Histoire de la Réformation du seizième siècle

19.10

Désappointement en Angleterre – Déclaration de guerre à Charles-Quint – Wolsey veut le faire déposer par le pape – Nouveau projet – Envoi de Fox et de Gardiner – Leur arrivée à Orviéto – Leur première entrevue avec Clément – Le pape lit un livre de Henri – Menaces de Gardiner et promesse de Clément – Le Fabius moderne – Nouvelle entrevue et nouvelles menaces – Le pape n’a pas la clef – Proposition de Gardiner – Difficultés et délais des cardinaux – Gardiner porte les derniers coups – Revers de Charles-Quint en Italie – Terreur et concession du pape – La commission est accordée – Wolsey exige l'engagement – Une porte de derrière – Angoisses du pape

Jamais on ne vit un désappointement plus complet que celui de Henri et de Wolsey après l’arrivée de Gambara et de sa commission ; le roi était en colère, et le cardinal plein de dépit. Ce que Clément appelait le sacrifice de sa vie, n’était en réalité qu’un morceau de papier bon à jeter au feu. « Cette commission, disait Wolsey, est sans aucune valeuru. — Et même, reprenait Henri VIII, pour la mettre à exécution, il nous faudrait attendre que les Impériaux eussent quitté l'Italie !… Le pape nous renvoie aux calendes grecques ! — Sa Sainteté, remarquait le cardinal, ne s’engage pas à prononcer le divorce ; donc la reine en appellera de notre jugement. — Et quand le pape se serait engagé, ajoutait le roi, il suffirait que l’Empereur lui fit bonne mine, pour qu’il rétractât tout ce qu’il aurait promis. — Tout ceci est une fraude ou une dérision, » concluaient le roi et son ministre.

u – Nullius sit roboris vel effectus. (State Papers, 7 p. 50.)

Que faire ? Le seul moyen d’avoir Clément pour nous, pensa Wolsey, c’est de se débarrasser de Charles ; il est temps d’abattre son orgueil. Le 21 janvier 1528, il fit donc déclarer la guerre à Charles-Quint par la France et par l’Angleterre. A l’ouïe de ce message, Charles s’écria : « Je reconnais la main qui jette au milieu de l’Europe le brandon de la guerre. Tout mon crime est de n’a voir pas placé le cardinal d’York sur le trône de Saint-Pierre. »

Cette déclaration de guerre ne suffisait pas à Wolsey ; l’évêque de Bayonne, ambassadeur de France, le voyant un jour assez échauffév, lui dit à l’oreille : « Les papes autrefois pour moindres occasions ont déposé des empereurs… » La déposition de Charles eût délivré le roi de France d’un rival fort importun ; mais Du Bellay, ayant peur de l’initiative dans une entreprise si hardie, en suggérait l’idée au cardinal. Wolsey réfléchissait ; cette pensée ne lui était pas encore venue. Il attira l’ambassadeur dans l’embrasure d’une fenêtre, et là lui jura bien étroit, dit l’ambassadeur, qu’il serait content de s’employer jusqu’au bout à faire déposer Charles-Quint par le pape. « Nul mieux que vous, reprit l’évêque, ne pourra engager Clément à le faire. — J’y emploierai tout mon crédit, » repartit Wolsey ; et les deux prêtres se séparèrent. Cette idée lumineuse ne quittait plus le cardinal. Charles lui a enlevé la tiare ; il lui répondra en lui enlevant la couronne. Œil pour œil et dent pour dent. Le doyen de rote Staphiléo, alors à Londres, toujours plein de ressentiment contre l’auteur du sac de Rome, accueillit favorablement l’ouverture que lui fit Wolsey ; enfin l’envoyé de Jean Zapolya, roi élu de Hongrie, appuya le projet. Mais les rois de France et d’Angleterre trouvèrent quelques difficultés à mettre ainsi le trône des rois à la disposition des prêtres. Il paraît cependant que le pape fut sondé à ce sujet ; et si l’Empereur avait été battu en Italie, il est probable que la bulle eût été fulminée contre lui. Son épée sauva sa couronne, et le dessein des deux évêques échoua.

v – Du Bellay à François Ier (Le Grand, preuves, p. 64.)

