Histoire de la Réformation du seizième siècle

18.10

Mort d’Adrien, ambition de Wolsey – Intrigues – Jules de Médicis élu – Irritation et dissimulation de Wolsey – Sa haine contre Charles-Quint – Charles offre à Henri la couronne de France – Mission de Pace – Réforme de Wolsey en Angleterre – Réprimande du roi – Effets de Pavie en Angleterre – Wolsey décide Henri contre Charles – Impôt et révolte – Les chrétiens évangéliques et le clocher de Tenterton

Adrien VI était mort le 14 septembre 1523, avant la fin de la seconde année de son pontificat : Wolsey se crut pape. Enfin il allait être non plus seulement le favori, mais l’arbitre des rois de la terre ; et son génie, pour lequel l’Angleterre était trop étroite, allait avoir pour théâtre l’Europe et le monde. Déjà roulant dans son esprit de gigantesques projets, le pape futur rêvait en Occident la destruction de l’hérésie, en Orient la cessation du schisme grec, et de nouvelles croisades pour replacer la croix sur les murs de Constantin. Il n’est rien que n’eût osé entreprendre Wolsey, assis sur le trône de la catholicité, et les pontificats de Grégoire VII et d’Innocent III eussent été éclipsés par celui du fils du boucher d’Ipswich. Le cardinal rappela à Henri VIII sa promesse, et le roi signa le lendemain une lettre adressée à Charles-Quint.

Se croyant sûr de l’empereur, Wolsey tourna tous ses efforts du côté de Rome. « Le légat d’Angleterre, dirent aux cardinaux les ambassadeurs de Henri, est l’homme nécessaire aux temps actuels. Seul il connaît à fond les intérêts et les besoins de la chrétienté ; et seul il est assez fort pour y pourvoir. Plein de bienveillance, il partagera ses dignités et ses richesses entre tous les prélats qui lui prêteront leur concours. »

Mais Jules de Médicis ambitionnait aussi la papauté, et dix-huit cardinaux lui étant dévoués, l’élection ne pouvait se faire sans lui. « Plutôt que de céder, dit-il dans le conclave, je mourrai dans cette prison. » Un mois s’était écoulé et rien n’était fait. On mit alors en mouvement de nouveaux ressorts ; on cabalait pour Wolsey, pour Médicis ; on assiégeait tous les cardinaux…

L’intrigue au milieu d’eux par cent chemins se glissea.

aUn Conclave, par G. Delavigne.

Enfin, le 19 novembre, le peuple s’ameuta et cria sous les fenêtres : « Point de pape étranger ! » Alors, après quarante-neuf jours de débats, Médicis ayant été élu, « courba la tête, » selon son expression, « sous le joug de la servitude apostoliqueb » et prit le nom de Clément VII.

b – Colla subjecimus jugo apostolicæ servitutis. (Rymer, Fœdera, 6, p. 2, p. 7.)

Wolsey fut exaspéré ; en vain se présentait-il à chaque vacance devant la chaire de Saint-Pierre ; un rival plus agile ou plus heureux y arrivait toujours avant lui. Maître de l’Angleterre, le plus puissant des diplomates européens, il se voyait préférer des hommes qu’il estimait ses inférieurs. Cette élection était un événement pour la Réformation. Wolsey pape, eût, humainement parlant, resserré les liens déjà si étroits qui unissaient l’Angleterre à Rome, tandis que Wolsey repoussé, ne pouvait manquer de se jeter dans des voies tortueuses qui contribueraient peut-être à émanciper l’Église. Il redoubla de dissimulation ; dit à Henri que cette élection était tout à fait conforme à ses désirs, et se hâta de féliciter le nouveau pape. Jamais ni le roi, ni le cardinal, lui fit-il dire, n’ont obtenu un succès qui leur ait causé tant de joie ; vous étiez justement l’homme auquel ils souhaitaient ce rang élevéc. » Mais le pape, devinant la colère de son compétiteur, envoya au roi une rose d’or, et à Wolsey l’un de ses anneaux. « Je regrette, dit-il en l’ôtant de son doigt, de ne pouvoir le placer moi-même à celui de son Éminence. » De plus, Clément lui conféra à vie la fonction de légat, qui jusqu’alors n’était que temporaire. Ainsi la papauté et l’Angleterre s’embrassaient, et rien ne paraissait plus éloigné que la révolution chrétienne qui devait bientôt affranchir la Grande-Bretagne de la tutelle du Vatican.

c – Collyer’s Eccl. Hist., II ; p. 19.

