Histoire de la Réformation du seizième siècle

16.4

Rôle politique de Zwingle – Luther et Zwingle, ou l’Allemagne et la Suisse – Philippe de Hesse et la cité chrétienne – Rapprochement entre Zwingle et Luther – Projet d’alliance de Zwingle contre l’Empereur – Zwingle contre Charles-Quint – Détrôner les tyrans – Zwingle destine l’Empire à Philippe – Alliance universelle – Ambassade à Venise – Alliance projetée avec la France – Plan présenté par Zwingle – Les Français le rejettent – Déclaration des cinq cantons – Discours violents – Persécutions – Papier mystérieux – Diète évangélique – Diète générale à Bade – Cri de guerre de Zwingle – Députation de Schwitz et d’Uri – Réforme politique de la Suisse – Activité de Zurich et de Zwingle

Mais il n’était plus temps de marcher dans cette voie, qui eût prévenu tant de désastres. La Réforme était déjà entrée à pleines voiles dans l’océan orageux de la politique ; et des malheurs inouïs allaient fondre sur elle. L’impulsion donnée à la Réforme venait d’un autre que d’Œcolampade. L’œil fier et vif de Zwingle, ses traits rudes, sa démarche hardie, tout annonçait en lui l’esprit résolu et l’homme d’action. Nourri des exploits des héros de l’antiquité, il se jeta, pour sauver l’Évangile, sur les traces des Démosthène et des Caton, plus encore que sur celles des saint Jean et des saint Paul. Son regard prompt et pénétrant se porta à droite, à gauche, dans les cabinets des rois et les conseils des peuples, tandis qu’il eût dû ne se diriger qu’en haut vers le trône de Dieu. Nous avons déjà vu que dès 1527 Zwingle, découvrant toutes les puissances qui s’élevaient contre la Réforme, avait conçu le plan d’une « combourgeoisie ou cité chrétiennea » qui réunirait tous les amis de la parole de Dieu en une ligue sainte et puissante. Une telle alliance était d’autant plus facile, que la Réformation de Zwingle avait gagné Strasbourg, Augsbourg, Ulm, Reutlingen, Lindau, Memmingen, et d’autres villes de la haute Allemagne. Constance y entra en décembre 1527 ; Berne, en juin 1528 ; Saint-Gall, en novembre de la même année ; Bienne, en janvier 1529 ; Mulhouse, en février ; Bâle, en mars ; Schaffouse, en septembre ; et Strasbourg, en décembre. Cette partie politique du rôle de Zwingle est, aux yeux de quelques-uns, son plus grand titre de gloire ; nous n’hésitons point à y voir sa plus grande faute. Le Réformateur, quittant les sentiers des Apôtres, se laissait séduire par l’exemple pervers de la Papauté. L’Église primitive n’opposa jamais aux persécuteurs que les dispositions de l’Évangile de paix, et sa foi fut le seul glaive avec lequel elle vainquit les puissances de la terre. Zwingle sentait bien qu’en entrant dans les voies des politiques du monde, il sortait de celles d’un ministre de Jésus-Christ. Aussi cherchait-il à se justifier. « Sans doute, disait-il, ce n’est pas avec des forces humaines, c’est avec la seule force de Dieu que la parole du Seigneur doit être maintenue ; mais Dieu se sert souvent des hommes comme d’instruments pour secourir les hommes. Unissons-nous donc, et que, des sources du Rhin jusqu’à Strasbourg, nous ne soyons qu’un peuple et qu’une allianceb. »

a – Civitas christiana.

b – Dass von oben hinab hie dises Rhyns, bis gen Strasbourg ein Volk und Bundniss wurde. (Zw. Opp. 2, p. 28.)

Ainsi Zwingle remplissait deux rôles : il était à la fois réformateur et magistrat ; or ce sont là deux caractères qui ne doivent pas plus être confondus que ceux de ministre et de soldat. Nous ne blâmerons pas les soldats, nous ne blâmerons pas les magistrats ; en formant des ligues et en tirant l’épée, ils agissent d’après leur point de vue, quoique ce point de vue ne soit pas le nôtre ; mais nous blâmerons décidément le ministre chrétien qui se fait diplomate ou général.

En octobre 1529, nous l’avons dit, Zwingle s’était rendu à Marbourg, où il était appelé par Philippe de Hesse ; et tandis que ni l’un ni l’autre n’avaient pu s’entendre avec Luther, le Landgrave et le Réformateur suisse, animés du même esprit d’audace et d’entreprise, s’étaient aussitôt rencontrés. Les deux réformateurs ne différaient pas moins sous le rapport politique que sous le rapport religieux. Luther, élevé dans le cloître et dans la soumission monacale, s’était imbu dans sa jeunesse des écrits des Pères de l’Église ; tandis que Zwingle, élevé au milieu des libertés suisses, s’était pénétré, dans ces premières années qui décident de toutes les autres, de l’histoire des anciennes républiques. Aussi, tandis que Luther était pour une résistance passive, Zwingle demandait qu’on s’opposât énergiquement aux tyrans.

