Histoire de la Réformation du seizième siècle

15.4

Réformation de Saint-Gall – Réformation à Glaris – Wesen – Appenzell – Les Grisons – Schaffouse – Thurgovie – Rheinthal – Obstacles à Bâle – Zèle des bourgeois – Mariage d’Œcolampade – Premier mouvement – Pétition des Réformés

La Réformation de Berne fut décisive pour plusieurs cantons. Le même vent qui avait soufflé d’en haut avec tant de force sur la patrie des de Watteville et des Haller, abattit « les idoles » dans une grande partie de la Suisse. En beaucoup de lieux, on s’indignait de voir la Réformation arrêtée par la prudence craintive des diplomates ; la diplomatie étant rompue à Berne, la lumière longtemps contenue répandit au loin ses rayons. Vadian, bourgmestre de Saint-Gall, qui avait présidé à la dispute bernoise, était à peine de retour chez lui, que les bourgeois, autorisés par le magistrat, enlevèrent les images de l’église de Saint-Magnus, portèrent à la monnaie une main en argent du saint et l’argenterie de la paroisse, et distribuèrent aux pauvres les espèces qu’on leur donna en échange, répandant comme Marie leur vase de parfums sur la tête de Jésus-Christq. Puis les Saint-Gallois, curieux de dévoiler d’anciens mystères, portèrent la main, dans l’abbaye même, sur des châsses et des croix longtemps offertes à leur adoration ; mais, au lieu de reliques précieuses, ils n’y trouvèrent, ô surprise ! que de la poix résine, quelques pièces de monnaie, de petites images de bois, de vieux linges usés, un crâne, une grosse dent, et une coquille d’escargot. Rome, au lieu de cette noble chute qui signale la fin des grands caractères, tombait au milieu de stupides superstitions, de fraudes honteuses, et des rires ironiques de tout le peuple.

q – War gemunzet und den Armen ausgetheilt. (J.J. Hottinger, 3, p. 415.) Matthieu 26.7.

De telles découvertes excitèrent malheureusement les passions de la multitude. Un soir, de méchantes gens voulant effrayer les pauvres religieuses de Sainte-Catherine, qui avaient opposé à la Réforme une résistance opiniâtre, entourèrent le couvent de leurs cris. En vain les nonnes barricadèrent-elles leurs portes ; les murailles furent bientôt escaladées, et le bon vin, les viandes, les confitures et toutes les douceurs peu ascétiques de ces religieuses devinrent la proie de ces mauvais plaisants. Une autre persécution les attendait. Le docteur Schappeler ayant été nommé leur catéchiste, on leur commanda de quitter leurs vêtements monastiques, et d’assister, « vêtues comme tout le monde, » dit la sœur Wiborath, à ses prêches hérétiques. Quelques-unes embrassèrent la Réforme ; mais trente d’entre elles préférèrent l’exilr. Le 5 février 1528, un nombreux synode posa les bases de la constitution de l’église de Saint-Gall.

r – Arx. Gesch. St. Gall, 2, p. 529. J.J. Hottinger, 416. Muller ; Hottinger, 2, p. 91.

La lutte fut plus violente à Glaris. Les semences de vérité évangélique que Zwingle y avait répandues n’y avaient guère prospéré. Les membres du gouvernement repoussaient avec anxiété toute innovation, et le peuple aimait mieux sauter, danser, et faire des miracles le verre à la main, comme dit une ancienne chronique, que de s’occuper de l’Evangile. Le 15 mars 1528, la Landsgemeinde s’étant prononcée à une majorité de trente-trois voix en faveur de la messe, les partis se dessinèrent avec plus de force ; les images furent brisées à Matt, à Elm, à Bettschwanden ; et chacun restant à l’écart dans sa maison ou dans son village, il n’y eut plus dans le canton ni conseil d’État ni tribunaux. A Schwanden, le ministre Pierre Rumelin avait invité les catholiques à discuter avec lui dans l’église ; mais ceux-ci, au lieu de discuter, firent, tambour en tête, le tour du temple où les Réformés étaient réunis ; et puis, se jetant dans la maison du pasteur, située au milieu du bourg, ils y brisèrent les poêles et les fenêtres. Les Réformés, irrités, prirent leur revanche, et brûlèrent les images. Le 25 avril 1529, on conclut un accord en vertu duquel chacun aurait le choix de la messe ou du prêche.

