Histoire de la Réformation du seizième siècle

15. Suisse – Conquêtes

1526 à 1530

15.1

Trois périodes – Deux mouvements – Une vallée des Alpes Un maître d’école – Nouvelle consécration de Farel – Allemagne, Suisse et France – Je suis Guillaume Farel – Opposition – Ordonnance de révolte – Lausanne – Farel à Natalis Galéot – Farel et le moine quêteur – Dispute dans la rue – Le moine demande grâce – Émeute – Opposition aux Ormonds – Le moine parisien – Union chrétienne

Les divisions que la Réforme laissa voir dans son sein, en comparaissant devant la diète d’Augsbourg, l’humilièrent et la compromirent ; mais la cause de ces divisions, il ne faut pas l’oublier, était pour l’Église renouvelée une condition de vie. Sans doute il eût été à désirer que l’Allemagne et la Suisse fussent d’accord ; mais il était plus important encore que la Suisse et l’Allemagne eussent chacune une réforme originale. Si la Réformation suisse n’avait été qu’une pâle copie de la Réformation allemande, il y eût eu uniformité, mais non durée. L’arbre transplanté en Suisse, sans y avoir poussé ses racines, eût été facilement arraché par le bras vigoureux qui allait bientôt le saisir. Le renouvellement de la chrétienté dans ces montagnes provint de forces propres à l’Église helvétique, et reçut une organisation conforme à l’état ecclésiastique et politique du pays. Il donna ainsi, par son originalité même, au principe général de la Réforme, une énergie intime, bien plus importante au salut de la cause commune qu’une servile uniformité. La force d’une armée provient en grande partie de ce qu’elle se compose de différentes armes.

L’influence militaire et politique de la Suisse était sur son déclin. Les nouveaux développements des nations européennes devaient, dès le seizième siècle, reléguer dans leurs montagnes ces fiers Helvétiens, qui avaient si longtemps placé leur épée à deux mains dans les balances où se pesaient les destinées des peuples. La Réforme vint leur donner une influence nouvelle, en échange de celle qui s’en allait. La Suisse, où l’Évangile reparut sous sa forme la plus simple et la plus pure, devait, dans les temps nouveaux, imprimer à plusieurs nations des deux mondes une impulsion plus salutaire et plus glorieuse que celle qui provenait jadis de ses hallebardes et de ses arquebusiers.

L’histoire de la Réformation en Suisse se partage en trois époques, durant lesquelles on vit la lumière se répandre successivement dans trois zones différentes. De 1519 à 1526, Zurich est le centre de la Réforme, qui est alors tout allemande, et se propage dans les contrées orientales et septentrionales de la Confédération. De 1526 à 1532, c’est de Berne que le mouvement part ; il est à la fois allemand et français, et s’étend au centre de la Suisse, des gorges du Jura jusqu’aux plus profondes vallées des Alpes. Dès 1532, Genève devient peu à peu le foyer de la lumière ; et la Réformation, essentiellement française, s’établit sur les rives du Léman, et s’affermit partout ailleurs. C’est de la seconde de ces périodes, de celle de Berne, que nous avons maintenant à nous occuper.

Bien que la Réformation de la Suisse ne soit pas encore essentiellement française, ce sont pourtant déjà des Français qui y jouent le rôle le plus actif. La Suisse romande s’attelle au char de la Réforme, et lui imprime un mouvement redoublé. Il y a dans la période qui va nous occuper un mélange de races, de forces, de caractères, duquel provient une commotion plus grande. Nulle part, dans le monde chrétien, la résistance ne sera aussi vive ; mais nulle part les assaillants ne déploieront tant de courage. Ce petit pays de la Suisse romande, que serrent entre leurs bras les colosses des Alpes et du Jura, était depuis des siècles l’une des plus puissantes forteresses de la Papauté. Il va être emporté d’assaut, il va se tourner contre ses anciens maîtres ; et de ces quelques collines jetées au pied des plus hautes montagnes de l’Europe, partiront les secousses répétées qui feront tomber, jusque dans les contrées les plus lointaines, les sanctuaires de Rome, leurs images et leurs autels.