Ces deux hommes étaient les fidèles représentants de leur peuple. Dans le nord de l’Allemagne, les princes et la noblesse étaient la partie essentielle de la nation, et le peuple, étranger à toute liberté politique, ne savait qu’obéir ; aussi, à l’époque de la Réformation, se contenta-t-il de suivre la voix de ses docteurs et de ses chefs. En Suisse, dans le sud de l’Allemagne et sur le Rhin, au contraire, plusieurs villes, après des luttes longues et violentes, avaient conquis la liberté civile : aussi presque partout y voyons-nous le peuple prendre une part active à la réforme de l’Église. C’était un bien ; mais un mal se trouva tout à côté. Les réformateurs, hommes du peuple eux-mêmes, qui n’osaient agir sur les princes, pouvaient être tentés d’entraîner les peuples. Il était plus facile à la Réforme de s’allier avec des républiques qu’avec des rois. Cette facilité faillit la perdre. L’Evangile devait ainsi apprendre que son alliance est dans le ciel.

Il y eut cependant un prince avec lequel la Réforme des États libres désira s’unir, Philippe de Hesse. Ce fut lui qui inspira en grande partie à Zwingle ses projets belliqueux. Zwingle voulut le reconnaître, et introduire son nouvel ami dans l’alliance évangélique. Mais Berne, attentive à éloigner ce qui pouvait irriter l’Empereur et ses anciens confédérés, rejeta cette proposition, et excita ainsi un vif mécontentement dans la cité chrétienne. « Quoi ! s’écria-t-on, les Bernois se refusent à une alliance qui serait honorable pour nous, agréable à Jésus-Christ, et terrible pour nos adversairesc ! — L’ours (Berne), dit l’audacieux Zwingle, est jaloux du lion (Zurich) ; mais il y aura une fin à toutes ces finesses, et c’est aux hommes courageux que la victoire demeurera. » Il paraîtrait en effet, d’après une lettre en chiffres, que les Bernois se rangèrent enfin aux désirs de Zwingle, demandant seulement que cette alliance avec un prince de l’Empire ne fût pas rendue publiqued.

c – Ipsis et nobis honestius, obreligionis et caritatis caussam, Christo gratius, ob conjunctas vires utiltus, hostibusque terribilius. (Zw. Epp., II, p. 481.)

d – Tantum recusaverunt aperte agere. (Ib., p. 487.)

Œcolampade ne s’était point rendu, et sa douceur luttait, quoique modestement, avec la hardiesse de son impétueux ami. Il était convaincu que c’était par l’union cordiale de tous les fidèles que la foi devait triompher. Un secours précieux vint ranimer ses efforts. Les députés de la combourgeoisie chrétienne s’étant réunis à Bâle en novembre 1530, les envoyés de Strasbourg s’efforcèrent de rapprocher Zwingle et Luther. Œcolampade en écrivit à Zwingle, le suppliant de voler lui-même à Bâlee, et de ne point se montrer trop difficile. « Dire que le corps et le sang de Christ sont vraiment dans la cène, peut paraître à plusieurs une parole trop dure, lui écrivait-il ; mais n’est-elle pas adoucie quand on ajoute : Ils s’y trouvent pour l’esprit, et non pour le corpsf ? »

e – Si potes, mox ad vola. (Zw. Epp., II, p. 547)

f – Christi corpus et sanguinem adesse vero in cœna for tasse cuipiam durius sonat, sed mitigatur dum adjungitur animo non corpore. (Ibid. p. 546.)

Zwingle fut inébranlable. « C’est pour flatter Luther, dit-il, qu’on tient un tel langage, et non pour défendre la véritég. Edere est credereh. » Néanmoins, il y avait là des hommes résolus à d’énergiques efforts. La fraternité fut sur le point de triompher ; on voulait conquérir la paix par l’union. L’électeur de Saxe lui-même proposait une concorde de tous les chrétiens évangéliques ; le Landgrave invitait les villes suisses à y accéder. Le bruit se répandit que Luther et Zwingle allaient faire la même confession de foi. Zwingle, se rappelant les premières professions du Réformateur saxon, dit un jour à table, devant plusieurs témoins, que Luther n’aurait pas des sentiments si erronés sur l’eucharistie, si Mélanchthon ne l’entraînaiti. L’union de la Réforme semblait sur le point de se conclure : elle eût vaincu par ses propres armes. Mais Luther fit bientôt voir que Zwingle se trompait. Il exigea un engagement écrit, par lequel Zwingle et Œcolampade adhéreraient à ses sentiments ; et en conséquence les négociations furent rompues. La concorde ayant échoué, il ne restait plus que la guerre. Œcolampade devait se taire, et Zwingle allait agir.

g – Hæc omnia fieri pro Luthero neque pro veritate propugnandi causa. (Ibid. 550.)

h – Manger, c’est croire. (Ib., p. 553.)

i – Memini dudum Tiguri te dicentem cum convivio me exciperes, Lutherum non adeo perperam de Eucharistia sentire, nisi quod Malancthon ex alio eum cogeret. (Ibid. 562.)