L’ambition déçue de Wolsey lui fit suspendre à Cambridge les persécutions du clergé. Il avait la vengeance dans l’âme, et ne se souciait nullement, pour plaire à son rival, de persécuter les Anglais. D’ailleurs, comme plusieurs papes, il avait certains égards pour les lettres. Jeter en prison des lollards, cela ne pouvait faire aucune difficulté ; mais des docteurs… ceci demandait un plus mûr examen. Il donna donc à Rome un signe d’indépendance. Toutefois, ce n’était pas précisément contre le pape qu’il formait de sinistres desseins ; Clément avait été plus heureux que lui ; il n’y avait pas de quoi lui en vouloir… C’était Charles-Quint qui était le coupable, et Wolsey lui jurait une haine à mort. Décidé à le frapper, il cherchait seulement la place où il pouvait lui porter le coup le plus sensible. Pour atteindre son but, il résolut de dissimuler sa colère, et de distiller goutte à goutte dans l’esprit de Henri VIII, cette haine passionnée contre Charles, qui allait donner à son activité une nouvelle énergie.

Charles comprit l’indignation qui se cachait sous l’apparente douceur de Wolsey, et désireux de retenir Henri dans son alliance, il redoubla d’avances pour le roi. Ayant privé le ministre d’une tiare, il s’empressa d’offrir au roi une couronne ; c’était, certes, une belle compensation ! « Vous êtes roi de France, fit dire l’Empereur à Henri, et je me charge de conquérir pour vous votre royaume. Seulement, envoyez un ambassadeur en Italie pour négocier cette affaire. » Wolsey, qui pouvait à peine contenir son dépit, devait pourtant avoir l’air de se prêter aux vues de l’Empereur. En effet, le roi ne rêvait plus que son arrivée à Saint-Germain, et chargeait Pace de se rendre en Italie pour cette importante mission. Un espoir restait à Wolsey : il était impossible de traverser les Alpes, car les troupes françaises interceptaient tous les passages. Mais Pace, doué d’une de ces natures aventureuses que rien n’arrête, aiguillonné par la pensée que le roi lui-même l’envoyait, résolut d’escalader le col de Tende. Le 27 juillet, il se jette dans les montagnes ; il franchit des cols escarpés ; il se met à quatre pour les gravird ; et quand il s’agit de redescendre, il tombe souvent. En certains lieux il monte à cheval ; « mais, écrit-il à Henri VIII, le sentier était si étroit et le précipice si profond, que pour toutes les richesses du monde je n’eusse pas fait tourner ma bête, ou regardé au-dessous de moi. » Après ce passage, qui dura six jours, Pace arriva en Italie harassé de fatigue. « Que le roi d’Angleterre entre immédiatement en France par la Normandie, lui dit le connétable de Bourbon, et je m’arrache les deux yeuxe, si avant la Toussaint il n’est pas maître de Paris ; or, Paris pris, il est maître de tout le royaume. » Mais Wolsey, à qui ces paroles étaient transmises par l’ambassadeur, faisait la sourde oreille, retardait l’envoi des subsides et demandait certaines conditions propres à faire avorter le projet. Pace, ardent, imprudent même, mais simple et droit, s’oublia, et, dans un moment de dépit, écrivit à Wolsey : « Pour vous parler franchement, si vous ne faites pas attention à ces choses, j’imputerai à Votre Grâce la perte de la couronne de France. » Cette parole ruina définitivement l’envoyé de Henri dans l’esprit du cardinal. Cet homme, qui lui devait tout, aspirerait-il à le remplacer ?… En vain Pace affirma-t-il à Wolsey qu’il ne fallait pas prendre au sérieux ce qu’il avait dit ; le coup était porté. Pace fut associé à Charles dans la haine cruelle du ministre, et il devait un jour en ressentir les terribles effets. Wolsey put bientôt s’assurer que le service que Charles avait voulu rendre au roi d’Angleterre était au-dessus des forces de l’Empereur.

d – It made us creep of all-four. Pace to the king, (Strype, vol. 1 part 2 p. 27.)

e – He will give his grace leave to pluek out both his eyes. (MSC., Vitellius, VI, p. 87.)

Satisfait d’un côté, Wolsey se vit tout aussitôt attaqué d’un autre. Cet homme, le plus puissant parmi les favoris des rois, sentit alors souffler sur lui un premier vent de défaveur. Sur le trône pontifical, il eût tenté sans doute une réforme, à la manière de Sixte-Quint ; voulant y préluder sur un moindre théâtre, et régénérer à sa façon l’Église catholique en Angleterre, il soumit les monastères à de strictes investigations, favorisa l’instruction de la jeunesse, et donna le premier un grand exemple, en supprimant certaines maisons religieuses dont il appliqua les revenus à son collège d’Oxford. Thomas Cromwell, son solliciteur, se montra fort habile dans cette affairef, et fit ainsi ses premières armes, sous un cardinal de l’Église romaine, dans une guerre dont il devait plus tard prendre le commandement. Wolsey et Cromwell s’attirèrent par leurs réformes la haine de quelques moines, de quelques prêtres et même de quelques seigneurs, très humbles serviteurs du parti clérical. Ceux-ci les accusèrent de n’avoir point taxé les monastères à leur juste valeur, et d’avoir en certains cas empiété sur la juridiction royale. Henri, que la perte de la couronne de France avait mis de mauvaise humeur, résolut pour la première fois de ne pas ménager son ministre : « Il y a, lui dit-il, de grands murmures dans tout le royaume ; on prétend que votre nouveau collège d’Oxford n’est au fond qu’un manteau commode sous lequel vous cachez vos malversationsg. — A Dieu ne plaise, répondit le cardinal, que cette vertueuse fondation d’Oxford, entreprise pour le bien de ma pauvre âme, s’élève ex rapinis ! Mais surtout, à Dieu ne plaise, Sire, que j’empiète jamais sur votre royale autorité, » Puis il insinua habilement au roi que par son testament il lui laissait tous ses biens : Henri fut satisfait ; il avait une part dans l’affaire.

f – Very forward and industrious. (Foxe, Acts, 5 p. 366.)

g – Collier’s Eccles. Hist. 10 p. 20.

Des événements d’une tout autre importance attiraient d’ailleurs l’attention du roi ; l’armée impériale et l’armée française étaient en présence devant Pavie. Wolsey, qui donnait ouvertement la main droite à Charles-Quint et par-dessous le manteau la main gauche à François Ier, répétait à son maître : « Si l’Empereur a le dessus, n’êtes-vous pas son allié ? Si c’est François, n’ai-je pas des communications secrètes avec luih ? Ainsi, ajoutait le cardinal, Votre Altesse aura, quoi qu’il arrive, de grandes raisons de bénir le Dieu tout-puissanti. »

h – By such communications as he set forth with France apart. (State Papers, 1 p. 158.)

i – Great cause to give thanks unto almighty God. (Ibid.)

Enfin, le 24 février, la bataille de Pavie fut livrée, et les impériaux trouvèrent dans la tente de François Ier des lettres de Wolsey, et dans son trésor et les poches de ses soldats, l’or corrupteur du cardinal. C’était un Génois habile, Joachim, intendant de Louise, régente de France, qui, sous le nom d’un marchand de Boulogne, et caché à Blackfriars, avait tramé cette alliance. Charles-Quint sut désormais à quoi s’en tenir ; mais à peine la nouvelle de la bataille de Pavie fut-elle arrivée en Angleterre, que, fidèle dans la perfidie, Wolsey fit éclater une feinte allégresse. Le peuple se réjouit aussi, mais de bonne foi. On alluma de grands feux dans les rues de Londres ; le vin coula sur les places de la cité, et le lord-maire, entouré de ses aldermen, parcourut toute la ville, à cheval, au son bruyant de la trompette. Tout n’était pas mensonge dans la joie du cardinal. Il eût bien aimé la défaite de son ennemi ; mais sa victoire lui était peut-être plus utile encore.

« L’Empereur, dit-il à Henri, ne connaît ni foi, ni loi ; l’archiduchesse Marguerite est une prostituéej ; don Ferdinand est un enfant, et Bourbon un traître ! Vous avez autre chose à faire de votre argent, Sire, que de le prodiguer à ces quatre personnages ! Charles vise à la monarchie universelle ; Pavie est le premier échelon de ce trône, et si l’Angleterre ne s’y oppose, il y arrivera. » Joachim étant venu secrètement à Londres, Wolsey obtint de Henri que l’on conclurait entre la France et l’Angleterre « une paix indissoluble sur terre et sur merk. » Enfin le voilà en état de prouver à Charles que l’on court quelque danger à s’opposer à l’ambition d’un prêtre.

j – Milady Margaret was a ribawde. (Cotton MSS. Vesp. C. 3 p. 55.)

k – Sincera fidelis, firma et indissolubilis pax. (Rymer, Fœdera, p. 32, 33.)

Ce ne fut pas le seul avantage que Wolsey retira du triomphe de son ennemi. Les bourgeois de Londres s’imaginaient que le roi d’Angleterre serait dans quelques semaines à Paris ; Wolsey, rancuneux et avide, résolut de leur faire payer cher leur enthousiasme. « Vous voulez conquérir la France, dit-il aux Anglais ; vous avez raison ; donnez-nous donc pour cela la sixième partie de vos biens ; certes, c’est peu de chose pour vous passer une si noble fantaisie. » L’Angleterre ne pensa pas de même ; cette demande illégale y excita d’universelles réclamations : « Nous sommes Anglais et non Français, libres et non esclaves ! » s’écriait-on de toutes parts. Henri pouvait bien tyranniser sa cour, mais non porter la main sur les biens de ses sujets.

Les comtés de l’ouest s’insurgèrent ; quatre mille hommes furent en un instant sous les armes, et Henri, dans son palais, n’était gardé que par quelques serviteurs ; il fallut rompre les ponts pour arrêter les rebelles. Les courtisans se plaignaient au roi ; le roi rejetait la faute sur le cardinal ; le cardinal l’imputait au clergé, qui l’avait encouragé à mettre cet impôt sur le peuple, en lui citant l’exemple de Joseph demandant à l’Égypte la cinquième partie de ses biens ; et le clergé, à son tour, attribuait ce mal aux évangéliques, qui suscitaient, disait-il, en Angleterre comme en Allemagne, une guerre de paysans. La Réformation produit la révolution ; tel est le thème favori des sectateurs du pape. Il fallait faire main basse sur les hérétiques. Non pluit Deus, duc ad christianosl.

l – Dieu n’envoie pas de pluie… tombons sur les chrétiens. Cette parole est attribuée par Augustin aux païens des premiers siècles.

L’accusation des prêtres était absurde ; mais le peuple est aveugle quand il s’agit de l’Évangile, et quelquefois les gouvernants le sont aussi. De graves raisonnements n’étaient pas nécessaires pour réfuter cette fable. « Je veux, disait un jour Latimer, vous raconter une histoire digne d’être écoutée. Un banc de sable s’était formé devant Sandwich, l’un des cinq ports, et en avait intercepté l’entrée. Thomas More, commis pour en rechercher la cause, se rendit à Sandwich, convoqua les hommes capables de lui donner quelque lumière, et parmi eux distingua un vieillard dont la tête toute blanche lui inspirait un grand respect. — Mon père, lui dit-il, d’où vient le mal, je vous prie ? — Certainement, bon maître, répondit le vieillard, j’en dois savoir quelque chose, car je ne suis pas loin de la centaine. Eh bien, je crois que le clocher de Tenterton est la cause des sables de Goodwin ; car je me souviens très bien du temps où il n’y avait pas encore de clocher, et alors il n’y avait pas de sable. » Après avoir raconté son anecdote, le malin Latimer ajouta : « C’est la Parole de Dieu qui a engendré la rébellion, comme c’était le clocher de Tenterton qui avait barré le portm. » Depuis le temps de Latimer, les partisans du pape ont relevé plus d’une fois le clocher de Tenterton.

m – The preaching of God’s word is the cause of rebellion, as Tenterton’s steeple was cause Sandwich haven is decayed. » (Latimer’s Sermons, p. 251.)

Il n’y eut pas de persécution ; on avait autre chose à faire. Wolsey, certain que Charles lui avait fermé l’accès de la papauté, ne pensait qu’à s’en venger. Mais, pendant ce temps, Tyndale aussi poursuivait son but ; et cette année 1525, signalée par la bataille de Pavie, devait l’être dans les îles Britanniques par une victoire plus importante encore.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant