit le chroniqueur Bullinger, Eck et les siens furent hébergés à la cure de Bade, faisant bonne chère, menant une vie gaie et scandaleuse, et buvant beaucoup de vin, que l’abbé de Wettingen leur fournissaitc.

b – Mit Syden, Damast und Sammet bekleydet. (Bull. Chr. I. 351.)

c – Verbruchten vil wyn. (Bull. Chr. I. 351.)

« Eck se baigne à Bade, disait-on, mais… dans le vin. Les évangéliques, au contraire, étaient de pauvre apparence, et l’on se riait d’eux comme d’une bande de mendiants. Leur genre de vie contrastait fort avec celui des champions de la papauté. L’hôte de l’auberge du Brochet, où logeait Œcolampade, ayant voulu voir ce que celui-ci faisait dans sa chambre, rapporta que, toutes les fois qu’il y avait regardé, il l’avait vu lisant ou priant. Il faut avouer, disait-il, que c’est un bien pieux hérétique.

La dispute dura dix-huit jours, et pendant tout ce temps le clergé de Bade fit chaque jour une procession solennelle, chantant des litanies afin d’obtenir la victoire. Eck parla seul pour la doctrine romaine. C’était toujours le champion de la dispute de Leipzig, à la voix allemande, aux épaules larges et aux reins forts, excellent crieur public, et tenant plutôt, pour l’extérieur, du boucher que du théologien. Il disputa selon sa coutume avec une grande violence, cherchant à blesser ses adversaires par des mots piquants, et laissant même quelquefois échapper un jurementd. Mais jamais le président ne le rappela à l’ordre.

d – So entwuscht imm ettwan ein Schwür. (Ibid.)

Eck frappe des pieds et des mains ;
Il jure, il peste, il injurie :
Ce que vous croyez, je le crie,
O pape et cardinaux romainse.

e – Egg zablet mit fussen and henden
Fing an schelken und schenden, etc.
(Poésies contemporaines de Nicolas Manuet, de Berne.)

Œcolampade, au contraire, d’une figure sereine, d’un air noble et patriarcal, parla avec tant de douceur, mais en même temps d’habileté et de courage, que ses adversaires mêmes, émus et saisis, se disaient les uns aux autres : « Oh ! si le long homme jaune était avec nousf !… » Il était pourtant quelquefois ému en voyant la haine et la violence des auditeurs : « Oh ! disait-il, avec quelle impatience ils m’écoutent ; mais Dieu n’abandonne passa gloire, et c’est elle seule que nous recherchonsg. »

f – O were der lange gäl man uff unser syten. (Bull. Chr. I. 353.)

g – Domino suam gloriam, quam salvam cupimus ne utiquam deserturo. (Zw. Epp. p. 511.)

Œcolampade ayant combattu la première thèse du docteur Eck, qui roulait sur la présence réelle, Haller, arrivé à Bade après le commencement de la dispute, entra en lice contre la seconde. Peu accoutumé à de telles conférences, d’un caractère timide, lié par les ordres de son gouvernement, embarrassé par les regards de son avoyer Gaspard de Mullinen, grand ennemi de la Réforme, Haller n’avait pas la superbe confiance de son antagoniste ; mais il avait plus de véritable force. Après que Haller eut fini, Œcolampade rentra en lice et pressa si vivement le docteur Eck, que celui-ci fut réduit à ne plus invoquer que l’usage de l’Église. « L’usage, répondit Œcolampade, n’a de force dans notre Suisse qu’après la constitution ; or, en matière de foi, la constitution c’est la Bible. »

La troisième thèse, sur l’invocation des saints ; la quatrième, sur les images ; la cinquième, sur le purgatoire, furent successivement débattues. Personne ne se leva pour contester la vérité des deux dernières, qui roulaient sur le péché originel et sur le baptême.