On se mit à chercher, dans le conseil du roi, des moyens moins héroïques. « Il faut poursuivre l’affaire à Rome, » disaient les uns. — Non, disaient d’autres, en Angleterre ! le pape craint trop l’Empereur pour prononcer lui-même le divorce. — Si le pape craint l’Empereur plus que le roi d’Angleterre, s’écria l’orgueilleux Tudor, nous saurons bien lui mettre l’esprit en reposw. » Ainsi, à la première contradiction, Henri portait la main sur son épée, et menaçait de couper la corde qui attachait son royaume au trône du pontife italien.

w – Find some othar way to set him at case. » (Burnet, Ref., p. 50.)

« J’ai trouvé ! dit enfin Wolsey ; il faut combiner les deux avis, juger l’affaire à Londres, et lier en même temps le pontife à Rome. » Puis, l’habile cardinal proposa un projet de bulle, où le pape, en déléguant son autorité à deux légats, déclarait que les actes de cette délégationx auraient une vertu perpétuelle, dussent même des décrets contraires émaner plus tard de son infaillible autoritéy. On décida une nouvelle mission pour l’accomplissement de ce hardi dessein.

x – Sine strepitu et figura judicii. » (Burnet, Records, I, p. 50.)

y – Non obstantibus quibuscunque decretis revocatoriis præsentis concessionis ostræ. (Burnet, Records, 2 p. 17.)

Wolsey, irrité de la sottise de Knight et de ses collègues, voulait des hommes d’une autre trempe. Il jeta donc les yeux sur son secrétaire, le docteur Etienne Gardiner, homme actif, intelligent, souple, rusé, savant canoniste, désireux de la faveur du roi, et qui, par-dessus tout cela, était bon catholique romain, ce qui, à Rome, avait aussi son utilité.

Gardiner était en diminutif l’image vivante de son maître. Aussi le cardinal l’appelait-il la moitié de moi-mêmez. On lui adjoignit le grand aumônier Edouard Fox, homme modéré, considéré, ami particulier de Henri, et avocat zélé du divorce. Fox fut nommé le premier dans la commission, mais on convint que le chef réel de l’ambassade serait Gardiner. « Répétez sans cesse, leur dit Wolsey, que Sa Majesté ne peut faire autrement que de se séparer de la reine. Prenez chacun par son faible. Déclarez au pape que le roi s’engage à le défendre contre l’empereur ; et aux cardinaux que leurs services seront royalement rétribuésa. Si tout cela ne suffit pas, que l’énergie de vos paroles donne au pontife une appréhension salutaire. »

z – Mei dimidium. (Ibid. p. 15.)

a – Money to present the cardinals. (Strype’s Mem. 1 p. 137.)

Fox et Gardiner, après avoir été reçus gracieusement à Paris par François Ier, arrivèrent le 20 mars à Orviéto, après bien des détresses, et les habits en désordre, en sorte que personne ne les eût pris pour des ambassadeurs de Henri VIII. Quelle ville ! disaient-ils à leur tour, en traversant les rues, quelles ruines ! quelle misère ! Certes, on l’a bien appelée Orviéto, Urbs vetus ! » L’état de la ville ne leur donnait pas une haute idée de l’état de la papauté, et ils s’imaginaient qu’avec un pontife si pauvrement logé, leur négociation devait être facile. « Je vous donne ma maison, leur dit Da Casale, chez lequel ils se rendirent, ma chambre, mon propre lit ; » et comme ils faisaient quelques façons : « Impossible de vous loger ailleurs ; j’ai même dû emprunter ce qui était nécessaire pour vous recevoirb. » Da Casale les pressant de quitter leurs habits qui dégouttaient encore (ils venaient de traverser une rivière sur leurs mulets), ils répondirent qu’obligés de courir la poste, ils n’avaient pu prendre d’autres vêtements. « Hélas ! dit Casale, que faire ? il est fort peu de personnes à Orviéto qui aient un habit de rechange ; les marchands même n’ont pas d’étoffes à vendre ; Orviéto est une vraie prison. On dit que le pape y est en liberté. Belle liberté vraiment ! La disette, le mauvais air, le mauvais logement, et mille autres incommodités, tiennent le saint-père plus à l’étroit que quand il était au château Saint-Ange. Aussi, me disait-il l’autre jour, mieux être prisonnier à Rome que libre icic. »

b – Borrowing of divers men so much as might furnish three beds. (Ibid. p. 139.)

c – It were better to be in captivity at Rome, then here at liberty. » (State Pap., VII, p. 63.)

