Histoire de la Réformation du seizième siècle

13.3

Constitution de l’Église – Ordre démocratique – Réformation de la Hesse – Un soupirail – Le Landgrave et Lambert – Les paradoxes – Frère Boniface – Dispute de Homberg – Triomphe de l’Évangile – Première constitution évangélique – Le chef – Évêques – Élections – Discipline – Subvention – Administration – Synode général – Inspecteurs – Intérieur et extérieur dans l’Église – Premiers principes de Luther – Il admet l’influence des princes – Deux extrêmes – Contradictions – Dieu dans l’État – Indépendance de l’Église – Deux besoins : des ministres et des fidèles – Luther s’adresse à l’Électeur – Droit de contrainte des princes – Visite des Églises décrétée – Principes conservateurs de Mélanchton – Ce qu’il conserve – Étonnement des Évangéliques et des Papistes – Visite générale – Ses résultats – Progrès de la Réformation – Villes impériales – Franconie – Frise – Brandebourg – Élisabeth de Brandebourg – Sa fuite – Elle arrive en Saxe

En effet, il fallait quelques années de paix à la Réforme pour qu’elle crût et se fortifiât, et elle ne pouvait avoir la paix que si ses deux grands ennemis se faisaient la guerre. La folie de Clément VII préserva la Réformation du coup qui la menaçait, et la ruine de Rome édifia l’Evangile. Ce ne fut pas seulement un gain de quelques mois ; depuis 1526 jusqu’en 1529, il y eut en Allemagne un calme dont la Réformation profita pour s’organiser et s’étendre ; suivons-la dans ses nouveaux développements.

Une constitution devait maintenant être donnée à l’Église renouvelée. Le joug papal ayant été rompu, l’ordre évangélique devait être rétabli. Rendre aux évêques leur ancienne juridiction était impossible ; car ces prélats prétendaient être avant tout les serviteurs du Pape. Il fallait donc un nouvel état de choses, sous peine de voir l’Église tomber dans l’anarchie. On y pourvut. Ce fut alors que les peuples évangéliques se séparèrent définitivement de cette domination despotique qui, depuis des siècles, tenait tout l’Occident dans ses chaînes.

Déjà, à deux reprises, la Diète avait voulu faire de la réforme de l’Église une œuvre nationale ; l’Empereur, le Pape et quelques princes s’y étaient opposés ; la diète de Spire avait donc remis à chaque État l’œuvre difficile qu’elle-même ne pouvait pas accomplir.

Mais quelle constitution allait-on substituer à la hiérarchie papale ?

On pouvait, en supprimant le pape, garder tout l’ordre épiscopal : c’était la forme la plus rapprochée de celle qu’on allait abolir. C’est ce qui se fit plus tard en Angleterre ; mais une Église épiscopale et pourtant évangélique était impossible sur le continent ; il n’y avait là, parmi les évêques, ni des Cranmer, ni des Latimer.

On pouvait, au contraire, reconstruire l’ordre ecclésiastique, en recourant à la souveraineté de la parole de Dieu, et en rétablissant les droits du peuple chrétien. C’était la forme la plus éloignée de la hiérarchie romaine. Entre ces deux ordres extrêmes, il y en avait d’intermédiaires.

Le second de ces points de vue était celui de Zwingle ; mais le réformateur de Zurich n’avait pas été jusqu’au bout. Il n’avait pas appelé le peuple chrétien à exercer sa souveraineté, et s’était arrêté au conseil des Deux-Cents, comme représentant l’Église.

Le pas devant lequel Zwingle avait hésité pouvait se faire et se fit. Un prince ne recula pas devant ce qui avait effrayé des républicains même.

L’Allemagne évangélique, au moment où elle se mit à essayer des constitutions ecclésiastiques, commença par celle qui tranchait le plus fortement avec la monarchie papale.

Ce n’était pourtant pas de l’Allemagne que ce système devait sortir. Si l’aristocratique Angleterre devait se tenir à la forme épiscopale, la docile Allemagne devait plutôt s’arrêter dans un milieu gouvernemental. Ce fut de la France et de la Suisse que l’extrême démocratique jaillit. Un prédécesseur de Calvin arbora alors ce drapeau, que la main puissante du réformateur de Genève devait relever plus tard, et planter en France, en Suisse, en Hollande, en Ecosse, en Angleterre même, d’où il devait, un siècle après, croiser l’Atlantique sur un vaisseau, et appeler l’Amérique du Nord à prendre rang parmi les peuples.

Nul parmi les princes évangéliques de Spire n’était aussi entreprenant que Philippe de Hesse ; on l’a comparé à Philippe de Macédoine pour la finesse, et à son fils Alexandre pour le courage. Philippe comprenait que la religion acquérait enfin l’importance qui lui est due, et, loin de s’opposer au grand développement qui travaillait les peuples, il se mettait en harmonie avec les idées nouvelles.

L’étoile du matin s’était levée pour la Hesse presque en même temps que pour la Saxe. En 1517, lorsque Luther proclamait à Wittemberg la rémission gratuite des péchés, on voyait à Marbourg des hommes et des femmes se rendre secrètement dans l’un des fossés de la ville, et là, près d’un soupirail solitaire, prêter l’oreille à une voix qui en sortait, et qui faisait entendre à travers les barreaux de consolantes doctrines. Cette voix était celle du franciscain Jacques Limbourg, qui, ayant prêché que, depuis quinze siècles, les prêtres falsifiaient l’Évangile de Christ, avait été jeté dans ce cachot obscur. Ces rassemblements mystérieux durèrent quinze jours. Tout à coup la voix cessa ; ces réunions du désert avaient été découvertes, et le franciscain, arraché à son souterrain, avait été entraîné à travers le Lahnberg, dans une contrée inconnue. Non loin du Ziegenberg, des bourgeois éplorés de Marbourg l’atteignirent, et, tirant brusquement la toile qui recouvrait son char, ils lui dirent : « Où allez-vous ? — Où Dieu veut, » répondit tranquillement frère Jacquesa. Il n’en fut plus question, et l’on ne sait ce qu’il devint. Ces disparitions sont dans les coutumes de la Papauté.

a – Rommel, Philippe de Hesse, I, p. 128

A peine Philippe eut-il eu le dessus dans la diète de Spire, qu’il résolut de se consacrer à la réformation de ses États héréditaires.