A Wesen, où Schwitz exerçait avec Glaris la souveraineté, des députés de ce premier canton menaçaient le peuple. Alors des jeunes gens sortirent les images de l’église, les portèrent sur la place, près des bords du lac pittoresque de Wallenstadt, au-dessus duquel s’élèvent les montagnes de l’Ammon et des Sept-Électeurs, et dirent aux idoles : « Voyez ! ce chemin (celui du lac) conduit à Coire et à Rome ; celui-ci, au sud, à Glaris ; cet autre, à l’ouest, à Schwitz ; et ce quatrième, par l’Ammon, à Saint-Gall. Prenez celui qu’il vous plaira ; mais si vous ne bougez pas, on vous brûlera ! » Après quelques moments d’attente, ces jeunes gens jetèrent au feu les images demeurées immobiles ; et les députés de Schwitz, témoins de cette exécution, s’éloignèrent hors d’eux-mêmes, et remplirent tout leur canton de projets de vengeance, qui ne se réalisèrent que trop.

Dans le canton d’Appenzell, on ouvrit un colloque, auquel on vit tout à coup arriver une troupe de Catholiques-romains, armés de bâtons et de fouets, et criant : « Où sont les prédicants ? Nous les voulons mettre hors du village ! » Ces étranges docteurs blessèrent les ministres, et dispersèrent à coups de fouets l’assemblée. Cependant, sur les huit paroisses dont se composait le canton, six embrassèrent la Réforme ; et les Appenzellois finirent par se partager en deux petits peuples, l’un romain et l’autre réformé.

Dans les Grisons, on proclama la liberté religieuse, on attribua aux communes l’élection des pasteurs, on rasa plusieurs châteaux pour rendre impossible le retour du régime arbitraire, et l’évêque effrayé alla cacher dans le Tyrol ses désirs de vengeance et sa colère. Les Grisons, disait Zwingle, avancent de jour en jour. C’est un peuple qui pour le courage rappelle les anciens Toscans, et pour la candeur les anciens Suissess. »

s – Gens animo veteres Tuscos referens, candore veteres Helvetios. (Zw. Epp.)

Schaffouse, après avoir longtemps « boité des a deux côtés, » fit, sur la demande de Zurich et de Berne, enlever sans bruit et sans désordre les images de ses temples. En même temps, la Réforme envahissait la Thurgovie, la vallée du Rhin, et d’autres bailliages soumis aux cantons. En vain les cantons romains, qui étaient en majorité, protestaient-ils : « Quand il s’agit d’affaires temporelles, répondaient Zurich et Berne, nous ne nous opposons point à la pluralité des votes ; mais la Parole de Dieu ne peut être soumise aux suffrages des hommes. » Toutes les contrées qui s’étendent sur les bords de la Thur, du lac de Constance et du Rhin supérieur, embrassèrent l’Évangile. Ceux de Mammeren, près de l’endroit où le Rhin sort du lac, jetèrent à l’eau leurs images. Mais la statue de saint Blaise, à ce que rapporte un moine nommé Langt, après s’être tenue quelque temps debout, et avoir contemplé les lieux ingrats d’où elle était bannie, traversa le lac à la nage jusqu’à Catahorn, situé sur l’autre rive. Même en se sauvant, la Papauté faisait des miracles.

t – Hottinger, 3, p. 426.

Ainsi, les superstitions populaires tombaient en Suisse, quelquefois sous les coups d’un peuple passionné. Tout grand développement dans l’histoire provoque une opposition énergique contre ce qui l’a précédé. Il s’y trouve nécessairement un élément agressif, qui doit agir librement et frayer une voie nouvelle. Aux jours de la Réformation, les docteurs attaquaient le Pape ; le peuple attaquait les images. Le mouvement dépassa presque toujours la juste mesure. Pour que l’humanité fasse un pas en avant, il faut que ses éclaireurs en fassent plusieurs. On doit condamner les pas qui vont au delà, mais il faut en reconnaître la nécessité. Ne l’oublions pas dans l’histoire de la Réformation, et surtout dans celle de la Suisse.