Il ya deux mouvements dans l’Église : l’un s’accomplit au dedans, et a pour but sa conservation ; l’autre s’accomplit au dehors, et se propose son extension ; il y a une Église théologique et une Église missionnaire. Ces deux mouvements ne doivent point se séparer ; et quand ils se séparent, c’est que l’esprit de l’homme et non l’Esprit de Dieu domine. Aux temps apostoliques, ces deux tendances se développent à la fois avec une égale puissance. Dans le second et le troisième siècle, la tendance extérieure a le dessus ; depuis le concile de Nicée (325), c’est la doctrine qui reprend la haute main ; lors de l’émigration des peuples du Nord, l’esprit missionnaire se ranime ; mais bientôt arrivent les temps de la hiérarchie et de la scolastique, où toutes les forces s’agitent à l’intérieur, pour y fonder un gouvernement despotique et une doctrine impure. Le réveil du christianisme au seizième siècle venant de Dieu, devait renouveler ces deux tendances, mais en les purifiant. Alors, en effet, l’Esprit de Dieu agit à la fois au dedans et au dehors. Il y eut, aux jours de la Réformation, des développements tranquilles et intimes, mais il y eut encore plus une action puissante et agressive. Des hommes de Dieu, depuis des siècles, avaient étudié la Parole, et en avaient paisiblement développé les salutaires enseignements. Tel avait été le travail des Vesalia, des Goch, des Groot, des Radewin, des Ruysbroek, des Tauler, des Thomas a Kempis, des Jean Wessel ; maintenant il fallait autre chose. A la puissance de la pensée devait se joindre la puissance de l’action. On avait laissé à la Papauté tout le temps nécessaire pour déposer ses erreurs ; il y avait des siècles qu’on attendait ; on l’avait avertie, on l’avait suppliée : tout avait été inutile. La Papauté n’acceptant pas de bon gré la Réforme, il fallait que des hommes de Dieu se chargeassent de l’accomplir. A l’influence calme et modeste des précurseurs de la Réformation, succéda donc l’œuvre héroïque et saintement révolutionnaire des Réformateurs : la révolution qu’ils opérèrent consista à renverser le pouvoir usurpateur, pour rétablir la puissance légitime. A toute chose sa saison, dit le Sage, et à toute affaire sous les cieux son temps. Il y a un temps de planter et un temps d'arracher, un temps de démolir et un temps de bâtirk. De tous les Réformateurs, ceux qui, à cette époque, eurent au plus haut degré l’esprit agressif, sortirent de France ; et parmi eux il faut signaler Farel, dont nous avons maintenant à considérer les travaux.

kEcclésiaste 3.1-3.

Jamais de si mémorables effets ne furent accomplis par une force si chétive. Quand il s’agit du gouvernement de Dieu, on passe en un instant des plus grandes choses aux plus petites. Nous allons quitter le superbe Charles-Quint et toute cette cour de souverains auxquels il commande, pour suivre les pas d’un maître d’école, et sortir des palais d’Augsbourg pour nous asseoir sous d’humbles chalets.

Le Rhône, après s’être échappé, près du Saint-Gothard, des montagnes de la Fourche, au-dessous d’une mer immense de glaces éternelles, roule ses bruyantes ondes dans une vallée sévère, qui sépare les deux grandes chaînes des Alpes ; puis, sortant de la gorge de Saint-Maurice, il parcourt un pays plus riant et plus fertile. La magnifique Dent du Midi au sud, la fière Dent de Morcles au nord, placées pittoresquement en face l’une de l’autre, marquent de loin à l’œil du voyageur le commencement de ce dernier bassin. Sur le haut des montagnes sont de vastes glaciers et des crêtes menaçantes, près desquels le berger fait au milieu de l’été paître de nombreux troupeaux, tandis que dans la plaine on voit croître les fleurs et les fruits des climats du sud, et le laurier fleurir à côté des ceps les plus exquis.

A l’ouverture de l’une des vallées latérales qui conduisent dans les Alpes du nord, sur les bords de la « Grande Eau » qui descend avec fracas du glacier des Diablerets, se trouve posée la petite ville d’Aigle, l’une des plus méridionales de la Suisse. Depuis cinquante ans environ, elle appartenait aux Bernois, avec les quatre mandements qui en ressortent, Aigle, Bex, Ollon, et les chalets épars dans les hautes vallées des Ormonds. C’est dans cette contrée que devait commencer la seconde époque de la Réforme suisse.