Son caractère résolu le faisait pencher vers la réforme suisse : aussi n’était-ce pas un homme de juste-milieu qu’il lui fallait. Il s’était lié à Spire avec Jacques Sturm, député de Strasbourg. Sturm lui parla de François Lambert d’Avignon alors à Strasbourg. D’un extérieur agréable, d’un caractère décidé, Lambert joignait au feu du Midi la persévérance des hommes du Nord. Le premier en France, il avait déposé le capuchon, et n’avait cessé dès lors de demander que toute l’Église fût radicalement réformée. Ce n’était pas pour le luxe et les aises de la vie qu’il avait embrassé l’Évangile. « Anciennement, disait-il, quand j’étais un hypocrite, je vivais dans l’abondance ; maintenant je mange chrétiennement avec ma petite famille le pain de mon ordinaireb ; mais plutôt être pauvre dans le royaume de Jésus-Christ, que d’avoir abondance d’or dans les maisons de débauche du Pape. » Le Landgrave reconnut que Lambert était son homme, et l’appela.

b – Nunc cum familiola mea panem manduco et potum capio in mensura. (Lamberti Commentarii de Sacro Conjugio.)

Lambert, voulant préparer la réforme de la Hesse, composa cent cinquante-huit thèses, qu’il nomma « paradoxes ; » et qu’il fit afficher, selon la coutume du temps, aux portes des églises.

Aussitôt amis et ennemis s’y pressèrent en foule. Des catholiques romains eussent voulu les déchirer, mais les bourgeois réformés faisaient sentinelle, et, tenant synode sur la place publique, discutaient, développaient, prouvaient ces thèses, et se moquaient de la colère des Papistes.

Un jeune prêtre, plein d’idée de lui-même, que l’Évêque, le jour de la consécration, avait élevé pour la science au-dessus de saint Paul, et pour la chasteté au-dessus de la Vierge, Boniface Dornemann, se trouvant de trop petite taille pour atteindre au placard de Lambert, avait emprunté un escabeau, et, entouré d’une nombreuse audience, s’était mis à lire à haute voix les thèsesc.

c – Cum statura homines hujusmodi esset ut inter Pygmæo internosci difficulter posset, scabellum sibi dari postulabat, eoque conscenso, cœpit, etc. Othon. Melandri Jocorum Cent.

« Tout ce qui est déformé doit être réformé. La parole de Dieu seule enseigne ce qui doit l’être, et toute réforme qui se fait autrement est vained. »

d – Vana est omnis Reformatio quæ alioqui fit. (Paradoxa Lamberti ; Sculteti Annal.)

C’était la première thèse. « Hem ! dit le jeune prêtre, je n’attaquerai pas cela. » Il continua.

« C’est à l’Église qu’il appartient de juger des choses de la foi. Or, l’Église est la congrégation de ceux qu’unissent le même esprit, la même foi, le même Dieu, le même médiateur, la même Parole, par laquelle seule ils sont gouvernés, et en laquelle seule ils ont la viee. »

e – Ecclesia est congregatio eorum quos unit idem spiritus. (Ibid.)

« Mais, dit encore tout haut le jeune prêtre, je ne saurais combattre cette propositionf. » Il continua, toujours sur son escabeau.

f – Hanc equidem haud impugnaverim. Illam ne quidem attigerim. (Othon. Mil. Joc. Cent.)

« La Parole est la véritable clef. A celui qui croit à la Parole le royaume des cieux est ouvert, et à celui qui n’y croit pas il est fermé. Quiconque donc possède vraiment la Parole de Dieu a la puissance des clefs. Toutes les autres clefs, tous les décrets des conciles et des papes, et toutes les règles des moines, n’ont aucune valeur. » Le frère Boniface branla la tête et poursuivit. « Depuis que le sacerdoce de la loi est aboli, Christ est le seul, immortel et éternel sacrificateur, et il n’a pas besoin de successeurs humains. Ni l’évêque de Rome, ni qui que ce soit au monde, n’est son représentant ici-bas. Mais tous les chrétiens sont et ont été, depuis le commencement de l’Eglise, participants de son sacerdoce. »

Cette thèse sentait bien l’hérésie. Dornemann pourtant ne se découragea pas ; et, soit faiblesse d’esprit, soit commencement de lumière, à chaque proposition qui ne heurtait pas trop ses préjugés, il ne manquait pas de répéter : « Certes, je n’attaquerai pas cela. » On l’écoutait avec étonnement, lorsqu’un bourgeois de l’audience, — était-ce un fanatique romain, un fanatique réformé, ou un mauvais plaisant ? je l’ignore, — fatigué de ces répétitions continuelles, s’écria : « Ôte-toi de là, mauvais drôle, qui ne sais pas trouver un mot à attaquer ! » Puis, donnant brutalement un coup de pied à l’escabeau, il fit tomber le malheureux clerc tout à plat dans la boueg.

g – Apagesis, nebulo ! Qui quod impugnes infirmesque invenire haud possis! Hisque dictis scabellum ei mox subtrahit, ut miser ille præceps in lutum ageretur. (Ibid.)

Le 21 octobre 1526, à sept heures du matin, les portes de l’église principale de Homberg s’ouvrirent, et l’on y vit entrer successivement les prélats, abbés, prêtres, comtes, chevaliers et députés des villes, et au milieu d’eux Philippe, en sa qualité de premier membre de l’Église.

Alors Lambert, ayant expliqué et prouvé ses thèses, ajouta : « Que celui qui a quelque chose à leur opposer se lève. » Il se fit d’abord un grand silence ; mais enfin le père gardien des franciscains de Marbourg, Nicolas Ferber, qui en 1524, recourant à l’argument favori de Rome, avait supplié le Landgrave d’employer le glaive contre les hérétiques, se mit à parler, la tête inclinée, les yeux abattus et fixés vers la terre ; mais, comme il appelait à son secours saint Augustin, Pierre Lombard et d’autres docteurs : « Ne mettez pas en avant les opinions chancelantes des hommes, lui dit le Landgrave, mais la parole de Dieu, qui, seule, fortifie et affermit nos cœurs. » Le franciscain, interdit, s’assit en disant : « Ce n’est pas ici le lieu de répondre. » La dispute pourtant recommença. Lambert, déployant la puissance de la vérité et les ressources de son éloquence, étonna tellement son adversaire, que le gardien, épouvanté par ce qu’il appelait « des tonnerres de blasphème et des foudres d’impiétéh, » se rassit encore, en disant : « Ce n’est pas ici le lieu de répondre. »

h – Fulgura impietatum, tonitrua blasphemiarum.

