Histoire de la Réformation du seizième siècle

16.7

Départ des Waldstettes – Exhortation et prière – Déclaration de guerre – Conseil de guerre – L’armée des cantons sur l’Ifelsberg – Le bois de hêtre – Attaque d’avant-garde – Ils sont repoussés – Le prêtre de Zug – Le marais – Tristesse de Zwingle – L’armée de Zurich monte l’Albis – Halte et conseil au Hêtre – Paroles de Zwingle et de Schweizer – Vue de l’Albis – Arrivée de la bannière – Les Waldstettes atteignent la hauteur – Reconnaissance de Jauch – Appel et entreprise de Jauch

Cette nuit si agitée à Zurich n’avait pas été plus tranquille à Cappel. On y avait reçu coup sur coup les avis les plus alarmants. Il fallait prendre une position qui permît à la troupe, réunie au couvent, de résister à l’ennemi jusqu’à l’arrivée des renforts attendus de la ville. Au-dessus du monastère, au nord-ouest, du côté de Zurich, le sol s’élève rapidement, et forme un plateau que le conseil de guerre avait ci-devant inspecté, et trouvé propre à un campement. On jeta les yeux sur cette hauteur, traversée par la grande route, et qui présente une surface inégale, mais assez étendue, où avaient été des granges, dont il ne restait qu’un pan de muraille. Un ruisseau profond, le Muhle ou Muhlegraben, l’enferme au nord et à l’ouest, et un petit pont jeté sur ce torrent était alors la seule issue du côté de Zurich, circonstance qui devait rendre très dangereuse une retraite précipitée. Au sud-est, du côté d’Ebertschwyl, est un bois de hêtres, d’une forme allongée ; au sud-ouest, du côté de Zug, la grande route et un terrain marécageux. Un peu au-dessous du plateau des Granges, et au-dessus du couvent, se trouvait la laiterie où se préparait le beurre et le fromage des habitants du monastère, seuls propriétaires dans ces quartiers. « Conduisez-nous aux Granges, » s’écrièrent tous les soldats. On les y conduisit. On plaça l’artillerie près du pan de mur, au-dessus de la laiterie ; le front de bataille fut rangé en face du monastère et de Zug, et des sentinelles furent posées au pied du coteau.

En même temps le signal est donné à Zug et à Baar. On bat l’appel. Les soldats des cinq cantons se mettent sous les armes. Un sentiment universel de joie les anime. Les temples s’ouvrent, les cloches sonnent, les troupes serrées des cantons entrent dans l’église de Saint-Oswald ; on célèbre la messe ; l’hostie est offerte pour les péchés du peuple ; et l’armée entière se met en marche à neuf heures, enseignes déployées. L’avoyer Jean Golder commande le contingent de Lucerne ; le landamman Jacques Trogue, celui d’Uri ; le landamman Rychuiut, ennemi mortel de la Réformation, celui de Schwitz ; le landamman Zellger, celui d’Underwald, et Oswald Dooss, celui de Zug. Huit mille hommes marchent en ordre de bataille ; toute l’élite des cinq cantons est là. Frais et dispos à la suite d’une nuit tranquille, n’ayant qu’une petite lieue de pays à franchir pour atteindre l’ennemi, ces fiers Waldstettes s’avancent d’un pas ferme et régulier, sous le commandement de leurs chefs.

Parvenus à la prairie communale de Zug, ils font halte pour y prêter serment ; toutes les mains se lèvent, et ils jurent de se venger. On allait se remettre en marche, quand quelques hommes âgés font signe qu’on s’arrête. « Camarades, s’écrient-ils, nous avons longtemps offensé Dieu. Nos blasphèmes, nos jurements, nos guerres, nos vengeances, notre orgueil, nos ivrogneries, nos adultères, l’or de l’étranger vers lequel nos mains se sont étendues, tous les débordements auxquels nous nous sommes livrés, ont tellement provoqué la colère du Seigneur, que si ce jour il nous frappait, nous n’aurions que ce que nos crimes ont mérité. » L’émotion des chefs s’était communiquée aux soldats.