En effet, Zwingle se jeta depuis lors toujours plus avant dans la voie où l’entraînaient son caractère, son civisme et ses premières habitudes. Étourdi par tant de secousses, frappé par ses ennemis, repoussé par ses frères, il chancela, et la tête lui tourna. Dès lors le Réformateur disparaît presque, et nous trouvons à sa place l’homme politique, le grand citoyen, qui, voyant une coalition redoutable préparer des chaînes pour tous les peuples, se lève contre elle avec énergie. L’Empereur venait de s’unir étroitement avec le Pape. Si l’on ne s’opposait pas à ses funestes desseins, c’en était fait, selon Zwingle, de la Réforme, de la liberté religieuse et politique, et de la Confédération elle-même. « L’Empereur, disait-il, soulève ami contre ami, ennemi contre ennemi ; et puis il s’efforce de faire sortir de cette confusion la gloire de la Papauté, et surtout sa propre puissance. Il excite le châtelain de Musso contre les Grisons, l’évêque de Constance contre sa ville, le duc de Savoie contre Berne, les cinq cantons contre Zurich, le duc George de Saxe contre le duc Jean, les évêques du Rhin contre le Landgrave ; et quand la mêlée sera devenue générale, il tombera sur l’Allemagne, se présentera comme médiateur, et fascinera par ses belles paroles les villes et les princes, jusqu’à ce qu’il les ait mis sous ses pieds. Grand Dieu ! quelles discordes, quels désastres, sous prétexte de rétablir l’Empire et de restaurer la religionj ! »

j – Quæ dissidia, quas turbas, quæ mala, quas clades ! (Zw. Epp. 2, p. 429.)

Zwingle alla plus loin. Le Réformateur d’une petite ville de la Suisse, s’élevant aux conceptions politiques les plus étonnantes, demanda une alliance européenne contre de si funestes desseins. Le fils d’un paysan du Tockenbourg voulut tenir tête à l’héritier de tant de couronnes. Il faut être un traître ou un lâche, écrivait-il à un sénateur de Constance, pour se contenter de bâiller et d’étendre les bras, quand on devrait réunir de toutes parts des hommes et des armes, afin de montrer à l’Empereur que c’est en vain qu’il s’efforce de rétablir la foi romaine, d’asservir les villes libres, et de dompter les Helvétiensk. On nous a montré, il y a six mois, comment on veut procéder. Aujourd’hui on entreprendra une ville, demain une autre, et ainsi l’une après l’autre, jusqu’à ce qu’elles soient toutes soumises. Alors on leur enlèvera leurs armes, leurs trésors, leurs machines de guerre, et toute leur puissance… Réveillez Lindau et tous vos voisins. Si l’on ne se réveille, les libertés publiques vont périr, sous le prétexte de la religion. Il ne faut pas se fier à l’amitié des tyrans. Démosthène nous apprend déjà qu’à leurs yeux il n’y a rien de plus haïssable que τῆν τῶν πόλεων ἐλευθερίανl. L’Empereur d’une main montre « du pain, mais dans l’autre il cache une pierrem ». Quelques mois plus tard, Zwingle écrivait encore à d’autres amis de Constance : « Soyez intrépides ; ne craignez pas les desseins de Charles. Le rasoir coupera celui qui l’aiguise. »

k – Romanam fidem restituere, urbes liberas capere, Helvetios in ordinem cogere. (Ibid. Mars 1530.)

l – La liberté des villes. (Ib.) Ces paroles sont en grec dans l’original.

m – Cæsar altera manu panem ostentat, altera lapidem celat. (Ibid.)

Ainsi donc, plus de délais. A quoi bon attendre que Charles-Quint réclame l’antique château de Habsbourg ? La Papauté et l’Empire, disait-on à Zurich, sont tellement cousus l’un à l’autren, que l’un ne peut subsister ni périr sans l’autre. Qui rejette la Papauté doit rejeter l’Empire, et qui rejette l’Empereur doit rejeter le Pape.

n – Bapst und Keyserthumen habend sich dermassen in sinandern geffickt. (Bull. 2, p. 343.)

Il paraît bien que les pensées de Zwingle allaient même au delà d’une simple résistance. Une fois que l’Évangile avait cessé d’être sa principale préoccupation, il n’y avait plus rien qui pût l’arrêter. « Il ne faut pas, disait-il, que tel ou tel individu se mette dans l’esprit de détrôner un tyran ; ce serait une révolte, et le règne de Dieu veut la justice, la paix et la joie. Mais si tout le peuple, d’un commun accord, ou si du moins la majorité le rejette, sans commettre d’excès, c’est avec Dieu qu’il le faito. » Or, Charles-Quint était maintenant aux yeux de Zwingle un tyran ; et le réformateur espérait que l’Europe, se réveillant enfin de son long sommeil, serait la main de Dieu pour le précipiter de son trône.

o – So ist es mit Gott. (Zw. Opp.)