Deux jours après, on apporta pourtant des habits aux agents de Henri ; et se trouvant alors en état de se montrer, ils eurent le lundi 22 mars, après le dîner, leur première audience.

Da Casale les conduisit près d’un vieux bâtiment en ruine. « C’est ici, dit-il, que Sa Sainteté demeure. » Ils se regardèrent fort étonnés, passèrent par-dessus les décombres, traversèrent trois chambres dont les plafonds étaient enfoncés, les murailles nues, les fenêtres sans rideaux, et où trente personnes « n’ayant ni mine ni façon, » se tenaient debout contre le mur, en guise d’ameublementd. C’était la cour du pape.

d – Thirty persons riff-raff and others standing in the chambers for a garnishement. (Strype, I, p. 139.)

Enfin, les ambassadeurs arrivèrent dans la chambre du pontife, et lui remirent les lettres de Hen ri VIII. « Votre Sainteté, dit Gardiner, en envoyant au roi une dispense, a ajouté que si cet acte n’était pas suffisant, elle s’empresserait d’en donner un meilleur. C’est la grâce que le roi vous demande. » Le pape, embarrassé, chercha à pallier son refus. « On assure, dit-il, que le roi est entraîné dans cette affaire par une inclination secrète, et que la dame qu’il aime est loin d’être digne de lui… » Gardiner répondit fermement : « Le roi veut en effet se marier après son divorce, pour donner un héritier à sa couronne ; mais la femme qu’il se propose de prendre est animée des plus nobles sentiments ; le cardinal d’York et toute l’Angleterre rendent hommage à ses vertuse. » Le pape parut convaincu. « Au reste, continua Gardiner, le roi a écrit lui-même un livre sur les motifs de son divorce. — Eh bien, venez demain me le lire, dit Clément. »

e – The cardinal’s judgement as to the good qualities of the gentelwoman. (Ibid. p. 141.)

Le lendemain, à peine les Anglais avaient-ils paru, que Clément prit le livre de Henri, se promena dans la chambre en le feuilletant, puis s’assit sur un long banc couvert d’un vieux tapis, « qui ne valait pas vingt sous, » dit un chroniqueur, et lut tout haut le livre. Il comptait à haute voix le nombre des arguments ; il faisait des objections comme si Henri était présent, et les accumulait sans attendre de réponse. « Les mariages défendus dans le Lévitique, dit-il d’un ton bref et rapide, sont permis dans le Deutéronome ; et le Deutéronome venant après le Lévitique, c’est au Deutéronome qu’il faut s’en tenir ! Il s’agit de l’honneur de Catherine et de l’empereur, et le divorce susciterait une terrible guerref !… » Le pape ne cessait de parler, et si l’un des Anglais voulait lui répondre : « Silence ! disait-il, et il continuait sa lecture. Excellent livre ! dit-il pourtant d’un ton courtois, quand il eut fini ; je le garde pour le relire, à loisir. » Alors Gardiner ayant présenté une copie de la commission que Henri demandait : « Il est trop tard pour nous en occuper, répondit Clément ; laissez-la-moi. — Il faut se presser, ajouta Gardiner. — Oui, oui, je le sais, répondit le pape. » Tous ses efforts allaient tendre à tirer l’affaire en longueur.

f – Quis præstabit ne hoc divortium magni alicujus belli causam præbeat. (Sanderus, p. 26.)

Le 28 mars, à trois heures, on introduisit les ambassadeurs dans le cabinet où couchait le pape ; les cardinaux Quatri Santi et De Monte, ainsi que le conseiller de rote Simonetta y étaient alors avec lui. Des chaises étaient disposées en demi-cercle. « Asseyez-vous, dit Clément, qui se tenait debout au milieug. Maître Gardiner, dites maintenant ce que vous demandez. — Il n’y a de débat entre nous, dit Gardiner, que sur une question de temps. Vous vous engagez à confirmer le divorce quand il sera accompli ; et nous, nous vous demandons de faire avant, ce que vous promettez de faire après. Ce qui est juste un jour ne l’est-il pas un autre ? » Puis élevant la voix, l’Anglais ajouta : « Si Sa Majesté s’aperçoit qu’on n’a pas plus de respect pour elle que pour un homme du commun peupleh, elle devra faire usage d’un remède que je ne nommerai pas, mais qui ne manquera pas son effet… »

g – In medio semicirculi. (Strype, Records, 1 p. 81.)

h – Promiscuæ plebis. (Ibid. p. 82.)

