Histoire de la Réformation du seizième siècle

19.5

Wolsey forme le dessein du divorce – Preuves – Le roi n’a pas de fils – Refroidissement et trouble de Henri – Conférence du cardinal et du confesseur – Wolsey demande le divorce à Henri – Secondes instances – Wolsey propose au roi Marguerite de Valois – Examen – Première mention publique par l’évêque de Tarbes – Agitation et consolation du roi – Effroi et plaintes de Catherine – Ruse contre ruse – Eclat de la reine

Wolsey, mortifié de n’avoir pu atteindre le trône pontifical qu’il avait recherché avec tant d’ardeur, irrité surtout d’avoir été repoussé par la mauvaise volonté de Charles-Quint, méditait un plan qui devait, sans qu’il s’en doutât, affranchir un jour l’Angleterre du joug de la papauté. « On se moque de moi, on me relègue à la seconde place, s’était-il écrié, eh bien ! je susciterai dans le monde un bouleversement tel, que depuis des siècles on n’en aura pas vu de pareil !… Je le ferai, dût même l’Angleterre être engloutie dans la tempêtea ! »

a – Sandoval 1 p. 358. Ranke, Deutsche Gesch. 3 p. 17.

Désireux de susciter une haine impérissable entre Henri VIII et Charles-Quint, il avait entrepris de rompre le mariage que Ferdinand le Catholique et Henri VII avaient formé pour unir à jamais leurs familles et leurs couronnes. Sa haine pour Charles n’était pas son seul motif ; Catherine lui avait reproché la dissolution de ses mœursb et il avait juré de se venger. On ne peut avoir de doute sur la part de Wolsey dans cette affaire. « Les premiers termes du divorce ont été mis en avant par moi, dit-il plus tard à l’ambassadeur de France. Je l’ai fait, ajoutait-il, pour mettre perpétuelle séparation entre les maisons d'Angleterre et de Bourgognec. » Les écrivains les mieux instruits du seizième siècle appartenant aux partis les plus divers, Pole, Polydore Virgil, Tyndale, Meteren, Pallavicini, Sanders, Rooper, gendre de Thomas More, s’accordent à désigner Wolsey comme l’instigateur de ce divorce, devenu si fameuxd. Il voulait même aller plus loin, et, après avoir porté le roi à renvoyer la reine, il prétendait engager le pape à déposer l’Empereure. Ce ne fut pas la passion de Henri pour Anne Boleyn, comme l’ont tant répété les légendaires de Rome, ce fut celle d’un cardinal pour la tiare pontificale, qui donna le signal de l’affranchissement de l’Angleterre. Les froissements de l’orgueil sont au nombre des ressorts les plus énergiques de la nature humaine.

b – Malos orderat mores. (Polyd. Virg. p. 685.)

c – Le Grand, Hist. du divorce ; Preuves, p. 186.

d – Instigator et auctor concilii existimabatur (Pole, Apology). He was furious mad, and imagined this divorcement between the king and the queen (Tyndale’s Works, 1 p. 465. Voir aussi Sanders, 7 et 9 ; P. Virgil, p. 685 ; Meteren, p. 20 ; Pallavicini, Cone. Trid., p. 203, etc. On a opposé à ces autorités (Pamphleteer, n° 42, p. 336) une assertion contraire de Wolsey ; mais pour peu que l’on connaisse son histoire, on sait que la véracité était la moindre de ses vertus.

e – Le Grand, Hist. du divorce ; p. 65, 69.

Le dessein de Wolsey était étrange, difficile à réaliser, mais n’était pas inexécutable. Henri vivait en apparence, il est vrai, dans les meilleurs rapports avec Catherine ; Érasme avait même célébré plus d’une fois la maison du roi d’Angleterre comme le modèle des vertus domestiques. Mais le plus ardent des désirs de Henri n’était pas satisfait ; il n’avait pas de fils ; ceux que la reine lui avait donnés étaient morts dans leur enfance, et Marie lui restait seule. Ces morts de petits enfants, toujours si déchirantes, l’avaient été particulièrement dans le palais de Greenwich. Il semblait à Catherine que l’ombre du dernier Plantagenet, immolé sur l’autel de ses noces, venait saisir l’un après l’autre les héritiers qu’elle donnait à la couronne d’Angleterre, et les emporter dans sa tombe. La reine versait d’abondantes larmes, et implorait la miséricorde divine ; mais le roi maudissait son sort. Le peuple anglais semblait s’unir à cette tristesse royale ; et des hommes instruits et dévots, Longland lui-mêmef, se prononçaient contre la validité du mariage du roi. « Quand il s’agit de droit divin, disaient-ils, les dispenses d’un pape sont de nulle valeur. » Toutefois Henri avait écarté jusqu’alors l’idée d’un divorceg.

f – Jampridem conjugium regium, veluti infirmum. Polyd. Virg. p. 685.

g – That matrimony which the king at first seemed not disposed to annul. (Strype, 1 p. 135.)