Zwingle prit ne part active à toute la dispute. Le parti catholique, qui avait nommé quatre secrétaires, avait défendu, sous peine de mort, à toute autre personne de rien écrireh. Mais un étudiant valaisan, Jérôme Wälsch, doué d’une forte mémoire, gravait dans son esprit ce qu’il entendait, puis revenant chez lui, se hâtait de l’écrire. Thomas Plater et Zimmermann de Winterthour portaient chaque jour à Zwingle ces notes et les lettres d’Œcolampade, et rapportaient les réponses du réformateur. Toutes les portes de Bade étaient gardées par des soldats armés de hallebardes, et les deux courriers n’échappaient que par diverses excuses aux questions de ces soldats, qui ne comprenaient pas pourquoi ces jeunes gens revenaient sans cesse dans la villei. Ainsi Zwingle, quoique absent de Bade, de corps, y était présent en esprit.

h – Man sollte einem ohne aller weiter Urtheilen, den Kopf abhauen. (Thom. Plateri Lebens Beschreib. p. 262.)

i – Quand on me demandait : Que viens-tu faire ? Je répondais : Je porte des poulets à vendre pour les messieurs qui sont aux bains ; car on me donnait des poulets à Zurich, et les gardes ne pouvaient comprendre que j’en trouvasse toujours et si vite de nouveaux. (Vie de Plater, écrite par lui-même, p. 202.)

Il conseillait, affermissait ses amis, et réfutait ses adversaires. « Zwingle, dit Oswald Myconius, a plus travaillé, par ses méditations, ses veilles, ses conseils, envoyés à Bade, qu’il ne l’eût fait en discutant lui-même au milieu de ses ennemisj. »

j – Quam laborasset disputando vel inter medios hostes. (Osw. Myc. Vita. Zw.) Voyez les divers écrits de Zwingle qui se rapportent à la dispute de Bade. Opp. II, p. 598-520.

Pendant tout le colloque, les catholiques romains s’agitaient, écrivaient partout et entonnaient le chant de victoire. Œcolampade, s’écriaient-ils, vaincu par le docteur Eck et étendu dans la lice, a chanté palinodiek ; le règne du pape va être partout rétablil. » Ces cris se propageaient dans tous les cantons, et le peuple, prompt à croire tout ce qu’il entend, ajoutait foi à toutes ces vanteries des partisans de Rome.

k – Œcolampadius victus jacet in arena prostratus ab Eccio, herbam porrexit. (Zw. Epp. p. 514.)

l – Spem concipiunt lætam fore ut regnum ipsorum restituatur. (Ibid. 513.)

La dispute étant finie, le moine Murner de Lucerne, qu’on appelait « le matou, » s’avança, et lut quarante accusations dirigées contre Zwingle. « Je pensais, dit-il, que le lâche viendrait répondre ; il n’a point paru. Eh bien, par tous les droits qui régissent les choses divines et humaines, je déclare quarante fois que le tyran de Zurich et tous ses partisans sont des gens déloyaux, des menteurs, des parjures, des adultères, des infidèles, des voleurs, des sacrilèges, du vrai gibier de potence, et que tout honnête homme doit rougir d’avoir quelque rapport que ce soit avec eux. » Telles sont les injures que déjà, à cette époque, des docteurs, que l’Église catholique romaine elle-même devrait désavouer, décoraient du nom de « polémique chrétienne. »

L’agitation était grande dans Bade, le sentiment général était que les champions romains avaient crié le plus fort, mais raisonné le plus faiblementm. Œcolampade et dix de ses amis signèrent seuls le rejet des thèses du docteur Eck ; tandis que quatre-vingts personnes, parmi lesquelles se trouvaient les présidents du débat et tous les moines de Wittingen, les adoptèrent. Haller avait quitté Bade avant la fin du colloque.

m – Die Evangelische weren wol überschryen, nicht aber überdisputiert worden. (Hotting. Helv. K. Gesch. III. 320.)

Alors la majorité de la diète arrêta que Zwingle, chef de cette pernicieuse doctrine, ayant refusé de comparaître, et les ministres venus à Bade n’ayant pas voulu se laisser convaincre, ils étaient les uns et les autres rejetés de l’Église universellen.

n – Von gemeiner Kyrchen ussgestossen. (Bull. Chr. p. 355.)

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