Histoire de la Réformation du seizième siècle

12.13

Progrès à Montbéliard – Résistance et troubles – Toussaint quitte Œcolampade – La journée du pont – Mort d’Anémond – Défaites successives

L’attention que Farel donnait à la France ne le détournait pas des lieux où il vivait. Arrivé à Montbéliard vers la fin de juillet 1524, il y avait à peine répandu la semence, que, comme s’exprime Œcolampade, les prémices de la moisson commençaient déjà à paraître. Farel, tout joyeux, l’écrivit à cet ami.

« Il est facile, répondit le docteur de Bâle, de faire entrer quelques dogmes dans les oreilles des auditeurs ; mais changer leur cœur est l’œuvre de Dieu seula. »

a – Animum autem immutare, divinum opus est. (Œcol. Epp. p. 200.)

Le chevalier de Coct, ravi de ces nouvelles, se rendit avec sa vivacité ordinaire chez Pierre Toussaint. « Je pars demain pour aller voir Farel, » dit-il précipitamment à Toussaint. Celui-ci, plus calme, écrivait à l’évangéliste de Montbéliard : « Prenez garde, disait-il à Farel ; c’est une grande cause que celle que vous soutenez ; elle ne veut pas être souillée par des conseils d’hommes. Les puissants vous promettent leur faveur, leur secours, des monts d’or… Mais se confier en ces choses, c’est déserter Jésus-Christ et marcher dans les ténèbresb. » Toussaint terminait cette lettre quand le chevalier entra : celui-ci la prit et partit pour Montbéliard.

b – A quibus si pendemus, jam a Christo defecimus. (Neuchâtel MS.)

Il trouva toute la ville dans une grande agitation. Plusieurs des grands, effrayés, disaient en regardant dédaigneusement Farel : « Que nous veut ce pauvre hère ? Plût à Dieu qu’il ne fût jamais venu ! Il ne peut rester ici, car il nous perdrait tous avec lui. » Ces seigneurs réfugiés à Montbéliard avec le duc craignaient que le bruit qui accompagnait partout la Réformation attirant sur eux l’attention de Charles-Quint et de Ferdinand, ils ne fussent chassés de leur dernier asile. Mais c’était surtout le clergé qui résistait à Farel. Le gardien des franciscains de Besançon était accouru à Montbéliard et avait formé un plan de défense avec le clergé du lieu. Le dimanche suivant, Farel avait à peine commencé à prêcher, qu’on l’interrompit, l’appelant un menteur et un hérétique. Aussitôt toute l’assemblée fut en émoi. On se levait, on demandait silence. Le duc accourut, fit saisir le gardien et Farel, et ordonna au premier, ou de prouver ses accusations ou de les rétracter. Le gardien choisit ce dernier parti, et un rapport officiel fut publié sur toute cette affairec.

c – Der Christliche Handel zu Mümpelgard, verloffen mit gründlichen Wahrheit.

Cette attaque enflamma encore plus Farel ; il crut dès lors devoir démasquer sans ménagement ces prêtres intéressés ; et tirant le glaive de la Parole, il en frappa des coups vigoureux. Il était plus porté à imiter Jésus, quand il chassait du temple les vendeurs et les changeurs, et renversait leurs tables, que quand l’esprit prophétique lui rendait ce témoignage : Il ne conteste point, il ne crie point, on n'entend point sa voix dans les rues. Œcolampade fut effrayé. On trouvait en ces deux hommes deux types parfaits de deux caractères diamétralement opposés, et pourtant tous deux dignes d’admiration. « Vous avez été envoyé, écrivit Œcolampade à Farel, pour attirer doucement les hommes à la vérité et non pour les y traîner avec violence, pour évangéliser et non pour maudire. Les médecins ne se servent des amputations que lorsque les applications sont inutiles. Comportez-vous en médecin, et non en bourreau. Ce n’est pas assez pour moi que vous soyez doux envers les amis de la Parole, il vous faut encore gagner ses adversaires. Si les loups sont chassés de la bergerie, que les brebis du moins entendent la voix du berger. Versez l’huile et le vin dans les blessures, et conduisez-vous en évangéliste, et non en juge et en tyrand. »

d – Quod Evangelistam, non tyrannicum legislatorem præstes. (Œcol. Epp. p. 206.

Le bruit de ces travaux se répandait en France et en Lorraine, et l’on commençait à s’alarmer à la Sorbonne et chez le cardinal, de cette réunion de réfugiés de Bâle et de Montbéliard. On eût voulu rompre une alliance inquiétante ; car l’erreur ne connaît pas de plus grands triomphes que d’attirer à elle quelque transfuge. Déjà Martial Mazurier et d’autres avaient procuré à la papauté gallicane la joie que donnent de honteuses défections ; mais si l’on parvenait à séduire l’un de ces confesseurs de Christ, réfugiés sur les bords du Rhin, qui avaient beaucoup souffert pour le nom du Seigneur, quelle victoire pour la hiérarchie pontificale ! Elle dressa donc ses batteries, et ce fut au plus jeune qu’elle visa.

Le primicier, le cardinal de Lorraine et tous ceux qui se réunissaient aux cercles nombreux tenus chez ce prélat, déploraient le triste sort de ce Pierre Toussaint qui leur avait donné tant d’espérances. Il est à Bâle, disait-on, dans la maison même d’Œcolampade, vivant avec l’un des chefs de l’hérésie ! On lui écrivait avec ferveur et comme s’il se fût agi de le sauver de la condamnation éternelle. Ces lettres tourmentaient le pauvre jeune homme, d’autant plus qu’il ne pouvait s’empêcher d’y reconnaître une affection qui lui était chèree. L’un de ses parents, probablement le primicier lui-même, le sommait de se rendre à Paris, à Metz, ou en quelque lieu que ce fût au monde, pourvu que ce fût loin des luthériens. Ce parent, qui savait tout ce que Toussaint lui devait, ne doutait pas qu’il n’obéît aussitôt à ses ordres ; aussi, quand il vit ses efforts inutiles, son affection se changea-telle en une violente haine. En même temps cette résistance exaspéra contre le jeune réfugié toute sa famille et tous ses amis. On se rendit auprès de sa mère, qui était « sous la puissance du capuchonf ; » les prêtres l’entourèrent, l’effrayèrent, lui persuadèrent que son fils avait commis des actions que l’on ne pouvait dire qu’avec horreur. Alors cette mère désolée écrivit à son fils une lettre touchante, « pleine de larmes, » dit-il, et où elle lui peignait d’une manière déchirante tout son malheur. « Ah ! malheureuse mère, disait-elle, ah ! fils dénaturé !… Maudit soit le sein qui t’a allaité, et maudits soient les genoux qui t’ont reçug ! »

e – Me in dies divexari legendis amicorum litteris qui me… ab instituto remorari nituntur. (Tossanus Farello, 2 septembre 1524. Manuscrit de Neuchâtel.)

f – Jam capulo proxima. (Manuscrit de Neuchâtel.)

g – Literas ad me dedit plenas lacrymis quibus maledicit et uberibus quæ me lactarunt. (Ibid.)

Le pauvre Toussaint était consterné. Que faire ? Retourner en France, il ne le pouvait. Quitter Bâle pour se rendre à Zurich ou à Wittemberg, hors de la portée des siens ; il eût ainsi augmenté leur peine. Œcolampade lui suggéra un terme moyen : « Quittez ma maison, » lui dit-ilh. Il quitta en effet Œcolampade, le cœur plein de tristesse, et alla demeurer chez un prêtre ignorant et obscuri, bien propre à rassurer ses parents. Quel changement pour Toussaint ! Ce n’était qu’à table qu’il rencontrait son hôte. Ils ne cessaient alors de débattre sur les choses de la foi ; mais, le repas fini, Toussaint courait de nouveau s’enfermer dans sa chambre, et là, seul, loin du bruit et des disputes, il étudiait avec soin la Parole de Dieu. Le Seigneur m’est témoin, disait-il, que je n’ai, dans cette vallée de larmes, qu’un désir, celui de voir le règne du Christ se répandre, en sorte que tous, d’une seule bouche, glorifient Dieuj. »

h – Visum est Œcolampadio consultum… ut a se secederem. Ibid.

i – Utor domo cujusdam sacrificuli. (Ibid.)

j – Ut Christi regnum quam latissime pateat. (Ibid.)

Une circonstance vint consoler Toussaint. Les ennemis de l’Évangile devenaient toujours plus forts dans Metz. Sur ses instances, le chevalier d’Esch partit, dans le courant de janvier de l’an 1525, pour fortifier les chrétiens évangéliques de cette ville ; il traversa les forêts des Vosges et arriva sur les lieux où Leclerc avait donné sa vie, apportant avec lui plusieurs livres dont l’avait fourni Farelk.

k – Qu’il s’en retourne à Metz, là où les ennemis de Dieu s’élèvent journellement contre l’Évangile. (Tossanus Farello, 17 décembre 1524. Manuscrit de Neuchâtel.)

Ce n’était pas seulement sur la Lorraine que les réfugiés français tournaient leurs regards. Le chevalier de Coct recevait des lettres de l’un des frères de Farel, qui lui dépeignaient, sous de sombres couleurs, l’état du Dauphiné. Il se gardait bien de les montrer, de peur d’épouvanter les faibles, et se contentait de demander à Dieu avec ardeur le secours de ses puissantes mainsl. En décembre 1524, un messager dauphinois, Pierre Verrier, chargé de commissions pour Farel et pour Anémond, arriva à cheval à Montbéliard. Le chevalier, avec sa vivacité habituelle, forma aussitôt le dessein de rentrer en France. « Si Pierre a apporté de l’argent, écrivit-il à Farel, prenez-le ; si ledit Pierre me a porté des lettres, ouvrez-les et en retenez le double et puis les me envoyez. Néanmoins ne vendez pas le cheval, mais le retenez, car par aventure en aurai à faire. Je serois d’opinion d’aller secrètement en France par devers Jacobus Faber (Lefèvre) et Arandius. Escrivez m’en votre advism. »

l – Accepi ante horam a fratre tuo epistolam quam hic nulli manifestavi, terrerentur enim infirmi. (Coct à Farel, 2 Sept. 1524.)

m – Coct à Farel, Dec. 1525, Neuchâtel MS.

Tels étaient la confiance et l’abandon qui régnaient entre ces réfugiés : l’un ouvrait les lettres de l’autre et recevait son argent. Il est vrai que de Coct devait déjà trente-six écus à Farel, dont la bourse était toujours ouverte à ses amis. Il y avait plus de zèle que de sagesse dans le désir du chevalier de retourner en France. Il était d’un caractère trop imprudent pour ne pas s’exposer ainsi à une mort certaine. C’est ce que, sans doute, Farel lui fit comprendre. Il quitta Bâle et se retira dans une petite ville, où il avait grande espérance d’avoir le langage germain, Dieu aidantn. »

n – Ibid. Jan. 1525.

Farel continua à évangéliser Montbéliard. Son esprit s’aigrissait en lui même, en considérant que la majorité du peuple de cette ville était entièrement adonnée au culte des images. C’était, suivant Farel, l’antique idolâtrie du paganisme qui se renouvelait.

Cependant, les exhortations d’Œcolampade, et la crainte de compromettre la vérité, l’eussent peut-être longtemps retenu, sans une circonstance imprévue. Un jour, vers la fin de février (c’était la fête de saint Antoine), Farel marchait près des bords d’une petite rivière qui traverse la ville, au-dessous du rocher élevé que la citadelle domine, lorsque, arrivé sur le pont, il rencontra une procession qui s’avançait, récitant des prières à saint Antoine, et ayant en tête deux prêtres avec l’image de ce saint. Farel se trouvait ainsi tout à coup face à face de ces superstitions, sans pourtant les avoir cherchées. Il se livra alors dans son âme un violent combat. Cédera-t-il ? Se cachera-t-il ? Mais ne serait-ce pas une lâche infidélité ? Ces images mortes, portées sur les épaules de prêtres ignorants, font bouillonner son cœur… Farel s’avance avec hardiesse, enlève des bras des prêtres la châsse du saint ermite et la jette du haut du pont dans la rivière. Puis, se tournant vers le peuple étonné, il s’écrie : « Pauvres idolâtres, ne lairrez-vous (laisserez-vous) jamais votre idolâtrieo ? »

o – Revue du Dauphiné, II. p. 38; Choupard MS.

Les prêtres et le peuple s’arrêtent consternés. Une crainte religieuse semble enchaîner la multitude. Mais bientôt cette stupeur cesse. « L’image se noie ! » s’écrie quelqu’un de la foule ; et alors à l’immobilité et au silence succèdent des transports et des cris de fureur. La foule veut se précipiter sur le sacrilège qui vient de jeter à l’eau l’objet de son adoration Mais Farel, nous ne savons comment, échappe à sa colèrep.

p – M. Kirchhofer, dans sa Vie de Farel, donne cet événement comme une tradition qui n’est pas certaine ; mais il est raconté par des écrivains protestants même, et il me paraît tout à fait en accord avec le caractère de Farel et les craintes d’Œcolampade. Il faut reconnaître les faiblesses des réformateurs.

On peut, nous le comprenons, regretter que le réformateur se soit laissé entraîner à cette action, qui arrêta plutôt la marche de la vérité. Nul ne doit se croire en droit d’attaquer par violence ce qui est d’institution publique. Cependant, il y a quelque chose de plus noble dans le zèle du réformateur, que dans cette froide prudence, si commune, qui recule devant le moindre péril et craint de faire le moindre sacrifice à l’avancement du règne de Dieu. Farel n’ignorait pas qu’il s’exposait ainsi au danger de perdre la vie comme Leclerc. Mais le témoignage que lui rendait sa conscience de ne chercher que la gloire de Dieu, l’éleva au-dessus de toutes les craintes.

Après la journée du pont, qui est un trait si caractéristique de l’histoire de Farel, le réformateur fut contraint de se cacher et bientôt après de quitter la ville. Il se réfugia à Bâle auprès d’Œcolampade ; mais il eut toujours pour Montbéliard l’affection qu’un serviteur de Dieu ne manque jamais de ressentir pour les prémices de son ministèreq.

q – Ingens affectus, qui me cogit Mumpelgardum amare. (Farelli Epp.)

Une triste nouvelle attendait Farel à Bâle. S’il était fugitif, Anémond de Coct, son ami, était grièvement malade. Farel lui envoya aussitôt quatre écus d’or ; mais une lettre écrite le 25 mars par Oswald Myconius, lui annonça la mort du chevalier. « Vivons, lui écrivait Oswald, de manière à ce que nous entrions dans le repos, où nous espérons que l’esprit d’Anémond est déjà entrér. »

r – Quo Anemundi spiritum jam pervenisse speramus. (Myconius à Farel, Neuchâtel MS.)

Ainsi Anémond, jeune encore, plein d’activité, plein de force, désireux de tout entreprendre pour évangéliser la France, et qui valait à lui seul toute une armée, descendait dans une tombe prématurée. Les voies de Dieu ne sont point nos voies. Il n’y avait pas longtemps que près de Zurich aussi, un autre chevalier, Ulrich de Hütten, était venu rendre le dernier soupir. On trouve quelques rapports de caractère entre le chevalier allemand et le chevalier français ; mais la piété et les vertus chrétiennes du Dauphinois le placent bien au-dessus du spirituel et intrépide ennemi du pape et des moines.

Peu après la mort d’Anémond, Farel, ne pouvant rester à Bâle d’où il avait été autrefois banni, se rendit à Strasbourg auprès de ses amis Capiton et Bucer.

Ainsi, à Montbéliard et à Bâle, comme à Lyon, des coups étaient portés dans les rangs de la Réforme. Parmi les combattants les plus dévoués, les uns étaient enlevés par la mort, les autres par la persécution ou l’exil. En vain les soldats de l’Évangile tentaient-ils de tous côtés l’assaut ; partout ils étaient repoussés. Mais si les forces qu’ils avaient concentrées, d’abord à Meaux, puis à Lyon, ensuite à Bâle, étaient successivement dissipées, il restait çà et là des combattants qui, en Lorraine, à Meaux, à Paris même, luttaient plus ou moins ouvertement, pour maintenir en France la Parole de Dieu. Si la Réformation voyait ses masses enfoncées, il lui demeurait des soldats isolés. C’était contre eux que la Sorbonne et le parlement allaient diriger leur colère. On voulait qu’il ne restât rien sur le sol de la France, de ces hommes généreux qui avaient entrepris d’y planter l’étendard de Jésus-Christ ; et des malheurs inouïs semblèrent se conjurer alors avec les ennemis de la Réforme, et leur prêter main-forte pour achever leur œuvre.

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