Histoire de la Réformation du seizième siècle

12. Les Français

1500 – 1526

12.1

Universalité du christianisme – Ennemis de la Réforme en France – Hérésie et persécution dans le Dauphiné – Une gentilhommière – La famille Farel – Pèlerinage à la Sainte-Croix – Immoralité et superstition – Guillaume veut étudier

L’universalité est l’un des caractères essentiels du christianisme. Il n’en est pas ainsi des religions humaines. Elles s’adaptent à certains peuples et au degré de culture qu’ils ont atteint ; elles maintiennent ces peuples dans l’immobilité, ou si, par quelque circonstance extraordinaire, ils grandissent, la religion, dépassée par eux, leur devient par cela même inutile.

Il y a eu une religion égyptienne, une grecque, une latine et même une judaïque ; le christianisme est la seule religion humaine.

Il a pour point de départ dans l’homme, le péché ; et c’est là un caractère qui n’appartient pas à une race spéciale, mais qui est l’apanage de l’humanité. Aussi, satisfaisant les besoins les plus universels et les plus élevés de notre nature, l’Évangile est-il reçu comme venant de Dieu, par les nations les plus barbares et par les peuples les plus civilisés. Il ne divinise pas les spécialités nationales, comme le faisaient les religions de l’antiquité ; mais il ne les détruit pas, comme voudrait le faire le cosmopolisme moderne. Il fait mieux : il les sanctifie, les ennoblit et les élève à une sainte unité, par le principe nouveau et vivant qu’il leur communique.

L’introduction du christianisme dans le monde a opéré une grande révolution dans l’histoire. Il n’y avait eu jusque-là qu’une histoire des peuples ; il y a maintenant une histoire de l’humanité ; et l’idée d’une éducation universelle de l’espèce humaine, accomplie par Jésus-Christ, est devenue la boussole de l’historien, la clef de l’histoire et l’espérance des peuples.

Mais ce n’est pas seulement sur tous les peuples que le christianisme agit, c’est aussi sur toutes les époques de leur histoire.

Au moment de son apparition, le monde était comme un flambeau près de s’éteindre, et le christianisme y fit revivre une flamme céleste.

Plus tard, les peuples barbares, s’étant précipités sur l’empire romain, y avaient tout brisé et confondu ; et le christianisme, opposant la croix à ce torrent dévastateur, dompta par elle le sauvage enfant du Nord, et forma une humanité nouvelle.

Cependant un élément corrupteur se trouvait déjà caché dans la religion apportée par des missionnaires courageux à ces tribus grossières. Leur foi venait de Rome presque autant que de la Bible. Bientôt cet élément s’accrut ; l’homme se substitua partout à Dieu : caractère essentiel de l’Église romaine ; et un renouvellement de la religion devint nécessaire. Le christianisme l’accomplit à l’époque qui nous occupe.

L’histoire de la Réformation dans les contrées que nous avons jusqu’à présent parcourues nous a montré la doctrine nouvelle rejetant les écarts des anabaptistes et des nouveaux prophètes ; mais c’est l’écueil de l’incrédulité qu’elle rencontre surtout dans le pays vers lequel nous nous tournons maintenant. Nulle part il ne s’était élevé des réclamations aussi hardies contre les superstitions et les abus de l’Église. Nulle part on ne vit se développer avec plus de force un certain amour des lettres, indépendant du christianisme, qui conduit souvent à l’irréligion. La France se trouva porter à la fois dans son sein deux réformations, l’une de l’homme, l’autre de Dieu. « Deux nations étaient dans son ventre et deux peuples devaient sortir de ses entraillesa ».

a – Gen.25.23.

Non seulement en France la Réforme eut à combattre l’incrédulité aussi bien que la superstition, elle y trouva encore un troisième ennemi qu’elle n’avait pas rencontré, au moins aussi puissant, chez les peuples de race germanique : ce fut l’immoralité. Les désordres étaient grands dans l’Église ; la débauche siègeait sur le trône de François Ier et de Catherine de Médicis, et les vertus austères des réformateurs irritaient ces « Sardanapalesb. » Partout sans doute, mais surtout en France, la Réforme devait être, non seulement dogmatique et ecclésiastique, mais en outre morale.

b – Sardanapalus (Henry II.) inter scorta. (Calvini Epp. msc.)

Ces ennemis, pleins de violence, que la Réforme rencontra à la fois chez les Français lui imprimèrent un caractère tout particulier. Nulle part elle n’habita autant les cachots et ne ressembla plus au christianisme primitif, par la foi, la charité et le nombre de ses martyrs. Si, dans les pays dont nous avons parlé jusqu’à cette heure, la Réformation fut plus glorieuse par ses triomphes, dans ceux dont nous allons nous occuper elle le fut davantage par ses défaites. Si ailleurs elle eut à montrer plus de trônes et plus de conseils souverains, ici elle put citer plus d’échafauds et plus d’assemblées du désert. Quiconque connaît ce qui fait la vraie gloire du christianisme sur la terre, et les traits qui le font ressembler à son chef, étudiera donc avec un vif sentiment de respect et d’amour l’histoire, souvent sanglante, que nous allons raconter.

C’est dans les provinces que sont nés et qu’ont commencé à se développer la plupart des hommes qui ont ensuite brillé sur la scène du monde. Paris est un arbre qui étale à la vue beaucoup de fleurs et de fruits, mais dont les racines vont chercher au loin, dans les entrailles de la terre, les sucs nourriciers qu’elles transforment. La Réformation suivit aussi cette loi.

Les Alpes, qui virent paraître dans chaque canton et presque dans chaque vallée de la Suisse des hommes chrétiens et courageux, devaient, en France aussi, couvrir de leurs grandes ombres l’enfance de quelques-uns des premiers réformateurs. Il y avait des siècles qu’elles en gardaient le trésor plus ou moins pur dans leurs hautes vallées, parmi les habitants des contrées piémontaises de Luzerne, d’Angrogne, de la Peyrouse La vérité, que Rome n’avait pu y atteindre, s’était répandue de ces vallées sur les revers et au pied de ces montagnes, dans la Provence et dans le Dauphiné.

L’année qui suivit l’avènement au trône de Charles VIII, fils de Louis XI, enfant maladif et timide, Innocent VIII avait ceint la tiare pontificale (1484) Il avait sept ou huit fils de différentes femmes ; aussi, selon une épigramme du temps, Rome fut unanime à le saluer du nom de Pèrec.

c – Octo nocens pueros genuit totidemque puellas.
Hunc merito poterit dicere Roma Patrem.

Il y eut alors sur tous les revers des Alpes du Dauphiné et sur toutes les rives de la Durance, une recrudescence des anciens principes vaudois. « Les racines, dit un ancien chroniqueur, poussaient sans cesse et partout de nouveaux bourgeonsd. » Des hommes audacieux appelaient l’Église romaine, l’Église des malins, et soutenaient qu’il est aussi profitable de prier dans une étable que dans une église.

d – In Ebredunensi archiepiscopatu veteres Waldensium hæreticorum fibræ repullularunt. (Raynald, Annales Eccles. ad ann. 1487.)

Les prêtres, les évêques, les légats de Rome poussèrent un cri d’alarme, et le 5 des calendes de mai 1487, Innocent VIII, le père des Romains, lança une bulle contre ces humbles chrétiens. « Courez aux armes, dit le pontife, et foulez ces hérétiques aux pieds comme des aspics venimeuxe. »

e – Armis insurgant, eosque veluti aspides venenosos… conculcent. (Bulle d’Innocent VIII. conservé à Cambridge. Leger, II. 8.)

A l’approche du légat, suivi d’une armée de dix-huit mille hommes et d’une multitude de volontaires qui voulaient partager les dépouilles des Vaudois, ceux-ci abandonnèrent leurs maisons et se retirèrent dans les montagnes, dans les cavernes et dans les fentes des rochers, comme les oiseaux s’enfuient au moment où commence à gronder l’orage. Pas une vallée, pas un rocher n’échappa aux persécuteurs ; partout dans cette partie des Alpes, et particulièrement du côté de l’Italie, ces pauvres disciples de Christ étaient traqués comme des bêtes fauves. A la fin les satellites du pape se lassèrent ; leurs forces étaient épuisées, leurs pieds ne pouvaient plus escalader les retraites escarpées des « hérétiques, » et leurs bras se refusaient à frapper.

Dans ces contrées alpestres qu’agitait alors le fanatisme de Rome, à trois lieues de la ville antique de Gapf, du côté de Grenoble, non loin des gazons fleuris qui tapissent le plateau de la montagne de Bayard, au bas du mont de l’Aiguille et près du col de Glaize, vers le lieu où le Buzon prend sa source, se trouvait et se trouve encore un groupe de maisons, caché à demi par les arbres qui l’entourent, et qui porte le nom de Farel, ou en patois Fareau (1). Sur un vaste emplacement élevé au dessus des chaumières voisines, se voyait alors une maison, de celles qu’on appelle une gentilhommière Un verger l’entourait et conduisait au village. Là vivait dans ces temps de troubles une famille d’une antique piété, noble, à ce qu’il paraît, et du nom de Farelg. L’année où la papauté déployait le plus ses rigueurs dans le Dauphiné, en 1489, naquit dans le modeste château, un fils qui fut nommé Guillaume. Trois frères, Daniel, Gautier, Claude, et une sœur grandirent avec Guillaume, et partagèrent ses jeux, sur les bords du Buzon et au pied du Bayard.

f – Chef-lieu des Hautes-Alpes.

gRevue du Dauphiné, juillet 1837, p. 35. En allant de Grenoble à Gap, un quart d’heure après avoir passé le dernier relais de poste, à un jet de fronde à droite de la grande route, se voit le village des Farets. On montre encore l’emplacement qui était celui de la maison du père de Farel. Il n’est plus occupé, il est vrai, que par une chaumière ; mais on voit à ses dimensions qu’il ne pouvait être celui d’une maison ordinaire. L’habitant de cette chaumière porte le nom de Farel. Je dois ces renseignements à M. le pasteur Blanc, de Mens.

C’est là que s’écoulèrent l’enfance et la première jeunesse de Guillaume. Son père et sa mère faisaient partie des serviteurs les plus dévoués de la papauté. « Mon père et ma mère croyaient tout, » dit-il lui-mêmeh. Aussi élevèrent-ils leurs enfants dans les pratiques de la dévotion romaine.

h – Gullielmum Farellum, Delphinatem, nobili familia ortum. Bezæ Icones. Calvin, écrivant au cardinal Sadolet, fait ressortir le désintéressement de Farel sorti de si noble maison. (Opuscula, p. 148.)



G. Farel (1489-1565)

Dieu avait doué Guillaume Farel de qualités rares, propres à donner un grand ascendant. D’un esprit pénétrant, d’une imagination vive, plein de sincérité et de droiture, d’une grandeur d’âme qui ne lui permit jamais de trahir, à quelque prix que ce fût, les convictions de son cœur, il avait surtout une ardeur, un feu, un courage indomptable, une hardiesse qui ne reculait devant aucun obstacle. Mais en même temps, il avait les défauts de ses qualités, et ses parents eurent souvent à réprimer sa violence.

Guillaume se jeta de toute son âme dans la voie superstitieuse de sa crédule famille. « L’horreur me prend, dit-il, vu les heures, les prières et les services divins que j’ai faits et fait faire à la croix et à autres telles chosesi. »

i – Du vray usage de la croix, par Guillaume Farel, p. 237.

A quatre lieues au sud de Gap, près de Tallard, sur une montagne qui s’élève au-dessus des flots impétueux de la Durance, était un lieu fort réputé, nommé la Sainte-Croix. Guillaume n’avait guère que sept ou huit ans quand son père et sa mère résolurent de l’y conduire en pèlerinagej. « La croix qui est en ce lieu, disait-on, est du propre bois en lequel Jésus-Christ a été crucifié. »

j – J’estoye fort petit et à peine je savoye lire. (Ibid. p. 237.) Le premier pélerinage auquel j’ay esté a esté à la saincte croix. (Ibid. p. 233.)

La famille se mit en marche, et atteignit enfin la croix tant vénérée, devant laquelle elle se prosterna. Après avoir considéré le bois sacré et le cuivre de la croix, fait, dit le prêtre, du bassin dans lequel notre Seigneur lava les pieds à ses apôtres, les regards des pèlerins se portèrent sur un petit crucifix attaché à la croix. « Quand les diables, reprit le prêtre, font les grêles et les foudres, ce crucifix se meut tellement qu’il semble se détacher de la croix, comme voulant courir contre le diable, et il jette des étincelles de feu contre le mauvais temps ; si cela ne se faisait, il ne resterait rien sur la terrek. »

k – Ibid. p. 235-239.

Les pieux pèlerins étaient tout émus en entendant raconter de si grands prodiges. « Personne, continua le prêtre, ne sait et ne voit rien de ces choses, si ce n’est moi et cet homme… » Les pèlerins tournèrent la tête et virent près d’eux un homme d’un extérieur étrange. « A le voir, il faisait frayeur », dit Farell. Des mailles blanches couvraient les deux prunelles de ses yeux ; soit qu’elles y fussent en vérité, ou que Satan les fît apparaître. » Cet homme extraordinaire, que les incrédules appelaient « le sorcier du prêtre, » interpellé par celui-ci, répondit aussitôt que le prodige était véritablem.

l – Du vray usage de la croix, par Guillaume Farel, p. 237.

m – Ibid. p. 238.

Un nouvel épisode vint achever le tableau et ajouter aux superstitions la pensée de coupables désordres. « Voicy une jeune femme, ayant autre dévotion que la croix, laquelle portoit son petit enfant couvert d’un drap. Et puis voicy le prestre qui vint au-devant et vous prend la femme avec l’enfant et les mène dedans la chapelle. J’ose bien dire que oncques danseur ne print femme et ne la mena faisant meilleure mine que ces deus faisoyent. Mais l’aveuglement estoit tel, que ne le regard de l’un et l’autre, et mesmes quant ils eussent fait devant nous des choses inconvenantes, tout nous eût esté bon et sainct. C’estoit trop que la femme et mon galant de prestre savoyent bien le miracle et avoyent la belle couverture de leur visitationn. »

n – Du vray usage de la croix, par Guillaume Farel, p. 355. On a adouci quelques mots de ce récit.

Voilà un fidèle tableau de la religion et des mœurs en France au moment où commença la Réformation. La morale et la doctrine étaient également empoisonnées, et il fallait pour l’une et pour l’autre une puissante régénération. Plus on avait attaché de prix aux œuvres extérieures, plus on s’était éloigné de la sanctification du cœur ; des ordonnances mortes avaient été partout substituées à la vie chrétienne, et l’on avait vu, union étrange et pourtant naturelle, les débauches les plus scandaleuses s’unir aux plus superstitieuses dévotions. On avait dérobé devant l’autel, on avait séduit au confessionnal, on avait empoisonné dans la messe, on avait commis adultère au pied d’une croix… La superstition, en détruisant la doctrine, avait détruit la moralité.

Il y eut cependant de nombreuses exceptions dans la chrétienté du moyen âge. Une foi, même superstitieuse, peut être sincère. Guillaume Farel en est un exemple. Le même zèle qui lui fit plus tard parcourir tant de lieux divers pour y répandre la connaissance de Jésus-Christ, l’attirait alors partout où l’Église étalait quelque miracle ou réclamait quelque adoration. Le Dauphiné avait ses sept merveilles, dès longtemps en possession de frapper l’imagination du peupleo. Mais les beautés de la nature qui l’entouraient avaient aussi de quoi élever son âme au Créateur.

o – La fontaine ardente, les cuves de Sassenage, la manne de Briançon, etc.

La chaîne magnifique des Alpes, ces cimes couvertes de neiges éternelles, ces vastes rochers qui tantôt élancent leurs sommets aigus dans les airs, tantôt prolongent leurs immenses croupes arquées au-dessus des nuages, et semblent être comme une île isolée dans les cieux ; toutes ces grandeurs de la création qui élevaient alors l’âme d’Ulrich Zwingle dans le Tockenbourg, parlaient aussi avec force au cœur de Guillaume Farel dans les montagnes du Dauphiné. Il avait soif de vie, de connaissances, de lumière ; il aspirait à quelque chose de grand… il demanda à étudier.

Ce fut un grand coup pour son père qui pensait qu’un jeune noble ne devait connaître que son chapelet et son épée. On exaltait partout alors la vaillance d’un jeune compatriote de Guillaume Farel, Dauphinois comme lui, nommé du Terrail, mais connu davantage sous le nom de Bayard, qui, dans la bataille du Tar, de l’autre côté des Alpes, venait de déployer un étonnant courage. « De tels fils, disait-on, sont comme des flèches en la main d’un homme puissant. Bienheureux est l’homme qui en a rempli son carquois ! » Aussi le père de Farel résistait au goût que Guillaume montrait pour les lettres. Mais le jeune homme se montrait inébranlable. Dieu le destinait à de plus nobles conquêtes que celles des Bayard. Il revint toujours à la charge, et le vieux gentilhomme céda enfinp.

p – Cum a parentihus vix impetrassem ad litteras concessum. (Farel, Nalali Galeoto, 1527. Lettres manuscrites du conclave de Neuchâtel.)

Farel se livra aussitôt au travail avec une étonnante ardeur. Les maîtres qu’il trouva dans le Dauphiné lui furent peu en aide, et il dut lutter contre les mauvaises méthodes et l’ineptie de ses instituteursq. Les difficultés l’excitèrent au lieu de le décourager, et il eut bientôt surmonté ces obstacles. Ses frères suivirent son exemple. Daniel entra plus tard dans la carrière politique et fut employé dans des négociations importantes concernant la religionr. Gautier gagna toute la confiance du comte de Furstemberg.

q – A præceptoribus præcipue in Latina lingua ineptissimis institutus. (Farelli Epist.)

r – Vie de Farel. MS. at Geneva.

Farel, avide de connaissances, ayant appris tout ce qu’il pouvait apprendre dans sa province, porta ailleurs ses regards. La gloire de l’université de Paris remplissait depuis longtemps le monde chrétien. Il voulait voir « cette mère de toutes les sciences, cette véritable lumière de l’Église qui ne souffre jamais d’éclipse, ce miroir net et poli de la foi, qu’aucun nuage n’obscurcit et qu’aucun attouchement ne macules ; » il en obtint la permission de ses parents et partit pour la capitale de la France.

s – Universitatem Parisiensem matrem omnium scientiarum… speculum fidei torsum et politum… (Prima Apellat. Universit. an. 1396, Bulœus, IV. p. 806.)

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