Depuis 1509, les temps avaient changé. Le roi avait aimé Catherine ; sa réserve, sa douceur, sa dignité l’avaient charmé. Avide de plaisirs et d’applaudissements, il se plaisait à voir sa femme se contenter d’être le modeste témoin de ses joies et de ses triomphes. Mais peu à peu la reine avait vieilli, sa gravité espagnole s’était accrue, ses pratiques dévotes s’étaient multipliées, ses infirmités devenues plus fréquentes avaient même enlevé au roi l’espoir d’avoir un fils. Dès lors, tout en continuant à louer les vertus de la reine, Henri s’était refroidi à son égard, et peu à peu son amour s’était changé en répugnance. Bientôt il s’était demandé si la mort de ses enfants n’était pas un signe de la colère de Dieu. Cette pensée l’avait préoccupé et l’avait porté à prendre un appartement séparé de celui de la reineh.

h – Burnet, vol. 1 p. 20 (London, 1841), Letter from Grynæus to Bucer.

Wolsey jugea le moment favorable pour commencer l’attaque. C’était dans les derniers mois de 1526 ; il appela Longland, confesseur du roi, et lui cachant son principal motif : « Vous savez, lui dit-il, les angoisses de Sa Majesté. La stabilité de sa couronne et son salut éternel paraissent également compromis. A qui m’en ouvrirais-je, si ce n’est à vous, qui devez connaître tous les secrets de son âme ? » Les deux évêques résolurent de faire sentir à Henri les périls auxquels l’exposait son union avec Catherinei ; mais Longland insista pour que ce fût Wolsey qui fît la première démarche auprès de lui.

i – Quam primum regi patefaciendum. (Polyd. Virg. p. 685.)

Le cardinal se rendit auprès du roi, et lui rappela ses scrupules avant ses fiançailles ; il exagéra ceux de la nation, et parlant avecune véhémence inaccoutumée, il supplia le prince de ne pas rester dans un si grand dangerj. « C’est de la sainteté de votre vie, lui dit-il, et de la légitimité de votre succession qu’il s’agit. — Mon bon père, dit Henri, vous feriez bien de considérer la pesanteur de la pierre que vous avez la prétention de remuerk. La reine est d’une vie si exemplaire que je n’ai aucun motif de me séparer d’elle… »

j – Vehementer orat ne se patiatur in tanto versari discrimine. (Ibid.)

k – Bone pater, vide bene quale saxum suo loco jacens movere coneris. (Ibid.)

Le cardinal ne se tint pas pour battu ; il se présenta trois jours après chez le roi avec l’évêque de Lincoln. « Très grand prince, dit le confesseur, qui se sentait assez de courage pour parler le second, vous ne pouvez, comme Hérode, avoir la femme de votre frèrel. Je vous demande, je vous conjure, moi qui ai charge de votre âmem, de soumettre cette affaire à des juges compétents. » Henri y consentit, et peut-être sans trop de peine.

l – Like another Herodes. (More’s Life, p. 129.)

m – Ipse cui de salute animæ tuæ cura est, hortor, rogo, persuadeo. (Polyd. Virg. p. 686.)