Le pape et ses conseillers se regardèrent en silencei ; ils avaient compris. Alors l’impérieux Gardiner, remarquant l’effet qu’il venait de produire, ajouta d’un ton absolu : « Nous avons nos instructions, et nous sommes décidés à nous y tenir. — Je suis prêt à faire tout ce qui est compatible avec mon honneur, s’écria Clément effrayé. — Ce que votre honneur ne vous permettrait pas d’accorder, dit le fier ambassadeur, l’honneur du roi mon maître ne lui permettrait pas de vous le demander. » Les paroles de Gardiner devenaient toujours plus impératives. « Eh ! bien, dit Clément poussé à bout, je ferai ce que le roi demande, et si l’empereur se fâche, peu m’importe !… » L’entrevue, qui avait commencé par un orage, finit par un rayon de soleil.

i – Every man looked on other and so stayed. (Ibid.)

Le rayon devait bientôt disparaître ; Clément, qui s’imaginait voir dans Henri un Annibal aux prises avec Rome, voulait jouer le temporiseur, le Fabius Cunctator.Bis dat qui cito datj, lui dit vivement Gardiner qui remarqua cette manœuvre. « Il s’agit de la loi, répondit le pape, et comme je suis fort ignorant dans cette matière, je dois donner aux docteurs en droit canon le temps nécessaire pour l’éclaircir. — Par ses délais, Fabius Maximus a sauvé Rome, répondit Gardiner ; mais vous, par les vôtres, vous la perdrezk … — Hélas ! s’écria le pape, si je donne raison au roi, il me faudra reprendre le chemin de la prisonl … — C’est de la vérité qu’il s’agit, dit l’ambassadeur ; qu’importent les jugements des hommes ! » Gardiner en parlait à son aise, mais Clément trouvait que le château Saint-Ange avait bien son poids dans la balance. « Soyez sûrs, répondit le moderne Fabius, que je ferai pour le mieux. » La conférence se termina ainsi.

j – Qui donne vite, donne deux fois.

k – In Fabio Maximo qui rem Romanam cunctando restituit. (Strype, p. 90.)

l – Materia novæ captivitatis. (Ibid. p. 86.)

Telles étaient les luttes de l’Angleterre avec la papauté, luttes qui devaient finir par une rupture définitive. Gardiner reconnaissait qu’il avait rencontré un adversaire habile ; trop fin pour se laisser aller à la colère, il prit à froid la résolution d’épouvanter le pontife : cela était dans ses instructions. Le vendredi avant le dimanche des Rameaux, il se rendit dans le petit cabinet de Clément, où se trouvaient alors avec le pape, De Monte, Quatri Santi, Simonetta, Staphiléo, Paul, auditeur de rote, et Gambara. « Impossible, lui dirent les cardinaux, d’accorder une commission décrétale dans laquelle le pape se prononcerait de jure en faveur du divorce, avec promesse de confirmation de facto. » Gardiner insista ; mais aucune considération, ni douce, nipoignantem, ne pouvait ébranler le pontife. L’envoyé jugea que le moment était venu de faire jouer sa plus forte batterie. « O race perverse ! dit-il aux ministres du pontife ; au lieu d’être simples comme des colombes, vous êtes pleins de dissimulation et de malice comme des serpents ; promettant tout en paroles, vous ne tenez rien en effetn ! L’Angleterre sera obligée de croire que Dieu vous a retiré la clef de la connaissance, et que les lois des papes, incertaines pour les papes eux-mêmes, ne sont bonnes qu’à être jetées au feuo. Le roi a retenu jusqu’à cette heure son peuple, impatient du joug de la papauté ; mais il va maintenant lui lâcher la bride… » Il se fit un long et morne silence. Alors l’Anglais, changeant tout à coup de langage, s’approcha avec douceur du pape qui s’était levé, et le conjura à voix basse de bien considérer ce que réclamait de lui la justice. « Hélas ! répondit Clément, je vous le dis encore, je ne suis qu’un ignorant ! Selon les maximes du droit canon, le pape porte toutes les lois dans la cassette de son espritp ; mais malheureusement Dieu ne m’en a jamais remis la clef ! » N’ayant pu échapper par le silence, Clément se sauvait par un bon mot, et, sans trop s’en soucier, prononçait la condamnation de la papauté. S’il n’avait jamais reçu la fameuse clef, il n’y avait pas de raison pour que d’autres pontifes l’eussent possédée. Le lendemain, il trouva une troisième échappatoire. En effet, les ambassadeurs lui ayant déclaré que le roi ferait la chose sans lui, il soupira, tira son mouchoir, s’essuya les yeuxq, et dit : « Plût à Dieu qu’elle fût déjà faite ! » Médicis faisait entrer les pleurs dans les ressources de la politique.