En vain le chancelier Feige lui déclara-t-il que chacun avait le droit de dire son opinion avec une entière liberté ; en vain le Landgrave lui-même lui cria-t-il que l’Église soupirait après la vérité : le mutisme était devenu le refuge de Rome. « Moi, je défendrai le purgatoire, avait dit un prêtre avant la dispute. Moi, j’attaquerai les paradoxes du titre VI (sur le vrai sacerdoce), avait dit un autrei ». Un troisième s’était écrié : « Moi, je renverserai ceux du titre X (sur les images). » Mais maintenant ils gardaient tous le silence.

i – Erant enim prius qui dicerent: Ego asseram purgatorium ; alius, Ego impugnabo paradoxa tituli sexti, etc. (Lamberti Epistola ad Colon.)

Alors Lambert, après avoir encore à trois reprises sommé en vain ses adversaires de prendre la parole, joignit les mains et s’écria, commeZacharie : « Béni soit le Seigneur, le Dieu d'Israël, de ce qu'il a visité et racheté son peuple ! »

Après trois jours de dispute, qui avaient été pour la doctrine évangélique un continuel triomphe, on chargea des hommes choisis de constituer les églises de la Hesse d’après la parole de Dieu. Ils y travaillèrent pendant trois jours, puis la nouvelle constitution fut publiée au nom du synode.

La première constitution ecclésiastique, produite par la Réformation, doit trouver place dans l’histoire, d’autant plus qu’elle fut alors présentée comme constitution-modèle aux nouvelles églises de la chrétientéj.

j – Cette constitution se trouve dans Schmincke, Monumenta Hassiaca, II, p. 588 et suiv. « Pro Hassiæ Ecclesiis, et si deinde nonnullæ aliæ ad idem nostro exemplo provocarentur. »

L’autonomie, ou le gouvernement de l’Église par elle-même, en est le principe fondamental ; c’est de l’Église et de ses représentants qu’émane cette législation ; il n’est fait aucune mention dans le prologue ni de l’État ni du Landgravek. Philippe, satisfait d’avoir brisé pour lui et pour son peuple le joug d’un prêtre étranger, ne voulait point se mettre à sa place, et se contentait d’une surveillance extérieure nécessaire au maintien de l’ordre.

k – Synodus Hassiaca in nomine Domini congregata. (Ibid.)

Un second trait qui distingue cette constitution, c’est la simplicité soit dans le gouvernement, soit dans le culte. L’assemblée conjure les synodes futurs de ne pas charger les églises d’une multitude d’ordonnances, « attendu que là où les ordres abondent, le désordre surabonde. » On ne voulut pas même des orgues dans les temples, parce que, dit-on, il faut que les hommes comprennent ce qu’ils entendentl. Plus les ressorts de l’esprit humain ont été ployés en un certain sens, plus on les voit, quand ils se débandent, se jeter avec violence dans le sens contraire. L’Église passa alors de l’extrême des pompes et des symboles à l’extrême de la simplicité. Voici les principaux traits de cette constitution :

l – Ne homines non intelligant. (Monumenta Hassiaca, cap. 3.)

m – Non admittimus verbum aliud quam ipsius pastoris nostri. (Ibid. cap. 2.)

n – Si quis pius, in verbo sancto et exercitatus, docere petit verbum sanctum, non repellatur, a Deo enim interne mittitur. (Ibid. cap. 23.)

o – Ne quis putet, nos hic per episcopos, alios intelligere, quam ministros Dei verbi.(Ibid.)

p – Eligat quævis ecclesia episcopum suum. Ibid. Manus imponant duo ex senioribus, nisi alii episcopi intersint. (Ibid. cap. 23, p. 620.)

q – Fiat conventus fidelium in congruo loco, ad quem quotquot ex viris in sanctorum numero habentur… Christi ecclesiam nunquam fuisse sine excommunicatione. (Ibid. cap. 15.)

r – Ut semel pro toto Hessia celebretur synodus apua Marpurgum tertia dominica post pascha. (Monumenta Hassiaca, cap. 18, p. 633)

s – Universi episcopi… Quælibet ecclesia congregetur et eligat ex se ipsa unum plenum fide et Spiritu Dei. (Ibid.)

On trouvera, sans doute, que cette première constitution évangélique alla dans quelques points jusqu’aux extrêmes de la démocratie ecclésiastique ; mais il s’y était glissé certaines institutions qui pouvaient grandir, et en changer la nature. On substitua plus tard six surintendants à vie aux visiteurs annuels (qui, selon l’institution primitive, pouvaient être de simples membres de l’Église), et, comme on l’a remarquét, les empiétements soit de ces surintendants, soit de l’État, paralysèrent peu à peu l’activité et l’indépendance des églises de la Hesse. Il en fut de cette constitution comme de celle de l’abbé Sieyes en l’an viii, qui, devant être républicaine, servit, par l’influence de Napoléon Bonaparte, à établir le despotisme de l’Empire.

t – Rettig, Die Freie Kirche.

Ce n’en est pas moins une œuvre remarquable. Des docteurs romains ont reproché à la Réformation de faire de l’Église quelque chose de trop intérieuru. En effet, la Réformation et la Papauté reconnaissent deux éléments dans l’Église, l’un intérieur, l’autre extérieur ; mais tandis que la Papauté donne la primauté à celui-ci, la Réformation la donne à celui-là. Cependant, si l’on reproche à la Réformation de n’avoir qu’une Église du dedans, et de ne point créer une Église du dehors, la constitution remarquable dont nous venons de présenter quelques traits nous dispensera de répondre. L’ordre ecclésiastique extérieur, qui jaillit alors des entrailles mêmes de la Réforme, est bien plus parfait que celui de la Papauté.

u – Le plus célèbre apologiste de la doctrine romaine parmi nos contemporains, le Dr Mœler dans sa Symbolique.

Une grande question se présentait. Ces principes deviendront-ils ceux de toutes les églises de la Réformation ?

Tout semblait l’indiquer. Les hommes les plus pieux pensaient alors que le pouvoir ecclésiastique provient des membres de l’Église. Il était dans la nature des choses qu’en s’éloignant de l’extrême hiérarchique, on se jetât dans l’extrême démocratique. Luther lui-même avait professé cette doctrine dès 1513. Les Calixtins de Bohème, voyant les évêques de leur pays leur refuser des ministres, en étaient venus à prendre le premier prêtre vagabond. « Si vous n’avez pas d’autre moyen de vous procurer des pasteurs, leur écrivit Luther, passez-vous-en plutôt ; et que chaque père de famille lise l’Évangile dans sa maison et baptise ses enfants, tout en soupirant après le sacrement de l’autel, comme les Juifs de Babylone après Jérusalemv. La consécration du Pape fait des prêtres non de Dieu, mais du diable, des diseurs de messe, des machines à confesse, ordonnés pour fouler aux pieds Jésus-Christ, anéantir son sacrifice et vendre au monde, sous son nom, des holocaustes inventésw. On naît prêtre non par la naissance de la chair, mais par la naissance de l’esprit, et l’on ne devient ministre que par élection et par vocation : or voici comment cela doit s’opérer.

v – Tutius enim et salubrius esset, quemlibet patrem-familias suæ domui legere Evangelium. (L. Opp. Lat. 2p. 363.)

w – Per ordines papisticos non sacerdotes Dei sed sacerdotes Satanæ, tantum ut Christum conculcent. (Ibid, 364.)

D’abord, cherchez Dieu par la prièrex ; puis, vous étant réunis avec tous ceux dont Dieu a touché le cœur, choisissez au nom du Seigneur celui ou ceux que vous aurez reconnus propres à ce ministère. Après cela, que les principaux parmi vous leur imposent les mains, et les recommandent au peuple et à l’Églisey. »

x – Orationibus tum privatis tum publicis. (Ibid. 370.)

y – Eligite quem et quos volueritis. Tum impositis super eos manibus, sint hoc ipso vestri episcopi, vestri ministri, seu pastores. (Ibid.)

Luther, en appelant au peuple seul pour désigner les pasteurs, subissait une nécessité du temps. Il s’agissait de constituer le ministère ; or le ministère n’existant pas, ne pouvait avoir alors la part légitime qui lui revient dans le choix des ministres de Dieu.

Mais une autre nécessité, provenant aussi de l’état des choses, devait porter le Réformateur à dévier des principes qu’il avait établis. La Réformation, en Allemagne, n’avait guère commencé par les classes inférieures, comme en Suisse et en France ; et Luther ne trouvait presque nulle part ce peuple chrétien, qui eût dû jouer un si grand rôle dans sa constitution nouvelle. Des paysans ignorants, des bourgeois entêtés, qui ne voulaient pas même entretenir leurs ministres, tels étaient les membres de l’Église. Or, que faire avec de tels éléments ?

Mais si le peuple était indifférent, les princes ne l’étaient pas. Ils étaient au premier rang dans la lutte, et siégeaient au premier banc dans le conseil. L’organisation démocratique dut donc céder le pas à une organisation gouvernementale. On fait l’Église avec des chrétiens, et l’on prend les chrétiens où on les trouve, en haut ou en bas. Ce fut surtout en haut que Luther les trouva. Il admit donc les princes comme représentants du peuple, et dès lors l’influence de l’État entra comme l’un des principaux éléments dans la constitution de l’Église évangélique.

Ainsi Luther, partant, quant aux principes, de l’extrême démocratique, arriva, quant au fait, à l’extrême érastienz. Jamais peut-être il n’y eut un espace aussi immense entre les prémisses posées par un homme et la conduite qu’il suivit. Si Luther franchit ce vaste intervalle sans hésiter, ce ne fut pas seulement inconséquence de sa part, ce fut surtout obligation de se soumettre aux nécessités impérieuses du temps. Les principes sur l’organisation ecclésiastique ne sont pas d’une nature absolue comme les doctrines de l’Évangile ; leur application dépend, à quelques égards, de l’état de l’Église. Cependant il y eut bien quelque inconséquence de la part du Réformateur. Il s’exprima souvent d’une manière contradictoire sur la part que les princes doivent prendre ou ne pas prendre aux affaires religieuses. C’est là un point sur lequel Luther et son siècle ne furent point au clair. Ils en avaient bien d’autres à éclaircir.

z – Dans le système d’Éraste, le gouvernement de l’Église appartient au gouvernement civil.

Dans la pensée du Réformateur, la tutelle exercée par le prince ne devait être que provisoire. Les fidèles étant alors dans un état de minorité, ils avaient besoin d’un tuteur : mais le temps de la majorité pouvait venir pour l’Église, et alors viendrait l’émancipation.

Comme nous l’avons dit ailleurs, nous n’entendons pas prononcer ici sur cette grande controverse ; mais il y a certaines vérités fondamentales que l’on ne peut point oublier. Dieu est le principe duquel tout émane et qui doit tout régir, les sociétés aussi bien que les individus, l’État aussi bien que l’Église. Dieu a affaire avec les gouvernements, et les gouvernements ont affaire avec Dieu. Les grandes vérités dont l’Eglise est dépositaire doivent agir sur toute une nation, sur celui qui est assis sur le trône, comme sur le paysan dans son humble cabane. Ce n’est pas seulement comme individu que le prince doit être éclairé par le flambeau du christianisme, c’est aussi comme gouverneur de son peuple. Dieu doit être dans l’Etat. Vouloir mettre d’un côté les nations, les gouvernements, la vie sociale et politique, et de l’autre, Dieu, sa Parole et son Église, comme s’il y avait entre ces deux mondes un grand abîme, et qu’ils ne dussent pas se toucher, ce serait à la fois une idée de lèse-humanité et de lèse-divinité.