Toute l’armée plie le genou au milieu de la plaine ; il se fait un grand silence, et chaque soldat, la tête inclinée et se signant dévotement, récite à voix basse cinq Pater, cinq Ave, et le Credo. On eût dit pendant quelque temps qu’on était dans un vaste et silencieux désert. Tout à coup le bruit d’une foule immense se fait de nouveau entendre. L’armée se relève. « Soldats, disent alors les capitaines, marchons en toute hâte à l’ennemi. La grande bannière de Zurich arrivera bientôt à Cappel ; d’antres villes s’ébranlent pour secourir les Zurichois… Attaquons-les avant qu’ils aient réuni toutes leurs forces. Si nous frappons le premier coup, nous garderons jusqu’à la fin l’avantage. Soldats ! vous savez la cause de cette guerre. Ayez sans cesse devant les yeux vos femmes désolées et vos enfants mourants de faim. »

Alors le grand sautier de Lucerne, revêtu des couleurs du canton, s’approche des chefs de l’armée. On lui remet la déclaration de guerre, datée du jour même, et scellée du sceau de Zug ; puis il part à cheval, précédé d’un trompette, pour porter cet acte au capitaine zurichois.

Il était onze heures du matin. Les Zurichois découvrirent bientôt l’armée ennemie, et jetèrent un triste regard sur la faiblesse de celle qu’ils avaient à lui opposer. De minute en minute le danger croissait. Tous fléchirent les genoux, les regards se levèrent vers le ciel, et chaque Zurichois, s’humiliant profondément devant Dieu, lui demanda la délivrance. La prière finie, on se prépara à la bataille. Il y avait à peu près douze cents hommes sous les armes.

A midi, la trompette des cinq cantons retentit non loin des avant-postes. Goldli ayant assemblé les membres des deux Conseils qui se trouvaient à l’armée, les officiers et les sous-officiers, et les ayant fait mettre en cercle, ordonna au secrétaire Reinhard de lire la déclaration dont le sautier de Lucerne était porteur.

Après la lecture, Goldli ouvrit le conseil de guerre. « Nous sommes en petit nombre, et la force de nos adversaires est grande, dit Landolt, bailli de Marpac ; mais je ne reculerai pas : au nom de Dieu, j’attendrai ici l’ennemi. — Attendre ! s’écria le capitaine des hallebardiers, Rodolphe Zigler ; impossible ! Le peuple n’est point encore sous les drapeaux ; profitons du ruisseau qui coupe le chemin pour opérer notre retraite, et provoquons partout une levée en masse. »

C’était en effet un moyen de salut. Mais Rudy Gallmann, regardant un seul pas fait en arrière comme une insigne lâcheté, s’écria, en frappant avec force la terre de ses pieds, et jetant un regard de feu tout autour de lui : « C’est ici, c’est ici que sera ma tombea ! — Il est maintenant trop tard pour se retirer avec honneur, dirent d’autres officiers. Cette journée est dans les mains de Dieu ; remettons-nous-en sans réserve à sa volonté sainte, et souffrons ce qu’il nous donne à souffrir. » On alla aux voix.

a – Da, da mus min Kirchhof sin. (Bull. 3, p. 118.)