Jamais, depuis les temps de Démosthène et de Caton d’Utique, on n’avait vu une plus énergique résistance aux pouvoirs oppresseurs. Zwingle est, sous le rapport politique, l’un des plus grands caractères des temps modernes : il faut lui rendre cet honneur, qui est peut-être pour un ministre de Dieu un douteux éloge. Tout était prêt dans sa tête pour accomplir une révolution qui eût changé la marche de l’Europe. Il savait ce qu’il voulait substituer à la puissance qu’il voulait abattre. Il avait même déjà jeté les yeux sur le prince qui devait ceindre la couronne impériale à la place de Charles. C’était son ami le Landgrave. très gracieux prince, lui écrivait-il le 2 novembre 1529, si je vous écris comme un enfant à son père, c’est que j’espère que Dieu vous a choisi pour de grandes choses… que j’ose bien penser, mais que je n’ose pas direp… Cependant il faut bien qu’une fois on attache le grelotq… Tout ce que je puis faire avec mes faibles moyens, à la gloire de Dieu, pour manifester la vérité, pour sauver l’Église universelle, pour augmenter votre puissance et celle de tous ceux qui aiment Dieu, avec l’aide de Dieu je le ferai. » Ainsi s’égarait ce grand homme. Dieu a permis qu’il y eût des taches en ceux qui brillent le plus aux yeux du monde ; et un seul sur la terre a pu dire : Qui de vous me convaincra de péchér ? » Nous assistons aux fautes de la Réforme ; elles proviennent de l’union de la religion avec la politique. Je n’ai pu prendre sur moi de les taire : le souvenir des erreurs de nos devanciers n’est pas ce qu’ils nous ont légué de moins utile.

p – Spero Deum te ad magnas res… quas quidem cogitare sed non dicere licet. (Zw. Epp. 2, p. 666.)

q – Sed fieri non potest quin tintinnabulum aliquando feli adnectatur. (Ibid.)

rJean 8.46.

Il paraît que, déjà à Marbourg, Zwingle et le Landgrave avaient tracé la première ébauche d’une alliance universelle contre Charles. Le Landgrave s’était chargé des princes, Zwingle des villes libres du sud de l’Allemagne et de la Suisse. Il alla plus loin, et forma le dessein de gagner à cette ligue les républiques d’Italie, la puissante Venise tout au moins, afin qu’elle retînt l’Empereur au delà des Alpes, et l’empêchât de porter toutes ses forces en Allemagne. Zwingle, qui avait prêché d’une voix forte contre les alliances étrangères, et proclamé à tant de reprises que le seul allié des Suisses devait être le bras du Tout-Puissant, se mit alors à rechercher ce qu’il avait condamné, et prépara ainsi le terrible jugement qui allait frapper sa famille, sa patrie, son église.

A peine était-il de retour de Marbourg, que, sans qu’il en fût fait aucune communication officielle au Grand-Conseil, il obtint du sénat l’envoi d’un député à Venise. Les grands hommes, après leurs premiers succès, s’imaginent facilement que tout leur est possible. Ce ne fut point un homme d’État qui fut chargé de cette mission, mais un ami intime de Zwingle, celui qui l’avait accompagné en Allemagne, à la cour du chef futur du nouvel empire, le professeur de grec Rodolphe Collin, homme hardi, habile, et qui savait l’italien. Ainsi le Réformateur tend la main au doge et au procurateur de Saint-Marc. Il n’a pas assez de la Bible, il lui faut le livre d'or. Cependant il faut être juste envers ce grand homme. Ce qu’il désirait, c’était d’éloigner Charles, allié aux petits cantons pour tuer les hérétiques. Il ne prétendait pas faire triompher l’Evangile par sa députation, mais rendre les bûchers plus difficiles. Il y avait d’ailleurs à Venise plus d’indépendance du Pape que dans tout le reste de l’Italie. Luther lui-même écrivait alors à Gabriel Zwilling : « Avec quelle joie j’apprends ce que vous m’écrivez des Vénitiens ! Dieu soit béni et glorifié de ce qu’ils ont reçu sa paroles ! »

s – Lætus audio de Venetis quæ scribis, quod verbum Dei receperint, Deo gratia ac gloria. (7 mars 1528 ; L. Epp., III, p. 289.)

Collin fut admis le 26 décembre en présence du Doge et du sénat, qui regardaient d’un air un peu étonné ce maître d’école, cet étrange ambassadeur, sans suite et sans appareil. On ne pouvait même comprendre ses lettres de créance, tant elles étaient singulièrement conçues ; Collin dut en expliquer le sens. « Je viens à vous, dit-il, au nom du Conseil de Zurich et des villes de la combourgeoisie chrétienne, cités libres comme Venise, et auxquelles des intérêts communs doivent vous unir. La puissance de l’Empereur est redoutable aux républiques ; il tend en Europe à la monarchie universelle ; s’il y parvient, tous les États libres périront : il faut donc l’arrêtert. » Le Doge lui répondit que la République venait justement de conclure une alliance avec l’Empereur, et laissa apercevoir la défiance qu’une si mystérieuse mission inspirait au sénat vénitien. Mais plus tard, dans des conférences secrètesu, le Doge, voulant se ménager une issue des deux côtés, ajouta que Venise recevait le message de Zurich avec reconnaissance, et qu’un régiment vénitien, armé et soldé par la République même, serait toujours prêt à secourir les Suisses évangéliques. Le Chancelier, couvert de sa veste de pourpre, accompagna Collin, et lui confirma, à la porte même du palais, l’assurance d’un secours. Au moment où la Réformation avait franchi les superbes portiques de Saint-Marc, elle avait été atteinte de vertige, elle ne pouvait plus que tournoyer, et tomber dans l’abîme. On congédia l’ambassadeur zurichois, en lui mettant dans la main un présent de vingt couronnes. Le bruit de ces négociations se répandit bientôt, et les moins soupçonneux, Capiton par exemple, branlèrent la tête, et ne surent voir dans cette prétendue entente que la perfidie accoutumée des Vénitiensv.

t – Formidandam rebus-publicis potentiam Cæsaris, quæ omnino ad europæ monarchiam vergit. (Zw. Epp. 2, p. 445.)

u – Postea privatim alia respondisso. (Ibid.)

v – Perfidiam adversus Cæsarem, fidem videri volunt. (Capito, Zw. Epp. 2, p. 445.)