Ce n’était pas assez pour Wolsey de séparer Henri de l’Empereur ; il fallait, pour plus de sûreté, l’unir à François Ier. Le roi d’Angleterre répudiera donc la tante de Charles-Quint, puis il épousera la sœur du roi de France. Fier du succès qu’il venait d’obtenir quant à la première partie de son plan, Wolsey entama la seconde. Il est, dit-il au roi, une princesse, dont la naissance, les grâces, les talents, ravissent toute l’Europe ; Marguerite de Valois, sœur du roi de France, est au-dessus de toutes les femmes, et nulle n’est plus digne de votre alliancen. » Henri répondit que c’était un sujet très grave, dont il se réservait l’examen. Wolsey remit pourtant au roi un portrait de Marguerite, et l’on a cru même qu’il avait fait sonder secrètement cette princesse. Quoi qu’il en soit, la sœur de François Ier ayant appris qu’on la désignait comme future reine d’Angleterre, se révolta à la pensée d’enlever à une femme innocente une couronne qu’elle avait noblement portée. « La sœur du roi de France, dit Tyndale, connaissait trop Jésus-Christ pour consentir à une telle indignitéo. » Marguerite de Valois répondit : « Qu’on ne me parle pas d’un mariage qui ne s’accomplirait qu’aux dépens du bonheur et de la vie de Catherine d’Aragonp. » Celle qui devait un jour occuper le trône d’Angleterre avait appartenu à la cour de Marguerite. Peu après, le 24 janvier 1527, la sœur de François Ier épousa Henri d’Albret, roi de Navarre.

n – Mulier præter cæteras digna matrimonio tuo. (Ibid. Works ed. Russell, vol. 1 p. 464.)

o – The French king’s sister knows too much of Christ, to consent unto such wickedness. (Tynd., Opera, I, p. 464.)

p – Princeps illa, mulier optima, noluerit quicquam audire de nuptiis, quæ nuptiæ non possunt conjungi sine miserabili Catharinæ casu atque adeo interitu. (Polyd. Virg. p. 687.)

Henri VIII, voulant s’éclairer sur la pensée de son favori, chargea Fox, son aumônier, Pace, doyen de Saint-Paul, et Wakefield, professeur d’hébreu à Oxford, d’étudier les passages du Lévitique et du Deutéronome qui se rapportaient au mariage avec une belle-sœur ; Wakefield, qui ne voulait pas se compromettre, demanda si Henri était pour ou contre le divorceq ; Pace répondit à cet hébraïsant servile, que le roi ne lui demandait que la vérité.

q – Utrum staret ad te an contra te? (Le Grand, Preuves, p. 2.)

Mais qui fera publiquement le premier pas dans une entreprise si hasardeuse ? Chacun reculait ; le terrible Empereur les épouvantait tous. Ce fut un évêque français qui s’aventura ; toujours des évêques dans cette affaire de divorce, que des évêques ont si fort reprochée à la Réforme. Henri VIII, voulant excuser Wolsey, prétendit même plus tard que les objections de l’évêque français avaient devancé celles de Longland et du cardinal. François Ier avait envoyé à Londres, en février 1527, une ambassade dont Gabriel de Grammont, évêque de Tarbes, était le chef, et dont le but était d’obtenir la main de Marie d’Angleterre. Les ministres de Henri ayant demandé si les engagements de François Ier avec la reine douairière de Portugal ne s’opposaient pas à la demande dont l’évêque français était chargé : « Je vous demanderai à mon tour, répondit celui-ci, ce que l’on a fait pour lever les empêchements qui s’opposaient au mariage dont la princesse Marie est issuer. » On communiqua à l’ambassadeur la dispense de Jules II, mais il la rendit en disant que cette bulle n’était pas suffisante, attendu qu’un tel mariage était interdit de jure divinos. Vos Anglais auraient-ils donc, ajouta-t-il, un autre Evangile que le nôtret ? »

r – What had been here provided for taking away the impediment of that marriage. (State Papers, 1 p. 199.) Le Grand (vol. 1 p. 17) discredits the objections of the bishop of Tarbes ; but this letter from Wolsey to Henry VIII establishes them incontrovertibly. And besides, Du Bellay, in a letter afterwards quoted by Le Grand himself, states the matter still more strongly than Wolsey.

s – Wherewith the pope could not dispense, nisi ex urgentissima causa. (Wolsey to Henry VIII, dated 8th July. State Papers, vol. 1 p. 199.)

t – Anglos, qui tuo imperio subsunt, hoc idem evangelium colere quod nos colimus. (Sanders, 12.)

