Vie de John Hunt, missionnaire aux îles Fidji

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Rewa ou les débuts

(1838-1839)

La traversée. — Hunt s’affermit dans le sentiment de sa vocation. — Deux mois à Sydney. — On s’efforce de l’y retenir. — Il refuse. — Ses relations avec John Williams. — Arrivée à Lakemba. — Il est appelé au poste de Rewa. — Premières impressions. — Etat moral de la population. — Etude du langage. — Affabilité du missionnaire. — Une fête nationale. — Attitude des chefs. — Hésitations des uns. — Vive opposition de la part des autres. — Un chef intolérant et persécuteur. — Vie intérieure du missionnaire. — Résultats de six mois de travaux. — Opinion du missionnaire sur les Fidjiens. — Perspectives nouvelles.

John Hunt s’embarqua le 29 avril 1838 à Gravesend sur un vaisseau en partance pour Sydney. Bien qu’il fût convaincu que l’appel de ses frères était l’expression même de l’appel de Dieu, il eut à passer, pendant les quatre longs mois que dura la traversée, par une suite de luttes et de tentations qui eurent pour résultat d’asseoir sur des bases, désormais inébranlables, le sentiment de sa vocation. Il put, dans cette atmosphère de solitude et de recueillement qui naît pour l’âme d’une contemplation prolongée de l’Océan, sonder à loisir les profondeurs de sa vie morale ; il chercha avant tout à se rendre compte des impulsions auxquelles il avait obéi en sacrifiant sa patrie et sa famille. Le résultat de cet examen fut ce qu’il devait être ; et les répugnances instinctives du premier moment firent place bientôt, non à l’enthousiasme juvénile qui cache souvent plus de faiblesse que de force réelle, mais à la tranquille et mûre conviction de l’homme sérieux ; ce résultat acquis, il n’était pas homme à reculer devant le devoir, et la pensée d’unir ses efforts à ceux des deux missionnaires qui, depuis quelque temps déjà, étaient à l’œuvre au milieu du pauvre peuple de Fidji, le fortifiait et l’excitait. C’était un de ces hommes qui, loin de se laisser abattre comme d’autres par la pensée des souffrances et des épreuves à traverser, y puisent au contraire leur ardeur et leur courage ; c’était une de ces natures qui ont soif de dévouement et d’abnégation comme d’autres de bruit et de gloire. Il se préparait laborieusement à tenir tête aux difficultés innombrables qui l’attendaient ; loin de se repaître d’illusions et de dorer l’avenir des trompeuses rêveries qu’eut pu créer son imagination, il se plaça froidement en face de la réalité ; il lui demanda tous ses enseignements, toutes ses perspectives, et aux orages que lui promettait l’avenir, il opposa à l’avance la sérénité de sa foi. Son âme était cuirassée contre la crainte, et marchait à la rencontre des événements sans illusions comme sans frayeurs. Les luttes du dehors, même les plus redoutables, ne sauraient effrayer l’homme qui a appris à se vaincre dans les combats du dedans.

Le jeune missionnaire allait conquérir rapidement par son énergie indomptable, par son courage éprouvé et par sa confiance en Dieu naïve et inébranlable, une place à part dans l’estime de ses collègues et dans l’affection des prosélytes gagnés sur le paganisme. En lui surtout allait se personnifier cette œuvre d’évangélisation tout hérissée de difficultés sans précédents peut-être dans l’histoire des missions chrétiennes, difficultés que l’exposé qui précède a pu faire pressentir, sans qu’il nous soit bien possible pourtant de nous en faire une idée complète. En dépit de ces obstacles, cette œuvre dont John Hunt allait être l’apôtre infatigable, devait avoir sa récompense et aboutir à cette transformation de l’archipel fidjien, qui est l’un des faits les plus considérables de l’histoire des missions contemporaines.