Pendant l’hiver de 1526 à 1527, on vit arriver dans ces humbles campagnes un maître d’école étranger qui se faisait nommer Ursinus. Cet homme, d’une taille moyenne, à la barbe rousse, à l’œil animé, et qui à une voix de tonnerre, dit Théodore de Bèze, joignait des sentiments héroïques, entremêlait ses modestes enseignements de nouvelles et étranges doctrines. Les cures du pays étant abandonnées par leurs titulaires à des vicaires ignorants, le peuple, naturellement grossier et de mœurs turbulentes, était resté sans aucune culture. Aussi cet étranger, qui n’était autre que Farel, rencontrait-il à chaque pas de nouveaux obstacles.

Tandis que Lefèvre et la plupart de ses amis avaient quitté Strasbourg pour rentrer en France, après la délivrance de François Ier, Farel avait dirigé ses pas vers la Suisse, et dès le premier jour de son voyage il avait reçu une leçon qu’il se rappela souvent.

Il était à pied, accompagné d’un seul ami ; la nuit était venue ; des torrents d’eau tombaient du ciel, et les voyageurs, désespérant de trouver leur chemin, s’étaient assis au milieu de la route, inondés de pluiel. « Ah ! se disait Farel, Dieu, en me montrant ma faiblesse dans ces petites choses, a voulu m’apprendre mon impuissance dans les plus grandes sans Jésus-Christ ! » Enfin, Farel se levant s’était engagé dans le marais, avait nagé dans les eaux, puis traversé des vignes, des champs, des montagnes, des forêts, des vallées, et était arrivé à son but, couvert de boue et mouillé jusqu’aux os.

l – Gravabat nox, opprimebat pluvia, … cœgit viæ difficultas in media sedere via sub pluvia. (Farel à Capiton et à Bucer. Neuchâtel)

Dans cette nuit de désolation, Farel avait reçu une nouvelle consécration ; son énergie naturelle avait été brisée ; il devint, au moins pour quelque temps, prudent comme le serpent et simple comme la colombe ; et même, comme cela arrive à de tels caractères, il dépassa d’abord le but. Croyant imiter les Apôtres, il chercha, selon l’expression d’Œcolampade, à circonvenir par de pieux artifices le serpent ancien qui l’entourait de ses sifflementsm. » Il se donnait pour maître d’école, et attendait qu’une porte lui fût ouverte pour se présenter comme réformateurn.

m – Piis artibus et apostolicis versatiis ad circumveniendum illum opus est. (Écol. à Farel, 27 décembre 1526. Mss. Neuchâtel.)

n – Ubi ostium patuerit, tunc adversariis liberius obsistetur. (Ibid.)

A peine maître Ursin avait-il quitté son école et ses abécédaires, que, se réfugiant dans sa modeste chambre, il se plongeait dans les Écritures grecques et hébraïques, et dans les plus savants traités des théologiens. La lutte entre Luther et Zwingle commençait. Auquel de ces deux chefs se rattachera la réforme française ? Luther était connu en France depuis bien plus longtemps que Zwingle ; cependant ce fut pour ce dernier que Farel se décida. La mystique avait caractérisé pendant le moyen âge les nations germaniques, et la scholastique les nations romanes. Les Français se trouvèrent plus en rapport avec le dialectique Zwingle qu’avec le mystique Luther ; ou plutôt ils furent les médiateurs des deux grandes tendances du moyen âge ; et, tout en donnant à la pensée chrétienne cette forme accomplie qui semble être l’apanage des peuples du Midi, ils devinrent les organes de Dieu pour répandre dans l’Église l’abondance de la vie et de l’esprit de Christ.

Ce fut dans sa petite chambre d’Aigle que Farel lut le premier écrit adressé par le réformateur suisse au réformateur allemando. Avec quelle science, s’écria-t-il, Zwingle dissipe les ténèbres ! avec quelle sainte finesse il gagne les habiles ! et comme, à une profonde érudition, il joint une captivante douceur ! Oh ! que, par la grâce de Dieu, cet écrit gagne Luther, en sorte que l’Église de Christ, ébranlée par de violentes secousses, trouve enfin la paix ! »

o – Pia et amica ad Lutheri sermonem apologia. (Opp. Vol. 2. T. 2. p. 1.)

Ursin le maître d’école, excité par un si bel exemple, se mit peu à peu à instruire les pères aussi bien que les enfants. Il attaqua d’abord le purgatoire, puis l’invocation des saints. « Quant au Pape, il n’est rien, disait-il, ou presque rien dans ces contréesp ; et quant aux prêtres, pourvu qu’ils occupent le peuple de toutes les bagatelles dont Érasme sait si bien se moquer, cela leur suffit. »

p – Papa aut nullus aut modicus hic est. (Zw. Epp. 2, p. 36.)

Il y avait quelques mois que Farel était à Aigle. Une porte s’y était ouverte, un troupeau s’y était formé ; il crut que le moment attendu était enfin arrivé.

Un jour donc, le prudent maître d’école se transforme. « Je suis Guillaume Farel, dit-il, ministre de la parole de Dieu. » La frayeur des prêtres et des magistrats fut grande, en voyant au milieu d’eux cet homme dont le nom était déjà tant redouté. Le maître d’école quitte sa modeste classe, il monte dans les chaires, et prêche ouvertement Jésus-Christ au peuple étonné. Ursin a fini son œuvre ; Farel est redevenu Farelq. On était alors au mois de mars ou d’avril 1527 ; et dans cette belle vallée, dont les coteaux s’animaient à la chaleur du ciel, tout fermentait à la fois, les fleurs, les vignobles, et les cœurs de ce peuple, sensible quoique grossier.

q – Le nom d’Ursin venait sans doute de l’ours que Berne porte dans son blason ; Ursin voulait dire Bernois.

Cependant les rochers que rencontre le torrent sorti des Diablerets, et contre lesquels il vient se briser à chaque pas, en tombant des glaces éternelles, sont de moindres obstacles que les préjugés et les haines qui, dans cette populeuse vallée, s’opposèrent aussitôt à la parole de Dieu. Le conseil de Berne, par une patente du 9 mars, avait chargé Farel d’expliquer les saintes Écritures au peuple d’Aigle et des environs. Mais le bras du magistrat civil, en s’immisçant ainsi dans les affaires religieuses, ne fit qu’irriter encore plus les esprits. Les riches et oisifs bénéficiers, les pauvres et grossiers vicaires, furent les premiers à élever la voix. Si cet homme, disaient-ils entre eux, continue à prêcher, c’en est fait à jamais de nos bénéfices et de notre égliser. »

r – J. J. Hotting. (H. K. S., III, p. 364.)

Au milieu de cette agitation, le bailli d’Aigle et le gouverneur des quatre mandements, Jacques de Roverea, au lieu de soutenir le ministre de leurs Excellences, embrassaient vivement les intérêts des prêtres. « L’Empereur, disaient-ils, va déclarer la guerre à tous les novateurs. Une immense armée arrivera bientôt d’Espagne à l’archiduc Ferdinands. » Farel tenait ferme. Alors le bailli et Roverea, indignés de tant d’audace, interdirent tout enseignement à l’hérétique, soit comme ministre, soit comme maître d’école. Mais bientôt, à toutes les portes des églises des quatre mandements, Berne fit afficher une nouvelle ordonnance, sous la date du 3 juillet, dans laquelle leurs Excellences, témoignant un grand déplaisir de ce qu’on avait « interdit au très savant Farel la propagation de la parole divinet, ordonnaient à tous les officiers de l’Etat de le laisser prêcher publiquement la doctrine du Seigneur. »

s – Ferdinando adventurum esse ingentem ex Hispania exercitum. (Zwinglius, epp. 2, p. 64 ; 11 mai 1527.)

t – Inhibita verbi divini propagatio. (Mss. de Choupart.)

Ce nouvel arrêté fut le signal de la révolte. Le 25 juillet, de grandes foules s’assemblent à Aigle, à Bex, à Ollon et dans les Ormonds, et s’écrient : « Plus d’obéissance à Berne ! A bas Farel ! » Des paroles, on passe bientôt aux faits. A Aigle, les mutins, dirigés par le fougueux syndic, arrachent l’édit des seigneurs, et se préparent à tomber sur les Réformés. Ceux-ci, se réunissant avec promptitude, entourent Farel, décidés à le défendre. Les deux partis étaient en présence, et le sang était près de couler. La bonne contenance des amis de l’Évangile arrêta les partisans des prêtres ; ils se dispersèrent, et Farel, quittant Aigle pendant quelques jours, porta plus loin ses pas.

Au milieu de la belle vallée du Léman, sur des collines qui dominent le lac, s’élevait Lausanne, la ville de l’Évêque et de la Vierge, placée sous le patronage des ducs de Savoie. Une foule de pèlerins, y accourant de tous les lieux environnants, s’agenouillaient dévotement devant l’image de Notre-Dame, et faisaient de précieuses emplettes à la grande foire d’indulgences qui se tenait dans le parvis. Lausanne, étendant sa crosse épiscopale, du haut de ses tours prétendait retenir toute la contrée aux pieds du Pape. Mais les yeux de plusieurs commençaient à s’ouvrir, grâce à la dissolution des chanoines et des prêtres. On voyait les ministres de la Vierge jouer publiquement à des jeux de hasard, qu’ils accompagnaient de rires et de blasphèmes ; se battre entre eux dans les églises ; descendre, pendant la nuit, des hauteurs de la cathédrale, déguisés en soldats, l’épée nue et pris de vin ; s’avancer dans les rues, surprendre, frapper, quelquefois même tuer d’honnêtes bourgeois ; corrompre des femmes mariées, suborner de jeunes filles, changer leurs demeures en lieux de débauche, et envoyer leurs enfants mendier lâchement çà et là le pain du pauvreu. Nulle part, peut-être, ne se réalisait mieux le tableau que nous fait du clergé l’un des prélats les plus vénérables du quinzième siècle : « Au lieu de former la jeunesse par la science et la sainteté de la vie, les prêtres élèvent des oiseaux et des chiens ; au lieu de livres, ils ont des enfants ; ils s’asseoient avec les buveurs dans les cabarets, et se livrent à l’ivrogneriev. »

u – Histoire de la Réformation Suisse by Ruchat, 1, p. 35.

v – Pro libris sibi liberos comparant, pro studio concubinas amant. (Tritheim, Inst. vitæ sacerdotalis, p. 765, etc.) Le jeu de mots sur libros et liberos (livres et enfants) ne peut être rendu en français.

Parmi les théologiens qui entouraient l’évêque Sébastien de Montfaucon, se distinguait Natalis Galéot, homme d’un rang élevé, d’une grande urbanité, engagé dans la société des savants, et savant lui-mêmew ; mais, du reste, fort zélé pour les jeûnes et pour toutes les ordonnances de l’Église. Farel pensa que si cet homme était gagné à l’Evangile, Lausanne, endormie au pied de ses clochers, » se réveillerait peut-être, et tout le pays avec elle. Il s’adressa donc à lui. « Hélas ! hélas ! lui dit-il, la religion n’est plus qu’un jeu, depuis que les hommes qui ne pensent qu’à leur ventre sont les rois de l’Église. Le peuple chrétien, au lieu de célébrer dans la Cène la mort du Seigneur, vit comme s’il y rappelait la mémoire de Mercure, le dieu de la fraude. Au lieu d’imiter l’amour du Christ, il imite les débordements de Vénus, et il craint plus, quand il fait mal, la présence d’un misérable porcher, que celle du Dieu Tout-Puissant ! »

w – Urbanus, doctus, magnns, consuetudini doctorum obligatus. (Farel Galeoto. Mss. de Neuchâtel.)

Point de réponse ; alors Farel insista. « Heurtez, criez de toutes vos forces, écrivit-il au savant docteur ; redoublez d’assauts auprès du Seigneurx. » Encore point de réponse. Farel revint à la charge une troisième fois ; et Natalis, craignant peut-être de répondre lui-même, en chargea son secrétaire, qui écrivit à Farel une lettre pleine d’injuresy. Pour le moment, Lausanne était inabordable.

x – Pulsare, vociferari perge, nec prius cessa quam, etc. (Ibid.)

y – Næniis totas implevit et convitiis. (Ibid.)