Ce n’était pas assez. Le Réformateur, poussé par une fatale nécessité, prenait toujours plus la place des hommes politiques. Voyant que ses adversaires devenaient toujours plus nombreux dans l’Empire, il perdait peu à peu son aversion pour la France ; et bien qu’il y eût de plus qu’autrefois, entre lui et François Ier, le sang de ses frères répandu par ce monarque, il se montrait disposé à une union qu’il avait si énergiquement condamnée.

Lambert Maigret, général français qui paraît avoir eu quelque penchant pour l’Évangile, ce qui excuse un peu Zwingle, entra en correspondance avec le Réformateur, lui donnant à entendre que les desseins secrets de Charles-Quint exigeaient une alliance entre le roi de France et les républiques helvétiques. Appliquez-vous, lui disait ce diplomate en février 1530, à une œuvre si agréable à notre Créateur, et qui, moyennant la grâce de Dieu, sera très facile à votre puissance. » Zwingle fut d’abord étonné de ces ouvertures. Il faut, pensa-t-il, que le roi de France ne sache de quel côté se tournerw. » Deux fois il se refusa à cette demande. Mais l’envoyé de François Ier insista pour que le réformateur lui communiquât un projet d’alliance. A la troisième tentative de l’ambassadeur, le simple fils des montagnes du Tockenbourg ne put résister à ses avances. Si Charles-Quint doit tomber, ce ne peut être sans la main de la France. Pourquoi la Réformation ne contracterait-elle pas avec François Ier une alliance dont le but serait d’établir dans l’Empire un pouvoir, qui saurait ensuite obliger le roi à tolérer la Réforme dans son propre royaume ? Tout semblait concourir aux vœux de Zwingle : la chute du tyran s’approchait, et allait entraîner celle du Pape. Il communiqua au Conseil secret les ouvertures du général, et Collin partit, chargé de porter à l’ambassade française le projet demandéx. « Dans les siècles anciens, y était-il dit, il n’est ni rois ni peuples qui aient résisté avec autant de fermeté à la tyrannie de l’Empire romain, que le roi des Français et le peuple des Suisses. Ne dégénérons pas des vertus de nos pères. Le roi très chrétien (dont tous les vœux sont pour que la pureté de l’Évangile demeure sans aucune tachey s’engage donc à conclure, avec les villes de la combourgeoisie chrétienne, une alliance conforme à la loi divine, et qui sera soumise à la censure des théologiens évangéliques de la Suisse. » Suivaient les articles principaux du traité.

w – Operi Creatori nostro acceptissimo, Dominationi tuæ facillimo, media grata Dei. (Zw. Epp. 2, p. 413.)

x – Bis negavi, at tertio misi, non sine conscientia Probutatarum. (Zw. Epp. 2, p. 422.)

y – Nihil enim æqui esse in votis Christianissimi Regis, atque ut Evangelii puritas illibata permaneat. (Ibid. 417.)

Lanzerant, autre envoyé du roi, répondit le même jour (27 février) à cet étonnant projet d’alliance qui devait se conclure entre les Réformés suisses et le persécuteur des Réformés français, sous réserve de la censure des théologiens… Ce n’était pas ce que voulait la France ; c’était de la Lombardie, et non de l’Évangile, que le Roi avait envie. Pour cela, il avait besoin du secours de tous les Suisses. Or, une alliance qui mettrait contre lui les cantons catholiques, ne pouvait lui être agréable. Satisfaits donc de connaître maintenant les dispositions de Zurich, les envoyés français battirent froid au réformateur. « Les choses que vous nous avez transmises sont rédigées dans un style admirable, lui disait Lanzerant ; mais je puis à peine les comprendre, sans doute à cause de la faiblesse de mon cerveau… Il ne faut jeter aucune semence en terre, sans que le sol soit convenablement préparé. »

Ainsi la Réforme en était quitte pour la honte de ses propositions. Puisqu’elle oubliait ces préceptes de la Parole : Ne portez pas un même joug avec les infidèlesz, comment d’éclatants revers ne l’auraient-ils pas punie ? Déjà les amis mêmes de Zwingle commençaient à l’abandonner. Le Landgrave, qui l’avait lancé dans cette carrière diplomatique, se rapprochait de Luther et cherchait à arrêter le réformateur suisse, surtout depuis que ce mot, prononcé par Érasme, était venu tinter aux oreilles des grands : « On nous a demandé d’ouvrir nos portes, en criant bien haut : L'Évangile… l'Évangile !… Soulevez le manteau, et, sous ses plis mystérieux, vous trouverez la démocratie. »

z2 Corinthiens 6.14.

Tandis que le réformateur suisse s’agitait ainsi, et s’adressait en vain à la puissance des grands de la terre, les cinq cantons, qui devaient être les instruments de sa ruine, hâtaient de toutes leurs forces ces jours funestes de vengeance et de colère. Les progrès de l’Évangile dans la Confédération les irritaient ; la paix qu’ils avaient signée leur devenait tous les jours plus à charge : « Nous n’aurons pas de repos, disaient-ils, que nous n’ayons brisé ces liens et regagné notre liberté premièrea. » Une Diète générale fut convoquée à Bade pour le 8 janvier 1531. Les cinq cantons y déclarèrent que si l’on ne faisait pas droit à leurs griefs, surtout quant à l’abbaye de Saint-Gall, ils ne paraîtraient plus en Diète. « Confédérés de Glaris, de Schaffouse, de Fribourg, de Soleure et d’Appenzell, s’écrièrent-ils, aidez-nous à faire respecter nos antiques alliances, ou nous aviserons nous-mêmes aux moyens d’arrêter des a violences coupables. Que la sainte Trinité nous assiste en cette œuvreb ! »

a – Nitt ruwen biss sy der banden ledig. (Bull. 2, p. 324.)

b – Darzu helfe uns die helig dryfaltikeit. (Ibid. 330.)

On ne s’en tenait point aux menaces. Le traité de paix avait expressément interdit les injures, « de peur, y était-il dit, que par des insultes et des calomnies on n’excite de nouveau la discorde, et l’on ne soulève des troubles plus grands que les premiers. » Ainsi se trouvait cachée, dans le traité même, l’étincelle qui devait faire éclater l’incendie. Contenir les langues grossières des Waldstettes était chose impossible. Deux Zurichois, le vieux prieur Ravensbühler et le pensionnaire Gaspard Gödli, qui avaient dû renoncer l’un à son couvent, l’autre à sa pension, s’étaient réfugiés, pleins du désir de la vengeance, dans les cantons forestiers, et excitaient la colère du peuple contre leur ville natale. On disait partout, dans ces vallées, que les Zurichois étaient des hérétiques ; qu’il n’y en avait pas un parmi eux qui ne commît des péchés scandaleux, et qui ne fût tout au moins un larronc ; que Zwingle était un voleur, un meurtrier, un hérésiarque, et que, se trouvant à Paris (où il n’avait jamais été), il avait commis une action horrible, pour laquelle Léon Juda lui avait prêté son assistanced. « Je n’aurai pas de repos, disait un pensionnaire, que je n’aie plongé mon glaive jusqu’à la poignée dans le cœur de cet impie ! » D’anciens chefs de bandes, redoutés de tous, à cause de leur caractère indomptable ; les satellites qu’ils traînaient à leur suite ; des jeunes gens orgueilleux, fils des chefs de l’État, et qui se croyaient tout permis contre de misérables prédicants et leurs stupides ouailles ; des prêtres enflammés de haine, et qui, marchant sur les pas de ces vieux capitaines et de ces jeunes étourdis, semblaient prendre la chaire des temples pour l’escabeau des cabarets, versaient sur les Réformés et sur la Réforme des torrents d’injures. « Les bourgeois des villes, s’écriaient d’un commun accord des soldats ivres et des moines fanatiques, sont des hérétiques, des voleurs d’âme, des meurtriers de conscience ; et Zwingle, cet homme horrible, qui commet des péchés infâmes, est le Dieu luthériene. »

c – Es were kein Zurycher er hatte chuy und merchen gehygt. (Ibid. 336.)

d – Alls der zu Parys ein Esel gehygt ; und habe imm Leo Jud denselben gehept. (Ibid.)

e – Der lutherischen Gott. (Ibid. 337.)

On allait plus loin encore. Passant des paroles aux actes, les cinq cantons persécutaient les pauvres gens qui, parmi eux, aimaient la parole de Dieu ; ils les jetaient en prison, leur imposaient des amendes, les traitaient brutalement, et les chassaient impitoyablement du pays. Ceux de Schwitz firent pis encore. Ne craignant pas d’annoncer leurs sinistres desseins, ils parurent à une Landsgemeinde, portant à leurs chapeaux des branches de sapin en signe de guerre, et nul ne s’y opposa. « L’abbé de Saint-Gall, disaient quelques-uns, est prince de l’Empire, et tient son investiture de l’Empereur : s’imagine-t-on que Charles-Quint ne le vengera pas ? — Ces hérétiques, disaient d’autres, n’osent-ils pas former une combourgeoisie chrétienne, comme si la vieille Suisse était un pays païen ! » A tout moment on tenait quelque part des conseils secretsf. On recherchait de nouvelles alliances avec le Valais, avec le Pape, avec l’Empereurg ; alliances blâmables, sans doute, mais que l’on pourrait du moins justifier par ce proverbe : Qui se ressemble s'assemble ; ce que Zurich et Venise ne pouvaient dire.

f – Radt schlagtend und tagentend heymlich 5, p. 100. (Bull. 2, p. 336.)

g – Nüwe fründschaften, by den Walliseren, dem Bapst, und den Keysserischen. (Ibid.)

Les Valaisans refusèrent d’abord leur secours ; ils préféraient demeurer neutres ; mais tout à coup leur fanatisme s’enflamme !… On a trouvé sur un autel (le bruit du moins s’en répand dans toutes leurs vallées) une feuille de papier, où l’on accuse Zurich et Berne de prêcher publiquement que de tous les péchés le plus grand est d’entendre une messeh !… On s’étonne, on s’indigne. Qui a placé sur l’autel cette feuille mystérieuse ? vient-elle d’un homme, ou de quelque esprit malin ?… On l’ignore ; mais, quoi qu’il en soit, on la copie, on la répand, on la lit ; et l’effet de cette fable inventée par des scélérats, dit Zwinglei, est que le Valais accorde aussitôt le secours qu’il avait d’abord refusé. Alors les Waldstettes, fiers de leurs forces, serrent les rangs ; leurs regards farouches menacent les cantons hérétiques ; et les vents portent de leurs montagnes à leurs voisins des villes, un cliquetis redoutable de cuirasses et d’épées.

h – Ut si quis rem obscænam cum jumento sive bove habeat, minus peccare quam si missam inaudiat. (Zw. Epp. P. 610.)

i – Perfidorum ac sceleratorum hominum commentum. Ibid. Aber sin end und ussgang mochte nieman bald wussen. (Bull. 2, p. 346.)

En présence de ces alarmantes manifestations, les villes évangéliques s’émurent. Elles se réunirent d’abord à Bâle, en février 1531, puis à Zurich, en mars. « Que faire ? dirent les députés de Zurich, après avoir exposé leurs griefs ; comment punir ces infâmes calomnies et faire tomber ces armes menaçantes ? — Je comprends, répondirent ceux de Berne, que vous vouliez recourir à la force ; mais pensez à ces secrètes et formidables alliances qui se traitent avec le Pape, avec l’Empereur, avec le roi de France, avec tant de princes et de seigneurs, en un mot, avec tout le parti romain, pour hâter notre ruine ; pensez à l’innocence de tant d’âmes pieuses, qui, dans les cinq cantons, déplorent ces machinations perfides ; pensez qu’il est facile de commencer une guerre, mais que personne n’en connaît la finj. » Triste présage, qu’une catastrophe qui devait aller au delà de toutes les prévisions humaines, n’accomplit que trop tôt ! « Envoyons donc une députation aux cinq cantons, continuèrent les Bernois ; demandons-leur de punir, conformément aux alliances, ces calomnies infâmes ; et s’ils s’y refusent, rompons tout commerce avec eux. — A quoi servira cette mission ? dirent ceux de Bâle. Ne connaissons-nous pas la grossièreté de ce peuple ? et n’est-il pas à craindre que les mauvais traitements qu’ils feront subira nos députés, n’enveniment encore l’affaire ? Convoquons plutôt une diète générale. » Schaffouse et Saint-Gall s’étant joints à cet avis, Berne convoqua une diète à Bade, pour le 10 avril. Les députés de tous les cantons y accoururent.

j – Aber sin end und ussgang möchte nieman bald wussen. (Bull., II, p. 346.)

Plusieurs des chefs de l’État, parmi les Waldstettes, n’approuvaient point les violences des soldats en retraite et des moines. Ils comprenaient que ces insultes, sans cesse renouvelées, nuisaient à leur cause. « Ces injures, dont vous vous plaignez, dirent-ils à la Diète, ne nous affligent pas moins que vous ; nous saurons les punir, et même nous l’avons déjà fait. Mais il y a des hommes violents des deux côtés. L’autre jour, un Bâlois ayant rencontré sur la grande route un homme qui venait de Berne, et ayant appris de lui qu’il allait à Lucerne : Aller de Berne à Luit cerne, s’écria-t-il, c’est passer d’un père à un maître fripon ! » Les cantons médiateurs invitèrent les deux partis à bannir toute cause de discorde.

Mais la guerre du châtelain de Musso ayant alors éclaté, Zwingle et Zurich, qui y voyaient le premier acte d’une vaste conjuration destinée à étouffer partout la Réforme, convoquèrent leurs amis. « Il ne faut plus balancer, dit Zwingle ; la rupture des alliances de la part des cinq cantons, et les injures inouïes dont on nous accable, nous imposent l’obligation de marcher contre nos adversairesk, avant que l’Empereur, retenu encore par les Turcs, ne chasse le Landgrave, ne s’empare de Strasbourg, et ne nous subjugue nous-mêmes. » Tout le sang des anciens Suisses semblait bouillonner dans les veines de cet homme ; et tandis qu’Uri, Schwitz et Underwald baisaient honteusement la main de l’Autriche, ce Zurichois, le plus grand Helvétien de son siècle, fidèle aux souvenirs de l’ancienne Suisse, mais infidèle peut-être à des traditions plus saintes encore, se jetait sur les traces audacieuses des Stauffacher et des Winkelried.

k – Sy gwaltig ze uberziehen. (Ibid. 366.)

Le langage guerrier de Zurich épouvanta ses confédérés. Bâle demanda une sommation aux Waldstettes, puis, en cas de refus, la rupture de l’alliance. Schaffouse et Saint-Gall s’effrayèrent même d’une telle démarche. « Le peuple des montagnes, fier, indomptable, irrité, dirent-ils, acceptera avec joie la dissolution de la Confédération ; et alors serons-nous plus avancés ? » On en était là, quand parurent, au grand étonnement de tous, des envoyés d’Uri et de Schwitz. On les reçut avec froideur ; le vin d’honneur ne leur fut pas même présenté, et ils durent s’avancer, à ce qu’ils racontent, au milieu des cris injurieux du peuple. Ils tentèrent inutilement d’excuser leur conduite. Ce que nous attendons depuis longtemps, leur répondit-on sèchement, c’est que vous mettiez d’accord vos actions et vos parolesl. » Les hommes de Schwitz et d’Uri reprirent tristement le chemin de leurs foyers ; et l’assemblée se sépara, pleine d’angoisse et de deuil.

l – Und wortt und werk mit einandern gangen weerind. (Bull. 2, p. 367.)

Zwingle voyait avec une vive peine les députés des villes évangéliques s’éloigner, sans avoir pris de décision. Il ne voulait plus seulement une réformation de l’Église, il voulait aussi une transformation de la Confédération ; et c’était même cette dernière réforme qu’il prêchait alors du haut de la chaire, à ce que nous apprend Bullingerm. Il n’était pas seul à la désirer. Depuis longtemps les citoyens des villes les plus populeuses et les plus puissantes de la Suisse s’étaient plaints de ce que les Waldstettes, dont le contingent d’hommes et d’argent était très inférieur au leur, avaient une part égale dans les délibérations de leurs diètes et dans les fruits de leurs victoires. Tel avait été le sujet des divisions qui suivirent les guerres de Bourgogne. Les cinq cantons, au moyen de leurs adhérents, avaient la majorité. Or Zwingle pensait que c’était dans les mains des grandes villes, et surtout des puissants cantons de Zurich et de Berne, que devaient être placées les rênes de la Suisse. Les nouveaux temps demandaient, selon lui, des formes nouvelles. Il ne suffisait pas de renvoyer des charges publiques les pensionnaires des princes, et de mettre à leur place des hommes pieux ; il fallait encore refondre le pacte fédéral, et l’établir sur des bases plus équitables. Une constituante nationale eût sans doute répondu à ses désirs. Ces discours, qui étaient plutôt ceux d’un tribun du peuple que ceux d’un ministre de Jésus-Christ, devaient hâter la catastrophe.

m – Trang gar hafftig uff eine gemeine Reformation gemeiner Eydgenoschaft. (Ibid. 368.)

Les paroles animées du réformateur patriote passaient, de l’église où il les prononçait, dans les conseils, dans les salles des tribus, dans les rues et dans les campagnes. Les flammes qui sortaient des lèvres de cet homme embrasaient le cœur de ses concitoyens. Il y avait comme un tremblement de terre qui partait de Zurich, et dont les secousses se faisaient sentir jusque dans le chalet le plus sauvage. Les anciennes traditions de sagesse et de prudence semblaient oubliées. L’opinion publique se manifestait avec énergie. Le 29 et le 30 avril, des cavaliers, sortant de Zurich, précipitaient leur course ; c’étaient des envoyés du Conseil, chargés de rappeler à toutes les villes alliées les attentats des cinq cantons, et de demander une décision prompte et définitive. Arrivés à leurs diverses destinations, ces messagers firent valoir les griefs de Zurichn : « Prenez-y garde, dirent-ils en finissant ; de grands dangers nous menacent tous. L’Empereur et le roi Ferdinand font de grands préparatifs, et vont entrer en Suisse avec beaucoup d’argent et d’hommes. »

n – On les trouve dans Bullinger, II, p. 368 à 376.

A la parole Zurich joignait l’action. Cet État, décidé à tout faire pour établir la libre prédication de l’Evangile dans les bailliages où il partageait avec les cantons catholiques romains l’exercice de la suzeraineté, voulait intervenir par la force partout où les négociations ne pouvaient suffire. Le droit fédéral, il faut le reconnaître, était foulé aux pieds à Saint-Gall, en Thurgovie, dans le Rheinthal ; et Zurich le remplaçait par des décisions arbitraires qui devaient exciter au plus haut degré l’indignation des Waldstettes. Aussi le nombre des ennemis de la Réforme ne cessait-il de s’accroître ; le langage des cinq cantons devenait plus menaçant de jour en jour, et les ressortissants de Zurich, que leurs affaires appelaient dans les montagnes, y étaient accablés d’injures, et quelquefois de mauvais traitements.

Ces grossièretés et ces violences exaltaient à leur tour la colère des cantons réformés. Zwingle parcourait la Thurgovie, Saint-Gall et le Tockenbourg ; il y organisait des synodes, il assistait à leurs séances, il prêchait devant des foules émues et enthousiastes. Partout il était entouré de confiance et de respect. A Saint-Gall, le peuple se réunit sous ses fenêtres, et un concert de voix et d’instruments lui exprima, par des chants harmonieux, la reconnaissance publique. « Ne nous abandonnons pas nous-mêmes, disait-il sans cesse, et tout ira bien. » Il fut résolu qu’on se réunirait à Arau le 12 mai, pour aviser à une situation qui devenait de plus en plus critique. Cette réunion allait devenir le commencement des douleurs.

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