Les membres du Conseil avaient à peine levé la main en signe d’adhésion, qu’un grand bruit se fit entendre auprès d’eux. « Le capitaine ! le capitaine ! » s’écriait un soldat des avant-postes qui arrivait précipitamment. « Chut ! chut ! répondaient les huissiers en le repoussant, on tient conseil ! — Il n’est plus temps de tenir conseil, reprit le soldat ; conduisez-moi en toute hâte vers le capitaine. Nos sentinelles se replient, s’écria-t-il d’une voix agitée, en arrivant près de Goldli ; l’ennemi est là, il s’avance à travers la forêt avec toutes ses forces et un grand tumulte. »

Il n’avait pas fini de parler, que les sentinelles, qui se repliaient en effet de tous côtés, accoururent ; et bientôt on vit l’armée des cinq cantons gravir le coteau de l’Ifelsberg, en face des Granges. Parvenue sur cette hauteur, l’avant-garde découvrit sur le plateau, au-dessus de la laiterie, le camp des Zurichois. Elle s’arrêta ; on apporta en toute hâte une grosse pièce de canon, pour s’en servir contre la petite armée des Réformés, et d’autres pièces d’artillerie furent braquées dans la même directionb.

b – Ein gross stück büchsen. (Ibid., p. 118). Auch ander ir geschütz. (Ib., p. 117.)

Les chefs des Waldstettes étudiaient la situation, et cherchaient à découvrir par où leur armée pourrait joindre celle de Zurich. Les Zurichois se faisaient la même question. — « Pensez-vous, dit à l’abbé Joner, de Cappel, le capitaine Goldli, que l’ennemi puisse passer sous le couvent, du côté de Leematt, pour atteindre ainsi la hauteur près d’Ebertschwyl ? — Impossible, répondit Joner, surtout avec de l’artillerie : le sol est trop marécageux. » C’était pourtant la route que les Waldstettes devaient prendre ; l’abbé n’était pas très expert en fait d’opérations militaires.

Il se trouva un homme plus entendu, qui comprit la possibilité de cette manœuvre : c’était Ulrich Brüder, sous-bailli de Husen, village au pied de l’Albis, à un quart de lieue de Cappel. Brüder fixait des regards inquiets sur le bois de hêtres qui s’étend du côté d’Ebertschwyl : « Voilà, dit-il, par où l’ennemi débouchera sur nous. — Des haches ! des haches ! s’écrièrent aussitôt plusieurs voix ; abattons le boisc. » Goldli, l’abbé et d’autres encore s’y opposèrent : « Si nous fermons le bois en en renversant les arbres, nous ne pourrons plus nous-mêmes y faire manœuvrer nos canons, dirent-ils. Eh bien, du moins, lui répondit-on, plaçons-y des canons et des arquebusiers. — Nous sommes déjà en si petit nombre, reprit le capitaine ! nous diviser serait imprudent, surtout au moment où l’ennemi va peut-être nous attaquer par la route de Zug. » Ni la sagesse, ni la bravoure, ne devaient sauver Zurich. On invoqua encore une fois le secours de Dieu, et l’on ne bougea.

c – Ettliche schrüwend nach Achsen das man das Waldi verhallte. Ibid. Dan ein Manung uff die ander, von Cappel kamm. (Bull. 3, p. 113.)

A une heure, les troupes des cantons, campées sur l’Ifelsberg, lâchèrent leur premier coup de canon, qui, passant au-dessus du couvent, aboutit au-dessous des Granges ; un second passa pardessus l’ordre de bataille ; un troisième vint tomber dans une haie adossée au mur. Alors les Zurichois firent aussi jouer leur artillerie, et l’avant-garde des cinq cantons, inquiétée sur l’Ifelsberg, en descendit pour courir sur l’ennemi, en passant par le petit bois de Wisingen et les prairies nommées le Neu-Gut. Arrivés au-dessous du plateau et de la laiterie, les Waldstettes y placèrent quelques canons, et recommencèrent l’attaque. Les plus vaillants des Zurichois, Dumysen, Vögeli, Huber, Sprüngli, et d’autres, fermes près des pièces et des arquebuses, chargeaient, braquaient, pointaient, tiraient, et repoussaient vigoureusement l’assaut. Le bruit était terrible, et les décharges, qui retentissaient jusqu’à Bremgarten et Zurich, portaient au loin l’épouvanted.

d – Das es inen gar ein grossen Schräcken bracht. (Bull., III, p. 120.)