Après avoir ainsi lutté avec un prêtre, Farel devait être appelé à lutter avec un moine. Les deux bras de la hiérarchie, pour dominer le moyen âge, avaient été la chevalerie et le monachisme. Le dernier de ces bras restait seul alors à la Papauté ; et encore s’était-il tristement avili. « Ce qu’un diable obstiné craindrait de faire, s’écriait un chartreux célèbre, un moine corrompu et arrogant l’accomplit sans hésiterz. »

z – Pluris faciunt miserrimi subulci aspectum quam omnipotentis Dei. (Farel Galeoto. Ibid.)

Un frère quêteur, qui n’osait pas s’opposer du premier abord au Réformateur dans Aigle même, se hasarda dans le village de Noville, situé sur des terres basses que le Rhône a déposées en se jetant dans le lac de Genève. Le frère y monta en chaire, et dit : « C’est le diable même qui prêche par la bouche du ministre ; et tous ceux qui l’entendent sont damnés. » Puis, prenant courage, il se glissa le long du Rhône, et arriva à Aigle d’un air humble et débonnaire, non pour s’y élever contre Farel (il craignait trop sa puissante parole), mais pour y quêter, en faveur de son couvent, quelques barils d’un vin qui est le plus exquis de la Suisse. Il n’avait pas fait quelques pas dans la ville, qu’il rencontra le ministre. A cette vue, il trembla de tous ses membres. « Pourquoi avez vous prêché de la sorte à Noville ? » lui dit Farel. Le moine, craignant que la dispute n’attirât l’attention publique, et voulant pourtant dire au Réformateur son fait, se pencha vers son oreille, et lui dit : « J’ai ouï dire que tu es un hérétique, et que tu séduis le peuple. — Montre-le, reprit le ministre. Alors le moine commença de se tempester, dit Farela, et, se précipitant dans la rue, chercha à se débarrasser de son importun compagnon, tournant maintenant de çà, maintenant de là, comme fait la conscience mal assuréeb. » Quelques bourgeois commençant à s’attrouper, Farel leur dit, en montrant le moine : « Voyez ce beau Père, qui a dit que tout ce que je prêche est menterie ! » Alors le moine, rougissant, bégayant, commença à parler des offrandes des fidèles (le précieux vin d’Yvorne qu’il venait quêter), et accusa Farel de s’y opposer. La foule était devenue considérable ; et Farel, qui ne cherchait que l’occasion d’annoncer quel est le vrai culte de Dieu, s’écria d’une voix retentissante : « Il n’appartient à personne vivante d’ordonner autre manière de faire service à Dieu que celle qu’il a commandée. Nous devons garder ses commandements, sans tirer ni à la dextre, ni à la senestre. Adorons Dieu lui seul en esprit et en vérité, lui offrant notre cœur brisé et abattu. »

a – Dans le récit qu’il fait de cette aventure aux nonnains de Vevey. (Mss. de Neuchâtel.)

b – (Ibid.)

Les regards de tous les assistants étaient fixés sur les deux acteurs de cette scène, le moine avec son air confus, et le Réformateur avec son œil flamboyant. Le premier, stupéfait de ce qu’on osait parler d’un autre culte que celui que prescrivait la sainte Église romaine, était « hors de sens, tremblait, s’agitait, pâlissait et rougissait tour à tour. Enfin, tirant son bonnet de sa tête, hors du chaperon, il le rua à terre jetant et mettant son pied susc, en s’écriant : Je suis esbahi et comme la terre ne nous abîme !… »

c – (Ibid.)

Farel voulait répondre, mais ne le put ; le frère, debout sur son bonnet, et le regard fixé sur la terre qu’il frappait du pied, « criait comme hors de sens, » et ses cris, retentissant dans les rues d’Aigle, couvraient la voix du Réformateur. Enfin, l’un des assistants qui se trouvait à côté du moine, « lui touchant la manche, lui dit : Écoutez le ministre comme il vous écoute. » Le frère effrayé, et se croyant déjà à moitié mort, fit un violent soubresaut, et s’écria : « Oh ! excommunié, mets-tu la main sur moi ? »

Toute la petite ville était en rumeur : le frère à la fois furieux et tremblant, Farel suivant sa pointe avec vigueur, le peuple ébahi et troublé. Enfin le magistrat parut ; il ordonna au moine et à Farel de le suivre, et les enferma « l’un en une tour et l’autre en l’autre. »

