Histoire de la Réformation du seizième siècle

12.12

Les Français à Bâle – Encouragement des Suisses – Crainte de la discorde – Traduction et imprimerie à Bâle – Bibles et traités répandus en France

Cependant les efforts des amis de l’Évangile en France étaient paralysés. Les puissants commençaient à devenir hostiles au christianisme ; Marguerite s’effrayait ; de terribles nouvelles allaient passer les Alpes et jeter coup sur coup le royaume dans le deuil, n’y laissant plus qu’une seule pensée : sauver le roi, sauver la France !… Mais si les chrétiens de Lyon étaient arrêtés dans leurs travaux, n’y avait-il pas à Bâle des soldats échappés à la bataille, et prêts à recommencer ? Les exilés de la France ne l’ont jamais oubliée. Chassés pendant près de trois siècles de leur patrie par le fanatisme de Rome, on voit leurs derniers descendants porter aux villes et aux campagnes de leurs pères, les trésors dont le pape les prive. Au moment où les soldats de Christ en France jetèrent avec tristesse leurs armes, les réfugiés de Bâle se préparèrent au combat. En voyant chanceler dans les mains de François Ier lui-même la monarchie de saint Louis et de Charlemagne, les Français ne se sentirent-ils pas appelés à saisir le royaume qui ne peut point être ébranlé d ?

dHébreux 12.28.

Farel, Anémond, d’Esch, Toussaint et leurs amis formaient en Suisse une société évangélique dont le but était de sauver leur patrie des ténèbres spirituelles. On leur écrivait de tous côtés que la soif de la Parole de Dieu croissait en Francee ; il fallait en profiter, arroser et semer pendant que le temps des semailles était là. Œcolampade, Zwingle, Oswald Myconius ne cessaient de les y encourager. Ils leur serraient les mains et leur inspiraient leur foi. Le maître d’école suisse écrivait en janvier 1525 au chevalier français : « Banni comme vous l’êtes de votre patrie par la tyrannie de l’antechrist, votre présence même au milieu de nous prouve que vous avez agi avec courage pour la cause de l’Évangile. La tyrannie des évêques chrétiens obligera enfin le peuple à ne voir en eux que des menteurs. Demeurez ferme, le temps n’est pas éloigné ou nous entrerons dans le port du repos, soit que les tyrans nous frappent, soit qu’ils soient eux-mêmes frappésf ; et tout alors sera bien pour nous, pourvu que nous soyons fidèles à Jésus Christ. »

e – Gallis verborum Dei sitientibus. (Coctus Faretlo, 2 septembre 1524. Manuscrit de Neuchâtel.)

f – Non longe abest enim, quo in portum tranquillum perveniamus,… (Osw. Myc.à Coct. Ibid.)

Ces encouragements étaient précieux aux réfugiés français ; mais un coup parti de ces chrétiens mêmes de Suisse et l’Allemagne, qui cherchaient à les fortifier, vint alors déchirer leur cœur. Échappés à peine aux bûchers, ils virent avec effroi les chrétiens évangéliques d’outre-Rhin troubler le repos dont ils jouissaient, par de déplorables discordes. Les discussions sur la cène avaient commencé. Émus, agités, éprouvant un vif besoin de charité, les Français eussent tout donné pour rapprocher les esprits divisés. Cette pensée devint leur grande pensée. Personne n’eut autant qu’eux, à l’époque de la Réformation, le besoin de l’amitié chrétienne ; Calvin en fut plus tard la preuve. « Plût à Dieu que je pusse acheter la paix, la concorde et l’union en Jésus-Christ, de tout mon sang, lequel ne vaut guèreg, » disait Pierre Toussaint. Les Français, doués d’un coup d’œil juste et prompt, comprirent aussitôt que la discussion naissante arrêterait l’œuvre de la Réforme. Tout se porterait mieux que beaucoup ne pensent, si nous étions d’accord. Il y a beaucoup de gens qui viendraient volontiers à la lumière : mais quand ils voient ces divisions entre les clercs, ils demeurent confush. »

g – Du 21 décembre 1525. (Osw. Myc. à Anémond. Man. de Neuch.)

h – Ibid.