Mais s’il doit y avoir une union intime entre ces deux ordres de choses, il faut chercher les moyens les plus propres à l’obtenir. Or, si la direction de l’Église est remise au gouvernement civil, comme ce fut le cas en Saxe, il est fort à craindre que la réalité de cette union ne soit compromise, et que l’infiltration des forces célestes dans le corps de la nation ne soit obstruée. L’Église, administrée par un département civil, se sécularisera peu à peu, et perdra sa sève primitive. C’est ce qui s’est vu en Allemagne, où la religion est tombée en quelques lieux jusqu’au rang d’une administration toute temporelle. Pour qu’un être exerce toute l’influence dont il est capable, il doit avoir son libre développement. Laissez un arbre croître en pleine terre et sans contrainte, vous jouirez mieux de son ombrage, et vous y cueillerez plus de fruits que si vous le plantiez dans un vase et le renfermiez dans votre cabinet. Il en est de même de l’Église de Christ. L’État ne doit pas commander à l’Église, comme l’Église ne doit pas commander à l’État.

Le protestantisme, en devenant gouvernemental, cessa d’être universel. Le nouvel esprit était capable de créer une nouvelle terre. Mais, au lieu de lui frayer des voies nouvelles, et de se proposer la régénération de toute la chrétienté et la conversion de tout l’univers, on chercha à se caser le plus commodément possible dans quelques duchés allemands. Cette timidité, appelée prudence, fit un tort immense à la Réformation.

La prérogative organisatrice une fois assignée aux conseils des princes, on pensa à l’organisation même, et Luther se mit à l’œuvre ; car, quoiqu’il ait été par excellence l’homme agressif, et Calvin l’homme organisateur, ces deux qualités, aussi nécessaires aux réformateurs de l’Église qu’aux fondateurs d’empire, n’ont manqué ni à l’un ni à l’autre de ces grands serviteurs de Dieu.

Il fallait former un nouveau ministère ; car la plupart des ecclésiastiques qui avaient quitté la Papauté s’étaient contentés de recevoir le mot d’ordre de la Réforme. Ces ex-prêtres du Pape étaient en général peu propres à devenir ministres du Seigneur. Plongés dans les erreurs et les désordres habituels du clergé, et ne connaissant point l’essence de l’Évangile, ils s’en tenaient à la lettre de la polémique de Luther, sans avoir éprouvé la vertu sanctifiante de la vérité. Il y avait telle paroisse où le curé prêchait l’Evangile dans son église principale, et chantait la messe dans son annexea.

a – In æde parochiali evangelico more docebat, in filiali missificabat. (Seck. p. 102.)

Mais il fallait plus encore que des ministres : un peuple chrétien devait être créé. Luther avait le cœur brisé par l’état des troupeaux. « Partout, disait-il, on voit des paysans qui ne savent rien, qui n’apprennent rien, qui ne font rien, si ce n’est d’abuser de la liberté ; qui ne confessent pas leurs fautes et ne célèbrent point la Cène du Seigneur, comme si la religion était une chose à jamais passée. Hélas ! ils ont abandonné leurs dogmes et leurs rites romains, et ils se moquent des nôtres. Voilà, ajoutait-il, voilà l’œuvre des évêques du Papeb. »

b – Rusticis nihil discentibus, nihil orautibus, sic enim sua papistica neglexerunt, et nostra contemnunt. (L. Epp., III, p. 224.)

Luther ne recula pas devant cette double nécessité. Il se mit à chercher de nouveaux pasteurs et de nouveaux troupeaux, et recourut au prince pour l’accomplissement de cette œuvre. Convaincu qu’une visite générale des églises était nécessaire, il s’adressa, dès le 22 octobre 1526, à l’Electeur. « Il y a parmi nos gens tant d’ingratitude envers la parole de Dieu, lui dit-il, que, si je pouvais le faire en bonne conscience, je les laisserais vivre sans pasteurs, comme des pourceaux ; mais nous ne le pouvons. Partout où des villes et des villages qui pourraient posséder des écoles et des pasteurs méprisent de tels biens, Votre Altesse, en sa qualité de tuteur de la jeunesse et de tous ceux qui ne savent pas se conduire eux-mêmes, doit contraindre les habitants à recevoir ces moyens de grâce, comme on les contraint à travailler aux chemins, aux ponts et à d’autres corvéesc. L’ordre papal étant aboli, toutes les fondations tombent en vos mains comme en celles du chef suprême. C’est à vous qu’il appartient de régler ces choses ; nul autre ne s’en soucie, nul autre ne le peut, nul autre ne le doitd. Chargez donc quatre personnes de visiter tout le pays : que deux s’enquièrent des dîmes et des biens ecclésiastiques ; que deux autres s’occupent de la doctrine, des écoles, des églises et des pasteurs. »

c – Als oberster vormund der Jugend und aller die es be durfen, soll sie mit Gewaalt dazu halten. (L. Epp. 3, p. 136.)

d – Nequam esse oportet, qui princeps esse debet, et tyrannum decet regem esse, hoc exigit mundus. (L. Epp., III, p. 147.) Luther dans ces mots est l’antipode de Zwingle.

On pourrait se demander, en entendant ces paroles, si l’Eglise, qui s’était formée au premier siècle sans le secours des princes, ne pouvait pas, au seizième siècle, se réformer sans eux ; et si, au lieu de faire antichambre au palais des grands, les réformateurs n’eussent pas dû fermer la porte de leur cabinet, prier le Père qui est au ciel, et agir ensuite avec toute l’énergie de leur foi ?

Luther ne se contenta pas de solliciter par écrit l’intervention du prince. Rien ne l’irritait comme de voir les courtisans, qui, du temps de l’électeur Frédéric, s’étaient montrés les ennemis acharnés del a Réformation, se jeter maintenant, « en jouant, en riant, en gambadant, dit-il, sur les dépouilles de l’Eglise. » Aussi, à la fin de cette année, l’Electeur étant venu à Wittemberg, Luther se rendit aussitôt au palais, fit ses plaintes au prince électoral qu’il rencontra à la porte ; puis, sans s’embarrasser de ceux qui l’arrêtaient, pénétra de force dans la chambre à coucher de l’Électeur, et, interpellant ce prince surpris d’une visite si inattendue, le supplia de porter remède aux maux de l’Église. La visite des églises fut résolue, et Mélanchton fut chargé de rédiger l’instruction nécessaire.

Deux points devaient particulièrement attirer l’attention des commissaires : la discipline et le culte de l’Église. Dès 1526, Luther avait publié sa « messe allemande, » mot par lequel il désignait l’ordre de l’Église en général. « Les vraies assemblées évangéliques, avait-il dit, n’ont pas lieu publiquement, pèle-mêle, en y admettant des gens de toute espècee ; mais elles sont formées de chrétiens sérieux, qui confessent l’Évangile par leurs paroles et par leur vief, et au milieu desquels on peut reprendre et excommunier « selon la règle de Christg. Je ne puis instituer de telles assemblées, car je n’ai personne à y mettreh ; mais si la chose devient possible, je ne manquerai pas à ce devoir. »

e – Non publice, sive promiscue et admissa omnia generia plebe. (De Missa Germ.)

f – Qui nomina sua in catalogum referrent, adds he. (Ibid.)

g – Excommunicari qui Christiano more se non gererent. Ibid. Neque enim habeo qui sint idonei. (Ibid.)

h – Neque enim habeo qui sunt idonei. (Ibid.)

Ce fut aussi avec la conviction qu’il fallait donner à l’Église, non le meilleur culte imaginable, mais le meilleur possible, que Mélanchton travailla à son instruction. La paix ! telle fut, pendant toute sa vie, la boussole de ce réformateur, « Je n’aurai jamais rien de plus cher que la paix publiquei », écrivait-il à Erasme. Or l’Écriture sainte met quelque chose avant la paixj. La pureté de doctrine, que Dieu veut avant tout, n’occupant plus que la seconde place dans la pensée de Mélanchton, la Réformation était en péril. Si Lambert, en Hesse, avait été à l’extrême des principes scripturaires, Mélanchton, en Saxe, allait se jeter vers l’extrême des principes traditionnels. Il y eut alors comme un revirement dans la Réformation allemande. Au principe réformateur se substitua le principe conservateur. Mélanchton écrivit à l’un des inspecteursk : « Tout ce que vous pouvez garder des vieilles cérémonies, gardez-le, je vous en conjurel. N’innovez pas beaucoup, car toute innovation nuit au peuplem. »

i – Sed mihi nihil erit unquam antiquius publica pace. (Corp. Réf., 22 mars 1528.)

jJacques 3.17.

k – M. De Wette pense que cette lettre est de Luther.(L. Epp., III, 352.) Il me paraît évident, comme à M. Bretschneider, qu’elle est de Mélanchton. Luther n’a pas été si loin dans la voie des concessions.

l – Obsecro, quantum ex veteribus cœremoniis retineri potest, retineas. (Corp. Ref., II, 551.)

m – Omnis novitas nocet in vulgo. (Ibid.)

En conséquence, on conserva la messe latine, en y mêlant quelques cantiques allemandsn, la communion sous une seule espèce pour ceux qui se faisaient scrupule de la prendre sous deux, une confession faite au prêtre sans être pourtant obligatoire, plusieurs fêtes des saints, les vêtements sacréso, et beaucoup d’autres rites, dans lesquels, disait Mélanchton, il n’y a pas de mal, quoi qu’en dise Zwingle. Condamner de telles cérémonies, ajoutait-il, ce n’est pas de la piété, c’est de la fureurp. »

n – Non abolens eam totam (latina missa), satis est alicubi miscere germanicas cantationes. (Ibid.)

o – Ut retineantur vestes usitatæ in sacris. (Corp. Ref. ad Ionam, 20 décembre 1527.)

p – Furor est non pietas, tales cceremonias improbare. (Ib., 910)

En même temps, Mélanchton exposait avec réserve les doctrines de la Réformation, et faisait passer au second plan ce qui s’était trouvé au premier ; en sorte que, dans bien des cas, l’on ne pouvait plus voir de différence entre la doctrine romaine et la doctrine réformée.

Il est juste de reconnaître l’empire des faits et des circonstances sur ces organisations ecclésiastiques ; mais il est un empire qui s’élève plus haut encore : c’est celui de la parole de Dieu. La Réformation s’oubliait elle-même. Il était nécessaire que l’œuvre fût un jour reprise, et rétablie sur son plan primitif. Cette gloire fut celle de Calvin.

Un cri général s’éleva, soit dans le camp de Rome, soit dans celui de la Réformation. « On trahit notre cause, s’écriaient quelques-uns des chrétiens évangéliques ; on nous enlève la liberté que Jésus-Christ nous avait donnéeq. » Agricola d’Eisleben accusait Mélanchton de vouloir substituer une morale légale à la bonne nouvelle de l’Évangile, et l’appelait un double papiste.

q – Alii dicerent prodi causam. (Camer. Vita Melancthon, p. 107.)

De leur côté, les ultramontains disaient hautement que l’enseignement de Mélanchton tenait un certain milieu entre la doctrine catholique-romaine et celle de la Réformer. Érasme insinuait que Luther commençait enfin à se rétracter. Cochléus publiait une gravure « horrible, » dit-il lui-même, où l’on voyait d’un même capuchon sortir un monstre à sept têtes, représentant Luther. Chacune de ces têtes avait des traits différents, et toutes ensemble, prononçant des paroles affreuses et contradictoires, se disputaient, se déchiraient, et se mangeaient entre elless. Faber enfin, chapelam de Ferdinand et plus tard évêque de Vienne, écrivait de Bohème à Mélanchton, peut-être malicieusement, pour lui offrir une bonne place auprès du roit.

r – Medium ferme inter Catholicam et Lutheranam. (Cochl., 168.)

s – Monstrosus ille Germaniæ partus, Lutherus septiceps. (Cochlœus, p. 169.)

t – Habiturum me defectionis præmium, conditionem aliquam apud Ferdinandum regem. (Corp. Ref., Camerario, 13 septembre 1528.)

L’Électeur, étonné, résolut de communiquer l’instruction de Mélanchton à Luther. Mais jamais le respect de celui-ci pour son ami ne se montra d’une manière plus éclatante. Il ne fit à l’écrit de Mélanchton qu’une ou deux additions peu importantes, et le renvoya avec de grands éloges. On eût dit un lion qui, entouré d’un filet, lèche la main qui lui rogne les ongles.

La visite générale commença. Luther en Saxe, Spalatin dans les contrées d’Allenbourg et de Zwickau, Mélanchton en Thuringe, Thuring en Franconie, avec des substituts ecclésiastiques et plusieurs collègues laïques, se mirent en marche en octobre et en novembre 1528.

On procéda avec des ménagements extrêmes à l’égard des prêtres, se bornant à exiger qu’ils renvoyassent ou épousassent leurs compagnes, et qu’ils s’engageassent à enseigner à l’avenir une doctrine plus pure. Un petit nombre de curés d’une ignorance trop grossière et d’une vie trop scandaleuse furent seuls congédiésu. Les inspecteurs mirent en ordre les biens ecclésiastiques, en attribuant une partie à l’entretien du culte, et plaçant l’autre à l’abri du pillage. Les gentilshommes papistes avaient déjà, en plusieurs lieux, mis la main sur les couvents. Aussi Luther disait-il qu’ils étaient à cet égard plus luthériens que les luthériens eux-mêmes. Les couvents demeurèrent supprimés. Cette suppression a donné lieu à de singuliers reproches. On a exalté l’Église romaine comme riche en corporations de la charité chrétienne, et l’on a prétendu que la séparation avait affaibli chez nous la force organisatrice. Il y a peut-être quelque chose de spécieux dans cette remarque ; néanmoins les sociétés protestantes modernes, destinées à répandre sur toute la terre les bienfaits de l’Évangile par la Bible, par des missions et d’autres moyens encore, remplacent certes les ordres monastiques avec de grands avantages. C’est le christianisme évangélique qui est maintenant à la tête de la chrétienté en fait d’association et d’organisation ; et ce qui se fait à cette heure dans l’Église romaine n’est qu’une simple réaction de l’activité protestante.

u – Viginti fere rudes et inepti, multique concubinarii et potatores deprehensi sunt. (Seckend. P. 102.)

Partout on établit l’unité de l’enseignement. Le petit et le grand catéchisme de Luther, qui parurent en 1529, contribuèrent plus peut-être qu’aucun autre écrit à répandre dans les nouvelles églises l’antique foi des apôtres. Les pasteurs des grandes villes furent chargés, sous le nom de surintendants, de surveiller les églises et les écoles. En abandonnant le célibat, les ministres formèrent le germe d’un tiers état, d’où se répandirent plus tard, dans tous les rangs de la société, la science, l’activité et les lumières. C’est là une des causes les plus réelles de la supériorité intellectuelle et morale qui distingue incontestablement les peuples évangéliques.

L’organisation des églises de la Saxe, malgré ses imperfections, eut, pour le moment du moins, des effets heureux. C’est que la parole de Dieu avait alors le dessus, et que partout où cette parole exerce sa puissance, les erreurs et les abus secondaires sont par là même paralysés : la vie supplée aux défauts de la forme. Les ménagements dont on usa alors provenaient au fond d’un bon principe. La Réformation ne fit point comme les enthousiastes, qui, parce qu’une institution est corrompue, la rejettent tout entière. Elle ne dit pas, par exemple : Les sacrements sont défigurés « dans l’Église, passons-nous-en ; le ministère est corrompu, rejetons-le. » Mais elle rejeta l’abus et rétablit l’usage. Cette sagesse est la marque d’une œuvre de Dieu. Et si Luther laissa quelquefois subsister la balle à côté du froment, Calvin parut plus tard, et nettoya plus parfaitement l’aire de la chrétienté.

Ce qui s’accomplissait alors en Saxe exerça une puissante réaction sur tout l’Empire germanique ; et la doctrine évangélique y fit des pas gigantesques. Le dessein de Dieu, en détournant des contrées réformées de l’Allemagne la foudre qu’il faisait tomber sur la ville aux sept collines, se vit comme à l’œil. Jamais années ne furent plus utilement employées. Ce ne fut pas seulement à se constituer que la Réforme s’appliqua, ce fut à s’étendre.

Le duché de Lunebourg, plusieurs des villes impériales les plus importantes, Nuremberg, Augsbourg, Ulm, Strasbourg, Gœttingue, Goslar, Nordhausen, Lubeck, Brême, Hambourg, enlevèrent les cierges des chapelles, et y substituèrent le flambeau plus brillant de la parole de Dieu.

En vain des chanoines effrayés alléguaient-ils l’autorité de l’Église : « L’autorité de l’Église, répondaient Kempe et Zechenhagen, réformateurs de Hambourg, ne peut être reconnue que si l’Eglise elle-même obéit à son pasteur, qui est Jésus-Christv. » Ce fut Poméranus qui remplit d’ordinaire, à l’époque de la Réformation, les fonctions attribuées dans les temps apostoliques à Timothée et à Tite, réglant les choses qui restaient à régler. Il mit alors la dernière main à la réforme des églises de Hambourg, de Brunswick, et d’autres lieux encore.

v – Evangelici auctoritatem Ecclesiæ non aliter agnoscendam esse contendebant quam si vocem pastoris Christi sequeretur. (Seckend. 1, p. 245.)

En Franconie, le margrave George de Brandebourg ayant réformé Anspach et Bayreuth, écrivit à Ferdinand d’Autriche, son ancien protecteur, qui avait froncé les sourcils en apprenant ses démarches : « Je l’ai fait par ordre de Dieu ; car il commande aux princes de prendre soin non seulement des corps de leurs sujets, mais aussi de leurs âmesw. »

w – Non modo quoad corpus, sed etiam quoad animam. (Ibid. 2, p. 121.)

Le Ier jour de l’an 1527, un dominicain, nommé Résiusx, ayant revêtu son capuchon, monta en chaire à Noorden, et se déclara prêt à soutenir des thèses qu’il avait rédigées dans le sens de l’Evangile. Ayant réduit au silence, par des raisons solides, l’abbé de Noorden, homme lettré et savant, le seul adversaire qui se présentât, Résius, après une longue pause, rendit grâces à Dieu, se dépouilla de son froc, le posa hardiment sur la chaire ; et ayant ainsi rejeté le monachisme et Rome, il descendit plein de joie, et fut reçu dans la nef par les acclamations des fidèles. Toute la Frise posa bientôt avec Résius l’uniforme de la Papauté.

x – Resius, cucullum indutus, suggestum ascendit. (Scultet. Ann. P. 93.)