La traversée s’accomplit heureusement et ne fut marquée par aucun incident digne d’attention. Les deux mois que le missionnaire et sa jeune femme passèrent à Sydney furent pour eux un temps de repos relatif ; c’était leur dernière étape dans la vie civilisée : en quittant la société à demi-européenne de cette ville, ils allaient entrer en pleine barbarie, et cette pensée ne pouvait que serrer le cœur, même aux plus courageux. Ces quelques semaines ne se passèrent pas cependant dans l’oisiveté. Hunt travailla à intéresser à son œuvre future les habitants de la colonie. Il présida plusieurs assemblées de culte dans lesquelles sa parole vive et ardente produisit une véritable sensation. L’effet fut si grand qu’il se vit bientôt entouré de sollicitations pressantes ; on lui demandait instamment de demeurer en Australie, en lui faisant entrevoir les plus brillantes perspectives d’avenir. On lui représentait que son voyage était assez long pour qu’il pût se considérer comme déjà entré dans un champ missionnaire, que d’ailleurs la colonie avait besoin d’un jeune pasteur actif et dévoué. On lui rappelait ensuite à quelle existence misérable et pleine de souffrances il allait être exposé au milieu des redoutables et hideux sauvages de Fidji, et combien sa femme, jeune et frêle comme elle l’était, avait à redouter de souffrances et d’insultes parmi ces cannibales, avec la perspective pour tous deux d’être massacrés et dévorés un jour. Mais ceux qui lui parlaient de la sorte ne le connaissaient pas et ignoraient à quel point la sainte notion du devoir dominait toute autre pensée dans son âme. Il n’hésita pas un moment et refusa même de mettre en discussion cette offre si généreuse, tant il lui eût paru coupable de transiger avec sa conscience et avec le saint mandat dont il était le dépositaire.

A Sydney, Hunt rencontra le missionnaire John Williams qui se rendait à Erromanga, où il allait bientôt être massacré, victime de son dévouement. Ils devaient quitter l’Australie le même jour sur deux bateaux différents, pour se rendre à leurs stations respectives, et la veille ils tinrent en commun un service solennel d’adieux dans la chapelle baptiste. On est heureux de voir en présence ces deux grands chrétiens dont l’un allait peu après conquérir la palme du martyre, et dont l’autre, sans être appelé par son Maître à une fin aussi glorieuse, devait succomber aussi à la peine. Le saint baiser qu’ils échangèrent, avant de se séparer, était le signe du rendez-vous qu’ils se donnaient sur la plage où les fatigués d’ici-bas trouveront le repos.

John Hunt, accompagné des deux collègues qu’on lui avait adjoints, jeta l’ancre à Lakemba, l’une des îles Fidji, le 22 décembre 1838 ; les deux missionnaires qui, depuis quelque temps déjà, avaient ouvert la mission fidjienne, reçurent avec joie ce renfort depuis longtemps attendu. Les félicitations échangées, il fallait sans retard se partager l’archipel, et sur des points divers se disperser pour continuer l’œuvre commencée et pour lui donner une nouvelle extension. C’était là une dure nécessité pour les nouveaux venus, complètement étrangers encore à la langue et aux mœurs du pays et obligés de tout apprendre par eux-mêmes au milieu des sauvages insulaires, animés en général de dispositions hostiles. Hunt ne s’en effraya pas, et il partit avec joie pour la station que ses frères lui assignaient et qui était l’une des plus reculées du groupe fidjien. Il devait remplacer à Rewa un missionnaire qui venait de tomber malade et qui avait obtenu la permission de se retirer momentanément en Australie. Malgré cette autorisation, ce pieux missionnaire, nommé Cross, eut la bonne pensée de demeurer quelque temps encore pour faciliter les débuts de son jeune collègue.

Rewa est située sur la grande île de Viti-Levou et tire son importance de son voisinage de Mbau, la ville qui, dès cette époque, possédait une sorte de suzeraineté sur les autres parties du pays et dont le chef avait déjà sur les autres chefs un ascendant qui a toujours grandi depuis lors. Ce poste était considéré comme l’un des plus importants au point de vue de l’avenir de l’œuvre naissante, et on devait, une année plus tard, y transporter la presse de la Mission ; c’en était le point central géographiquement, et le cœur même de Fidji.



Ancienne vue de Viti-Levou

Le vaisseau qui portait la famille missionnaire mouilla devant Rewa, le 7 janvier 1839, et, le soir même, Hunt racontait en ces termes son arrivée : « Ce matin nous sommes arrivés en vue de Rewa, et dans l’après-midi nous avons jeté l’ancre dans la baie. Depuis longtemps nous regardions avec anxiété, essayant de découvrir ce lieu de notre habitation. J’avoue que l’aspect misérable de l’endroit a dépassé tout ce que nous avions imaginéa. Pour arriver à la maison missionnaire, nous avions à remonter, pendant quelques milles, une magnifique rivière, qui prend sa source à cent milles de là dans les terres. A mesure que nous avancions sur notre chaloupe dans l’intérieur de l’île, le paysage nous paraissait admirable. Tout nous semblait charmant, jusqu’au moment où nous vîmes enfin le roi de toutes ces merveilles, l’homme. Il faut avouer qu’à première vue le Fidjien excite la répulsion et l’effroi. Le peuple a paru fort surpris de nous voir, et comme nous remontions la rivière, les gens s’attroupaient, moitié nus, et nous regardaient en poussant des cris. Madame Hunt, surtout, excitait leur étonnement ; il paraît que la plupart d’entre eux n’avaient encore vu qu’une seule femme blanche auparavant. » Tout compté cependant, le missionnaire trouva plus de prévenance chez les indigènes qu’il ne s’y attendait ; ils s’offrirent à transporter ses effets, ce qu’ils firent sans céder à la tentation de s’approprier quoi que ce soit, circonstance très méritoire de leur part. Le roi de l’île fit lui-même d’ailleurs la meilleure réception possible au nouvel arrivant.

a – Il est juste de dire que Rewa avait été auparavant détruite par les flammes, et que la ville n’était pas encore rebâtie.

L’œuvre missionnaire avait déjà porté quelques fruits, et les insulaires en avaient conscience, bien que le grand nombre n’eût aucune pensée d’abandonner le paganisme. Ils l’exprimaient, dans leur naïf langage, en disant que leur dieu avait abandonné l’île, parce que le Dieu des chrétiens lui avait moulu les os de coups. Un prêtre annonçait que les dieux ne pouvaient plus habiter le pays depuis l’arrivée du missionnaire, la partie devenant inégale pour eux, et leur existence se trouvant compromise.

Le mal n’en était pas moins profond cependant, et, dès les premiers jours de son arrivée, John Hunt dut, sans connaître encore le langage du pays, s’interposer pour arracher à la mort de pauvres gens que l’on était sur le point d’enterrer tout vivants. Ce qui l’effrayait, c’était le sang-froid avec lequel s’accomplissaient de pareilles abominations ; la perversité dans le mal avait atteint chez les Fidjiens cette limite extrême où la notion du mal elle-même s’annihile dans l’âme pour faire place à une insensibilité cynique. En présence de l’opposition ouverte du missionnaire, ils arrêtaient pour l’ordinaire leur œuvre de cruauté ; mais c’était avec l’impatience inquiète de l’homme qui regrette d’être interrompu dans son travail et ne réussit pas à percer les motifs de celui qui l’interrompt. En se propageant, l’Évangile devait là comme partout, par une action continue, imposer, même à ses adversaires, ces grandes notions du bien et du mal qu’il éveille dans l’âme et qui sont l’écho naturel de ses enseignements ; il devait réveiller de son assoupissement fatal cette conscience qui, même chez le sauvage de la Polynésie, est son divin complice ou plutôt son témoin irrécusable. Cette œuvre ingrate et difficile était échue en partage à ces premiers serviteurs de Dieu, et, à Fidji surtout, elle était singulièrement ardue, auprès d’un peuple chez lequel la conscience faussée ressemblait à l’aiguille aimantée que le passage de la foudre a rendue folle et dont les indications inexactes ne peuvent conduire qu’aux abîmes.

