Histoire de la Réformation du seizième siècle

19.4

Lettre de Luther – Colère de Henri – Sa réponse – Réplique de Luther – Nouvelles persécutions – Barnès distribue en prison le Nouveau Testament et s’enfuit – Ordonnance contre les Nouveaux Testaments – W. Roye à Caïphe – On découvre une troisième édition du Nouveau Testament – Racket poursuit l’éditeur à Anvers – Triomphe de la liberté et de la loi – Plaintes de Hacket – Saisie – L’an 1526 en Angleterre

Henri était encore sous l’impression de la fameuse Supplique des Mendiants, quand Luther vint exciter sa colère. La lettre que ce réformateur lui avait écrite en septembre 1525, à l’instigation de Christiorn, roi de Danemark, s’était égarée. Le docteur de Wittemberg n’en entendant pas parler, l’avait hardiment imprimée et en avait envoyé un exemplaire au roi : « J’apprends, y disait Luther, que Votre Majesté commence à favoriser l’Évangiles et à se dégoûter de la race perverse qui le combat dans voire noble royaume… Il est vrai que, selon l’Écriture, les rois de la terre consultent contre l'Eternel, et qu’on ne peut, par conséquent, s’attendre à les voir favorables à la vérité. Puisse toutefois ce miracle s’accomplir dans la personne de Votre Majestét … »

s – Majestatem tuam cæpisse favere Evangelio. (Cochlæus, p. 136.)

t – Huic miraculo in Majestate tua quam opto ex totis medullis. (Ibid. p. 127.)

On peut se représenter la colère de Henri en lisant cette épître. « Quoi ! disait-il, ce moine apostat ose imprimer une lettre à nous adressée, sans nous l’avoir jamais envoyée, ou du moins sans savoir si nous l’avons jamais reçue !… Ce n’est pas assez ; il insinue que nous sommes au nombre de ses partisans !… Il gagne même un ou deux misérables, nés dans notre royaume, et les engage à traduire le Nouveau Testament en anglais, en y ajoutant certaines préfaces et certaines gloses empestées !… » Ainsi parlait Henri. L’idée qu’on associerait son nom à celui du moine de Wittemberg, lui faisait monter le rouge au visage… Il répondra royalement à une si effrontée impudence. Il appelle aussitôt Wolsey. « Tenez, » lui dit-il en mettant le doigt sur le passage qui concernait ce prélat, « lisez ce qu’on dit ici de vous… » Puis, lisant lui-même à haute voix : Illud monstrum et publicum odium Dei et hominum, cardinalis Eboracensis, pestis illa regni tui… « Vous le voyez, milord, vous êtes un monstre, l’objet de la haine de Dieu et des hom mes, la peste de mon royaume !… » Le roi avait jusqu’à présent laissé faire les évêques et observé une certaine neutralité. Il va maintenant en sortir et commencer une croisade contre l’Évangile de Jésus-Christ ; mais auparavant Henri veut répondre à cette impertinente épître. Il prend l’avis de Thomas More, s’enferme dans son cabinet et dicte à son secrétaire une lettre au réformateur : « Tu as honte, m’écris tu, du livre que tu as fait contre moi : je te conseille d’avoir honte de même de tous ceux que tu as composés. De dégoûtantes erreurs, des hérésies insensées, voilà ce qu’on y trouve ; et pour les soutenir, la plus impudente opiniâtreté. Ta plume empoisonnée se moque de l’Église, déchire les Pères, outrage les saints, méprise les apôtres, déshonore la sainte Vierge et blasphème Dieu lui-même, en le faisant l’auteur du mal… Et, après tout cela, tu prétends être un auteur tel qu’il n’en est pas deux dans l’universu !…

u – Tantus autor haberi postulas, quantus nec hodie quisquam sit. (Cochlæus, p. 127.)

Tu m’offres de publier un livre à ma louange… Grand merci !… Tu me loueras magnifiquement si tu m’outrages ; tu me déshonoreras odieusement t si tu me loues : Je dis comme Sénèque : Tam turpe tibi sit laudari a turpibus, quam si lauderis ob turpia… » (Considérez honteux d’être loué par des hommes vils, comme si vous étiez félicité d’avoir commis de viles actions).

Cette lettre écrite par le Roi des Anglais au Roi des hérétiquesv, fut aussitôt répandue dans toute l’Angleterre, avec l’épître même de Luther. Le roi, en la publiant, mettait son peuple en garde contre les infidèles traductions du Nouveau Testament, qui d’ailleurs allaient être partout brûlées. « Le raisin paraît beau, disait-il, mais gardez-vous de trem per vos lèvres dans le vin qu’on en a tiré, car l’adversaire y a jeté du poison. »

v – Rex Anglorum Regi hiereticorum scripsit. » (Strype’s Memorials, I, p. 91.) Le titre du pamphlet était Litterarum quibus Pr. Henricus VIII. etc., etc., respondit ad quamdam Epistolam M. Lutheri.

Luther, ému de cette rude leçon, chercha à s’excuser. « Je me suis dit : Il y a douze heures au jour. Qui sait ? peut-être pourrais-tu trouver une heure favorable pour gagner le roi d’Angleterre ! J’ai donc jeté devant lui mon humble épître, mais, hélas ! les pourceaux l’ont déchirée. Je suis prêt à me taire, moi ; … mais quant à ma doctrine, je ne puis lui imposer silence ; il faut qu’elle crie, et qu’elle morde. S’il est un roi qui s’imagine me faire rétracter ma foi, il fait là un beau rêve ! Tant qu’une goutte de sang me restera, je dirai non ! Les empereurs, les rois, le diable et même tout l’univers, ne sauraient m’effrayer dès qu’il s’agit de la foi. Je prétends être fier, très fier, extraordinairement fier. Si ma doctrine n’avait d’autres ennemis que le roi d’Angleterre, le duc George, le pape et leurs collaborateurs, toutes ces bulles de savon… il y a longtemps qu’une petite prière les eût mis hors de combat. Où sont maintenant Pilate, Hérode, Caïphe ? Où sont Néron, Domitien, Maximien ? Où sont Arius, Pélage, Manichée ? — Où ils sont ?… Là où seront bientôt t tous nos scribes et tous nos tyrans. — Mais Christ ? Christ est toujours le même.

Il y a mille ans que les saintes Écritures n’ont pas brillé dans le monde d’un aussi grand éclat que maintenantw. J’attends en paix ma dernière heure ; j’ai fait ce que j’ai pu. O princes ! mes mains sont nettes de votre sang ; c’est sur vous qu’il retombe. »

w – Als in tausend Jahren nicht gewesen ist. Luth. Opp. 19 p. 501.

Ainsi Luther, s’inclinant devant la royauté souveraine de Jésus-Christ, parlait avec courage au roi Henri qui contestait les droits de la Parole de Dieu.

Une lettre écrite contre le réformateur ne suffisait pas aux évêques. Profitant de la blessure faite par Luther à l’amour-propre de Henri VIII, ils le pressèrent de comprimer cette insurrection de l’intelligence humaine, qui menaçait à la fois, disaient-ils, la papauté et la royauté. On se mit à persécuter. Latimer fut appelé devant Wolsey ; mais sa science et sa présence d’esprit lui firent trouver grâce. Bilney, cité aussi à Londres, reçut l’injonction de ne pas prêcher la doctrine de Luther. « Je ne prêcherai pas les doctrines de Luther, dit-il, s’il en a qui lui soient propres ; mais je peux et je dois prêcher la doctrine de Jésus-Christ, quand même Luther la prêcherait. » Garret enfin, amené en présence des juges, tomba, saisi de terreur, devant les cruelles menaces de l’évêque. Remis en liberté, il s’enfuit de lieu en lieux, s’efforçant de cacher sa douleur et d’échapper au despotisme des prêtres, en attendant le moment où il donnerait sa vie pour Jésus-Christ.

x – Flying from place to place. (Fox, Acts, V, p. 428.)

Les adversaires de la Réformation n’étaient pas encore satisfaits. Le Nouveau Testament continuait à se répandre, et certains couvents en recélaient des dépôts. Barnès, captif dans le monastère des Augustins de Londres, avait repris courage, et ne cessait pas d’aimer la Bible. Un jour, vers la fin de septembre, comme trois ou quatre amis lisaient dans sa chambre, à haute voix, Barnès vit entrer deux simples paysans de Burnstead, dans le comté d’Essex, Jean Tyball et Thomas Hilles. Comment, leur dit Barnès, êtes-vous venus à la connaissance de la vérité ? » Ils tirèrent de leurs poches de vieux volumes renfermant les Évangiles et quelques épîtres en anglais. Barnès les leur rendit avec un sourire. « Ce n’est rieny, dit-il, en comparaison du Testament nouvellement imprimé. » Les deux paysans payèrent pour l’acquérir trois schellings et deux deniers. « Cachez-le bien ! » dit Barnès. Le clergé l’ayant appris, fit transporter Barnès à Northampton, pour le livrer aux flammes ; mais il s’évada ; ses amis répandirent le bruit qu’il s’était jeté à l’eau ; et tandis qu’on faisait pendant sept jours toutes sortes de recherches sur le bord de la mer, il se glissait furtivement sur un navire, et se rendait en Allemagne. « Le cardinal, s’écria l’évêque de Londres, saura bien le rattrapper, dut il lui en coûter beaucoup ! — Un misérable tel que moi, dit Barnès en apprenant cette parole, ne vaut pas la dixième partie de ce qu’on dépenserait pour le prendre. D’ailleurs, s’ils me brûlent, qu’y gagneront-ils ?… Le soleil et la lune, le feu et l’eau, les étoiles et tous les éléments, que dis-je ? les pierres elles-mêmes se lèveront pour défendre la vérité ! » La foi était revenue au cœur du faible Barnès.

y – Which books he did little regard, and made a twit of it. (Tyball’s Confession in Bible Annals, 1 p. 184.)

La fuite de Barnès redoubla la colère du clergé. Il proclama en Angleterre que les saintes Écritures renfermaient un venin pestilentielz, et il ordonna une chasse universelle contre la Parole de Dieu. Le 24 octobre 1526, l’évêque de Londres enjoignit à ses archidiacres d’enlever toutes les traductions du Nouveau Testament en anglais, avec ou sans gloses, et quelques jours après l’archevêque de Cantorbéry publia un mandat contre tous les livres où il se trouverait et quelque particule du Nouveau Testamenta. » Le primat se rappelait qu’une étincelle suffit pour allumer un grand incendie.

z – Libri pestiferum virus in se continentes, in promiscuam provinciæ Cant. multitudinem sunt dispersi. (Wilkins, Concilia, 3 p. 706.)

a – Vel aliquam ejus particulam. (Ibid.)

A l’ouïe de ce jugement, William Roye, esprit mordant, publia une sanglante satire. On y voyait paraître Judas (c’était Standish), Pilate (c’était Wolsey), Caïphe (c’était Tonstall), et l’auteur s’écriait d’une voix énergique :

Christ aimant ses élus, comme son Père l’aime,
Triompha par son sang de l’éternelle mort.
Lisez, dit-il, croyez, car j’ai souffert moi-même
Pour payer votre dette et vous ouvrir le port.
Caïphe !… pourquoi donc ce coupable blasphème ?
Pourquoi contre ce Livre un fatal jugement ?
Prétends-tu nous priver de notre espoir suprême ?
Oses-tu bien brûler le sacré Testamentb ?

b – To burn God’s word, — the holy Testament. » Satire of W. Roye. (Harl. Misc., IV. Bible Annals p. 117.)

En effet, les efforts des Caïphes étaient inutiles ; les prêtres entreprenaient une œuvre au-dessus de leur pouvoir. Quand, par une épouvantable révolution, toutes les formes sociales seraient détruites sur la terre, l’Église vivante des élus, institution divine au milieu des institutions humaines, subsisterait encore par la vertu de Dieu, comme le rocher au sein de la tempête, et transmettrait aux générations nouvelles la semence de la culture et de la vie chrétienne. Il en est de même de la Parole, principe créateur de l’Église. Elle ne peut périr ici-bas. Les prêtres de l’Angleterre allaient en savoir quelque chose.

Comme on exécutait l’ordonnance archiépiscopale, et qu’une chasse impitoyable se faisait partout aux Nouveaux Testaments venus de Worms, on en découvrit une troisième édition, toute récente, d’un format plus petit, plus portatif, par conséquent plus dangereux. C’était un typographe d’Anvers, Christophe Eyndhoven, qui l’avait imprimée et envoyée à ses correspondants des bords de la Tamise. Le dépit du clergé fut extrême, et Hacket, agent de Henri VIII dans les Pays-Bas, reçut aussitôt l’ordre de poursuivre cet homme. « Nous ne pouvons prononcer un jugement qu’avec connaissance de cause, répondirent les seigneurs d’Anvers, nous allons donc faire traduire le livre en flamand. — Gardez-vous en bien, dit Hacket effrayé ; quoi ! on se mettrait aussi de ce côté de la mer à traduire ce livre dans la langue du peuple ! — Eh bien, dit l’un des juges, moins consciencieux que ses collègues, que le roi d’Angleterre nous en voie un exemplaire de chacun des livres qu’il a brûlés, et nous les détruirons de même. » Hacket écrivit à Wolsey, et ces volumes étant arrivés, la cour siégea de nouveau. « Partie civile, dit l’avocat de Eyndhoven, ayez la bonté de nous indiquer les hérésies qui se trouvent dans ces volumes. » Le margrave (officier du gouvernement impérial), invité à citer les passages hérétiques du Nouveau Testament, recula devant cette tâche, et dit à Hacket : « J’abandonne cette affaire ! » Eyndhoven fut renvoyé de la plainte.

Ainsi la Réformation réveillait en Europe la liberté et la légalité endormies. En affranchissant la pensée du joug de la papauté, elle préparait d’autres affranchissements, et en rétablissant l’autorité de la Parole de Dieu, elle ramenait le règne de la loi au milieu des peuples longtemps livrés aux passions turbulentes et au pouvoir arbitraire. La société religieuse prenait, comme toujours, les devants sur la société civile, et lui donnait ces deux grands principes, l’ordre et la liberté, que la papauté compromet ou annule. Ce ne fut pas en vain que les magistrats d’une ville flamande, éclairée des premières lueurs de la Réformation, donnèrent un si bel exemple ; les Anglais, fort nombreux dans ces cités anséatiques, rapprirent ainsi cette liberté civile et religieuse qui est l’ancien droit de l’Angleterre, et dont eux-mêmes devaient donner plus tard aux autres peuples de nécessaires leçons.

« Eh bien ! dit Hacket, irrité de ce qu’on plaçait la loi au-dessus de la volonté de son maître, je vais acheter tous ces livres et les envoyer au cardinal pour qu’il les brûle. » A ces mots il quitta la cour. Mais sa colère s’étant peu à peu calméec, il se rendit à Malines, pour se plaindre à la Gouvernante et à son conseil de la sentence d’Anvers. « Quoi ! dit-il, on punit celui qui répand de la fausse monnaie, et l’on ne punirait pas plus sévèrement encore celui qui la frappe, c’est-à-dire, dans ce cas-ci, l’imprimeur ? — Mais, lui répondit-on, c’est précisément la question en litige ; nous ne sommes pas sûrs que cette monnaie soitfausse. — Comment ne le serait-elle pas, répliqua l’agent de Henri, puisque les prélats de l’Angleterre le déclarent ? » Le gouvernement impérial, peu disposé en faveur de l’Angleterre, maintint l’acquittement d’Eyndhoven, mais permit à Hacket de brûler tous les exemplaires du Nouveau Testament qu’il pourrait saisir. Il s’empressa de profiter de cette concession, se mit à chercher les saintes Écritures, et les prêtres se hâtèrent de lui venir en aide. Selon eux, comme selon leurs collègues d’Angleterre, le contrôle suprême en matière de foi devait appartenir, non à la Parole de Dieu, mais au pape, et le meilleur moyen d’assurer au pontife ce privilège était de réduire en cendres la sainte Écriture…

c – My choler was descended. (Anderson’s Annals of the Bible, 1 p. 129.)

Malgré ces poursuites, l’année 1526 était pour l’Angleterre une année mémorable. Le Nouveau Testament en anglais avait été répandu des bords de la Manche aux rives de l’Écosse, et la Réformation y avait commencé par la Parole de Dieu. Nulle part moins qu’en Angleterre le renouvellement du seizième siècle n’est émané d’un décret royal. Mais Dieu, qui avait répandu les saintes Écritures dans la Grande-Bretagne malgré les chefs de la nation, allait se servir de leurs passions pour écarter les difficultés qui s’opposaient au triomphe final de ses desseins. Nous entrons ici dans une phase nouvelle de l’histoire de la Réformation, et après avoir étudié l’œuvre de Dieu dans la foi des petits, nous devons contempler l’œuvre de l’homme dans les intrigues des grands de la terre.

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