Histoire de la Réformation du seizième siècle

12.15

Un écolier de Noyon – Caractère du jeune Calvin – Première éducation – On le consacre à la théologie – L’évêque lui donne la tonsure – Il quitte Noyon à cause de la peste – La Réformation crée de nouveaux langages – Persécution et terreur – Toussaint mis en prison – La persécution se renforce – Mort de du Blet, Moulin et Papillion – Dieu sauve l’Église – Projet de Marguerite – Départ pour l’Espagne

Tandis que les hommes mettaient ainsi à mort les premiers confesseurs de Jésus-Christ en France, Dieu en préparait de plus puissants. Beda traînait au supplice un modeste écolier, un humble ermite, et croyait presque y traîner avec eux toute la Réforme. Mais la Providence a des ressources que le monde ne connaît pas. L’Évangile, comme l’oiseau de la fable, porte en lui un principe de vie, que les flammes ne peuvent consumer, et il renaît de ses cendres. C’est souvent à l’instant même où l’orage est le plus fort, où la foudre semble avoir abattu la vérité et où la nuit la plus obscure la recouvre, qu’une lueur soudaine brille pour elle et annonce une grande délivrance. Alors que toutes les puissances humaines s’armaient en France pour la destruction totale de la Réformation, Dieu préparait un instrument, faible en apparence, pour soutenir un jour ses droits et défendre sa cause avec une intrépidité plus qu’humaine. Au milieu des persécutions et des bûchers qui se succèdent, et qui se pressent depuis que François Ier est prisonnier de Charles, arrêtons notre regard sur un enfant, appelé à se mettre un jour à la tête d’une grande armée, dans les saintes luttes d’Israël.

Parmi les habitants de la ville et des collèges de Paris, qui entendirent les sons de la grosse cloche, se trouvait un jeune écolier de seize ans, natif de Noyon en Picardie, d’une taille médiocre, d’une figure pâle, et dont les yeux perçants et le regard plein de vie annonçaient un esprit d’une sagacité peu communea. Ses habits, d’une grande propreté, mais aussi d’une parfaite simplicité, indiquaient l’ordre et la modestieb. Ce jeune homme, nommé Jean Cauvin ou Calvin, étudiait alors au collège de la Marche, sous Mathurin Cordier, régent célèbre par sa probité, son érudition et les dons qu’il avait reçus pour instruire la jeunesse. Élevé dans toutes les superstitions de la papauté, l’écolier de Noyon était aveuglément soumis à l’Église, adonné avec docilité à ses pratiquesc, et persuadé que les hérétiques avaient bien mérité les flammes qui les consumaient. Le sang qui coulait alors dans Paris grandissait encore à ses yeux le crime de l’hérésie. Mais quoique d’un naturel timide et craintif, et qu’il a appelé lui-même mou et pusillanimed, il avait cette droiture et cette générosité de cœur qui portent à tout sacrifier pour les convictions qu’on a acquises. Aussi, en vain sa jeunesse était-elle frappée de ces affreux spectacles, en vain sur la place de Grève et sur le parvis Notre-Dame, des flammes homicides consumaient-elles de fidèles disciples de l’Évangile, le souvenir de ces horreurs ne devait point l’empêcher un jour d’entrer dans cette voie nouvelle, où l’on semblait n’avoir à attendre que les prisons et l’échafaud. Au reste, on trouvait déjà dans le caractère du jeune Calvin, des traits qui annonçaient ce qu’il devait être. La sévérité de la morale préludait en lui à la sévérité de la doctrine, et l’on pouvait reconnaître dans l’écolier de seize ans un homme qui prendrait au sérieux tout ce qu’il aurait reçu, et qui demanderait avec fermeté aux autres ce que lui-même trouverait tout simple de faire. Tranquille et grave pendant les leçons, ne prenant à l’heure des récréations aucun plaisir aux amusements et aux folies de ses condisciples, se tenant à parte et plein d’horreur pour le vice, il censurait quelquefois leurs désordres avec sévérité, avec quelque âpreté mêmef. Aussi un chanoine de Noyon nous assure-t-il que ses disciples l’avaient surnommé l’accusatifg. Il était au milieu d’eux le représentant de la conscience et du devoir, tant il était loin d’être ce que quelques calomniateurs ont voulu le faire. La figure pâle, le regard perçant de l’écolier de seize ans, inspiraient déjà plus de respect à ses camarades que la robe noire de leurs maîtres ; et cet enfant picard, de petite taille, et d’une apparence craintive, qui venait s’asseoir chaque jour sur les bancs du collège de la Marche, y était déjà, sans y penser, par la gravité de sa parole et de sa vie, comme un ministre et un réformateur.

a – Statura fuit mediocri, colore subpallido et nigricante, oculis ad mortem usque limpidis, quique ingenii sagacitatem testarentur. (Bezæ Vita Calvini.)

b – Cultu corporis neque culto neque sordido sed qui singularem modestiam deceret. (Ibid.)

c – Primo quidem quum superstitionibus Papatus magis pertinaciter addictus essem. (Calv. Præf. ad Psalm.)

d – Ego qui natura timido, molli et pusillo animo me esse fateor. (Ibid.)

e – Summam in moribus affectabat gravitatem et paucorum hominum consuetudine utebatur. (Ræmundi Hist. Hæres. VII. 10.)

f – Severus omnium in suis sodalibus censor. (Bezae Vita Calv.)

g – Annales de l’Eglise de Noyon, par Levasseur, chanoine, p. 1158.

Ce n’était pas seulement sous ces rapports que le jeune garçon de Noyon s’élevait au-dessus de ses condisciples. Sa grande timidité l’empêchait quelquefois de manifester l’horreur que lui inspiraient la vanité et le vice ; mais il consacrait déjà alors à l’étude toute la force de son génie et de sa volonté ; et à le voir, on pouvait pressentir l’homme qui userait sa vie au travail. Il comprenait tout avec une inconcevable facilité ; il courait dans ses études là où ses condisciples ne se traînaient que lentement, et il gravait profondément dans son jeune génie ce que d’autres mettaient beaucoup de temps à apprendre superficiellement. Aussi ses maîtres devaient-ils le sortir des rangs et le faire passer seul à des études nouvellesh.

h – Exculto ipsius ingenio quod ei jam tum erat acerrimum, ita profecit ut cæteris sodalibus in grammatices curriculo relictis, ad dialecticos et aliarum quas vocant artium studium promoveretur. (Beza.)

Parmi ses condisciples se trouvaient les jeunes de Mommor, appartenant à la première noblesse de la Picardie. Jean Calvin était intimement lié avec eux, surtout avec Claude, qui fut plus tard abbé de Saint-Éloi et auquel il dédia son commentaire sur Sénèque. C’était dans la compagnie de ces jeunes nobles que Calvin était venu à Paris. Son père, Gérard Cauvin, notaire apostolique, procureur fiscal du comte de Noyon, secrétaire de l’évêché et promoteur du chapitrei, était un homme judicieux et habile, que ses talents avaient porté à ces charges, recherchées par les meilleures familles, et qui avait su gagner l’estime de tous les gentilshommes du pays, et en particulier de l’illustre famille de Mommorj. Gérard demeurait à Noyonk ; il avait épousé une jeune fille de Cambray, d’une beauté remarquable et d’une piété craintive, nommée Jeanne Lefranq, qui lui avait déjà donné un fils nommé Charles, quand elle mit au monde, le 10 juillet 1509, un second fils, qui reçut le nom de Jean et fut baptisé dans l’église de Saint-Godeberte. Un troisième fils, nommé Antoine, qui mourut de bonne heure, et deux filles, complétèrent la famille du procureur fiscal de Noyon.

i – Levasseur, docteur de la Sorbonne, Annales de l’Eglise Cathédrale de Noyon, p. 1151. Drelincourt, Défense de Calvin, p. 193.

j – Erat is Gerardus non parvi judicii et concilii homo, ideoque nobilibus ejus regionis plerisque carus. (Beza.)

k – Dans la place où est bastie maintenant la maison du Cerf. Desmay, docteur de la Sorbonne, Vie de Jean Calvin, hérésiarque, p. 30. Levasseur, Ann. de Noyon, p. 1157.

Les calomnies et les contes extravagants sur la personne de Calvin ont commencé de bonne heure. J. Levasseur, plus tard doyen des chanoines de Noyon, rapporte que quand la mère de Calvin le mit au monde, « avant la sortie de l’enfant, il sortit une quantité de grosses mouches, présage non douteux qu’il devait être un jour un médisant et un calomniateur. (Annales de la cathédrale de Noyon, p. 1157.) Ces sottises et toutes celles du même genre qu’on a inventées contre le réformateur, se réfutent d’elles-mêmes, sans que nous nous donnions la peine de le faire. De nos jours, ceux des docteurs romains qui n’ont pas honte d’employer l’arme de la calomnie, font un choix parmi ces contes bas et ridicules, n’osant les rapporter tous ; mais ils ont tous la même valeur.

Gérard Cauvin, vivant dans des rapports intimes avec les chefs du clergé et les premiers de la province, voulut que ses enfants reçussent la même éducation que ceux des meilleures familles. Jean, dont il avait reconnu les talents précoces, fut élevé avec les fils de la maison de Mommor ; il était chez eux comme l’un d’eux et prenait les mêmes leçons que le jeune Claude. Ce fut dans cette famille qu’il apprit les premiers éléments des lettres et de la vie, et il eut ainsi une culture plus relevée que celle qu’il paraissait destiné à recevoirl. Plus tard on l’envoya au collège des Capettes, fondé dans la ville de Noyonm. L’enfant n’avait que peu de récréations. La sévérité, qui fut l’un des traits du caractère du fils, se trouvait aussi dans le père. Gérard l’élevait rigidement ; Jean dut plier, dès ses plus tendres années, sous la règle inflexible du devoir ; il s’y forma de bonne heure, et l’influence du père combattit ainsi celle de la famille de Mommor. Calvin, d’un caractère craintif et d’une nature un peu rustre, dit-il lui-mêmen, rendu encore plus timide par la sévérité de son père, fuyait les beaux appartements de ses protecteurs et aimait à demeurer seul et dans l’ombreo. Ainsi sa jeune âme se formait dans la retraite aux grandes pensées. Il paraît qu’il allait quelquefois au village de Pont-l’Évêque, près de Noyon, où son grand-père habitait une chaumièrep, et où d’autres parents encore, qui changèrent plus tard de nom par haine de l’hérésiarque, recevaient alors avec bonté le fils du procureur fiscal. Mais c’était aux études que le temps du jeune Calvin était surtout consacré. Tandis que Luther, qui devait agir sur le peuple, fut élevé comme un enfant du peuple. Calvin, qui devait agir surtout comme théologien, comme penseur, et devenir le législateur de l’Église renouvelée, reçut dès son enfance une éducation plus libéraleq.

l – Domi vestræ puer educatus, iisdem tecum studiis initiatus, primam vitæ et literarum disciplinam familiæ vestræ nobilissimæ acceptam refero. (Calv. Præf. in Senecam ad Claudium.)

m – Desmay, Remarques, p. 31; Drelincourt, Défense, p. 158.

n – Ego qui natura subrusticus. (Præf. ad Psalm.)

o – Umbram et otium semper amavi… latebras captare. (Ibid.)

p – Le bruit est que son grand-père était tonnelier. Drelincourt, p. 30; Levasseur, Ann. de Noyon, p. 1151.

q – Henry, Das Leben Calvins, p. 29.

Un esprit de piété se manifesta de bonne heure dans le cœur de l’enfant. Un auteur rapporte qu’on l’accoutuma, jeune encore, à prier en plein air, sous la voûte du ciel ; ce qui contribua à réveiller dans son cœur le sentiment de la présence de Dieur. Mais quoique Calvin ait pu dès son enfance entendre la voix de Dieu dans son cœur, personne à Noyon n’était plus rigide que lui dans l’observance des règles ecclésiastiques. Aussi Gérard, frappé de ces dispositions, conçut-il le dessein de vouer son fils à la théologies. Cette perspective contribua sans doute à donner à son âme cette forme grave, ce caractère théologique, qui le distinguèrent plus tard. Son esprit était de nature à recevoir de bonne heure une forte empreinte et à se familiariser dès le jeune âge avec les pensées les plus élevées. Le bruit qu’il fut alors enfant de chœur n’a aucun fondement, d’après le témoignage de ses adversaires eux-mêmes. Mais ils assurent qu’étant enfant, on le vit porter aux processions, en guise de croix, une épée à garde croiséet. Présage de ce qu’il serait un jour, ajoutent-ils. « Le Seigneur a rendu ma bouche semblable à une épée aiguë, » dit, dans Ésaïe, le serviteur de l’Éternel. On peut le dire de Calvin.

r – Calvin’s Leben von Fischer. Leipzig, 1794. L’auteur ne cite pas l’autorité sur laquelle ce fait repose.

s – Destinarat autem eum pater ab initio theologiæ studiis, quod in illa etiam tenera ætate mirum in modum religiosus esset. (Bezæ Vita Calv.)

t – Levasseur, Ann. de Noyon, pp. 1159, 1173.

Gérard était pauvre ; l’éducation de son fils lui coûtait beaucoup, et il désirait l’attacher irrévocablement à l’Église. Le cardinal de Lorraine, avait été fait, à l’âge de quatre ans, coadjuteur de l’évêque de Metz. C’était alors une chose ordinaire que de donner à des enfants des titres et des revenus ecclésiastiques. Alphonse de Portugal fut fait cardinal par Léon X à huit ans, et Odet de Châtillon par Clément VII à onze ans ; plus tard la célèbre mère Angélique de Port-Royal fut faite, à sept ans, coadjutrice de ce monastère. Gérard, qui mourut fidèle catholique, était bien vu de l’évêque de Noyon, messire Charles de Hangest, et de ses vicaires généraux. Aussi le chapelain de la Gésine ayant résigné sa charge, l’évêque donna-t-il, le 21 mai 1521, ce bénéfice à Jean Calvin, alors âgé de près de douze ans. La communication en fut faite au chapitre huit jours après. La veille de la fête du Saint-Sacrement, l’évêque coupa solennellement les cheveux de l’enfantu, et par cette cérémonie de la tonsure, Jean entra dans la cléricature, et devint capable d’être admis aux ordres sacrés et de posséder un bénéfice, sans résider sur les lieux mêmes.

u – Vie de Calvin, par Desmay, p. 31; Levasseur, p. 1158.

Ainsi Calvin était appelé à faire sur lui-même, comme enfant, l’expérience des abus de l’Église de Rome. Il n’y avait pas de tonsuré dans le royaume plus sérieux dans sa piété que le chapelain de la Gésine, et le grave enfant était peut-être étonné lui-même de l’œuvre que faisaient l’évêque et ses vicaires généraux. Mais il vénérait trop, dans sa simplicité, ces hauts personnages, pour se permettre le moindre soupçon sur la légitimité de sa tonsure. Il avait ce titre depuis deux ans lorsqu’une peste terrible vint affliger Noyon. Plusieurs chanoines adressèrent requête au chapitre, afin qu’il leur fût permis de quitter la ville. Déjà beaucoup d’habitants avaient été frappés par la grande mort, et Gérard commençait à penser avec crainte que Jean son fils, l’espoir de sa vie, pouvait être en un moment enlevé à sa tendresse par le fléau de Dieu. Les enfants de Mommor allaient continuer à Paris leurs études ; c’était tout ce que le procureur fiscal avait jamais désiré pour son fils. Pourquoi séparerait-il Jean de ses condisciples ? Il présenta en conséquence, le 5 août 1525, une requête au chapitre, aux fins de procurer au jeune chapelain « congé d’aller où bon lui semblerait durant la peste, sans perdre ses distributions ; ce qui lui fut accordé jusqu’à la fête de Saint-Remyv. » Jean Calvin quitta donc la maison paternelle étant alors âgé de quatorze ans. Il faut un grand courage dans la calomnie, pour attribuer son départ à d’autres causes, et pour affronter ainsi de gaieté de cœur la honte qui retombe justement sur les fauteurs d’accusations, dont la fausseté est si authentiquement démontrée. Calvin descendit, à ce qu’il paraît, à Paris, chez un de ses oncles, Richard Cauvin, qui demeurait près de l’église de Saint-Germain l’Auxerrois. « Ainsi fuyant la peste, dit le chanoine de Noyon, il fut la prendre ailleurs. »

v – C’est ce que le prêtre et vicaire général Desmay (Jean Calvin, hérésiarque, p. 52, et le chanoine Levasseur (Ann. de Noyon, p. 1160) déclarent avoir trouvé dans les registres du chapitre de Noyon. Ces auteurs romains réfutent ainsi les inventions ou les bévues de Richelieu et d’autres auteurs. Voy. la préface.

Un monde nouveau s’ouvrit devant le jeune homme dans la métropole des lettres. Il en profita, se mit à l’étude et fit de grands progrès dans la latinité. Il se familiarisa avec Cicéron, et apprit de ce grand maître à manier la langue des Romains avec une facilité, une pureté, un naturel qui firent l’admiration de ses ennemis eux mêmes. Mais il trouvait en même temps dans cette langue des richesses qu’il devait transporter plus tard dans la sienne.

Jusqu’alors le latin avait été la seule langue lettrée. Il était et il est demeuré jusqu’à nos jours la langue de l’Église ; ce fut la Réformation qui créa, ou du moins qui émancipa partout les langues vulgaires. Le rôle exclusif des prêtres avait cessé ; le peuple était appelé à apprendre et à connaître. Dans ce seul fait se trouvait la fin de la langue du prêtre et l’inauguration de la langue du peuple. Ce n’est plus à la Sorbonne seulement, ce n’est plus à quelques moines, à quelques ecclésiastiques, à quelques lettrés que va s’adresser la pensée nouvelle ; c’est au noble, au bourgeois, à l’artisan. On va prêcher à tous ; il y a plus, tous vont prêcher ; les cardeurs de laine et les chevaliers, aussi bien que les curés et les docteurs. Il faut donc une langue nouvelle, ou tout au moins il faut que la langue vulgaire subisse une immense transformation, une puissante émancipation, et que, tirée des communs usages de la vie, elle reçoive du christianisme renouvelé ses lettres de noblesse. L’Évangile, si longtemps endormi, s’est réveillé ; il parle, il s’adresse à la nation tout entière, il enflamme partout les plus généreuses affections ; il ouvre les trésors du ciel à une génération qui ne pensait qu’aux petites choses d’ici-bas ; il ébranle les masses ; il les entretient de Dieu, de l’homme, du bien et du mal, du pape, de la Bible, d’une couronne dans le ciel, et peut-être d’un échafaud sur la terre. L’idiome populaire, qui n’avait été encore que la langue des chroniques et des trouvères, est appelé par la Réforme à un nouveau rôle, et par conséquent à de nouveaux développements. Un monde nouveau commence pour la société, il faut au nouveau monde de nouveaux langages. La Réformation tira le français des langes où il avait été retenu jusqu’alors, et lui fit atteindre l’âge de majorité. Dès lors ce langage jouit pleinement de ces droits élevés, qui se rapportent aux choses de l’esprit et aux biens du ciel, et dont il avait été privé sous la tutelle de Rome. Sans doute le peuple forme lui-même sa langue ; c’est lui qui trouve ces mots heureux, ces expressions figurées et énergiques qui donnent au langage tant de couleur et de vie. Mais il est des ressources qui ne sont pas de son ressort et qui ne peuvent provenir que des hommes de l’intelligence. Calvin, appelé à discuter, à prouver, donna à la langue des liaisons, des rapports, des nuances, des transitions, des formes dialectiques, qu’elle n’avait point eus avant lui.

Déjà tous ces éléments commençaient à travailler dans la tête du jeune écolier du collège de la Marche. Cet enfant, qui devait être si puissant à manier le cœur humain, devait l’être aussi à subjuguer l’idiome dont il était appelé à se servir. La France protestante se forma plus tard au français de Calvin, et la France protestante, c’était ce qu’il y avait de plus instruit dans la nation ; c’est d’elle que sortirent ces familles de lettrés et de haute magistrature qui influèrent si puissamment sur la culture du peuple ; c’est d’elle que sortit Port-Royalw, l’un des grands instruments qui ont servi à former la prose et même la poésie française, et qui, ayant tenté de porter dans le catholicisme gallican, la doctrine et la langue de la Réforme, échoua dans l’un de ses projets, mais réussit dans l’autre ; car la France catholique romaine dut venir apprendre de ses adversaires jansénistes et réformés à manier ces armes du langage, sans lesquelles elle ne pouvait les combattrex.

w – M. A. Arnauld, grand-père de la mère Angélique et de tous les Arnauld de Port-Royal,était protestant ; voir Port-Royal par M. Sainte-Beuve.

x – Étude littér. sur Calvin, par M. A. Sayous, Genève, 1839, art. IV. Elle vient d’être suivie d’autres études sur Farel, Viret et Bèze.

Cependant, tandis que se formait ainsi, dans le collège de la Marche, le futur réformateur de la religion et du langage même, tout s’agitait autour du jeune et grave écolier, sans qu’il prit encore aucune part aux grands mouvements qui remuaient la société. Les flammes qui avaient consumé l’ermite et Pavanne, avaient répandu la terreur dans Paris. Mais les persécuteurs n’étaient point satisfaits ; un système de terreur était mis en œuvre dans toute la France. Les amis de la Réforme n’osaient plus correspondre les uns avec les autres, de peur que leurs lettres interceptées ne signalassent à la vindicte des tribunaux et ceux qui les écrivaient et ceux à qui elles étaient adresséesy. Un homme s’aventura pourtant à porter aux réfugiés de Bâle des nouvelles de Paris et de France, en cousant dans son pourpoint une lettre sans signature. Réchappa aux pelotons d’arquebusiers, à la maréchaussée des diverses généralités, aux inquisitions des prévôts et des lieutenants, et arriva à Bâle sans que le mystérieux pourpoint eût été fouillé. Ses récits frappèrent de terreur Toussaint et ses amis. « Est chose épouvantable à ouïr raconter les grandes cruautés qui se font làz ! » s’écria Toussaint. Peu auparavant étaient arrivés à Bâle, ayant les sergents de justice à leurs trousses, deux religieux de Saint-François, dont l’un, nommé Jean Prévost, avait prêché à Meaux et avait ensuite été jeté dans les prisons de Parisa. Ce qu’ils disaient de Paris, de Lyon, où ils avaient passé, excitait la compassion des réfugiés. « Notre Seigneur y envoye sa grâce ! écrivait Toussaint à Farel ; je vous promets que je me trouve aucune fois en grande angoisse et tribulation. »

y – Il n’y a personne qui ose m’écrire. (Toussaint à Farel, 4 septembre 1525. Manuscrit de Neuchâtel.)

z – Ibid.

a – Toussaint à Farel, 21 juin. 1525. Manuscrit de Neuchâtel, 4 sept. 1525.

Cependant ces hommes excellents ne perdaient pas courage. En vain tous les parlements étaient-ils aux aguets ; en vain les espions de la Sorbonne et des moines venaient-ils épier dans les églises, dans les collèges, et jusque dans les familles, les paroles évangéliques qui pouvaient y être prononcées ; en vain les hommes d’armes du roi arrêtaient-ils sur les routes tout ce qui semblait porter le sceau de la Réforme : ces Français, que Rome et les siens traquaient et écrasaient, avaient foi à un meilleur avenir, et saluaient déjà la fin de cette captivité de Babylone, comme ils l’appelaient. « A la fin viendra la soixante et dixième année, l’année de la délivrance, disaient-ils, et la liberté d’esprit et de conscience nous sera donnéeb. » Mais les septante années devaient durer près de trois siècles, et ce n’est qu’après des malheurs inouïs que ces espérances devaient être réalisées. Au reste, ce n’était pas des hommes que les réfugiés espéraient quelque chose. « Ceux qui ont commencé la danse, disait Toussaint, ne demeureront point en chemin. » Mais ils croyaient que le Seigneur « connaissait ceux qu’il avait élus, et délivrerait lui-même son peuple avec puissancec. »

b – Sane venit annus septuagesimus, et tempus appetit ut tandem vindicemur in libertatem spiritus et conscientiæ. (Toussaint à Farel, 21 juillet 1525.)

c – Sed novit Dominus quos elegerit. Ibid.

Le chevalier d’Esch avait en effet été délivré. Échappé aux prisons de Pont-à Mousson, il était accouru à Strasbourg ; mais il n’y était pas resté longtemps. « Pour l’honneur de Dieu, avait aussitôt écrit Toussaint à Farel, tâchez que M. le chevalier, notre bon maîtred, s’en retourne le plus bref que possible sera ; car nos autres frères ont grandement besoin d’un tel capitaine. » En effet, les Français réfugiés avaient de nouvelles craintes. Ils tremblaient que cette dispute sur la Cène, qui les avait si fort affligés en Allemagne, ne passât le Rhin et vînt encore apporter en France de nouvelles douleurs. François Lambert, le moine d’Avignon, après avoir été à Zurich et à Wittemberg, était venu à Metz ; mais on n’avait pas en lui une pleine confiance ; on craignait qu’il n’apportât les sentiments de Luther, et que par des controverses inutiles, « monstrueuses, » dit Toussaint, il n’arrêtât la marche de la Réformatione. Esch retourna donc en Lorraine ; mais ce fut pour y être exposé de nouveau à de grands dangers « avec tous ceux qui y cherchaient la gloire de Jésus-Christf. »

d – « Si nos magistrum in terris habere deceat, » ajoute-t-il. (Tossanus Faretlo. Manuscrit de Neuchâtel.)

e – Vereor ne aliquid monstri alat. (Toussaint à Farel, 27 Sept. 1525.)

f – Audio etiam equitem periclitari, simul et omnes qui illic Christi gloriæ favent. Ibid. 27 Décembre 1525.

Cependant Toussaint n’était pas de caractère à envoyer les autres à la bataille, sans s’y rendre lui-même. Privé du commerce journalier d’Œcolampade, réduit à la société d’un prêtre grossier, il avait cherché la présence de Christ, et son courage s’était accru. S’il ne pouvait retourner à Metz, ne pouvait-il du moins aller à Paris ? Les bûchers de Pavanne et de l’ermite de Livry fumaient encore, il est vrai, et semblaient repousser loin de la capitale ceux qui avaient une foi semblable à la leur. Mais si les collèges et les rues de Paris étaient frappés de terreur, en sorte que personne n’osât plus y prononcer les mots d’Évangile et de Réforme, n’était-ce pas une raison pour s’y rendre ? Toussaint quitta Bâle et arriva dans cette enceinte où le fanatisme avait pris la place des fêtes et dé la dissolution. Il chercha, tout en avançant dans les études chrétiennes, à se lier avec les frères qui étaient dans les collèges, et surtout dans celui du cardinal Lemoine, où Lefèvre et Farel avaient enseignég. Mais il ne put longtemps le faire en liberté. La tyrannie des commissaires du parlement et des théologiens régnait souverainement dans la capitale, et quiconque leur déplaisait était par eux accusé d’hérésieh. Un duc et un abbé, qui ne nous sont pas nommés, dénoncèrent Toussaint comme hérétique ; et un jour les sergents royaux arrêtèrent le jeune Lorrain et le jetèrent en prison. Séparé de tous ses amis, traité comme un criminel, Toussaint sentit encore plus vivement sa misère. « O Seigneur, s’écriait il, n’éloigne pas de moi ton Esprit ! car sans lui je ne suis que chair et un égout de péché. » Il repassait en son cœur, tandis que son corps était dans les chaînes, les noms de tous ceux qui combattaient encore librement pour l’Évangile. C’était Œcolampade son père et dont nous sommes l’ouvrage selon le Seigneuri, » disait-il. C’était Lefèvre qu’il croyait, sans doute à cause de son âge, incapable de porter le poids de l’Évangilej ; Roussel par lequel il espérait que le Seigneur opérerait de grandes chosesk ; Vaugris, qui déployait toute l’activité du frère le plus tendre pour l’arracher à ses ennemisl ; c’était Farel enfin, auquel il écrivait : « Je me recommande à vos prières, de peur que je ne succombe dans ce combatm. » Oh ! comme tous les noms de ces hommes bien aimés adoucissaient l’amertume de sa prison, car il n’était pas près de succomber. La mort, il est vrai, menaçait de l’atteindre dans cette cité où le sang d’une multitude de ses frères devait être versé comme de l’eaun ; les amis de sa mère, de son oncle le primicier de Metz et le cardinal de Lorraine lui faisaient faire les offres les plus magnifiqueso… Je les méprise, répondait-il ; je sais que c’est une tentation de Dieu. J’aime mieux avoir faim, j’aime mieux être abject dans la maison du Seigneur, que d’habiter avec beaucoup de richesses dans les palais des impiesp. » En même temps il faisait une haute profession de sa foi. C’est ma gloire, s’écriait-il, que d’être appelé hérétique par ceux dont je vois que la vie et la doctrine sont opposées à Jésus-Christq. » Et cet intéressant et courageux jeune homme signait ses lettres : « Pierre Toussaint, indigne d’être appelé chrétien. »

g – Fratres qui in collegio Cardinalis Monachi sunt te salutant. Toussaint à Farel, Neuchâtel MS.

h – Regnante hic tyrannide commissariorum et theologorum. (Ibid.)

i – Patrem nostrum, cujus nos opus sumus in Domino. (Tossanus Farello.) Cette lettre est sans date, mais paraît écrite peu après la délivrance de Toussaint, et montre les pensées qui l’occupaient à cette époque.

j – Faber impar est oneri evangelico ferendo. (Ibid.)

k – Per Rufum magna operabitur Dominus. Touss. à Farel, Neuc. MS.

l – Fidelissimi fratris officio functum. Ibid.

m – Commendo me vestris precibus ne succumbam in hac militia. (Ibid.)

n – Me periclitari de vita. (Ibid.)

o – Offerebantur hic mihi conditiones amplissimæ. Ibid.

p – Malo esurire et abjectus esse in domo Domini… Ibid.

q – Hæc, hæc gloria mea quod habeor hæreticus ab his quorum vitam et doctrinam video pugnare cum Christo. (Ibid.)

Ainsi des coups toujours nouveaux étaient portés à la Réforme en l’absence du roi. Berquin, Toussaint et bien d’autres étaient en prison ; Schuch, Pavanne, l’ermite de Livry avaient été mis à mort ; Farel, Lefèvre, Roussel, un grand nombre d’autres défenseurs de la sainte doctrine étaient exilés ; des bouches puissantes étaient muettes. La lumière du jour évangélique s’obscurcissait deplus en plus, et l’orage grondant sans relâche, courbait, ébranlait et semblait devoir déraciner cet arbre jeune encore, que la main de Dieu venait de planter au sol de la France.

Ce n’était pourtant point encore assez. Aux humbles victimes qui avaient été immolées devaient en succéder de plus illustres. Les ennemis de la Réforme en France n’ayant pas réussi en commençant par le haut, s’étaient résignés à prendre l’œuvre par le bas, mais avec l’espérance d’élever toujours davantage la condamnation et la mort jusqu’à ce qu’elles vinssent atteindre aux plus hautes sommités. Cette marche inverse leur réussit. A peine les cendres dont la persécution avait couvert la place de Grève et le parvis Notre-Dame étaient-elles dispersées, que de nouveaux coups furent portés. Messire Antoine Du Blet, cet homme excellent, ce « négociateur » de Lyon, succomba sous les poursuites des ennemis de la vérité, avec un autre disciple, François Moulin, sans que nous connaissions les détails de leur mortr. On alla plus loin encore ; on visa plus haut ; il était une tête illustre qu’on ne pouvait atteindre elle-même, mais qu’on pouvait frapper dans ceux qui lui étaient chers C’était la duchesse d’Alençon. Michel d’Araude, chapelain de la sœur du roi, pour lequel Marguerite avait congédié tous ses autres prédicateurs, et qui prêchait devant elle le pur Évangile, devint le but des attaques des persécuteurs, et fut menacé de la prison et de la morts. Presque en même temps, Antoine Papillion, auquel la princesse avait procuré la charge de premier maître des requêtes du Dauphin, mourut subitement, et le bruit universel, même parmi les adversaires, fut qu’il avait été empoisonnét.

r – Periit Franciscus Molinus ac Dubletus. (Erasm. Epp., p. 1109.) Erasme, dans cette lettre adressée à François t en juillet 1526, nomme tous ceux qui pendant la captivité du prince sont devenus les victimes des fanatiques de Rome.

s – Periclitatus est Michael Arantius. Ibid.

t – Periit Papilio non sine gravi suspicione veneni. (Ibid.)

Ainsi la persécution s’étendait dans le royaume et s’approchait toujours plus de Marguerite. Après que les forces de la Réforme, concentrées à Meaux, à Lyon et à Bâle, avaient été dissipées, on faisait tomber l’un après l’autre ces combattants isolés, qui çà et là tenaient pour elle. Encore quelques efforts, et le sol de la France sera net d’hérésie. Les manœuvres sourdes, les pratiques secrètes, succèdent aux clameurs et aux bûchers. On fera la guerre en plein jour ; mais on saura aussi la faire dans les ténèbres. Si le fanatisme emploie pour les petits le tribunal et l’échafaud, il aura en réserve pour les grands, le poison elle poignard. Les docteurs d’une société célèbre n’en ont que trop patronisé l’usage ; et des rois mêmes sont tombés sous le fer des assassins. Mais si Rome a eu de tout temps des Séides, elle a vu aussi des Vincent de Paul et des Fénélon. Ces coups portés dans l’ombre et le silence étaient bien propres à répandre partout la terreur. A cette marche perfide et à ces persécutions fanatiques du dedans, se joignaient les funestes défaites du dehors. Un voile lugubre était sur tout le royaume. Il n’y avait pas de familles, surtout dans la noblesse, dont les larmes ne coulassent sur un père, un époux, un fils laissé aux champs d’Italieu, ou dont le cœur ne tremblât pour la liberté ou pour la vie même de l’un des siens. Les grands revers qui venaient d’accabler la nation y répandaient un levain de haine contre les hérétiques. Le peuple, le parlement, l’Église, le trône même, se donnaient la main.

u – Gaillard, François Ier vol. II. 255.

N’était-ce pas assez pour la duchesse d’Alençon que la défaite de Pavie eût fait périr son mari et jeté en prison son frère ? Fallait-il voir le flambeau évangélique, à la douce lumière duquel elle s’était tant réjouie, éteint peut-être pour toujours ? Les nouvelles d’Espagne augmentaient la douleur générale. Le chagrin et la maladie menaient en péril les jours du fier François Ier. Si le roi reste prisonnier, s’il meurt, si la régence de sa mère se prolonge pendant de longues années, n’en est-ce pas fait de la Réformation ? « Mais quand tout semble perdu, dit plus tard le jeune écolier de Noyon, Dieu sauve et garde son Église d’une manière merveilleusev. » L’Église de France qui était comme dans le travail de l’enfantement, devait avoir un temps de relâche avant de nouvelles douleurs ; et Dieu se servit pour le lui donner d’une faible femme, qui ne se prononça jamais complétement en faveur de la Réformation. Elle pensait plus alors à sauver le roi et le royaume, qu’à délivrer des chrétiens obscurs qui plaçaient pourtant en elle de grandes espérancesw. Mais sous l’éclat des affaires du monde, Dieu cache souvent les voies mystérieuses par lesquelles il gouverne son peuple. Un noble projet se forma dans l’âme de la duchesse d’Alençon. Traverser la mer ou les Pyrénées, arracher François Ier à la puissance de Charles-Quint, voilà désormais le but de sa vie.

v – Nam habet Deus modum, quo electos suos mirabiliter custodiat, ubi omnia perdita videntur. (Calvin, in Epp. ad Rom. 11.2.

w – Beneficio illustrissimæ Ducis Alanconiæ. (Toussaint à Farel.)

Marguerite de Valois fit connaître son dessein, et la France la salua d’un cri de reconnaissance. Son grand esprit, la réputation qu’elle s’était acquise, l’amour qu’elle avait pour son frère et celui que François avait pour elle contre-balançaient puissamment aux yeux de Louise et de Duprat son attachement à la nouvelle doctrine. Tous tournaient les yeux vers elle, comme la seule personne capable de tirer le royaume du péril où il se trouvait. Que Marguerite aille donc elle-même en Espagne, qu’elle parle au puissant Empereur et à ses ministres, et qu’elle fasse servir ce génie admirable dont la Providence l’a douée, à la délivrance de son frère et de son roi.

Cependant des sentiments bien divers remplissaient les cœurs des nobles et du peuple, en voyant la duchesse d’Alençon se rendre au milieu des conseils ennemis et des farouches soldats du roi catholique.

Chacun admirait le courage et le dévouement de cette jeune femme, mais sans les partager. Les amis de la princesse concevaient pour elle des craintes qui ne faillirent que trop de se réaliser. Mais les chrétiens évangéliques étaient pleins d’espérance. La captivité de François Ier avait fait fondre des rigueurs inouïes sur les amis de la Réforme ; son élargissement, pensaient-ils, y mettra fin. Ouvrir au roi les portes de l’Espagne, c’est fermer celles des officialités et des châteaux où l’on jette les serviteurs de la Parole de Dieu. Marguerite se fortifia dans un dessein vers lequel toute son âme se sentait portée par tant de motifs diversx :

x – Marguerites de la Marguerite des princesses, t. I, p. 125.

Le haut du ciel ne m’en peut débouter,
Le bas enfer ni ses puissances fortes,
Car mon Sauveur a les clefs de ses portes !

Son faible coeur de femme était affermi par la foi qui donne la victoire sur le monde, et sa résolution était irrévocable ; on se hâta de tout préparer pour cet important et dangereux voyage.

L’archevêque d’Embrum, depuis cardinal de Tournon, et le président de Selves étaient déjà à Madrid pour traiter de la délivrance du roi. Ils furent subordonnés à Marguerite, ainsi que l’évêque de Tarbes, depuis cardinal de Grammont ; les pleins pouvoirs furent remis à la princesse seule. En même temps Montmorency, si hostile plus tard à la Réforme, fut envoyé en toute hâte en Espagne, afin d’obtenir un sauf-conduit pour la sœur du roiy. L’Empereur faisait des difficultés ; il disait que c’était à ses ministres seuls à arranger cette affaire. Une heure de conférence, s’écria Selves, entre Votre Majesté, le roi mon maître et Madame d’Alençon, avancerait plus le traité qu’un mois de discussion entre jurisconsultesz. »

y – Mémoires de Du Bellay, p. 124.

z – Histoire de France, par Garnier, tome 24.

Marguerite, impatiente d’arriver, vu la maladie du roi, partit sans sauf-conduit, avec une suite imposantea. Elle quitta la cour et traversa Lyon, se rendant vers la Méditerranée ; mais, comme elle était en chemin, Montmorency revint, apportant les lettres de Charles qui assuraient la liberté de la princesse durant trois mois seulement. Elle arriva à Aiguës-Mortesb, et ce fut dans ce port que la sœur de François Ier monta sur le navire préparé pour elle. Conduite de Dieu en Espagne, plutôt pour délivrer des chrétiens humbles et opprimés, que pour sortir de la captivité le puissant roi de France, Marguerite se confia aux flots de cette mer, qui avait porté son frère captif après la bataille désastreuse de Pavie.

a – Pour taster au vif la voulunté de l’esleu empereur… madame Marguerite, duchesse d’Alençon, très-notablement accompaignée de plusieurs ambassadeurs… (Les gestes de Françoise de Valois, par E. Dolet, 1540.)

b – Jam in itinere erat Margarita, Francisci soror… e fossis Marianis solvens, Barcinonem primum, deinde Cæsar Augustam appulerat. (Belcarius, Rerum Gallic. Comm. p. 565.)

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