Çà et là pourtant, dès ces premiers temps de son ministère, le jeune pasteur vit des fruits de ses travaux. Dès les premiers jours de son arrivée, il s’était mis avec ardeur à l’étude du langage fidjien. Il lui tardait de le posséder assez pour entreprendre sans plus tarder son œuvre d’évangélisation. Il était arrivé dans son île le 7 janvier 1839 ; un mois s’était à peine écoulé qu’il s’aventurait à prêcher ou plutôt à lire son premier sermon en langue fidjienne, devant un auditoire émerveillé d’entendre sitôt l’étranger lui parler dans son dialecte. C’était le 18 février. A force de travail et de persévérance, il en vint, au bout de très peu de temps, à s’affranchir complètement de son manuscrit.

Il écrivait sous la date du 18 mars de la même année : « Je puis maintenant présider deux ou trois services par semaine, et cela sans trop de peine. Il est vrai que je ne puis pas encore me passer de notes assez abondantes ; mais cela même a son utilité, car mes notes servent de lecture, à défaut de livre imprimé, aux élèves de notre école. »

Hunt ne se contentait pas d’étudier dans son cabinet. Il aimait à aller se mêler au peuple sur la place publique, car, outre l’influence qu’il exerçait ainsi par l’affabilité de son caractère et la simplicité de ses manières, il se familiarisait avec les idiotismes du langage et en acquérait ainsi une connaissance approfondie.

Intelligents comme ils le sont, les gens du pays eurent bientôt reconnu chez lui une grande bonté de cœur et ils s’aperçurent bien vite qu’il ne savait pas dire non à une demande de secours. Ils ne manquèrent pas de tirer parti de leur découverte et la maison du missionnaire fut bientôt assiégée par eux. « Nous sommes à tout moment importunés, écrivait-il, par les visites du peuple. Ces braves gens ont l’air de croire que nous n’avons rien d’autre à faire que de causer avec eux. » Ils étaient d’ailleurs peu disposés à s’en aller les mains vides et ils faisaient, sans scrupules, main basse sur tout ce qui leur plaisait, dès qu’ils n’étaient plus sous l’œil de quelqu’un. Le missionnaire et sa femme supportaient tout cela avec patience, dans la pensée qu’ils ne tarderaient pas de la sorte à se familiariser avec le peuple qu’ils devaient amener à Christ et à connaître son état et ses besoins. Il faut en effet au serviteur de Dieu qui se décide à porter la bonne nouvelle du salut aux peuplades païennes, une bonne dose de cette philosophie pratique qui consiste à voir toujours le bon côté des choses et à envisager chaque contrariété qui se présente au point de vue de l’utilité qui peut en résulter. Toute autre disposition d’esprit amènerait à chaque pas la lassitude et le découragement, dans une carrière où tout est obstacle et difficulté.

Le roi ou chef suprême n’avait pas pu se décider à changer de dieux, bien que sa foi aux antiques divinités de son peuple eût été fort ébranlée par la parole des missionnaires. Cette parole avait d’ailleurs pour appui, chez lui comme chez d’autres, une sorte de scepticisme qui semble assez répandu chez les Fidjiens. Ce peuple, quoique sauvage, était intelligent, comme nous l’avons dit ; aussi depuis longtemps avait-il dépassé cet état d’enfance naïve pendant lequel un peuple conserve pour ses idoles un respect superstitieux et les entoure d’une confiance sans limites, au point de se révolter contre ceux qui voudraient l’en détacher. Bon nombre de païens se piquaient d’être des esprits forts et s’égayaient volontiers aux dépens de la foule superstitieuse. Dans la vie publique pourtant, ils considéraient comme un devoir sacré de suivre les coutumes des ancêtres.

La noblesse de l’île voyait en général avec un certain plaisir la présence du missionnaire. La première entrevue que John Hunt eut avec le chef suprême eut lieu dans les premiers jours d’avril. Jusqu’à ce moment, la cour avait accompagné le roi dans l’île de Kandavou où se célébrait une grande fête nationale. Le retour fut entouré d’une grande pompe. Une vingtaine de canots bariolés des couleurs les plus voyantes amenèrent le roi et sa suite composée de près de mille hommes, tous couronnés d’immenses turbans blancs et revêtus d’étoffes aux nuances les plus variées et les plus fantastiques. Hunt n’avait jamais de sa vie assisté à un spectacle aussi curieux et aussi étrange. L’après-midi de ce jour, les missionnaires se présentèrent devant le roi et furent bien accueillis. On leur offrit des places d’honneur auprès de lui et ils purent voir de plus près quelques-unes des cérémonies bizarres de cette fête. Ils furent frappés de l’ordre qui régnait dans cette assemblée de sauvages et du respect que l’on avait pour l’étiquette dans cette cour de cannibales. Soit qu’il s’agît de servir des mets devant le roi et ses familiers, soit que l’on donnât audience au public, tout était calculé avec un soin dont une cour européenne aurait été jalouse. Les esclaves qui servaient les tables s’avançaient en procession d’un pas égal et avec une régularité parfaite ; tous leurs mouvements et toutes leurs attitudes étaient réglés par une symétrie remarquable. La fête se termina par une danse accomplie par les femmes. M. Hunt déclare que rien ne ressemblait moins à une danse européenne et qu’il lui semblait voir un exercice militaire très consciencieusement accompli plutôt qu’une récréation et qu’un plaisir. « Toute la cérémonie se réduisit, dit-il, à une sorte de marche cadencée, monotone, uniforme et ayant un grand cachet de sérieux ; de temps en temps les mains prenaient, à un signal donné, une attitude particulière. Je doute que jamais compagnie d’infanterie bien dressée ait mieux exécuté un exercice. » Cette singulière exhibition dura une heure environ et termina les cérémonies de la journée.

Dans cette grande fête, les missionnaires reçurent de la part du roi et des chefs les plus grandes marques de respect. L’étranger nouvellement arrivé attirait les regards de l’assemblée et n’était pas peu surpris de se voir l’objet de tant d’égards et de tant de marques de bienveillance. Dans cette occasion, les deux serviteurs de Jésus-Christ ne perdirent pas un moment de vue leur mission spéciale. Ils profitèrent des dispositions affables qu’on leur témoignait pour conseiller à ces hommes d’abandonner leur fausse et cruelle religion, pour accepter les bienfaits de l’Évangile.

Le 15 avril, M. Hunt écrivait : « J’ai prêché à Singatoka, cette après-midi, a une grande assemblée de naturels, la plupart très attentifs ; bon nombre ont écouté patiemment jusqu’au bout. J’ai essayé de leur faire comprendre la nature de la repentance et de la foi ; plusieurs ont paru saisir ma pensée. Je suis maintenant en bonne relation avec plusieurs des chefs. Combien cela durera-t-il, c’est ce que j’ignore. Je ne me fie pas trop, je l’avoue, à l’amitié des païens. Deux d’entre eux, Thokanauto et Vativouaka m’appellent leur ami et semblent avoir une véritable affection pour moi. Je mets tous mes efforts à les instruire dans la religion de Christ, et ils semblent prendre plaisir à tout ce que je leur dis. Vativouaka alla visiter le roi l’autre jour pour lui demander s’il ne pensait pas qu’ils feraient bien d’embrasser tous le christianisme. Le roi lui répondit qu’il lui laissait toute liberté d’agir à sa guise, mais que quant à lui il n’était pas décidé, et qu’il voulait attendre pour voir ce que ferait le peuple. Il paraît que les plus grands chefs n’ont pas le courage de devenir chrétiens sans que le roi le fasse d’abord ; et la masse du peuple dit la même chose. Plusieurs chefs s’assemblèrent dernièrement dans la maison du roi pour se consulter au sujet d’une fête publique. L’un d’entre eux dit que ce qui pressait davantage c’était de s’occuper du christianisme et qu’il fallait s’en occuper. « L’embrasserons-nous ou en détournerons-nous notre peuple ? » demanda-t-il. Le roi lui répondit : « Pourquoi nous en entretenir ? Voudriez-vous vous convertir ? » Un des anciens s’écria : « Vous pouvez tous suivre les missionnaires ; serais-je seul, je demeure fidèle à notre culte. » Ce dernier est extrêmement méchant, et je crains qu’il ne nous fasse beaucoup de mal. Toutefois le Seigneur a tous ces cœurs entre ses mains. Il est d’ailleurs bien remarquable que deux des hommes les plus méchants de Rewa ont embrassé le christianisme ; l’un, très connu pour sa triste conduite, s’est converti, il y a quelque temps ; et tout dernièrement un autre qui a la réputation d’avoir mangé plus d’hommes dans sa vie que qui que ce soit à Fidji, a suivi son exemple. »