La Marche de Brandebourg se trouvait sous la domination de l’énergique Joachim, qui eût voulu écraser le luthéranisme. Cependant, tout en prohibant le Nouveau Testament traduit par Luther, il avait autorisé les traductions de l’Eglise romaine, qui suffirent pour éclairer son peuple. Mais c’était surtout à Berlin même, et dans le palais électoral, que la lumière évangélique éclatait.

La paix ne régnait pas dans cette auguste demeure. A côté de Joachim se trouvait sa femme Elisabeth, fille du roi Jean de Danemark et d’une sœur de l’électeur de Saxe. L’Électrice, ayant lu avec admiration les livres de Luther, avait aussitôt cherché à répandre tout autour d’elle, et surtout dans l’esprit de ses enfants, la semence de la parole de Dieu. Dès lors, Joachim, zélé pour la religion de l’Etat, et passionné de l’astrologie, commença à regarder son épouse d’un œil soupçonneux, et diverses circonstances vinrent accroître la désunion des deux époux.

Un jour, c’était Noël, Joachim, l’Électrice et leurs enfants avaient traversé le passage couvert qui conduisait du château à l’église de la coury, et assistaient aux solennités de cette fête. Le moine qui prêchait, sachant que les opinions de Luther commençaient à se répandre dans la famille électorale, s’efforçait de prouver que l’apôtre Paul et ses épîtres, dont Luther parlait tant, ne méritaient pas de confiance. Pour cela il citait le quatrième verset du quatrième chapitre aux Galates : Lorsque le temps a été accompli, Dieu a envoyé son fils, né d'une femme. « Voyez, s’écriait-il, saint Paul ment ici effrontément, car la sainte mère Marie n’a jamais été une femme ; elle est toujours restée vierge, même après la naissance de Christ. Allez donc avec les hérétiques croire, sur l’autorité de cet apôtre, la justification par la foi… » Tout à coup le moine s’arrête comme frappé du ciel ; il chancelle et tombe ; une apoplexie foudroyante l’avait atteint. L’assemblée se lève effrayéez. Cet événement extraordinaire donna lieu à une altercation pénible entre les augustes époux.

y – Cette église se trouvait alors sur la place du Château, entre la rue Large et la rue des Frères.

z – Cramer’s, Pommersches Kirchen Chroniken, III, p. 64.

L’Électrice, sentant le besoin de recevoir la cène du Seigneur, conformément à l’institution de Christ, un ministre la lui donna secrètement aux fêtes de Pâques 1528, dans ses appartements ; mais l’un de ses enfants en informa l’Électeur, sans doute par imprudence. Celui-ci, transporté de colère contre sa femme, lui défendit de sortir de sa chambre pendant plusieurs joursa ; on assurait même qu’il avait l’intention de l’enfermer entre quatre muraillesb. L’Électrice, privée de ses enfants, de sa liberté, de tout secours religieux, et craignant les perfides manœuvres des prêtres romains, résolut de s’y soustraire par la fuite. Elle réclama le secours de son frère, le roi Christian II de Danemark, qui habitait Torgau. Deux gentilshommes de service, Joachim de Gotze et Achim de Bredow, préparèrent tout pour sa fuite ; cette princesse, profitant d’une nuit profonde, sortit, le 25 mars, du château, en habit de paysanne, et monta, à la porte de la ville, accompagnée d’une femme de chambre et d’un domestique, dans un mauvais char de campagne. Ainsi la fille des rois de Danemark s’enfuyait pour l’Évangile, seule, déguisée, tremblante, loin des murs de sa capitale. L’essentiel était d’atteindre le plus promptement possible les frontières de Saxe ; car si Joachim s’apercevait de la fuite de sa femme, avec quelle violence ne la poursuivrait-il pas ? Élisabeth pressait son conducteur, quand, dans un chemin difficile, le char se brisa, sans qu’on eût aucun moyen de le refaire. L’Electrice détachant vivement le mouchoir qui entourait sa tête, le jette à cet homme. Celui-ci s’en sert pour réparer le dommage, et bientôt la princesse arrive à Torgau, sous la garde du roi de Danemark, qui l’attendait à la frontière. « Si je dois vous exposer à quelque « danger, dit-elle à son oncle l’électeur de Saxe, je suis prête à me rendre partout où la Providence me conduira. » Mais Jean lui assigna pour demeure le château de Lichtenbourg sur l’Elbe, près de Wittemberg. Sans prendre sur nous d’approuver la fuite d’Elisabeth, reconnaissons le bien que la providence de Dieu sut en tirer. Cette pieuse princesse vécut à Lichtenbourg dans l’étude de la parole de Dieu, paraissant rarement à la cour, mais allant souvent entendre les prédications de Luther, sous le toit duquel elle passa même trois mois. Elle fut la première de ces princesses pieuses qu’a comptées et que compte encore la maison de Brandebourg. Joachim, s’étant un peu apaisé, permit à ses enfants d’aller de temps en temps passer quelques semaines avec leur mère ; et les semences évangéliques, qui furent alors répandues dans leurs jeunes cœurs, portèrent plus tard des fruits précieux.

a – Aliquot diebus a marito in cubiculo detenta fuisse. (Seckend. 2, p. 122.)

b – Marchio statuerat eam immurare. (L. Epp. Ad Lenkium, 28 mars 1528).

En même temps, le Holstein, le Schleswig, la Silésie, se décidaient pour la Réforme, et la Hongrie, ainsi que la Bohème, voyaient se multiplier ses adhérents.

Partout, à la place d’une hiérarchie qui cherchait sa justice dans une œuvre d’homme, sa gloire dans la pompe extérieure, sa force dans la puissance matérielle, on voyait alors reparaître l’Église des Apôtres, humble comme aux temps primitifs, et ne cherchant, comme les anciens chrétiens, sa justice, sa gloire et sa puissance, que dans le sang de Christ et la parole de Dieuc.

cApocalypse 12.11.

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