Histoire de la Réformation du seizième siècle

12.2

Louis XII et l’assemblée de Tours – François et Marguerite – Les lettres – Lefèvre – Son enseignement à l’université – Lefèvre et Farel se rencontrent – Hésitations et recherches de Farel – Premier réveil – Prophétie de Lefèvre – Il enseigne la justification par la foi – Objections – Désordres des collèges – Effet sur Farel – L’élection – Sanctification de la vie

L’un des jours de l’an 1510, ou peu après, le jeune Dauphinois arriva à Paris. La province avait fait de lui un ardent sectateur de la papauté ; la capitale devait en faire autre chose. En France, ce n’était pas d’une petite ville, comme en Allemagne, que la Réformation devait sortir. C’est de la métropole que partent toutes les impulsions qui ébranlent le peuple. Un concours de circonstances providentielles faisait de Paris, au commencement du XVIe siècle, un foyer d’où pouvait aisément s’échapper une étincelle de vie. Le jeune homme des environs de Gap, qui y arrivait alors, humble et ignoré, devait recevoir cette étincelle dans son cœur, et plusieurs autres avec lui.

Louis XII, le Père du peuple, venait de convoquer à Tours les représentants du clergé de France. Ce prince semble avoir devancé les temps de la Réformation ; en sorte que, si cette grande révolution avait eu lieu sous son règne, la France entière fût peut-être devenue protestante. L’assemblée de Tours avait déclaré que le roi avait le droit de faire la guerre au pape et d’exécuter les décrets du concile de Bâle. Ces mesures étaient l’objet de toutes les conversations dans les collèges, comme à la ville et à la cour, et elles durent faire une vive impression sur l’esprit du jeune Farel.

Deux enfants grandissaient alors à la cour de Louis XII. L’un était un jeune prince, d’une taille élevée, d’une figure remarquable, qui montrait peu de mesure dans son caractère et se jetait étourdiment partout où sa passion l’emportait ; en sorte que le roi avait coutume de dire : « Ce gros garçon gâtera toutt. » C’était François d’Angoulême, duc de Valois et cousin du roi. Boisy, son gouverneur, lui apprit cependant à honorer les lettres.

t – Mezeray, vol. IV. 127.

Auprès de François était sa sœur Marguerite, plus âgée que lui de deux ans, « princesse de très grand esprit et fort habile, dit Brantôme, tant de son naturel que de son acquisitifu. » Aussi Louis XII n’avait-il rien épargné pour son instruction ; et les gens les plus savants du royaume ne tardèrent pas à appeler Marguerite leur Mécène.

u – Brant., Dames illustres, p. 331.

En effet, un cortège d’hommes illustres entourait déjà ces deux Valois. Guillaume Budé, qui, à vingt-trois ans, livré aux passions et surtout à la chasse, ne vivant plus qu’avec des oiseaux, des chevaux et des chiens, avait tout à coup tourné court, vendu son équipage, et s’était mis à l’étude avec la même passion qui l’avait fait courir, entouré de sa meute, les campagnes et les forêtsv ; le médecin Cop ; François Vatable, dont les docteurs juifs eux- mêmes admiraient les connaissances hébraïques ; Jacques Tusan, célèbre helléniste ; d’autres lettrés encore, encouragés par l’évêque de Paris, Etienne Poncher, par Louis Ruzé, lieutenant civil, et par François de Luynes, et déjà protégés par les deux jeunes Valois, résistaient aux attaques violentes de la Sorbonne, qui regardait l’étude du grec et de l’hébreu comme la plus funeste hérésie. A Paris, comme en Allemagne et en Suisse, le rétablissement de la saine doctrine devait être précédé de la restauration des lettres. Mais les mains qui préparaient ainsi les matériaux, ne devaient pas, en France, être celles qui élèveraient l’édifice.

v – Sa femme et ses fils vinrent à Genève, en 1540, après sa mort.

Entre tous ces docteurs qui illustraient alors la capitale, on remarquait un homme de très petite taille, de chétive apparence et de basse originew, dont l’esprit, la science et la puissante parole avaient, pour tous ceux qui l’entendaient, un attrait indicible. Il se nommait Lefèvre et était né vers l’an 1455, à Étaples, petit endroit de la Picardie. Il n’avait reçu qu’une éducation grossière, barbare même, dit Théodore de Bèze ; mais son génie lui avait tenu lieu de tous les maîtres ; et sa piété, sa science et la noblesse de son âme n’en brillaient que d’un plus grand éclat. Il avait beaucoup voyagé, et il paraît même que le désir d’étendre ses connaissances l’avait conduit en Asie et en Afriquex. Dès l’an 1493, Lefèvre, docteur en théologie, professait à l’université de Paris. Il y occupa aussitôt une place éminente et fut le premier aux yeux d’Érasmey.

w – Homunculi unius neque genere insignis. (Bezæ Icones).

x – Dans son Commentaire sur la seconde Ep. aux Thessal., chap. II, se trouve une histoire singulière sur la Mecque et son temple, qu’il raconte d’après un voyageur.

y – Fabro, viro quo vix in multis millibus reperias vel integriorem vel humaniorem, dit Erasme. (Epp. p. 174.)



J. Faber (1450-1537)

Lefèvre comprit qu’il avait une tâche à remplir. Quoique attaché aux pratiques de Rome, il se proposa de combattre la barbarie qui régnait dans l’universitéz ; il se mit à enseigner les sciences philosophiques, avec une clarté jusqu’alors inconnue. Il s’efforçait de ranimer l’étude des langues et de l’antiquité savante. Il allait plus loin : il comprenait que quand il s’agit d’une œuvre de régénération, la philosophie et les lettres sont insuffisantes. Sortant donc de la scolastique, qui depuis tant de siècles avait seule occupé l’école, il revenait à la Bible et rétablissait dans la chrétienté l’étude des saintes Écritures et les sciences évangéliques. Ce n’était pas à des recherches arides qu’il se livrait ; il allait au cœur de la Bible. Son éloquence, sa franchise,’ son amabilité captivaient les cœurs. Grave et onctueux dans la chaire, il était dans ses rapports avec ses élèves d’une douce familiarité. Il m’aime extrêmement, écrivait l’un d’eux, Glaréan, à son ami Zwingle. Plein de candeur et de bonté, il chante, il joue, il dispute avec moi, et souvent il rit de la folie de ce mondea. » Aussi un grand nombre de disciples de toute nation se réunissaient-ils à ses pieds.

z – Barbariem nobilissimæ academiæ… incumbentem detrudi. (Beza Icones.)

a – Supra modum me amat totus integer et candidus, mecum cantillat, ludit, disputat, ridet mecum. (Zw. Epp. p. 26.)

Cet homme si savant était en même temps soumis avec la simplicité d’un enfant à toutes les ordonnances de l’Église. Il passait autant de temps dans les temples que dans son cabinet, en sorte qu’un rapport intime semblait devoir unir le vieux docteur de la Picardie et le jeune écolier du Dauphiné. Quand deux natures si semblables se rencontrent, fût-ce même dans l’immense enceinte d’une capitale, elles tendent à se rapprocher. Dans ses pieux pèlerinages, le jeune Farel remarqua bientôt un homme âgé qui le frappa par sa dévotion. Il se prosternait devant les images, et, demeurant longuement à genoux, il priait avec ferveur et disait dévotement ses heures. « Jamais, dit Farel, je n’avais vu chanteur de messe, qui en plus grande révérence la chantâtb. » C’était Lefèvre. Guillaume Farel désira aussitôt se rapprocher de lui ; et il ne put contenir sa joie quand il vit cet homme si célèbre l’accueillir avec bonté. Guillaume avait trouvé ce qu’il était venu chercher dans la capitale. Dès lors son plus grand bonheur fut de s’entretenir avec le docteur d’Étaples, de l’entendre, de suivre ses admirables enseignements, de se prosterner dévotement avec lui devant les mêmes images. Souvent on voyait le vieux Lefèvre et son jeune disciple orner avec soin de fleurs une figure de la Vierge et murmurer seuls, ensemble, loin de tout Paris, loin des écoliers et des docteurs, les ferventes prières qu’ils adressaient à Mariec.

b – Ep. de Farel à tous seigneurs, peuples et pasteurs.

c – Floribus jubebat Marianum idolum, dum una soli murmuraremus preces Marianas ad idolum, ornari. (Farel à Pellican, anno 1556.)

L’attachement de Farel pour Lefèvre fut remarqué de plusieurs. Le respect que l’on portait au vieux docteur rejaillit sur son jeune disciple. Cette amitié illustre sortit le Dauphinois de son obscurité. Il acquit bientôt un nom par son zèle, et plusieurs gens riches et dévots de Paris lui confièrent diverses sommes destinées à l’entretien des étudiants pauvresd.

d – Geneva MS.

Il s’écoula quelque temps avant que Lefèvre et son disciple parvinssent à une vue claire de la vérité. Ce n’était pas l’espoir de quelque riche bénéfice, ou le penchant à une vie dissolue qui attachait Farel au pape ; ces liens vulgaires n’étaient pas faits pour une telle âme. Le pape était pour lui le chef visible de l’Église, une sorte de Dieu, dont les commandements sauvaient les âmes. Entendait-il parler contre ce pontife tant vénéré, il grinçait les dents, comme un loup furieux, et il eût voulu que la foudre frappât le coupable, en sorte qu’il en fût « du tout abattu et ruiné. » — Je crois, disait-il, à la croix, aux pèlerinages, aux images, aux vœux, aux ossements. Ce que le prêtre tient en ses mains, met en la boîte, enferme, mange et donne à manger, est mon seul vrai Dieu, et pour moi il n’y en a point d’autre que lui, ni au ciel ni sur la terree. » — Satan, dit-il encore, avait logé le pape, la papauté et tout ce qui est de lui en mon cœur, de sorte que le pape même n’en avait pas tant en soi. »

e – Ép. de Farel. A tous seigneurs, peuples et pasteurs.

Aussi, plus Farel semblait rechercher Dieu, plus sa piété languissait et la superstition croissait dans son âme ; tout allait de mal en pis. Il a décrit lui-même cet état avec beaucoup d’énergief : « Oh ! que j’ai horreur de moi et de mes fautes, quand j’y pense, dit-il, et quelle œuvre de Dieu, grande et admirable, que l’homme ait pu être sorti de tels gouffres ! »

f – Quo plus pergere et promovere adnitebar, eo amplius retrocedebam. (Far. Galeoto. Lettres manuscr. de Neuchâtel.)

Mais ce ne fut que peu à peu qu’il en sortit. Il avait lu d’abord les auteurs profanes ; sa piété n’y ayant trouvé aucune nourriture, il s’était mis à méditer les vies des saints ; de fou qu’il était, ces vies l’avaient fait devenir plus fou encoreg. Il s’attacha alors à plusieurs docteurs du siècle ; mais, venu vers eux malheureux, il en sortit plus misérable. Il se mit enfin à étudier les anciens philosophes, et prétendit apprendre d’Aristote à être chrétien ; son espérance fut encore déçue. Les livres, les images, les reliques, Aristote, Marie et les saints, tout était inutile. Cette âme ardente passait d’une sagesse humaine à une autre sagesse humaine, sans jamais trouver de quoi apaiser la faim qui la consumait.

g – Quæ de sanctis conscripta offendebam, verum ex stulto insanum faciebant.

Cependant le pape souffrant qu’on appelât sainte Bible, les écrits du Vieux et du Nouveau Testament, Farel se mit à les lire, comme autrefois Luther dans le cloître d’Erfurt, et il fut fort ébahih en voyant que tout était autrement sur la terre que ne le porte la sainte Écriture. Peut-être allait-il arriver à la vérité ; mais tout à coup un redoublement de ténèbres vint le précipiter dans un nouvel abîme. « Satan soudain survint, dit-il, afin qu’il ne perdît sa possession, et besogna en moi selon sa coutumei. » Une lutte terrible entre la Parole de Dieu et la parole de l’Église, s’éleva alors dans son cœur. Rencontrait-il quelques passages de l’Écriture opposés aux pratiques de Rome, il baissait les yeux, rougissait et n’osait croire ce qu’il lisaitj. « Ah ! disait-il, craignant d’arrêter ses regards sur sa Bible, je n’entends pas bien de telles choses ; il me faut donner à ces Écritures un autre sens que celui qu’elles me semblent avoir ; il faut que je m’en tienne à l’intelligence de l’Église et voire du pape ! »

h – Farel. A tous seigneurs, etc.

i – Ibid.

j – Oculos demittens, visis non credebam. (Farellus Natali Galeoto.)

Un jour qu’il lisait la Bible, un docteur étant survenu, le reprit fortement : « Nul, lui dit-il, ne doit lire la sainte Écriture avant d’avoir appris la philosophie et fait son cours ès arts. » C’était là une préparation que les apôtres n’avaient pas demandée ; mais Farel le crut. « J’étais, dit-il, le plus malheureux de tous les hommes, fermant les yeux pour ne pas voirk. »

k – Oculos a luce avertebam. (Ibid.)