On voit, par cet extrait de la correspondance du missionnaire, qu’il est vrai de dire que l’opinion est la reine du monde. Les chefs subalternes n’auraient pas osé, malgré leur envie, suivre un avis autre que celui de leurs supérieurs, tant il est vrai que les petitesses et les objections du cœur humain sont les mêmes sous tous les climats. Heureusement que Dieu est plus grand et plus fort que notre cœur, et, quand il parle, de sa voix souveraine, il impose silence à ces misérables oppositions de notre nature revêche. Il parla donc au cœur des deux hommes dont il vient d’être question, et ces conversions si remarquables éveillèrent la curiosité et l’attention des masses. Ce fut même le signal d’un revirement complet dans les idées de la multitude, qui n’osait se prononcer, retenue qu’elle était par la crainte de déplaire à des chefs qui, sous l’empire des lois barbares de ces îles, ont droit de vie et de mort sur leurs sujets. Mais ce fut aussi le signal d’un déchaînement de colère et de haine de la part d’une partie de la population attachée obstinément aux vieilles habitudes sanguinaires du pays, et qui voyait avec un sourd mécontentement ses antiques traditions menacées de ruine par les doctrines et les enseignements des étrangers.

Un de ces hommes, fidèles représentants du passé de Fidji et résolu à maintenir dans leur intégrité les mœurs et les coutumes barbares que leur avaient léguées leurs pères, jura qu’il arrêterait l’œuvre chrétienne dans ses commencements. L’un des nouveaux convertis dont le cœur avait été touché par l’Évangile, était, dans la hiérarchie du pays, son subordonné, bien qu’occupant un rang distingué ; et sa conversion mit le comble à la fureur de cet ennemi de l’Évangile. Il essaya d’utiliser la puissance que lui conférait son rang (il était frère du roi) pour le ramener à l’idolâtrie. Il le fit avertir de diverses manières et essaya d’ébranler sa résolution. Voyant qu’il ne réussissait pas, il fit une descente chez lui, et lui enleva sa hache avec la plus grande partie de ce qu’il possédait, sans que l’autre eût le droit de réclamer : ainsi le veulent les lois et coutumes qui établissent les degrés hiérarchiques de la noblesse fidjienne. Se tournant ensuite vers un autre converti, il lui envoya un messager pour exiger la remise immédiate de sa hache ; le chrétien refusa de la donner le jour même, qui se trouvait être un dimanche, promettant de s’en dessaisir le lendemain. Exaspéré, le chef jura qu’il se vengerait de cette insulte d’une manière éclatante, non seulement sur l’homme de qui elle lui venait, mais sur tous les chrétiens.