Les Français eurent les premiers la pensée de démarches de conciliation. Pourquoi, écrivaient-ils de Strasbourg, n’envoie-t-on pas un Bucer ou quelque autre homme savant vers Luther ? Plus on attendra et plus les dissensions deviendront grandes. » Ces craintes ne firent que s’accroîtrei. Enfin, voyant leurs efforts inutiles, ces chrétiens détournèrent avec douleur leurs regards de l’Allemagne et les arrêtèrent uniquement sur la France.

i – Multis jam christianis Gallis dolet, quod a Zwinglii aliorumque de Eucharistia sententia dissentiat Lutherus. (Toussaint à Farel, 14 juillet 1525.)

La France, la conversion de la France, voilà ce qui occupa dès lors exclusivement le cœur de ces hommes généreux que l’histoire, qui a inscrit sur ses pages tant de noms enflés vainement de leur propre gloire, depuis trois siècles n’a pas même nommés. Jetés sur une terre étrangère, ils y tombaient à genoux, et chaque jour, dans le silence de la retraite, ils invoquaient Dieu pour le pays de leurs pèresj. La prière, voilà la puissance par laquelle l’Évangile se répandait dans le royaume, et le grand moyen de conquête de la Réformation.

j – Quam sollicite quotidianis precibus commendem. (Toussaint à Farel, 2 Sept. 1524, Neuchâtel MS.)

Mais ces Français n’étaient pas seulement des hommes de prière : jamais l’armée évangélique ne compta des combattants plus prompts à payer de leur personne, à l’heure du combat. Ils comprenaient l’importance de remplir des saintes Écritures et de livres pieux, leur patrie encore toute pleine des ténèbres de la superstition. Un esprit de recherche soufflait sur tout le royaume ; il fallait offrir partout des voiles au vent. Anémond, toujours prompt à l’œuvre, et un autre réfugié, Michel Bentin, résolurent d’associer leur zèle, leurs talents, leurs moyens, leurs travaux. Bentin voulait fonder une imprimerie à Bâle, et le chevalier profiter du peu d’allemand qu’il savait, pour traduire en français les meilleurs livres de la Réformation. « Ah ! disaient-ils, dans la joie que leur projet leur inspirait, plût à Dieu que la France fût toute remplie de volumes évangéliques, en sorte que partout, dans les cabanes du peuple, dans les palais des grands, dans les cloîtres, dans les presbytères, dans le sanctuaire intime des cœurs, il fût rendu un puissant témoignage à la grâce de Jésus-Christk. »

k – Opto enim Galliam Evangelicis voluminibus abundare. (Coct à Farel, Neuchâtel MS.)

Il fallait des fonds pour une telle entreprise, et les réfugiés n’avaient rien. Vaugris était alors à Bâle ; Anémond lui remit, à son départ, une lettre pour les frères de Lyon, dont plusieurs étaient riches des biens de la terre, et qui, quoique opprimés, étaient toujours fidèles à l’Évangile ; il leur demandait de lui envoyer quelque secoursl ; mais cela ne devait pas suffire : les Français voulaient établir à Bâle plusieurs presses, qui travaillassent nuit et jour, de manière à inonder la France de la Parole de Dieum. A Meaux, à Metz, ailleurs encore, se trouvaient des hommes assez riches et assez puissants pour aider à cette entreprise. Nul ne pouvait s’adresser aux Français avec autant d’autorité que Farel ; aussi fut-ce vers lui qu’Anémond se tournan.

l – Ut pecuniæ aliquid ad me mittant. (Ibid.)

m – Ut præla multa erigere possimus. Ibid.

n – An censes inveniri posse Lugdunæ, Meldæ, aut alibi in Galliis qui nos ad hæc juvare velint. Coct à Farel, Neuchâtel MS.

Il ne paraît pas que l’entreprise du chevalier se soit réalisée ; mais l’œuvre se fit par d’autres. Les presses de Bâle étaient constamment occupées à imprimer des livres français ; on les faisait parvenir à Farel, et Farel les introduisait en France avec une incessante activité. L’un des premiers écrits envoyés par cette société de livres religieux, fut l’Exposition de l'Oraison dominicale, par Luther. Nous vendons, écrivit le marchand Vaugris à Farel, la pièce des Pater, 4 deniers de Bâle, à menu ; mais en gros, nous vendons les 200 deux florins, qui ne se montent pas tanto. »

o – Vaugris à Farel ; Bâle, 29 août 15-25. (Man. de Neuch.)

Anémond envoyait de Bâle à Farel tous les livres utiles qui y paraissaient ou qui y arrivaient d’Allemagne ; c’était un écrit sur l’institution des ministres de l’Évangile, un autre sur l’éducation des enfantsp. Farel examinait ces ouvrages ; il composait, traduisait ou faisait traduire en français, et il semblait être à la fois tout à l’action, et tout au travail de cabinet ; Anémond pressait et soignait l’impression ; et ces épîtres, ces prières, ces livres, toutes ces feuilles légères étaient les moyens de régénération du siècle. Tandis que la dissolution descendait du trône, et les ténèbres des marches de l’autel, ces écrits inaperçus répandaient seuls dans la nation des traits de lumière et des semences de sainteté.

p – Mitto tibi librum de instituendis ministris ecclesiæ cum libro de instituendis pueris. (Coct à Farel, 2 Septembre 1524. Ibid.)

Mais c’était surtout la Parole de Dieu que le marchand évangélique de Lyon demandait au nom de ses compatriotes. Ce peuple du xvie siècle, avide d’aliments intellectuels, devait recevoir dans sa propre langue ces monuments antiques des premiers âges du monde, où respire le souffle nouveau de l’humanité primitive, et ces saints oracles des temps évangéliques, où éclate la plénitude de la révélation de Christ. Vaugris écrivit à Farel : « Je vous prie, s’il était possible qu’on fit translater le Nouveau Testament, à quelque homme qui le sût bien faire, ce serait un grand bien pour le pays de France, Bourgogne et Savoie. et se il faisait besoin d’apporter une lettre française (caractères d’imprimerie), je la ferais apporter de Paris ou de Lyon ; et si nous en avons à Bâle qui fût bonne, tant mieux vaudrait. »

Lefèvre avait déjà alors publié à Meaux, mais d’une manière détachée, les livres du Nouveau Testament en français. Vaugris demandait quelqu’un qui revît le tout et en soignât une édition complète. Lefèvre s’en chargea et il la publia, comme nous l’avons déjà dit, le 12 octobre 1524. Un oncle de Vaugris, nommé Conrard, réfugié à Bâle, en fit aussitôt venir un exemplaire. Le chevalier de Coct se trouvant chez un ami, le 18 novembre, y vit le livre, et il fut rempli de joie. « Hâtez-vous de le faire réimprimer, dit-il, car je ne doute pas que très grand nombre ne s’en dépêcheq. »

q – Manuscrit du conclave de Neuchâtel.

Ainsi, la Parole de Dieu était présentée à la France, en opposition aux traditions de l’Église, que Rome ne cesse encore de lui offrir. « Comment distinguer, disaient les réformateurs, ce qui se trouve de l’homme dans les traditions, de ce qui s’y trouve de Dieu, sinon par les Écritures de Dieu ? Les sentences des Pères, les décrétales des chefs de l’Église, ne peuvent être les règles de notre foi. Elles nous montrent quel a été le sentiment de ces anciens docteurs ; mais la Parole seule nous apprend quel est le sentiment de Dieu. Il faut tout soumettre à l’Écriture. »

Voici le principal moyen par lequel ces écrits se répandaient. Farel et ses amis remettaient les livres saints à quelques merciers ou colporteurs, hommes simples et pieux, qui, chargés de leur précieux fardeau, s’en allaient de ville en ville, de village en village, de maison en maison, dans la Franche-Comté, la Lorraine, la Bourgogne et les provinces voisines, heurtant ajoutes les portes. On leur livrait ces volumes à bas prix, afin qu’ils prissent appétit à les vendrer. » Ainsi, dès 1324, il se trouvait à Bâle pour la France une société de Bibles, de colportage et de traités religieux. C’est une erreur de croire que ces travaux ne datent que de notre siècle ; ils remontent, dans leur idée essentielle, non seulement aux temps de la Réformation, mais encore aux premiers âges de l’Église.

r – Vaugris à Farel. (Ibid.)

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