Zurich était réformé, Berne venait de l’être ; il restait encore à gagner Bâle, pour que les grandes villes de la Confédération fussent toutes gagnées à la foi évangélique. La réformation de cette studieuse cité fut la conséquence la plus importante de celle de la belliqueuse Berne.

Il y avait six ans que l’Évangile, était prêché à Bâle. Le doux et pieux Œcolampade attendait toujours des temps plus heureux. « Les ténèbres, disait-il, vont se retirer devant les rayons de la véritéu. » Mais son attente était vaine. Une triple aristocratie, le haut clergé, les nobles et l’Université, arrêtaient le libre développement des convictions chrétiennes. C’était la bourgeoisie qui devait être appelée à faire triompher à Bâle la cause de la Réformev. Malheureusement le flot populaire ne sait rien envahir sans y jeter quelque écume.

u – Sperabam enim tenebras veritatis radio cessuras tandem. (Zw. Epp. 2, p. 136.)

v – Major pars civitatis quæ toto corde dolet tantis nos dissidiis laborare. (Ibid.)

L’Évangile avait, il est vrai, plusieurs amis dans les conseils ; mais, hommes de tiers parti, ils louvoyaient à l’instar d’Érasme, au lieu de voguer droit au but. On ordonnait « la pure prédication de la Parole de Dieu, » mais en stipulant qu’elle devait être « sans luthéranisme. » Le vieux et pieux évêque Utenheim, retiré à Bruntrut, soutenu par deux domestiques, se rendait chaque jour en chancelant à l’église, pour y célébrer la messe, d’une voix cassée. Gundelshein, ennemi de la Réforme, lui succéda bientôt ; et le 23 septembre, suivi de plusieurs exilés et d’une suite de quarante chevaux, il fit une entrée triomphale à Bâle, se proposant de tout y remettre sur l’ancien pied. Aussi Œcolampade, effrayé, écrivit-il à Zwingle : « Notre cause tient à un fil ! »

Mais les bourgeois dédommagèrent la Réformation des dédains des grands, et des terreurs qu’inspirait le nouvel évêque. Ils organisèrent des repas de cinquante et de cent convives ; et Œcolampade vint, avec ses collègues, s’asseoir à ces tables du peuple, où des acclamations énergiques saluaient de vivat répétés l’œuvre de la Réformation. Bientôt même le Conseil parut pencher du côté de l’Évangile. Vingt jours de fête furent retranchés, et il fut permis aux prêtres de ne pas dire la messe. « C’en est fait de Rome ! » s’écriait-on. Mais Œcolampade, branlant la tête, disait : « Je crains qu’à force de vouloir s’asseoir à la fois sur l’une et l’autre chaise, Bâle ne tombe finalement entre deuxw. »

w – Vereorque ne dum semper utraque sella sedere velit, utraque extrudatur aliquando. (Ibid. 157.)

Ce fut à cette époque qu’il revint de la dispute de Berne. Il arriva pour fermer les yeux à sa pieuse mère. Puis le Réformateur se vit seul, succombant sous le poids des soucis publics et domestiques ; car sa maison était ouverte à tous les chrétiens fugitifs. « J’épouserai une Monicax, avait-il dit souvent, ou je resterai célibataire. »

x – Nom de la mère de S. Augustin.

Il crut alors avoir trouvé la « sœur chrétienne » qu’il cherchait. C’était Wilibrandis, fille d’un chevalier de l’empereur Maximilien, et veuve du maître ès arts Keller, déjà éprouvée par de grandes adversités. Il l’épousa, en disant : « Je regarde à l’ordonnance de Dieu, et non à la mine renfrognée des hommes. » Cela n’empêcha pas le malin Erasme de s’écrier : « On appelle l’affaire de Luther une tragédie ; moi je dis que c’est une comédie, car chaque péripétie du drame est marquée par un mariage. » Cette plaisanterie a été souvent répétée ; longtemps il a été de mode d’expliquer la Réformation par le désir des princes d’avoir les biens de l’Église, et le goût des prêtres pour le mariage. Cette méthode vulgaire est maintenant stigmatisée par les meilleurs controversistes romains, comme « la preuve d’un esprit singulièrement étroit. » La Réformation est provenue, ajoutent-ils, d’un zèle véritable et chrétien, quoique peu éclairéy. »

y – Voir la Symbolique catholique romaine de Mœhler (l’un des écrits les plus importants que Rome ait produits depuis Bossuet), soit dans la préface, soit dans le corps de l’ouvrage.

Le retour d’Œcolampade eut pour Bâle des conséquences plus importantes encore que pour lui-même. La dispute de Berne y causa une immense sensation. « Berne, la puissante Berne se réforme !… » On se le communique, on se le répète : « Quoi donc ! l’ours farouche est sorti de sa tanière… il cherche en tâtonnant les rayons du soleil… et Bâle, la ville des lumières, Bâle, la cité adoptive d’Érasme et d’Œcolampade, Bâle demeure dans les ténèbres !…, »

Le vendredi saint (10 avril 1528), à l’insu du Conseil et d’Œcolampade, cinq ouvriers, de la tribu des fileurs, entrent dans l’église de Saint-Martin, qui était celle du Réformateur, et où la messe était déjà abolie, et en enlèvent toutes les « idoles. » Puis, trois jours après, le lundi de Pâques, vingt-quatre bourgeois emportent, après le sermon du soir, toutes les images de l’église des Augustins.

C’en était trop : voulait-on donc faire sortir Bâle et ses Conseils de ce juste milieu où jusqu’à cette heure ils s’étaient si sagement tenus ? Le Conseil s’assembla en toute hâte le mardi matin, et fit jeter en prison les cinq fileurs de soie ; mais les bourgeois étant intervenus, on relâcha les prisonniers, et l’on supprima même les images dans cinq églises. Ces demi-mesures suffirent pour quelque temps.

Tout à coup l’incendie éclata avec plus de violence. On prêchait à Saint-Martin et à Saint-Léonard contre les abominations de la cathédrale ; et à la cathédrale, on appelait les Réformés « des hérétiques, des vauriens, des misérablesz. » Les Papistes célébraient messe sur messe. Le bourgmestre Meyer, ami de la Réforme, avait avec lui la majorité du peuple ; le bourgmestre Meltinger, chef intrépide des partisans de Rome, dominait dans les Conseils. Une collision devenait inévitable. L’heure fatale s’approche, dit Œcolampade, terrible pour les ennemis de Dieua. »

z – Ketzer, schelmen, und buben. Bülling. 2, p. 36.

a – Maturatur fatalis hora et tremenda hostibus Dei. (Zw. Epp. 2, p. 213.)

Le mercredi 23 décembre, deux jours avant Noël, trois cents citoyens, de toutes les tribus, hommes pieux et honnêtes, se rassemblaient à la maison de la tribu des jardiniers, et y rédigeaient une supplique au Sénat. Pendant ce temps, les amis de la Papauté, qui habitaient surtout le Petit Bâle et le faubourg Saint-Paul, se mirent sous les armes, opposant l’épée et la lance aux bourgeois réformés, au moment où ceux-ci portaient au Conseil leur requête, et s’efforcèrent, mais inutilement, de leur barrer le chemin.

Le bourgmestre Meltinger refusa fièrement de recevoir la supplique, et somma les bourgeois, sur la foi de leur serment civique, de retourner dans leurs maisons. Mais le bourgmestre Meyer la prit, et le Sénat en ordonna la lecture. « Honorés, sages et gracieux seigneurs, y était-il dit, nous, vos obéissants concitoyens des tribus, nous nous adressons à vous comme à des pères bien-aimés, auxquels nous sommes prêts à obéir, au péril de nos biens et de notre vie. Prenez à cœur la gloire de Dieu ; rendez la paix à la ville ; obligez tous les prédicateurs du Pape à discuter franchement avec les ministres. Si la messe est vraie, nous la voulons dans nos églises ; mais si elle est une abomination devant Dieu, pourquoi, pour l’amour des prêtres, attirerions-nous sur nous et sur nos enfants sa terrible colère ? » Ainsi parlaient les bourgeois de Bâle. Il n’y avait rien de révolutionnaire ni dans leur langage ni dans leur démarche. Ils voulaient le bien avec décision, mais avec calme. Tout pouvait encore se passer avec ordre et bienséance. Mais ici commence une période nouvelle : le navire de la Réforme va entrer dans le port, mais non sans avoir traversé de violents orages.

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