Dès lors il y eut dans le jeune Dauphinois une recrudescence de ferveur romaine. Les légendes des saints exaltaient son imagination. Plus les règles monastiques étaient sévères, plus il se sentait de penchant pour elles. Des chartreux habitaient de sombres cellules au milieu des bois ; il les visitait avec respect et se joignait à leurs abstinences. « Je m’employais entièrement, jour et nuit, pour servir de diable, dit-il, selon l’homme de péché, le pape. J’avais mon Panthéon dans mon cœur, et tant d’avocats, tant de sauveurs, tant de dieux, que je pouvais bien être tenu pour un registre papal. »

Les ténèbres ne pouvaient devenir plus épaisses ; l’étoile du matin devait bientôt se lever, et c’était à la parole de Lefèvre qu’elle devait paraître. Il y avait déjà dans le docteur d’Étaples quelques rayons de lumière ; un sentiment intime lui disait que l’Église ne pouvait demeurer dans l’état où elle était alors ; et souvent, au moment même où il revenait de chanter la messe, ou de se lever de devant quelque image, le vieillard se tournait vers son jeune disciple, et, lui saisissant la main, lui disait d’un ton grave : « Mon cher Guillaume, Dieu renouvellera le monde et vous le verrezl ! » Farel ne comprenait pas parfaitement ces paroles. Cependant Lefèvre ne s’en tint pas à ces mots mystérieux ; un grand changement qui s’opéra alors chez lui, devait en produire un semblable chez son disciple.

l – A tous seigneurs. — Voyez aussi la lettre à Pellican. Ante annos plus minus quadraginta, me manu apprehensum ita alloquebatur : « Guillelme, oportet orbem immutari et tu videbis ! »

Le vieux docteur s’occupait d’un vaste travail ; il recueillait avec soin les légendes des saints et des martyrs, et les rangeait selon l’ordre où leurs noms se trouvent dans le calendrier. Déjà deux mois étaient imprimés, quand une de ces lueurs qui viennent d’en haut éclaira tout à coup son âme. Il ne put résister au dégoût que de puériles superstitions font naître dans un cœur chrétien. La grandeur de la Parole de Dieu lui fit sentir la misère de ces fables. Elles ne lui parurent plus que du soufre propre à allumer le feu de l’idolâtriem. » Il abandonna son travail, et jetant loin de lui ces légendes, il se tourna avec amour vers la sainte Écriture. Ce moment où Lefèvre, quittant les merveilleux récits des saints, mit la main sur la Parole de Dieu, commence une ère nouvelle en France, et est le principe de la Réformation.

m – A tous seigneurs, peuples et pasteurs.

En effet, Lefèvre, revenu des fables du Bréviaire, se mit à étudier les Épîtres de saint Paul ; la lumière crût rapidement dans son cœur, et il communiqua aussitôt à ses disciples cette connaissance de la vérité que nous trouvons dans ses commentairesn. C’étaient des doctrines étranges pour l’école et pour le siècle, que celles que l’on entendait alors dans Paris, et que la presse répandait dans le monde chrétien. On comprend que les jeunes disciples qui les écoutaient en fussent frappés, émus, changés, et qu’ainsi, déjà avant l’an 1512, se préparât pour la France l’aurore d’un nouveau jour.

n – La première édition de son Commentaire sur les Épîtres de saint Paul est, je crois, de 1512 ; elle se trouve dans la bibliothèque Royale à Paris. La seconde édition est cette d’après laquelle je cite. Le savant Simon dit (Observations sur le N. T.) que « Jacques Lefèvre doit être placé parmi les plus habiles commentateurs de son siècle. » Nous dirions plus encore.

La doctrine de la justification par la foi, qui renversait d’un seul coup les subtilités des scolatisques et les pratiques de la papauté, était hautement annoncée au sein de la Sorbonne. « C’est Dieu seul, » disait le docteur, et les voûtes de l’université devaient être étonnées de répéter d’aussi étranges paroles, « c’est Dieu seul qui par sa grâce, par la foi, justifie pour la vie éternelleo. Il y a une justice des œuvres, il y a une justice de la grâce ; l’une vient de l’homme, l’autre vient de Dieu ; l’une est terrestre et passagère, l’autre est divine et éternelle ; l’une est l’ombre et le signe, l’autre est la lumière et la vérité ; l’une fait connaître le péché pour fuir la mort, l’autre fait connaître la grâce pour acquérir la viep. »

o – Solus enim Deus est qui hanc justitiam per fidem tradit, qui sola gratia ad vitam justificat æternam. (Fabri Comm. in Epp. Pauli, p. 70.)

p – Illa umbratile vestigium atque signum, hæc lux et veritas est. (Fabri Comm. in Epp. Pauli, p. 70.)

« Quoi donc ! disait-on à l’ouïe de ces enseignements qui contredisaient ceux de quatre siècles, y eut-il jamais un seul homme justifié sans les œuvres ? — Un seul ! répliquait Lefèvre : il en est d’innombrables. Combien d’entre les gens de mauvaise vie qui ont demandé avec ardeur la grâce du baptême, n’ayant que la foi seule en Christ, et qui, s’ils sont morts aussitôt après, sont entrés dans la vie des bienheureux, sans les œuvres ! — Si donc nous ne sommes pas justifiés par les œuvres, c’est en vain que nous les ferions ! » répondaient quelques-uns. Le docteur de Paris répliquait, et peut-être les autres réformateurs n’eussent-ils pas entièrement approuvé cette réponse : « Certes non, ce n’est pas en vain. Si je tiens un miroir tourné vers l’éclat du soleil, il en reçoit l’image ; plus on le polit et on le nettoie, plus l’image du soleil y brille ; mais si on le laisse se ternir, cet éclat du soleil se perd. Il en est de même de la justification dans ceux qui mènent une vie im pure. » Lefèvre, dans ce passage, comme saint Augustin dans plusieurs, ne distingue peut-être pas assez la justification et la sanctification. Le docteur d’Étaples rappelle assez l’évêque d’Hippone. Ceux qui mènent une vie impure n’ont jamais eu la justification, et par conséquent ils ne peuvent pas la perdre. Mais peut-être Lefèvre a-t-il voulu dire que le chrétien, quand il tombe dans quelque faute, perd le sentiment de son salut et non son salut même. Alors il n’y a rien à objecter à sa doctrine.

Ainsi une vie nouvelle et un enseignement nouveau avaient pénétré dans l’université de Paris. La doctrine de la foi qu’avaient prêchée jadis dans les Gaules, les Pothin et les Irénée, y retentissait de nouveau. Dès lors il y eut deux partis et deux peuples dans cette grande école de la chrétienté. Les leçons de Lefèvre, le zèle de ses disciples, formaient le contraste le plus frappant avec l’enseignement scolastique de la plupart des docteurs, et la vie légère et folâtre de la plupart des étudiants. On s’occupait bien plus, dans les collèges, à apprendre des rôles de comédie, à se couvrir de vêtements bizarres et à jouer des farces sur les tréteaux, qu’à s’instruire dans les oracles de Dieu. Souvent même ces farces attaquaient l’honneur des grands, des princes, du roi lui-même. Le parlement intervint, vers le temps dont nous parlons ; il appela devant lui les principaux de plusieurs collèges, et défendit à ces maîtres indulgents de laisser jouer de telles comédies dans leurs maisonsq.

q – Crévier, Hist. de l’Université, v. 95.

Mais une diversion plus puissante que les arrêts du parlement venait tout à coup corriger ces désordres. On enseignait Jésus-Christ. La rumeur était grande sur les bancs de l’université, et l’on commençait presque à s’y occuper autant des doctrines évangéliques que des subtilités de l’école ou des comédies. Plusieurs de ceux dont la vie était le moins irréprochable, tenaient cependant pour les œuvres, et comprenant que la doctrine de la foi condamnait leur vie, ils prétendaient que saint Jacques était opposé à saint Paul. Lefèvre, décidé à défendre le trésor qu’il avait découvert, montrait l’accord des deux apôtres : « Saint Jacques ne dit-il pas (chap. Ier) que toute grâce excellente et tout don parfait viennent d'en haut ? Or, qui nie que la justification soit le don parfait, la grâce excellente ?… Si nous voyons un homme se mouvoir, la respiration que nous remarquons en lui, est pour nous le signe de la vie. Ainsi les œuvres sont nécessaires, mais seulement comme signes d’une foi vivante que la justification accompagner. Sont-ce des collyres, des purifications qui illuminent l’œil ?… Non, c’est la vertu du soleil. Eh bien, ces purifications et ces collyres, ce sont nos œuvres. Le rayon seul que le soleil darde d’en haut est la justification mêmes. »

r – Opera signa vivæ fidei, quam justificatio sequitur. (Fabri Comm. in Epp. Pauli, p. 73.)

s – Sed radius desuper a sole vibratus, justificatio est. (Ibid.)

Farel écoutait ces enseignements avec avidité. Cette parole d’un salut par grâce eut aussitôt pour lui un attrait indicible. Toute objection tomba ; toute lutte cessa. A peine Lefèvre eut-il fait entendre cette doctrine, que Farel l’embrassa avec toute l’ardeur de son âme. Il avait soutenu assez de travaux et de combats, pour savoir qu’il ne pouvait se sauver lui-même. Aussi dès qu’il vit dans la Parole, que Dieu sauve gratuitement, il le crut. « Lefèvre, dit-il, me retira de la fausse opinion du mérite, et m’enseigna que tout venait de la grâce ; ce que je crus, sitôt qu’il me fut ditt. » Ainsi fut amené à la foi, par une conversion prompte et décisive, comme celle de saint Paul, ce Farel qui, comme le dit Théodore de Bèze, n’étant épouvanté ni par les menaces, ni par les injures, ni par les coups, gagna à Jésus-Christ Montbelliard, Neuchâtel, Lausanne, Aigle et enfin Genèveu.

t – Farel. A tous seigneurs.

u – Nullis difficultatibus fractus, nullis minis, convitiis, verberibus denique inflictis territus. (Bezæ Icones.)

Cependant Lefèvre poursuivant ses enseignements, et se plaisant, comme Luther, à employer des contrastes et des paradoxes, qui couvrent de grandes vérités, exaltait les grandeurs du mystère de la rédemption : « Échange ineffable, s’écriait-il, l’innocence est condamnée et le coupable est absous ; la bénédiction est maudite, et celui qui était maudit est béni ; la vie meurt et le mort reçoit la vie ; la gloire est couverte de confusion. et celui qui était confus est couvert de gloirev. » Le pieux docteur, pénétrant même plus avant, reconnaissait que c’est de la souveraineté de l’amour de Dieu que tout salut émane. Ceux qui sont sauvés, disait-il, le sont par l’élection, par la grâce, par la volonté de Dieu et non par la leur. Notre élection, notre volonté, notre œuvre sont sans efficace ; l’élection seule de Dieu est très puissante. Quand nous nous convertissons, ce n’est pas notre conversion qui nous rend élus de Dieu, mais c’est la grâce, la volonté, l’élection de Dieu qui nous convertissentw. »

v – O ineffabile commercium!… (Fabri Comm. 145, verso.)

w – Inefficax est ad hoc ipsum nostra voluntas, nostra electio: Dei autem electio efficacissima et potentissima est, etc. (Ibid. p. 89, verso.)

Mais Lefèvre ne s’arrêtait pas à des doctrines ; s’il rendait à Dieu la gloire, il demandait à l’homme l’obéissance, et il pressait les obligations qui découlent des grands privilèges du chrétien. « Si tu es de l’Église de Christ, tu es du corps de Christ, disait-il ; et si tu es du corps de Christ, tu es rempli de la divinité ; car la plénitude de la divinité habite en lui corporellement. Oh ! si les hommes pouvaient comprendre ce privilège, comme ils se maintiendraient purs, chastes et saints, et comme ils estimeraient toute la gloire du monde une ignominie, en comparaison de cette gloire intérieure, qui est cachée aux yeux de la chairx ! »

x – Si de corpore Christi, divinitate repletus es. (Fabri Comm. p. 176, verso.)

Lefèvre comprenait que la charge de docteur de la Parole est une haute magistrature ; il l’exerçait avec une inébranlable fidélité. La corruption du temps, et en particulier celle des ecclésiastiques, excitait son indignation et devenait le sujet de leçons sévères : « Qu’il est honteux, disait-il, de voir un évêque solliciter les gens à boire avec lui, ne s’appliquer qu’au jeu, manier sans cesse les dés et le cornet, ne s’occuper que d’oiseaux, de chiens, chasser sans cesse, pousser des cris après les corneilles et les bêtes fauves, entrer dans des maisons de débauchey… O hommes dignes d’un plus grand supplice que Sardanapale lui-même ! »

y – Et virgunculas gremio tenentem, cum suaviis sermones miscentem. (Ibid. p. 208.)

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