En entendant ces paroles, le roi (c’est lui-même qui nous l’apprendu) fut rempli de « trouble, de crainte et d’horreur. » Trois des évêques les plus considérés de la chrétienté se réunissaient pour l’accuser d’inceste ! Il commença à en parler à quelques personnes. « Le scrupule de ma conscience a terriblement augmenté, disait-il, depuis que cet évêque français a tenu de cette affaire, en mon conseil, termes terriblement exprèsv. » Rien ne nous oblige à croire que ces troubles terribles, dont parlait le roi, fussent de sa part une pure invention. Une succession contestée pouvait replonger l’Angleterre dans des guerres civiles. Si même les prétendants étaient écartés, ne verrait-on pas une maison rivale, un prince français, par exemple, s’unissant à la fille de Henri, régner sur l’Angleterre ? Le roi, dans son inquiétude, allait à Thomas d’Aquin, son auteur favori, et cet ange de l'école déclarait son mariage illégitime. Alors Henri ouvrait la Bible, mais il y trouvait cette menace contre l’homme qui a pris la femme de son frère : « Il sera sans enfants ! a dit l’Eternel, » et cette parole augmentait son trouble, car il était sans héritier. C’est au milieu de ces ténèbres, qu’une nouvelle perspective s’ouvre devant lui. Sa conscience peut être déliée ; son désir d’avoir une femme plus jeune peut être satisfait ; il peut avoir un fils !… Le roi résolut de déférer le cas à une commission de jurisconsultes, et cette commission eut bientôt écrit des volumesw.

u – Quæ oratio quanto metu ac horrore animum nostrum turbaverit. (Henry’s speech to the Lord Mayor and common council at his palace of Bridewell, 8th November 1528. Hall p. 754 ; Wilkins, Concil. 3 p. 714.)

v – Du Bellay’s letter in Le Grand. Preuves, p. 218.

w – So as the books excrescunt in magna volumina. (Wolsey to Henry VIII. State Papers, vol. 1 p. 200.)

Pendant ce temps, Catherine se livrait sans inquiétude à ses dévotions. Son cœur, déchiré par la mort de ses enfants et par le refroidissement du roi, cherchait quelque consolation dans ses prières et dans celles des moines ; elle se levait au milieu de la nuit, se jetait à genoux sur la pierre, et ne manquait pas un des saints offices. Mais un jour (c’était probablement en mai ou en juin 1527), quelque indiscret l’informa des bruits qui occupaient la ville et la cour. Pleine de colère, d’effroi, et tout en larmes, elle se rendit aussitôt auprès du roi, et lui fit entendre les plaintes les plus amèresx. Henri se contenta de la tranquilliser par des assurances vagues ; et le dur Wolsey, s’inquiétant moins encore que son maître de cette émotion de Catherine, l’appela en souriant, « une courte tragédie. »

x – The queen hath broken with your grace thereof. (Ibid.)

L’épouse offensée ne perdit pas de temps ; il fallait que l’Empereur fût informé promptement, sûrement, exactement, de cette injure inouïe. Une lettre serait insuffisante, et sans doute interceptée. Catherine résolut donc d’envoyer à son neveu son écuyer, l’Espagnol François Philippe : et pour cacher le but du voyage, on se mit, après la tragédie, à jouer une comédie dans le genre espagnol. « Ma mère très malade, dit François Philippe, me rappelle en Espagne. » Catherine conjura le roi de rejeter la demande de l’écuyer ; et Henri, devinant l’intrigue, résolut d’employer ruse contre rusey. « Madame, dit-il à la reine, la demande de Philippe est juste. » Catherine parut, par égard pour son époux, consentir au départ, et Henri ordonna que malgré tout sauf-conduit, le dit Philippe fût arrêté et détenu lors de son passage à Calais, de telle manière cependant que nul ne sût de qui cela provenait. »

y – The king’s highness knowing great collusion and dissimulation between them, doth also dissemble. (Knight to Wolsey. State Papers, vol. 1 p. 215.)

En vain la reine se livrait-elle à une coupable dissimulation ; un trait empoisonné l’avait atteinte au cœur, et ses paroles, ses manières, ses plaintes, ses larmes, les nombreux messages qu’elle envoyait tantôt à l’un, tantôt à l’autre, divulguaient le secret que le roi voulait encore cacherz. Ses amis la blâmaient de cet éclat ; on se demandait ce que Charles-Quint allait dire s’il apprenait la douleur de sa tante ; on craignait pour la paix universelle ; mais Catherine, dont l’âme était brisée, n’était pas accessible aux considérations de la diplomatie. Cette douleur de Catherine n’arrêta pas Henri ; aux deux motifs qui lui faisaient désirer son divorce, les scrupules de sa conscience et le désir d’un héritier, s’en joignit alors un troisième plus énergique encore. Une femme allait jouer un rôle important dans les destinées de l’Angleterre.

z – By her behavior, manner, words, and messages sent to diverse, hath published, divulged, etc. (Ibid. p. 280.)

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