Il tint parole ; la nuit suivante, il réunit une bande de cinq cents hommes, et il vint à leur tête, piller chacune des familles de la petite communauté chrétienne de Rewa, saccageant et dérobant tout ce qu’elles possédaient, et ne leur laissant que le sol sur lequel était étendue la natte où elles reposaient. La consternation fut générale, mais les chrétiens endurèrent cette rude épreuve avec une patience admirable. « Rien, dit le missionnaire, n’a pu les rendre capables de supporter la chose avec tant de patience, si ce n’est la grâce de Dieu. Aussi je me félicite de ce que Dieu a permis que cette épreuve nous ait été envoyée, ne serait-ce que pour montrer nos chrétiens de Fidji au milieu de la flamme. Grâce à Dieu, ils l’ont traversée vaillamment ! » N’ayant pas lieu de douter de la bienveillance du roi, Hunt lui adressa ses plaintes. Le roi fit appeler son frère, l’auteur de l’attentat, et le réprimanda vertement, ce qui ne fit que l’irriter davantage encore, à tel point qu’en présence du roi, il proféra de terribles menaces contre les missionnaires. Furieux, le roi saisit une massue, en donna une à son frère, et le provoqua à un combat singulier. L’affaire se serait mal terminée si les chefs présents n’étaient intervenus. Le roi se contenta de jeter un regard courroucé sur son frère, et lui adressa ces mots significatifs : « Au jour où tu feras du mal aux missionnaires, moi, je commencerai à manger des chefs. » La terrible menace que renfermaient ces paroles effraya le rebelle, qui se hâta de solliciter une réconciliation.

Ce trait que nous avons tenu à signaler et auquel il nous serait facile d’en ajouter d’analogues suffit pour montrer quels terribles ennemis, et j’ajoute quels terribles amis John Hunt avait su se faire pendant la première année de son ministère. Ces épreuves qui se multipliaient pour le petit troupeau ne firent qu’affermir la foi du jeune serviteur de Dieu. « Nous avons eu, — c’est lui-même qui parle, — nous avons eu bien des heures d’amères anxiétés, aussi longtemps qu’a duré cette épreuve de notre foi. Nous connaissons assez le caractère des natifs pour savoir que nous devons être prêts à chaque instant à perdre nos biens et nos vies. Pendant ces temps, nous nous sommes efforcés de traduire nos soucis en prières ; et Dieu a, en une mesure, sanctifié notre tristesse et notre anxiété, en changeant notre affliction en joie. »

Dans son journal d’alors et dans ses lettres, il a toujours hâte d’en venir à ses propres expériences. Nous aimons à suivre le missionnaire dans ces détails intimes qui nous révèlent la source de sa force : « Je rends grâce à Dieu, écrit-il, pour cette persécution, et cela à un autre point de vue. Elle m’a amené à étudier mon cœur en la présence de Dieu ; et le résultat en a été une profonde humiliation devant lui et une détermination que j’ai prise de m’appuyer plus complètement sur le sang purificateur et rédempteur de Jésus-Christ, et de me consacrer, corps, esprit et âme à mon Dieu.

Il dit ailleurs : « J’ai besoin d’une religion plus développée. Ma prédication doit devenir l’épée de l’Esprit et la puissance de Dieu pour le salut. Cette puissance ne me sera donnée, j’en ai la conviction, que lorsque moi-même, j’aurai reçu une mesure plus abondante du Saint-Esprit. Je ne veux savoir parmi les pauvres Fidjiens que Christ et Christ crucifié. Oh ! que ma prédication et ma parole soient remplies de la démonstration d’esprit et de puissance ! »

Ailleurs, nous le voyons souffrir et soupirer : « Je veux vivre plus près de Dieu ! Je suis au-dessous de ce que je devrais être ! Je ne suis pas dans mon élément. Je prie, je lis, j’écris, je prêche, j’use peut-être de tous les moyens, mais je n’en use pas selon l’Esprit. Ce qui me manque, c’est un degré plus avancé de la religion de la Bible. Etre « plein de foi et du Saint-Esprit, » voilà l’état auquel j’aspire. »