Pendant cette lutte meurtrière le corps d’armée des cinq cantons déployait sur l’Ifelsberg ses phalanges menaçantes, puis descendait vers le couvent pour venir en aide à l’avant-garde. Tout à coup il s’arrête, et les chefs délibèrent. « L’ennemi est campé sur la hauteur derrière sa puissante artillerie, disent-ils, et il y a entre lui et nous des fossés et des haies fort épaisses, que l’on ne pourrait franchir sans une perte considérable. » Pendant ce temps Dumysen ne cessait pas, et le canon de batterie qu’il commandait jetait de plus en plus la terreur dans les rangs des Waldstettes. « Nous ne pouvons rester plus longtemps sous le feu, s’écriaient ceux-ci : qu’on rappelle l’avant-garde ! »

Le trouble et le découragement étaient alors parmi les assaillants ; et si des médiateurs se fussent présentés, dit Bullinger, on les eût sans aucun doute écoutés. « Que faire ? se répétaient les Waldstettes inquiets. — Avancer ? impossible ! — Retourner vers Zug ? quelle honte ! — Il faudrait arriver à l’ennemi par les hauteurs d’Ebertschwyl, disaient plusieurs ; mais comment ? »

On en était là, quand un prêtre se présente. C’était un Zurichois nommé Rodolphe Wyngartner, qui, dès son enfance, avait habité le couvent de Cappele, où il avait plus tard figuré au rang des moines, et qui connaissait, jusqu’au moindre sentier, toutes les ressources de la position. A l’époque de la Réformation, le frère Rodolphe s’était réfugié à Zug, dont il était devenu curé. Il craignait maintenant que son plan de vengeance ne se changeât en une honteuse défaite. « Suivez-moi, dit-il aux chefs ; je me charge de vous conduire sur la hauteur. » Aussitôt on donne le signal de la retraite ; le feu cesse, et les Waldstettes, faisant volte-face, redescendent en hâte au-dessous du couvent. Il était trois heures. Bientôt toute leur armée se trouve engagée dans ces basses prairies situées au-dessous de la chapelle de Saint-Marx, entre Cappel et Leematt, que l’abbé avait jugées impossibles à franchir.

e – Imm Kloster von Kindt-swasen ufferzogen. (Bulling., p. 120)

Les plus pesants canons s’enfoncent dans ce sol marécageux ; les plus légers eux-mêmes y demeurent. On crie, on fouette les chevaux, on pousse aux pièces ; ce n’est qu’avec un travail inouï qu’on parvient à avancer. Le découragement et l’effroi se répandent dans les rangs. On accuse le prêtre, qui, seul en avant, montre du doigt la hauteur ; on accuse les chefs. Des arquebusiers zurichois se jettent à la poursuite des Waldstettes, se portent près de la chapelle de Saint-Marx, et leur causent un immense dommage, en sorte que ceux-ci s’écrient : « Si l’ennemi fond maintenant sur nous, nous sommes perdus. » Dans ce moment, des Zurichois qui s’étaient avancés dans le bois de hêtres, du côté d’Ebertschwyl, voient les Waldstettes, au-dessous d’eux, enfoncés dans le marais, et viennent en toute hâte en apporter au camp la nouvelle. « Braves Zurichois, s’écrie alors Rudi Gallmann, si nous attaquons les cinq cantons dans ce moment, c’en est fait d’eux ; mais si nous leur permettons d’atteindre la hauteur, c’en est fait de nous. » A ces mots, quelques-uns s’apprêtent à pénétrer dans le bois pour fondre de là sur les Waldstettes découragés, et Hubert de Tuffenbach se met à les suivre avec son artillerie. Cette manœuvre eût décidé la défaite des cinq cantons ; car les canons zurichois, postés sur la hauteur, du côté d’Ebertschwyl, auraient arrêté et culbuté l’armée des petits cantons dans les marais où elle était engagée, bien plus facilement encore que lorsqu’elle s’avançait en bon ordre, au-dessus du couvent, sur une route frayée. Mais le chef s’obstine, et la sagesse lui fait défaut. Goldli s’étant aperçu du mouvement : « Où allez-vous ? dit-il aux canonniers ; qui vous a commandé de vous jeter dans le bois ? — Huber de Tuffenbach, répondent-ils. — Et moi, reprend le commandant, je vous ordonne de demeurer. Ne savez-vous pas que l’on est convenu de ne point se séparer ? » Puis il fait revenir les tirailleurs, en sorte que le bois reste entièrement ouvert à l’ennemi. Seulement les Zurichois dirigent leur batterie et leur ordre de bataille de ce côté, et tirent de temps en temps à coups perdus dans les hêtres, afin d’empêcher les Waldstettes de s’y établir.

Cependant la grande bannière de Zurich et tous ceux qui l’entouraient, parmi lesquels se trouvait Zwingle, s’approchaient en désordre de l’Albis. Depuis une année la gaieté du Réformateur avait tout à fait disparu ; il était grave, mélancolique, facilement ému, portant sur son cœur un poids qui l’accablait ; souvent il se jetait avec larmes aux pieds de son Maître, et cherchait dans la prière la force dont il avait besoin. On n’avait remarqué en lui ni irritation, ni colère ; au contraire, il avait reçu avec douceur les avis qu’on lui avait donnés, et était resté sincèrement uni à des hommes dont les convictions n’étaient point les siennes. Maintenant, il avançait tristement sur la route de Cappel ; et Jean Maaler de Winterthur, à cheval, quelques pas derrière lui, entendait ses cris et ses soupirs, entrecoupés de ferventes prières. Si on lui adressait la parole, on le trouvait ferme, et rempli de cette paix que donne la foi ; mais il ne cachait pas la conviction où il était qu’il ne reverrait plus ni sa famille, ni son église. Ainsi allait en avant la troupe de Zurich : marche lamentable qui ressemblait à un convoi funèbre, plutôt qu’à une armée se rendant à la bataille.

A mesure qu’on approchait, on voyait accourir sur la route, du côté de Cappel, exprès sur exprès, suppliant les Zurichois de se hâter de rejoindre leurs frèresf.

f – Dann ein manung uff die ander, von Cappel kamm. (Bulling., III, p. 113.)

A Adliswil, l’armée ayant passé le pont sous lequel coulent les eaux impétueuses de la Sihl, et traversé le village au milieu des femmes, des enfants, des vieillards, qui, debout devant leurs chaumières, regardaient avec tristesse cette troupe débandée, elle commença à monter l’Albis. Elle se trouvait à moitié chemin de Cappel, quand le premier coup de canon se fit entendre. On s’arrête, on écoute ; un second, un troisième coup suivent le premier… On ne peut plus en douter : la gloire, l’existence même de la république sont compromises, et l’on n’est pas là pour la défendre ; le sang s’allume dans les veines ; soudain on se réveille, et chacun se met à courir au secours de ses frères. Mais le chemin de l’Albis était alors bien plus rapide que de nos jours. L’artillerie, mal attelée, le passait difficilement ; les vieillards, les citadins, peu habitués à la marche et couverts de pesantes armures, n’avançaient qu’avec peine, et ils formaient pourtant la majeure partie de la troupe. On les voyait rester l’un après l’autre, épuisés et haletants, le long de la route, près des broussailles et des ravins de l’Albis, s’appuyant contre un hêtre ou un frêne, et regardant d’un œil découragé les sommités de la montagne, que couronnaient d’épais sapins. Ils se remettent pourtant en marche ; les cavaliers et les plus intrépides des fantassins hâtent leur course, et, arrivés devant l’auberge du Hêtreg, sur le haut de l’Albis, ils s’y rassemblent pour prendre conseil.

g – C’est dans cette même auberge, dit l’hôte actuel, que Masséna eut longtemps son quartier général avant la bataille de Zurich.

Quelle vue se présentait alors à leurs regards ! Zurich, le lac, ses bords riants, les vergers, les champs fertiles, les coteaux couverts de vignes, le canton presque tout entier… Hélas ! bientôt peut-être les bandes des Waldstettes dévasteront toutes ces richesses.

A peine ces hommes généreux ont-ils commencé à délibérer, que de nouveaux messagers de Cappel se présentent et s’écrient : « Hâtez-vous !… » A ces mots plusieurs Zurichois s’apprêtent à presser leur course vers l’ennemih. Le capitaine des arquebusiers, Toning, les retient. « Bons amis, leur crie-t-il, contre de si grandes forces que pouvons-nous tout seuls ? Attendons ici que notre peuple se soit rassemblé, et puis fondons sur l’ennemi avec toute une armée. — Oui, si nous avions une armée, répondit le capitaine général, qui, désespérant de sauver la république, ne pensait plus qu’à périr avec gloire ; mais nous n’avons qu’une bannière et point de soldats. — Comment rester tranquille sur ces hauteurs, dit Zwingle, tandis que nous entendons les coups que l’on porte à nos concitoyens ? Au nom de Dieu, je marche vers nos braves, prêt à mourir pour les sauveri. — Et moi aussi, dit le vieux banneret Schweizer. Quant à vous, ajouta-t-il en se tournant, avec un regard mécontent, vers Toning, attendez d’être un peu remis. — Je suis tout aussi frais que vous, répondit Toning le feu au visage, et vous verrez bientôt si je sais me battre. » Tous précipitèrent leur marche vers le champ de bataille.

h – Uff rossen häftig ylttend zum augriff. (Ibid.)

i – Ich will rächt, in den namen Gotts, zu den biderben luten und willig mitt und under inen sterben. (Bull. 3, p. 123.)

Alors se présente aux regards des Zurichois émus l’un des spectacles les plus magnifiques de la Suisse. Devant eux, au pied de l’Albis, au milieu de pelouses émaillées, s’élèvent pittoresquement les murs et le clocher de l’antique abbaye de Cappel, autour de laquelle se livrent de si rudes combats ; plus bas s’étendent la fertile plaine de Baar, et ses milliers d’arbres fruitiers qui rappellent l’Italie et ses richesses ; derrière ce verger de la Suisse apparaît le lac alpestre de Zug, avec sa figure helvétique, ses promontoires gracieux, et ses belles eaux qui viennent mourir au pied du Righi. A gauche, cette montagne maintenant si admirée, à droite le Pilate, l’une facile et boisée, l’autre escarpé et rude, forment comme les deux colonnes d’un amphithéâtre gigantesque, au fond duquel les glaciers de l’Oberland bernois, affermis par la main divine sur de colossales assises, élancent dans les airs leurs pyramides fières et imposantes. Sur le devant, trois pics semblent se donner la main : la Vierge (Die Jungfrau), toute pure et toute blanche, et le Moine (Der Mœnch), tout sombre et tout noir, rapprochés par les flancs escarpés de l’Eiger, forment avec lui un groupe majestueux. Plus à l’orient, les dents nombreuses du Wetterhorn et du Schreckhorn étendent pittoresquement leurs vives arêtes et leurs rochers abrupts et neigeux ; et le roi de cette chaîne, le sombre Finsteraarhorn, avec ses 13 230 pieds de hauteur, élève, au-dessus d’océans de glace et de gouffres décharnés, sa tête sévère et menaçante. Au delà du Righi, du côté du levant, commence un second amphithéâtre : ce sont les glaciers d’Underwald, d’Uri, de Schwitz, le Titlis, le Susten, le Spizliberg, l’Urirothstock, le Scheerhorn, bien d’autres pics encore, avec leurs nues parois, leurs glaces éblouissantes, leurs aiguilles élancées et leurs dômes arrondis. Plus loin, s’ouvre un troisième tableau formé par les Alpes de Glaris, leurs abîmes stériles et leurs cônes hardis, au milieu desquels le Glarnisch étend ses lourdes masses et ses escarpements crevassés. Jamais peut-être la main divine n’a réuni tant de grandeurs ; et cette armée de glaciers, rangée en bataille dans les cieux, fait sentir encore plus profondément aux hommes et à leurs chétives bandes leur petitesse et leur néant.

La descente de l’Albis est rapide ; les Zurichois s’enfoncent dans les bois, passent au-dessus du petit lac de Turler, traversent le village de Husen, et arrivent enfin près des Granges. Il était trois heures quand la bannière passa le pont étroit du Muhle qui y conduisait ; et il y avait si peu de monde autour d’elle, que chacun tremblait en voyant cet étendard vénéré exposé aux attaques d’un ennemi si redoutable.

Les forces des cantons se déployèrent alors aux yeux des Zurichois. Zwingle ne pouvait détourner ses regards de ce spectacle menaçant. Les voilà donc ces phalanges de soldats ! quelques instants encore, et les travaux de onze années seront peut-être anéantis pour toujours.

Un citoyen de Zurich, Léonard Bourckhard, peu favorable au réformateur, lui dit d’un ton dur : « Eh bien, maître Ulrich, que dites-vous de cette affaire ?… Les raves sont-elles assez salées ?… Qui les mangera maintenantj ? — Moi, répondit Zwingle, et plus d’un brave qui est ici dans la main de Dieu ; car c’est à lui que nous sommes, dans la vie et dans la mort. — Et moi aussi j’aiderai à les manger, reprit aussitôt Bourckhard, honteux de sa rudesse ; j’y veux mettre ma vie. » C’est ce qu’il fit, ajoute la chronique, et bien d’autres avec lui.

j – Sind die Rüben gesaltzen ? Wer will sie ausessen ? (J. J. Hott., III, p. 383.)

A mesure que les hommes de Zurich arrivaient, ils se rangeaient en ordre de bataille. Pendant ce temps, les chefs tenaient conseil. Ils avaient à peine une armée mal organisée de deux mille combattants. « Nous sommes en petit nombre, disaient quelques-uns, et nous avons devant nous un ennemi formidable. Il faut nous retirer sur l’Albis. — Ah ! répondaient d’autres avec tristesse, puisque c’est dans le nombre et non en Dieu que nous nous confions, il n’y a rien de bon à attendre. C’est avec peu de soldats que nos ancêtres ont fait de grandes choses. — Gardons-nous de lâcher pied, s’écriaient plusieurs : l’ennemi épie tous nos mouvements ; notre départ ranimerait son courage ; il fondrait sur nous, et, au lieu d’une retraite honorable, nous aurions une honteuse déroute. » On résolut de rester.

Cependant les soldats des cinq cantons étaient sortis à grand’peine du marais, et, passant par la prairie de Malenstein, ils étaient enfin arrivés sur le plateau élevé que longe la route de Cappel à Ebertschwyl, à mille pas de l’armée réformée. Ils s’y établirent aussitôt, et disposèrent leurs canons sur la route ; mais aucun d’eux ne pénétra dans le bois qui les séparait des Zurichois. Le prêtre était venu à bout de son entreprise, et ces bandes redoutables allaient bientôt accomplir leurs vengeances.

Il était quatre heures ; le soleil baissait rapidement ; les Waldstettes ne bougeaient pas, et les Zurichois, commençant à croire que l’attaque serait renvoyée au lendemain, reprenaient courage. « Où sont-ils ceux qui ont tant fait les braves, disaient-ils, et qui nous ont traités d’hérétiques ? Qu’ils se montrent ! » Les chefs des cinq cantons, voyant la grande bannière de Zurich arrivée et le jour décliner, cherchaient un lieu où ils pussent faire passer la nuit à leurs troupes.

Les soldats, s’apercevant de l’hésitation de leurs chefs, firent éclater leurs murmures. « Les gros nous abandonnent, disait l’un ; les capitaines craignent de mordre la queue du renard, disait un autre. Ne pas attaquer, s’écriaient-ils tous, c’est perdre notre cause ! »

Pendant ce temps, un homme intrépide préparait la manœuvre habile qui devait décider de cette journée. Un homme d’Uri, Jean Jauch, ancien bailli de Sargans, bon tireur et guerrier expérimenté, osa pénétrer seul dans le bois de hêtres, appelé le Kalchoffen, qui séparait les deux armées. Le trouvant non gardé, il s’avança jusque tout près des Zurichois, et là, caché derrière les arbres, il put remarquer, sans être vu, leur petit nombre et leur imprévoyance. Puis, se retirant avec précaution, il rejoignit les chefs à l’instant même où le mécontentement allait éclater. « Voici le moment d’attaquer l’ennemi, s’écria-t-il. — Cher compère, lui répondit Troguer, capitaine en chef d’Uri, vous ne prétendez pourtant pas que l’on se mette à l’œuvre à une heure si tardive ; on prépare la couchée. Chacun sait ce qu’il en a coûté à nos pères, à Naples, à Marignan, pour avoir commencé l’attaque peu avant la nuit. D’ailleurs, c’est le jour des Innocents, et jamais nos ancêtres n’ont livré de bataille un jour de fêtek. — Laissons-là les innocents du calendrier, reprit vivement Jauch, et souvenons-nous de ceux que nous avons laissés dans nos chalets. »

k – An einem solchen Tag Blut ze vergiessen. (Tschoudi, Helv. 2, p. 189.)

Gaspard Goldli, de Zurich, frère du commandant des Granges, joignit ses instances à celles du brave d’Uri. « Il faut, dit-il, ou battre les Zurichois ce soir, ou être battus par eux demain : choisissez ! »

Tout était inutile ; les chefs se montraient inflexibles, et la troupe se préparait à camper pour la nuit. Alors le hardi Jauch, comprenant, comme autrefois Tell son compatriote, qu’il faut aux grands maux les grands remèdes, tire son épée et s’écrie : « Que les vrais confédérés me suiventl ! » Puis, sautant précipitamment en selle, il lance son cheval dans la forêtm. Des arquebusiers, des soldats de l’Adige, plusieurs autres braves des cinq cantons, et surtout d’Underwald, en tout environ trois cents hommes, se précipitent dans le bois sur ses pas. A cette vue, Jauch ne doute plus du salut des Waldstettes. Il descend de cheval, se jette à genoux ; « car, dit Tschoudi, il était un homme craignant Dieu ; ses gens font de même, et tous ensemble invoquent le secours de Dieu, de sa sainte mère, et de toute l’armée céleste ; puis ils s’avancent. Mais bientôt le guerrier d’Uri, ne voulant exposer que lui seul, fait faire halte à sa troupe, et se glisse à travers les hêtres jusqu’au bout du bois. Voyant alors que l’ennemi est toujours dans la même imprévoyance, il rejoint ses arquebusiers, les fait avancer mystérieusement, et les place en silence derrière les arbres de la forêt, leur enjoignant de préparer leur coup de manière à ne pas manquer leur homme. Pendant ce temps, les chefs des cinq cantons, prévoyant que cet imprudent va engager la bataille, se décident malgré eux, et rassemblent leurs soldats sous les bannières.

l – Welche redlicher Eidgnossen wurt sind, die louffind uns nach. (Bull. 3, p. 125.)

m – Sass ylends wiederum uff sin Ross. (Tschoudi, Helv. 2, p. 191.)

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