m – No persuasion ne dulce ne poynante. » (Strype, p. 114.)

n – Pleni omni dolo et versatione et dissimulatione. Verbis omnia pollicentur, reipsa nihil præstant. (Ibid. p. 98.)

o – Digna esse quæ mandentur flammis pontificia jura. (Ibid.)

p – Pontifex habet omnia jura in scrinio pectoris. (Ibid. p. 99.)

q – Sighed and wyped his eyes. (Ibid. p. 100)

« Nous n’aurons pas la commission décrétale (celle qui devait prononcer le divorce), dirent alors Fox et Gardiner, et elle n’est pas absolument nécessaire. Demandons la commission générale (celle destinée à autoriser les légats à le prononcer), et exigeons une promesse qui tienne lieu de l’acte qu’on nous refuse. » Clément, prêt à faire toutes les promesses du monde, jura de confirmer sans délai la sentence des légats. Alors Fox et Gardiner ayant présenté à Simonetta le modèle de l’acte qu’ils demandaient, le doyen le lut, puis le rendit aux Anglais, en disant : « C’est bien, je pense, sauf la finr ; communiquez cette pièce à Quatri Santi. » Le lendemain matin, ils portèrent leur projet à ce cardinal. « Depuis quand, s’écria-t-il, est-ce le malade qui écrit l’ordonnance ? J’ai toujours cru que c’était le médecin… — Nul ne connaît le mal comme le malade lui-même, répondit Gardiner, et ce mal peut être de telle nature que le docteur ne puisse pas prescrire le remède sans prendre l’avis du patient. » — Quatri Santi lut la recette, et la rendit en disant : « Ce n’est pas mal, sauf le commencements. Portez cet acte à De Monte et aux autres conseillers. » Ceux-ci n’aimaient ni le commencement, ni le milieu, ni la fin. — « Nous vous rappellerons ce soir, » dit De Monte.

r – The matter was good saving in the latter end. (Strype, p. 102.)

s – The beginning pleased him not. (Ibid. p. 103.)

Deux ou trois jours s’étant écoulés, les envoyés de Henri se rendirent chez le pape, qui leur montra le projet rédigé par ses conseillers. Gardiner y remarquant des additions, des retranchements, des corrections, le jeta dédaigneusement et dit avec froideur : « Votre Sainteté nous trompe, et elle a choisi ces hommes-là pour être les instruments de sa duplicité. » Clément, effrayé, fit appeler Simonetta ; et après une vive altercationt, les envoyés, toujours plus mécontents, quittèrent le pape à une heure du matin.

t – Incalescente disputatione. (Ibid. p. 104.)

La nuit porta conseil. « Je ne demande, dit, le lendemain, Gardiner à Clément et à Simonetta, que deux petits mots de plus dans la commission. » — Le pape invita Simonetta à se rendre immédiatement auprès des cardinaux ; ceux-ci firent savoir qu’ils étaient à leur collation et renvoyèrent au lendemain.

A l’ouïe de ce message épicurien, Gardiner crut qu’il fallait enfin porter les derniers coups. Une nouvelle tragédie commença u : « On nous trompe ! s’écria-t-il, on se moque de nous. Ce n’est pas ainsi que l’on gagne la faveur des princes. L’eau mise dans le vin le gâtev ; vos corrections affadissent notre document. Ces prêtres ignorants et soupçonneux ont épelé notre projet, comme si un scorpion était caché sous chaque motw. — Vous nous avez fait venir en Italie, dit-il à Staphiléo et à Gambara, comme des éperviers que l’on attire en leur montrant de la viande sur le poingx, et maintenant que nous voici, l’appât a disparu, et au lieu de nous donner ce que nous avons cherché, on prétend nous endormir par la douce voix des sirènesy. » Puis se tournant vers Clément : « C’est Votre Sainteté qui en répondra, » dit l’envoyé anglais. Le pape soupira et essuya ses larmes. « Dieu a voulu, continua Gardiner dont la voix devenait de plus en plus menaçante, que nous vissions de nos propres yeux la disposition des gens de céans. Il est temps d’en finir. Ce n’est pas un prince ordinaire, c’est, pensez-y bien, le Défenseur de la foi que vous insultez… Vous allez perdre la faveur du seul monarque qui vous protège, et le siège apostolique, déjà chancelant, va s’écrouler, tomber en poudre et disparaître totalement, aux applaudissements de toute la chrétienté. »

u – Here began a new tragedy. (Ibid. p. 105.)

v – Vinum conspurcat infusa aqua. (Ibid.)

w – Putantes sub omni verbo latere scorpionem. (Ibid.)

x – Prætendere pugno carnem. (Strype, p. 105.)

y – Dulcibus sirenum vocibus incantare. (Ibid.)

Gardiner s’arrêta. Le pape était ému. L’état de l’Italie ne semblait que trop confirmer les prédictions sinistres de l’envoyé de Henri VIII. Les troupes impériales, frappées de terreur et poursuivies par Lautrec, avaient abandonné Rome et s’étaient retirées sur Naples. Le général français s’était mis à la poursuite de cette malheureuse armée de Charles-Quint, décimée par la peste et par la débauche ; Doria, à la tête de ses galères, avait détruit la flotte espagnole ; Gaëte et Naples restaient seules aux Impériaux ; et Lautrec, qui assiégeait Naples, faisait écrire à Henri VIII, le 26 août, que tout serait bientôt fini. Le timide Clément VII avait suivi avec attention toutes ces catastrophes. Aussi, à peine Gardiner lui eut-il dénoncé le danger qui menaçait la papauté, que saisi d’effroi, il pâlit, se leva, étendit les bras avec terreur, comme s’il eût voulu repousser quelque monstre prêt à l’engloutir, et s’écria : « Écrivez ! écrivez ! Mettez tous les mots que vous voudrez ! » En parlant ainsi, il parcourait la chambre, levait les mains au ciel, poussait des cris, tandis que Fox et Gardiner, debout et immobiles, le contemplaient en silence ; un vent impétueux semblait remuer les plus profonds abîmes ; les ambassadeurs attendaient que la tempête s’apaisât. A la fin Clément se remitz, prononça quelques excuses, et congédia les ministres de Henri. Il était une heure après minuit.

z – Compositis affectibus. (Ibid. p. 106.)

Ce n’était ni la morale, ni la religion, ni même une loi de l’Église qui portaient Médicis à refuser le divorce ; l’ambition et la peur étaient ses seuls mobiles. Il eût voulu que Henri contraignît d’abord l’Empereur à lui restituer son territoire. Mais le roi d’Angleterre, qui se sentait incapable de protéger le pape contre Charles, exigeait pourtant que ce malheureux pontife provoquât la colère de l’empereur. Clément recueillait le fruit du système fatal qui avait transformé l’Église de Jésus-Christ en une triste combinaison de politique et de ruse.

Le lendemain, la tempête étant décidément tombéea, Quatri Santi corrigea la commission. Elle fut signée, munie du sceau de plomb pendant à un fil de chanvre, puis remise à Gardiner. Celui-ci la lut. Elle était adressée à Wolsey, et l’autorisait, pour le cas où il reconnaîtrait la nullité du mariage de Henri VIII, à prononcer judiciairement la sentence de divorce, mais sans bruit, et sans apparence de jugementb ; il pouvait pour cela s’adjoindre quel que autre évêque anglais. — Tout ce que nous pouvons, vous le pouvez, disait le pape. — « Nous doutons fort, dit, après avoir lu cette bulle, l’exigeant Gardiner, que cette commission, sans les clauses de confirmation et de révocation, satisfasse Sa Majesté ; mais nous ferons tout ce qui sera en notre pouvoir pour qu’elle l’accepte. — Surtout, dit le pape, ne parlez pas de nos altercations. » — Gardiner, en discret diplomate, ne manqua pas de tout écrire par le menu dans des lettres en chiffres desquelles nous avons tiré ces détails. — « Dites au roi, continua Médicis, que cette commission est de ma part une déclaration de guerre à l’Empereur, et que je me place en conséquence sous la royale protection de Sa Majesté. » — Le grand aumônier d’Angleterre partit pour Londres avec le précieux document.

a – The divers tempests passed over. (Strype, Records, 1 p. 106.)

b – Sine strepitu et figura judicii sententiam divortii judicialiter proferendam. (Rymer, Fœdera, 6 pars. 2 p. 95.)

Mais à un orage en succédait aussitôt un autre. Il n’y avait pas longtemps que Fox avait quitté Rome, quand arrivèrent de nouvelles lettres de Wolsey, qui exigeait le quatrième des actes primitivement requis, l’engagement de confirmer à Rome tout ce que les commissaires pourraient décider en Angleterre. Gardiner devait s’y employer opportune et importune ; on n’avait garde de se contenter de la promesse verbale du pape : il fallait cet acte, le pape fût-il malade, fût-il mourant, fût-il mortc. Ego et rex meus, nous vous le commandons, disait Wolsey ; ce divorce nous tient plus à cœur que vingt papautésd. » L’agent anglais revint à la charge. « Puisque vous refusez la décrétale, dit-il, raison de plus pour que vous ne refusiez pas l’engagement. » Nouveaux combats ; nouvelles larmes. Clément céda encore ; mais les Italiens, plus fins que Gardiner lui-même, réservèrent dans l’acte une porte de derrière, par laquelle le pontife pouvait s’échapper. Le messager Thadée porta à Londres ce document ; et Gardiner se rendit d’Orviéto à Rome, pour conférer avec Campeggi.

c – In casu mortis contificis, quod Deus avertat. (Burnet, Records, p. 28.)

d – The thing which the king’s highness and I more esteem than twenty papalities. (Ibid. p. 25.)

Clément, doué d’un esprit pénétrant, et qui savait mieux que personne faire un discours habile, était irrésolu et craintif ; aussi à peine la commission fut-elle partie, qu’il se repentit. Plein d’angoisse, il parcourait les chambres ruinées de son vieux palais, et croyait voir suspendue sur sa tête cette terrible épée de Charles-Quint, dont il avait naguère senti la pointe. « Malheureux que je suis ! disait-il ; des loups cruels m’environnent ; ils ouvrent leurs gueules pour m’engloutir… Je ne vois partout que des ennemis. A leur tête, l’Empereur… Que va-t-il faire ? Hélas ! j’ai livré cette fatale commission que le général de l’Observance espagnole m’avait enjoint de refuser. A la suite de Charles, se présentent les Vénitiens, les Florentins et le duc de Ferrare… Ils ont jeté le sort sur ma robee… Puis vient le roi de France, qui ne promet rien, qui reste les bras croisés ; ou plutôt, ô perfidie ! me demande, en ce moment critique, d’enlever à Charles-Quint sa couronne !… Enfin, le dernier, mais non pas le moindre, Henri VIII lui-même, le Défenseur de la foi, me fait entendre d’affreuses menaces… L’un veut maintenir la reine sur le trône d’Angleterre ; l’autre veut la renvoyer… Oh ! plût à Dieu que Catherine fût couchée dans le sépulcre ! Mais, hélas ! elle vit… pour être la pomme de discorde qui divise les plus grands monarques, et la cause inévitable de la ruine de la papauté !… Malheureux que je suis ! je me trouve dans une cruelle perplexité, et je ne découvre autour de moi qu’une horrible confusionf ! »

e – Novo fœdere inito super vestem suam miserunt sortem. (Strype, Records, 1 p. 109.)

f – His holiness findeth himself in a marvelous perplexity and confusion. (Ibid. p 108.)

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