Histoire de la Réformation du seizième siècle

13.6

La protestation – Essence du protestantisme – Liberté et agression – Union chrétienne – Présentation de la protestation – Médiation – Rupture des négociations – Chambre de la rue Saint-Jean – Appel des protestants – Union chrétienne – Fuite de Grynéus – Les protestants quittent Spire – Rôle des princes

Si l’on affichait tant de mépris, ce n’était pas sans cause. On sentait que la faiblesse était du côté de la Réforme, et que la force était du côté de Charles et du Pape. Mais les faibles ont aussi leur force. Les princes évangéliques le comprirent. Ferdinand ne tenait aucun compte de leurs réclamations ; il ne leur restait qu’à n’en tenir aucun de son absence, et à en appeler du recez de la Diète à la parole de Dieu, de l’empereur Charles à Jésus-Christ, le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs.

Ils s’y résolurent. Une déclaration fut rédigée à cet effet ; c’est la fameuse protestation qui a dès lors donné le nom de protestante à l’Eglise renouvelée. L’Électeur et ses alliés, étant rentrés dans la salle commune de la Diète, s’adressèrent ainsi aux Etats assemblésa :

a – Il y a deux rédactions de cet acte, l’une plus courte, l’autre plus longue, qui fut remise par écrit aux commissaires impériaux ; c’est de cette dernière que nous extrayons les principaux passages. Les deux rédactions se trouvent dans Jung, Beyträge, page XCI à CV. Voir aussi Müller, Historie der Protestation, p. 52.

« Chers seigneurs, cousins, oncles et amis ! Nous étant rendus à cette Diète sur la convocation de Sa Majesté et pour le bien commun de l’Empire et de la Chrétienté, nous avons entendu et compris que les décisions de la dernière Diète, concernant notre sainte foi chrétienne, devaient être supprimées, et qu’on se proposait de leur substituer des résolutions restrictives et gênantes.

Nous ne portons aucun jugement sur ce qui vous concerne, très chers seigneurs ; et nous nous contentons de prier Dieu journellement qu’il nous fasse tous parvenir à l’unité de la foi, dans la vérité, la charité et la sainteté, par Jésus-Christ, notre trône de grâces et notre uni que médiateur.

Ce serait renier Notre-Seigneur Jésus-Christ, rejeter sa sainte parole, et lui donner ainsi de justes raisons de nous renier lui-même, à son tour, devant son Père, comme il en a fait la menace.

Quoi ! nous déclarerions, en adhérant à cet édit, que si le Dieu tout-puissant appelle un homme à sa connaissance, cet homme n’est pas libre de recevoir la connaissance de Dieu ! Oh de quelles chutes mortelles ne deviendrions-nous pas ainsi les complices, non seulement parmi nos sujets, mais aussi parmi les vôtres !

C’est pourquoi nous rejetons le joug qu’on nous impose.

Et, bien qu’il soit universellement connu que, dans nos États, le saint sacrement du corps et du sang de Notre Seigneur soit convenablement administré, nous ne pouvons adhérer à ce que l’édit propose contre les sacramentaires, attendu que la convocation impériale ne parlait pas d’eux, qu’ils n’ont point été entendus, et que l’on ne peut arrêter des points si importants avant le prochain concile.

De plus, (et c’est ici la partie essentielle de la protestation), le nouvel édit établissant que les ministres doivent enseigner le saint Evangile, en l’expliquant d’après les écrits agréés par la sainte Église chrétienne, nous pensons que, pour que cette règle eût quelque valeur, il faudrait que nous fussions d’accord sur ce qu’on entend par cette vraie et sainte Église. Or, attendu qu’il y a à cet égard de grands dissentiments ; qu’il n’est de doctrine certaine que celle qui est conforme à la parole de Dieu ; que le Seigneur défend d’en enseigner une autre ; que chaque texte de la sainte Écriture doit être expliqué par d’autres textes plus clairs ; que ce saint livre est dans toutes les choses nécessaires au chrétien, facile et propre à dissiper les ténèbres, nous sommes résolus, avec la grâce de Dieu, à maintenir la prédication pure et exclusive de sa seule Parole, telle qu’elle est contenue dans les livres bibliques de l’Ancien et du Nouveau Testament, sans rien y ajouter qui lui soit contraireb. Cette Parole est la seule vérité ; elle est la norme assurée de toute doctrine et de toute vie, et ne peut jamais ni manquer ni tromper. Celui qui bâtit sur ce fondement subsistera contre toutes les puissances de l’enfer ; tandis que toutes les vanités humaines qu’on y oppose tomberont devant la face de Dieu.

b – Allein Gottes wort, lauter und rein, und nichts das dawieder ist. (Jung Beyträge, p. CI.)

C’est pourquoi, très chers seigneurs, oncles, cousins et amis, nous vous supplions cordialement de peser avec soin nos griefs et nos motifs. Que si vous ne vous rendez pas à notre requête, nous protestons par les présentes, devant Dieu, notre unique créateur, conservateur, rédempteur et sauveur, et qui un jour sera notre juge, ainsi que devant tous les hommes et toutes les créatures, que nous ne consentons ni n’adhérons en aucune manière, pour nous et les nôtres, au décret proposé, dans toutes les choses qui sont contraires à Dieu, à sa sainte Parole, à notre bonne conscience, au salut de nos âmes, et au dernier décret de Spire.

En même temps, nous nous flattons que Sa Majesté Impériale se comportera à notre égard comme un prince chrétien qui aime Dieu par-dessus toutes choses ; et nous nous déclarons prêts à lui rendre, ainsi qu’à vous tous, gracieux seigneurs, toute l’affection et toute l’obéissance, qui sont notre juste et légitime devoir. »

Ainsi parlèrent, en présence de la Diète, ces hommes courageux que la chrétienté appellera dorénavant les Protestants.

A peine avaient-ils fini, qu’ils annoncèrent leur intention de quitter Spire le lendemainc.

c – Also zu veritten urlaub genommen. (Jung Beyträge, p. LII.)

Cette protestation et cette déclaration firent une vive impression. On voyait la Diète, brusquement interrompue, se partager en deux camps ennemis, et préluder à la guerre ; aussi la majorité était-elle en proie aux craintes les plus vives. Quant aux Protestants, s’appuyant de droit humain sur l’édit de Spire, et de droit divin sur la Bible, ils étaient pleins de fermeté et de courage.

Les principes contenus dans cette célèbre protestation du 15 avril 1529, constituent l’essence même du protestantisme. Or la protestation s’élève contre deux abus de l’homme dans les choses de la foi : le premier, c’est l’intrusion du magistrat civil, et le second, c’est l’autorité arbitraire du clergé. A la place de ces abus, le protestantisme établit en face du magistrat le pouvoir de la conscience ; et en face du clergé, l’autorité de la parole de Dieu.

Il récuse d’abord la puissance civile dans les choses divines, et dit, comme les apôtres et les prophètes : Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes. Sans porter atteinte à la couronne de Charles-Quint, il maintient la couronne de Jésus-Christ. Mais il va plus loin : il établit que tout enseignement humain doit être subordonné aux oracles de Dieu. L’Église primitive elle-même, en reconnaissant les écrits des apôtres, avait fait acte de soumission à cette autorité suprême, et non acte d’autorité, comme Rome l’assure. L’établissement d’un tribunal chargé de l’interprétation de la Bible n’avait abouti qu’à soumettre servilement l’homme à l’homme, dans ce qu’il doit avoir de plus libre, la conscience et la foi. Dans l’acte célèbre de Spire, aucun docteur ne paraît, et la parole de Dieu règne seule. Jamais homme ne s’est élevé comme le Pape, et ne s’est effacé comme Luther.

Un historien romain prétend que le mot protestant signifie « ennemi de l’Empereur et du Paped. » Si par là l’on entend que le protestantisme décline, dans les choses de la foi, l’intervention, soit de l’Empire, soit de la Papauté, à la bonne heure. Cependant cette explication même n’épuise pas le sens de ce mot ; car le protestantisme ne repoussait l’autorité de l’homme que pour mettre sur le trône de l’Eglise Jésus-Christ, et dans la chaire de l’Église sa Parole. Un système purement négatif n’eût jamais pu se maintenir contre la puissance gigantesque de l’Empire et les cruelles étreintes de la hiérarchie romaine. Il n’y eut jamais rien de plus positif et en même temps de plus agressif que la position des protestants dans Spire. En soutenant que leur foi est seule capable de sauver le monde, ils défendaient avec un courage intrépide les droits du prosélytisme chrétien. On ne peut abandonner ce prosélytisme, comme on l’a fait dès lors, sans se placer en dehors du principe protestant.

d – Perduelles in Pontincem ac Cæsarem. (Pallavicini, C. Tr., I., 217.)

Les protestants ne se contentèrent pas d’élever la vérité, ils maintinrent la charité. Faber et les autres partisans du Pape s’étaient efforcés de séparer les princes, qui marchaient en général avec Luther, des villes, qui se rangeaient plutôt du côté de Zwingle. Œcolampade en avait écrit aussitôt à Mélanchthon, et l’avait éclairé sur les doctrines des Réformés. Il avait rejeté avec indignation la pensée que Christ fût relégué dans un coin du ciel, et avait déclaré avec énergie que, selon les chrétiens suisses, Christ était en tout lieu, soutenant toutes choses par la parole de sa puissancee. « Avec les symboles visibles, avait-il ajouté, nous donnons et nous recevons la grâce invisible, comme le croient tous les fidèlesf »

e – Ubique ut et portet omnia verbo virtutis suæ. (Hospin. Hist. Sacr. 2, p. 112.)

fΧάριν γὰρ τὴν ἀόρατον μετὰ τῶν συμβόλων ὁράτων.

Ces déclarations ne furent point inutiles. Il se trouva à Spire deux hommes qui, par des motifs différents, s’opposèrent aux efforts de Faber et secondèrent ceux d’Œcolampade. Le Landgrave, roulant toujours dans son esprit des projets d’alliance, sentait bien que si les chrétiens de la Saxe et de la Hesse laissaient condamner les Églises de la Suisse et de la haute Allemagne, ils se priveraient par là même de puissants auxiliairesg ; et Mélanchthon, qui, loin de désirer comme le Landgrave une alliance diplomatique, craignait qu’elle ne hâtât la guerre, mettait pourtant avant tout la justice, et s’écriait : « A quels justes reproches ne nous exposerions-nous pas, si nous reconnaissions à nos adversaires le droit de condamner une doctrine sans avoir entendu ceux qui la défendent ? » L’union de tous les chrétiens évangéliques est donc aussi un principe de protestantisme primitif.

g – Omni studio laborabat ut illos uniret. (Seck. 2, p. 127.)

Ferdinand n’ayant point entendu la protestation du 19 avril, une députation des États évangéliques vint la lui présenter le lendemain. Le frère de Charles-Quint la reçut d’abord, mais voulut aussitôt la rendre ; et l’on vit alors une scène étrange, le Roi se refusant à garder la protestation, et les députés à la reprendre. Ceux-ci enfin, par respect, la reçurent des mains de Ferdinand, mais la posèrent hardiment sur une table, et quittèrent immédiatement la salle.

Le Roi et les commissaires impériaux restaient donc en présence de cet écrit formidable. Il était là, sous leurs yeux, monument significatif du courage et de la foi des Protestants. Irrité contre ce témoin muet, mais puissant, qui accusait sa tyrannie, et lui laissait la responsabilité de tous les maux qui allaient fondre sur l’Empire, le Roi appela quelques conseillers, et leur ordonna de reporter aussitôt aux Protestants ce document importun.

Tout cela était inutile ; la protestation était enregistrée dans les annales du monde ; rien ne pouvait plus l’en effacer. La liberté de la pensée et de la conscience était conquise aux siècles à venir. Aussi toute l’Allemagne évangélique, pressentant ces résultats, s’émut de cet acte courageux, et l’adopta comme l’expression de sa volonté et de sa foi. Partout on y vit, non un événement politique, mais une action chrétienne ; et le jeune prince électoral Jean-Frédéric, organe de son siècle, écrivit aux protestants de Spire : « Que le Dieu tout-puissant qui vous a fait la grâce de le confesser énergiquement, librement et sans aucune crainte, vous conserve dans cette fermeté chrétienne jusqu’au jour de l’éternitéh ! »

h – In eo mansuros esse, nec passuros ut ulla hominum machinatione ab ea sententia divellerentur. (Ibid. 129.)

Tandis que les chrétiens étaient dans la joie, leurs ennemis s’effrayaient de leur propre œuvre. Le jour même où Ferdinand avait décliné la protestation, le mardi 20 avril, à une heure après midi, Henri de Brunswick et Philippe de Bade se présentèrent comme médiateurs, en annonçant pourtant qu’ils n’agissaient qu’en leur propre nom. Ils proposaient qu’il ne fût plus question du décret de Worms, et que l’on maintînt le premier décret de Spire, mais avec quelques modifications. Les deux partis, tout en demeurant libres jusqu’au prochain concile, s’opposeraient à toute secte nouvelle, et ne toléreraient aucune doctrine contraire au sacrement du corps du Seigneuri.

i – Vergleich artikel. (Jung Beyträge, p. 55.)

Le mercredi 21 avril, les États évangéliques ne se montrèrent point éloignés de ces propositions, et ceux même qui avaient embrassé la doctrine de Zwingle déclarèrent hardiment qu’elles ne compromettraient pas leur existence. « Seulement, dirent-ils, rappelons-nous que, dans des choses si difficiles, il faut agir, non avec le glaive, mais avec la parole de Dieuj. Car, comme dit saint Paul, tout ce qui ne vient pas de la foi est péché. Si donc l’on contraint les chrétiens à faire ce qu’ils croient injuste, au lieu de les amener par la parole de Dieu à reconnaître ce qui est bon, on les force à pécher, ce qui est encourir une responsabilité terrible. »

j – In diesen Schweren Sachen, nichts mit Gewalt noch Schwerdt, sondern mit Gottes gewissem wort. (Ibid. p. LIX.) Ce document est de la main de Sturm.

Les fanatiques du parti romain frémirent en voyant la victoire près de leur échapper ; car ils rejetaient ces accommodements, et voulaient purement et simplement le rétablissement de la Papauté. Leur zèle fut le plus fort : on rompit les négociations.

Le jeudi 22 avril, à sept heures du matin, la Diète s’assembla, et l’on y lut le recez tel qu’il avait été auparavant arrêté, sans faire même mention de l’essai de conciliation qui venait d’échouer.

Faber triomphait. Fier d’avoir l’oreille des rois, il s’agitait avec furie ; et on eût dit, à le voir, rapporte un témoin oculaire, un Cyclope forgeant dans son antre les chaînes monstrueuses dont il allait lier la Réforme et les réformateursk. « Les princes papistes, emportés par le tumulte, donnaient de l’éperon, dit Mélanchthon, et se jetaient tête baissée dans un sentier plein de périlsl. » La dernière ressource des chrétiens évangéliques était de se mettre à genoux et de crier au Seigneur. Tout ce qui nous reste à faire, répétait Mélanchton, c’est d’invoquer le Fils de Dieum. »

k – Cyclops ille nunc ferocem se facit. (Corp. Ref. 1, p. 1062.)

l – Ut ingrediantur lubricum isti iter, impingendo stimulla calces. (Ibid.)

m – De quo reliquum est ut invocemus Filium Dei. (Ibid.)

Le 24 avril, eut lieu la dernière séance de la Diète. Les princes renouvelèrent leur protestation, à laquelle quatorze villes libres et impériales se joignirent ; puis ils pensèrent à donner à leur appel une forme juridique.

Le dimanche 25 avril, deux notaires, Léonard Stetner de Freysingen et Pangrace Salzmann de Bamberg, s’étaient assis devant une table, dans une petite chambre, au rez-de-chaussée d’une maison située dans la rue de Saint-Jean, près de l’église du même nom, à Spire ; les chanceliers des princes et des villes évangéliques, assistés de quelques témoins, les entouraientn. Cette petite maison était celle d’un humble pasteur, Pierre Muterstatt, diacre de Saint-Jean, qui, faisant ce que l’Électeur n’avait pas voulu faire, avait offert domicile pour l’acte important qui se préparait ; aussi son nom passera-t-il à la postérité, le document ayant été définitivement rédigé, l’un des notaires en donna lecture. « Puisqu’il y a entre tous les hommes une communauté naturelle, disaient les protestants, et qu’il est permis, même à des condamnés à mort, de s’unir pour en appeler de leur condamnation ; combien plus nous, qui sommes membres d’un même corps spirituel, l’Église du Fils de Dieu, fils d’un même Père céleste, et par conséquent frères selon l’Esprito, sommes-nous autorisés à nous unir, quand c’est de notre salut ou de notre condamnation éternelle qu’il s’agit. »

n – Untem in einem Kleinen Stublein. (Instrumentum Appellationis. Jung Beyträge, p. 78.)

o – Membra unius corporis spiritualis Jesu Christi et filii unius patris cœlestis, ideoque fratres spirituales. (Seckend. 2, p. 130.)

Après avoir raconté tout ce qui s’était passé dans la Diète, et avoir intercalé dans leur appel les principaux actes qui s’y rapportaient, les protestants terminaient en disant : « Nous en appelons donc pour nous, pour nos sujets, et pour tous ceux qui reçoivent ou recevront à l’avenir la parole de Dieu, de toute vexation passée, présente ou future, à Sa Majesté Impériale et à une assemblée libre et universelle de la sainte chrétienté. » Cet acte remplissait douze feuilles de parchemin ; les signatures et les sceaux furent placés sur la treizième.

C’est ainsi que, dans l’obscure demeure du diacre Muterstatt, se faisait la première confession de la vraie union chrétienne. En présence de l’unité toute mécanique du Pape, ces confesseurs de Jésus relevaient la bannière de l’unité vivante de Christ ; et comme aux jours du Seigneur, s’il y avait plusieurs synagogues en Israël, il n’y avait du moins qu’un seul temple. Les chrétiens de la Saxe Électorale, du Lunebourg, d’Anhalt, de la Hesse et du Margraviat, de Strasbourg, de Nuremberg, d’Ulm, de Constance, de Lindau, de Memmingen, de Kempten, de Nordlingen, de Heilbron, de Reutlingen, d’Isny, de Saint-Gall, de Weissenbourg et de Windsheim, se serraient la main, le 25 avril, près de l’église de Saint-Jean, en présence des persécutions qui les menaçaient. Parmi eux se trouvaient ceux qui, comme Zwingle, reconnaissaient dans la Cène la présence toute spirituelle de Jésus-Christ, aussi bien que ceux qui, comme Luther, admettaient la présence corporelle. Il n’y avait alors dans le corps évangélique point de sectes, point de haines, point de schismes : l’union chrétienne était une réalité. Cette chambre haute, où, dans les premiers jours du christianisme, les apôtres, avec les femmes et les frères, persévéraient d’un commun accord dans la prièrep, et cette chambre basse, où, dans les premiers temps de la Réformation, les disciples renouvelés de Jésus-Christ se présentaient au Pape, à l’Empereur, au monde et à l’échafaud, comme ne formant qu’un seul corps, sont les deux cénacles, ou plutôt les deux berceaux de l’Église ; et c’est à cette heure de sa faiblesse et de son humiliation que brille le plus sa gloire.

pActes 1.14.

Après cet appel, chacun gagna silencieusement son logis. Divers indices faisaient craindre pour la sûreté des protestants. Peu auparavant, Mélanchthon conduisait précipitamment vers le Rhin, à travers les rues de Spire, son ami Simon Grynéus, le pressant de traverser le fleuve. Celui-ci s’étonnait d’une telle précipitationq. « Un vieillard d’une apparence grave et solennelle, mais qui m’est inconnu, lui disait Mélanchthon, vient de se présenter à moi, et m’a dit : Dans un instant, des archers, envoyés par Ferdinand, vont arrêter Simon Grynéus. » Lié avec Faber, et scandalisé de l’un de ses sermons, Grynéus s’était rendu chez lui et l’avait supplié de ne plus faire la guerre à la vérité. Faber avait dissimulé sa colère, mais s’était rendu aussitôt chez le Roi, dont il avait obtenu un ordre contre l’importun professeur de Heidelbergr. Mélanchthon ne doutait pas que Dieu n’eût sauvé son ami par l’envoi d’un de ses saints anges. Immobile sur le bord du Rhin, il attendait que les eaux du fleuve eussent dérobé Grynéus à ses persécuteurs. « Enfin, s’écria-t-il en le voyant sur l’autre bord, le voilà arraché aux dents cruelles de ceux qui boivent le sang innocents ». De retour dans sa maison, Mélanchthon apprit que des archers l’avaient parcourue, y cherchant partout Grynéust.

q – Miranti quæ esset tantæ festinationis causa. (Camerarius Vita Mel. p. 113.)

r – Faber qui valde offenderetur orationi tali, dissimulare tamen omnia.(Ibid.)

s – Ereptus quasi e faucibus eorum qui sitiunt sanguinem innocentium. (Mel. Ad Camer. 23 April, Corp. Ref. 1, p. 1062.)

t – Affluit armata quædam manus ad comprehendum Grynæum missa. (Camer. Vit. Mel. P. 113.)

Rien ne pouvait plus retenir les protestants à Spire. Aussi le lendemain de leur appel, le lundi 26 avril, l’Électeur, le Landgrave, et les ducs de Lunebourg, quittèrent cette ville, arrivèrent à Worms, puis retournèrent par la Hesse dans leurs États. L’appel de Spire fut publié par le Landgrave le 5 mai, et par l’Électeur le 13.

Mélanchthon était revenu à Wittemberg le 6, persuadé que les partis allaient tirer l’épée. Ses amis étaient frappés de le voir troublé, anéanti et comme mortu. « C’est une grande affaire que celle qui vient de se passer à Spire, leur disait-il. Elle est toute grosse de périls, Non seulement pour l’Empire, mais aussi pour la religion elle-mêmev. Toutes les douleurs de l’enfer m’écrasentw. »

u – Ita fuit perturbatus ut primis diebus pene extinctus sit. (Corp. Ref. 1, p. 1067.)

v – Non enim tantum imperium, sed religio etiam periclitantur. (Ibid.)

w – Omnes dolores inferni oppresserant me. (Ibid. 1067, 1069.)

Ce qui affligeait le plus Mélanchthon, c’est qu’on lui attribuait et qu’il s’attribuait lui-même tous ces maux. « Une seule chose nous a nui, disait-il ; c’est de n’avoir pas approuvé, comme on nous le demandait, l’édit contre les Zwingliens. » Luther ne voyait pas les choses aussi en noir, mais il était loin de comprendre l’importance de la protestation. « La Diète, disait-il, s’est terminée presque sans résultats, si ce n’est que ceux qui flagellent Jésus-Christ n’ont pu satisfaire leur fureurx. »

x – Christomastiges et Psychotyranni suum furorem non potuerunt explere. (L. Epp. Linco, 6 mai 1529.)

La postérité n’a pas ratifié ce jugement ; et, datant au contraire de cette époque la formation définitive du protestantisme, elle a salué dans la protestation de Spire l’un des plus grands mouvements dont l’histoire conserve le souvenir.

Reconnaissons ceux auxquels en revient la principale gloire. Le rôle que jouent les princes, et particulièrement l’électeur de Saxe, dans la Réformation de l’Allemagne, doit frapper tout observateur impartial. Ce sont eux qui sont les vrais réformateurs et les vrais martyrs. Le Saint-Esprit, qui souffle où il veut, les avait animés du courage des anciens confesseurs de l’Eglise, et le Dieu d’élection se glorifiait en eux. Peut-être plus tard ce grand rôle des princes aura-t-il des conséquences déplorables : il n’est aucune grâce de Dieu que l’homme ne puisse pervertir. Mais rien ne doit nous empêcher de rendre l’honneur à qui revient l’honneur, et d’adorer l’œuvre de l’Esprit éternel dans ces hommes éminents, qui, après Dieu, furent, au seizième siècle, les sauveurs de la chrétienté.

La Réformation venait de prendre un corps. C’était Luther seul qui avait dit non à la Diète de Worms : les églises et les ministres venaient de dire non à la Diète de Spire.

Nulle part la superstition, la scolastique, la hiérarchie, la papauté, n’avaient été si puissantes que chez les peuples germaniques. Ces nations, simples et candides, avaient humblement tendu le cou au joug venu des bords du Tibre. Mais il y avait en elles une profondeur, une vie, un besoin de liberté intérieure, qui, sanctifiés par la parole de Dieu, pouvaient les rendre les organes les plus énergiques de la vérité chrétienne. C’est d’elles que devait émaner la réaction contre ce système matériel, extérieur, légal, qui avait pris la place du christianisme ; c’est elles qui devaient briser ce squelette que l’on avait substitué à l’esprit et à la vie, et rendre au cœur de la chrétienté, ossifié par la hiérarchie, les battements généreux dont il était privé depuis tant de siècles. L’Église universelle n’oubliera jamais ce qu’elle doit aux princes protestants de Spire et à Luther.

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