Le samedi matin, on vint tirer Farel de prison, et on le conduisit au château devant la justice, où déjà se trouvait le moine. Le ministre prit la parole, et dit : « Mes seigneurs, auxquels notre Seigneur commande qu’on obéisse sans nul exempter, ce frère a dit que la doctrine que je prêche est contre Dieu. Qu’il maintienne sa parole, et s’il ne peut, faites que votre peuple soit édifié. » La violence du frère était passée. Le tribunal devant lequel il paraissait, le courage de son adversaire, la puissance du mouvement auquel il ne pouvait résister, la faiblesse de sa cause, tout l’épouvantait, et il était maintenant de composition facile. Lors le frère se jeta à genoux, disant : « Mes seigneurs, je demande merci à Dieu et à vous. » Puis, se tournant vers Farel : « Et aussi, magister, ce que j’ai prêché contre vous a été par faux rapports. Je vous ai trouvé homme de bien, et votre doctrine bonne, et je suis prêt à me dédire. »

Farel, touché, répondit : « Mon ami, ne me demandez point merci, car je suis pauvre pécheur comme les autres, ayant ma fiance, non en ma justice, mais à la mort de Jésus. »

Un seigneur de Berne étant alors survenu, le frère, qui s’imaginait déjà être près du martyre, se mit à serrer les mains et à se tourner tour à tour vers les conseillers bernois, vers le tribunal et vers Farel, en criant : « Grâce ! grâce ! — Demandez grâce à notre Sauveur, » lui disait Farel. Le seigneur de Berne ajouta : « Trouvez-vous demain au sermon du ministre ; s’il vous semble prêcher la vérité, vous le confesserez devant tous ; sinon, vous en direz votre avis ; et ainsi le promettez en ma main. »

Le frère tendit la main ; les juges se retirèrent. « Puis quand le frère fut parti, depuis ne l’ai vu, et nulles promesses ni serments ne l’ont pu faire demeurer, » dit Farel. Ainsi la Réformation s’avançait dans la Suisse romande.

Mais de violents orages menacèrent bientôt de déraciner cette œuvre à peine commencée. Des agents romains, accourus du Valais et de la Savoie, avaient passé le Rhône à Saint-Maurice, et excitaient le peuple à une énergique résistance. Des assemblées tumultueuses se formaient ; on y discutait de dangereux projets ; on arrachait des portes des églises les ordonnances du gouvernement ; des troupes de bourgeois parcouraient la ville ; le tambour battait dans les rues pour soulever les citoyens contre le Réformateur ; partout la sédition et l’émeute. Aussi, le 16 février, Farel, après une absence, étant remonté en chaire pour la première fois, des bandes papistes se réunirent à la porte du temple, élevèrent tumultueusement les mains, poussèrent des cris sauvages, et forcèrent ainsi le ministre à interrompre sa prédication.

Alors le conseil de Berne ordonna que les paroisses des quatre mandements s’assemblassent. Celle de Bex se déclara pour la Réforme ; Aigle suivit faiblement son exemple ; et dans la montagne au-dessus d’Ollon, les paysans n’osant maltraiter Farel, lâchèrent leurs femmes, qui coururent sur lui avec des battoirs de blanchisseuses. Mais ce fut surtout la paroisse des Ormonds, qui, tranquille et fière au pied des glaciers, se signala par sa résistance. Un compagnon d’œuvre de Farel, nommé Claude (Claude de Gloutinis probablement), y prêchant un jour avec animation, fut tout à coup interrompu par les cloches, dont le bruit était tel, qu’on eût dit des démons occupés à les mettre en branle. « En effet, nous dit un autre évangéliste, Jacques Camralis, qui se trouvait alors aux Ormonds, c’était Satan qui, soufflant sa colère dans quelques-uns de ses agents, remplissait de ce bruit les oreilles des auditeursd. » Un autre jour, de zélés réformés ayant détruit « les autels de Baal, » comme on parlait alors, le mauvais Esprit se mit à souffler avec violence dans tous les chalets parsemés sur les flancs des montagnes ; les bergers en sortent, se précipitent comme des furieux, et tombent sur les Réformés et leurs docteurs : « Laissez-nous seulement trouver ces sacrilèges, disaient les Ormondins irrités, nous les pendrons, nous les décapiterons, nous les brûlerons, et nous jetterons leurs cendres dans la Grande-Eaue. » Ainsi s’agitaient ces montagnards, comme le vent qui mugit dans ces hautes vallées avec une furie que l’on ne connaît pas dans la plaine.