Ces premiers mois pendant lesquels John Hunt avait rapidement acquis une connaissance approfondie de la langue du pays, au point de pouvoir dès lors aborder le difficile travail de la traduction du Nouveau Testament, ne furent pourtant qu’une époque d’apprentissage et de préparation. L’île de Rewa était l’une des plus avancées de l’archipel au point de vue de la connaissance du christianisme, en même temps que les mœurs y étaient moins féroces qu’ailleurs. Ses collègues avaient eu la pensée de lui faciliter l’abord de la mission, en lui faisant faire ses premières armes dans un poste comparativement facile. Il y déploya tant de vigueur qu’ils crurent devoir l’appeler à une place plus pénible. Il avait été décidé, d’ailleurs, que l’imprimerie de la mission serait transportée à Rewa, où ses travaux s’accompliraient avec une plus grande sécurité ; l’arrivée dans cette île du missionnaire préposé à sa direction nécessitait la mutation de Hunt. Celui-ci y consentit aisément, toujours disposé à voir dans les décisions de ses frères, prises sous le regard de Dieu, l’expression de la volonté divine elle-même.

Pendant ces quelques mois de séjour dans les îles Fidji, il s’était trouvé aux prises avec toutes les difficultés d’un établissement au milieu d’un peuple sauvage et féroce. Malgré toute l’inexpérience d’un débutant, il avait déployé une rare énergie qui lui valut, dès l’entrée, la haute estime de ses collègues. En même temps qu’il acquérait l’usage de la langue avec une rapidité qui prouve à la fois son intelligence et sa bonne volonté, il s’était donné la tâche d’étudier à fond le caractère et les mœurs du peuple auquel il allait consacrer sa vie. Il constate en ces termes les résultats de cette étude : « J’ai entendu dire que les Fidjiens étaient, tout compté, un peuple vertueux. C’est là l’opinion de ceux qui leur vendent des fusils et de la poudre en échange des écailles de tortue. Nous qui avons l’ambition de les convertir au christianisme, nous sommes d’un tout autre avis. Toute leur vertu consiste à satisfaire volontiers les convoitises d’autrui, pourvu toutefois qu’ils y trouvent le moyen de satisfaire les leurs. D’ailleurs on peut remarquer que ceux qui louent leurs vertus avec le plus de chaleur sont ceux qui les redoutent le plus, à tel point qu’ils n’oseraient pas s’aventurer parmi eux sans être armés jusqu’aux dents, et munis de pistolets et de coutelas. »

Hunt envisageait de sang-froid la réalité, et s’il n’essayait pas de se faire illusion sur les prétendues qualités des habitants de Fidji, il n’était pas non plus pessimiste et savait rendre justice à ce qu’il y avait de bon dans ce peuple. Peu avant son départ, il écrivait : « Le temps que nous avons passé à Rewa a suffi pour nous attacher vivement à ce peuple, au sein duquel nous avons rencontré de véritables amis qui nous affectionnent sincèrement. C’est pour nous une épreuve réelle que de les quitter sitôt, d’autant plus que notre travail n’a pas été vain, et qu’une centaine de personnes ont, depuis notre arrivée, abandonné le paganisme pour se tourner vers Dieu. Quitter un poste où l’Évangile a fait de si rapides progrès, c’est déjà une épreuve ; et elle grandit pour nous lorsque nous pensons à tout ce qu’on nous a dit du peuple de Somosomo vers lequel nous sommes envoyés. Les gens de Rewa en parlent de la même manière qu’on parle en Angleterre des Fidjiens en général. Comme hommes, nous sommes attristés en pensant pour quel poste nous quittons celui-ci, mais comme missionnaires, nous ne nous mettons pas en peine des privations et des épreuves de toute nature que l’avenir nous réserve. Nous nous attendons à jeter notre semence avec larmes, mais nous comptons aussi moissonner un jour avec des chants d’allégresse. Jusqu’au dernier moment, le roi de Rewa nous a été très favorable. Il nous a accompagnés jusqu’au vaisseau en donnant tous les signes d’une sincère affliction ; et, pour nous prouver à quel point il souhaite que nous soyons heureux dans notre nouvelle station, il a envoyé un messager chargé de présents pour le roi de Somosomo, en le priant de nous traiter avec bonté. »

Il était heureux que John Hunt eut en Dieu cette confiance absolue que témoignent les lignes qui précèdent, car son nouveau poste devait lui donner tristesses sur tristesses, et Rewa devait bientôt lui paraître un paradis terrestre auprès de Somosomo.

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