d – Sed Sathan per ejus servos, voluit aurea auditoram ejus sono cymbali implere. Neuchâtel MS.

e – Quo invento suspenderetur primum, deinde dignus comburi, ulterius capitis obtruncatione, novissime in aquis mergeretur. (Ibid.)

D’autres difficultés accablaient Farel. Ses compagnons d’œuvre n’étaient pas tous sans tache. Un ancien moine de Paris, Christophe Ballista, avait écrit à Zwingle : « Je ne suis qu’un Gaulois, un barbaref ; mais vous trouverez en moi un homme blanc comme neige, sans aucun fard, d’un cœur tout ouvert, et à travers les fenêtres duquel chacun peut voirg. » Zwingle passa Ballista à Farel, qui demandait à grands cris des ouvriers. Le beau langage du Parisien plut d’abord à la multitude ; mais on reconnut bientôt qu’il fallait être sur ses gardes avec ces prêtres et ces moines dégoûtés du papisme. « Élevé dans l’oisiveté du cloître, ventre gros et paresseux, » dit Farel, Ballista ne put s’accommoder de la sobriété et des rudes travaux des évangélistes, et se mit bientôt à regretter son capuchon. Puis, s’apercevant que l’on se défiait un peu de lui, il devint comme un monstre furieux, et vomit des charrois de menacesh. » Ainsi finirent ses travaux.

f – Me quantumvis Gallum et barbarum. (Zw. Epp. 2, p. 205.)

g – Absque ullo fuco, niveum, et aperti fenestratique pectoris. (Zw. Epp. 2, p. 205.)

h – Quam beatus hic venter incanduit ! Quot minarum plaustra ! Solent tales belluæ, etc. (Neuchâtel MS.)

Malgré toutes ces épreuves, Farel ne se décourageait pas. Plus les difficultés étaient grandes, plus aussi croissait son courage. « Répandons partout la Parole, s’écriait-il, et que la France civilisée, provoquée à jalousie par cette nation barbare, embrasse enfin la piété. Qu’il n’y ait pas dans le corps de Christ des doigts, des mains, des pieds, des yeux, des oreilles, des bras, existant à part et fonctionnant chacun pour soi ; mais qu’il y ait un seul cœur que rien ne partage. Que la variété dans les choses secondaires ne divise pas en plusieurs membres séparés le principe vital, qui est seul et uniquei. Hélas ! on foule aux pieds les pâturages de l’Eglise, et l’on en trouble les eaux. Appliquons-nous à la concorde et à la paix. Quand le Seigneur aura ouvert le ciel, alors il n’y aura pas tant de disputes sur l’eau et sur le painj. Une charité fervente, voilà le puissant bélier avec lequel nous pouvons battre ces murailles orgueilleuses, ces éléments matériels où l’on voudrait nous renfermerk. »

i – Ne in digitos, manus, pedes, oculos, nares, aures, brachia, cor quod unum est discindatur, et quæ in rebus est varietas, principium non faciat multiplex. (Ibid.)

j – Allusion aux controverses de l’anabaptisme et de la présence réelle. Non tanta erit super aqua et pane contentio, nec super gramine, solutaque obsidione. (Ibid.) Le sens de ces dernières paroles n’est pas clair.

k – Charitas fortissimus aries. (Farel à Bucer, 10 mai 1527.)

Ainsi parlait le plus impétueux des Réformateurs. Ces paroles de Farel, gardées pendant trois cents ans dans la ville où il mourut, nous révèlent mieux la nature intime de la grande révolution du seizième siècle que les assertions hasardées de ses tardifs interprètes dans les rangs de la Papauté. L’union chrétienne trouvait ainsi, dès ces premiers moments, un fervent apôtre. Le dix-neuvième siècle est appelé à reprendre cette œuvre, que le seizième ne sut pas accomplir.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant