Vie de John Hunt, missionnaire aux îles Fidji

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Somosomo ou l’épreuve

(1839-1842)

Description de Somosomo. — Le roi Touithakau demande des missionnaires. — Ses vues intéressées. — Etat moral de ce peuple. — Traversée pénible. — Accueil glacial. — Le roi. — Une pauvre installation. — Les honneurs funèbres rendus à un fils de roi. — Une fête de cannibales. — Pensées intimes du missionnaire. — Une épidémie. — Souffrances nouvelles. — La naissance d’un fils. — La mort d’un fils. — Hunt à l’heure de l’épreuve. — Son activité. — Tracasseries et vexations. — La voracité d’un roi. — Un grand festin de chair humaine. — Persécutions et souffrances. — Patience de Hunt. — Ses idées sur la charité. — Les portes du sépulcre.

La ville de Somosomo où John Hunt allait exercer un ministère laborieux est la ville principale de l’île de Taviouni, à laquelle même elle donne souvent son nom. Cette île, l’une des plus riches et des plus puissantes de l’archipel, a environ vingt-cinq milles de long, et ses côtes ont une circonférence de soixante milles. Elle est toute formée par une longue montagne qui surgit de la mer et qui s’élève en gradins successifs jusqu’à un plateau central d’une altitude de 2100 pieds. Des nuages argentés couronnent presque toujours cette sommité qui domine toute la contrée ; il s’y trouve un lac assez considérable, alimenté par des sources cachées qui renouvellent sans cesse ses eaux, dont le trop-plein s’écoule du côté de l’occident en un torrent impétueux ; ce torrent bondit avec fracas à travers un pays accidenté, puis se dirige, dans un lit paisible et ombragé, vers la Capitale qu’il arrose, pour se jeter ensuite dans la mer. Sur le versant oriental, le lac déverse ses eaux dans un ruisseau de moindre importance qui forme une charmante cascade. Ce lac élevé paraît occuper le cratère d’un volcan éteint, et ce qui semblerait confirmer cette idée, c’est le fait que l’île est toute parsemée de débris volcaniques.

Quoiqu’il en soit de cette hypothèse que semble autoriser d’une manière générale la conformation géologique d’une grande partie de la Polynésie, l’île, jadis d’un aspect sombre et farouche, étale maintenant la végétation la plus luxuriante. Quand on en approche en venant de la haute mer, le regard est émerveillé à la vue de cette île montagneuse et allongée, sur laquelle s’étend un panache brillant de vapeurs argentées. L’imagination la plus riche ne saurait se faire une idée des beautés charmantes qu’une nature prodigue a répandues à pleines mains sur ce petit coin de terre favorisé ; on trouverait difficilement un paysage aussi riant en même temps qu’un sol aussi fertile ; toutes les plantes des tropiques y croissent en pleine terre, et le sol produit, à peu près sans culture, tout ce qu’on lui demande.

Après avoir décrit rapidement l’île où nous allons suivre le missionnaire dans l’accomplissement de son œuvre de dévouement, disons de quelle manière il se trouva appelé à aller occuper ce poste où l’attendaient de si grandes épreuves.

Dans l’une des visites fréquentes que se rendent les souverains des diverses îles, pendant les courts intervalles de tranquillité que leur laissent leurs guerres intestines sans cesse renaissantes, Touithakau, le roi de Somosomo, vint, accompagné de ses deux fils et de quelques centaines de ses sujets, visiter l’île de Lakemba où, depuis quelque temps, étaient débarqués les premiers missionnaires. C’était en 1831. Ce qui frappa le sauvage monarque, beaucoup plus que les progrès moraux opérés par les nouveaux venus, ce fut le grand nombre d’objets inconnus qu’ils avaient apportés et répandus dans le pays, tels que couteaux, serpettes, marmites et autres ustensiles, seule monnaie courante dont ils pussent se servir dans leurs échanges avec les insulaires. Il se dit qu’il n’était pas convenable qu’un peuple à tous égards inférieur au sien eût le monopole de pareils avantages, et le rusé barbare demanda avec de vives instances l’envoi d’un missionnaire, en ayant bien soin de mettre en avant les intérêts religieux de son peuple. M. Cargill, l’un des missionnaires, discuta pendant deux heures avec le fils aîné du roi, et chercha à lui démontrer la supériorité du christianisme sur le culte idolâtre du pays. Lorsqu’il eut fini, il lui demanda s’il croyait que tout ce qu’il venait de lui dire était véritable. « Très véritable, répondit Touikilakila. Tout ce qui vient du pays des hommes blancs est véritable, les fusils et la poudre sont véritables ; votre religion doit bien être véritable aussi. » Les missionnaires ne se trompèrent pas sur les motifs qui inspiraient la demande qui leur était faite ; mais, en considération de l’étendue des possessions du roi de Somosomo et de l’influence que pourrait exercer sur cette partie du nord de l’archipel l’agent qui y serait placé, ils promirent de faire leurs efforts pour répondre à cette requête.

Une autre raison les décida d’ailleurs. Le poste qu’il s’agissait d’occuper avait dans le pays même la plus détestable réputation, au point que les habitants des autres parties de Fidji ne parlaient du peuple de Somosomo qu’avec terreur. Toutes les abominations de la contrée s’étaient donné rendez-vous sur ce coin reculé. Il y avait là un argument plus que suffisant pour que les missionnaires s’efforçassent d’y porter l’Évangile de Celui « qui est venu chercher et sauver ce qui était perdu. »

Le 22 juin 1839, Hunt accompagné de sa petite famille et de M. Lyth, missionnaire-médecin qui lui avait été adjoint, s’embarqua pour sa nouvelle station. Déjà fort éprouvé dans sa santé, il souffrit cruellement pendant les sept jours que dura la traversée, au point de se demander si le vaisseau apporterait autre chose que son cadavre à Somosomo. Outre cette indisposition sérieuse, la petite compagnie eut à endurer de nombreuses incommodités dans le petit bateau sur lequel elle avait été forcée de s’embarquer. Non seulement tout ce qui peut rendre confortable un voyage sur mer faisait complètement défaut, mais encore l’équipage avait des habitudes d’intempérance et de désordre qui ne pouvaient que faire souffrir considérablement nos voyageurs.

A peine débarqués, les arrivants se heurtèrent à l’indifférence des insulaires. Ils découvrirent que le grand empressement manifesté par eux à l’avance se réduisait en vérité à peu de chose. Au lieu de sentiments bienveillants et empressés, ils rencontrèrent, dès la première heure, un accueil glacial, et furent exposés aux indiscrétions d’une curiosité inquiétante. Ne connaissant pas un ami sur cette terre qui déjà leur semblait inhospitalière, tout entourés de regards indifférents pour le moment et qui pouvaient facilement devenir hostiles, ils se trouvaient dans une position singulièrement embarrassante et se demandaient, non sans un certain effroi, de quelle manière débuterait leur œuvre d’évangélisation. Ce durent être des pensées mélancoliques que celles qui traversèrent leur esprit lorsqu’ils virent s’éloigner la chaloupe qui les avait déposés sur le rivage. Avec ce vaisseau qui reprenait sa course et était sur le point de disparaître dans les brumes de l’horizon, se brisait le dernier lien qui les attachât au monde civilisé. Ils allaient se trouver seuls au milieu d’une peuplade sauvage et cannibale, sans autre protecteur que le Dieu qu’ils servaient.

L’île de Taviouni, éloignée des autres îles du groupe, était à cette époque la plus isolée moralement ; ses relations avec les grandes îles de l’Archipel étaient presque nulles. On ne voyait que très rarement dans ses eaux les navires qui traversaient ces parages pour le commerce. Aucun blanc n’aurait osé s’y montrer, tant était grande la crainte qu’inspiraient au loin ces féroces cannibales. Un Ecossais qui avait débarqué peu auparavant avait été cruellement massacré par les naturels qui convoitaient quelques objets qui étaient en sa possession.

Les missionnaires se firent conduire à la demeure du roi de l’île, leur protecteur naturel. Ils furent présentés à Touithakau, beau vieillard de soixante-dix ans, à la démarche fière et au corps encore droit ; l’expression de son visage portait un singulier mélange de finesse et de franchise, de ruse et de bienveillance. Son fils, le régent Touikilakila, était un homme d’une quarantaine d’années, d’une taille colossale. Les nouveaux venus furent reçus avec assez de cordialité, mais dès cette première entrevue ils comprirent qu’ils ne pourraient compter que fort peu sur la bienveillance de ces rudes patrons qui les avaient introduits dans l’île. On leur assigna pour demeure une vieille maison délabrée appartenant au roi, maison fidjienne où les ouvertures étaient petites, peu nombreuses et non fermées. Il fallut s’occuper à fabriquer des portes et des fenêtres pour se mettre à l’abri de la curiosité indiscrète des passants. La maison formait une pièce unique ; on y créa trois chambres distinctes en établissant des cloisons formées de malles ou de caisses entassées et de nattes suspendues. Cette baraque humide, malsaine et incommode fut leur demeure pendant la plus grande partie du temps qu’ils passèrent dans l’île et défense leur fut faite de se construire un domicile un peu plus confortable.

A peine arrivés, les deux missionnaires purent s’assurer de l’exactitude de tout ce qu’ils avaient entendu sur le compte des gens de Somosomo. On venait d’apprendre que Ra Mbiti, le plus jeune des fils du roi, s’était perdu en mer. Cette nouvelle avait causé une immense sensation dans le pays et on se prépara à rendre au défunt des honneurs en rapport avec son rang élevé. Aussitôt, selon la coutume barbare de la contrée, toutes ses femmes durent se préparer à être étranglées pour escorter leur mari au pays des esprits. Les missionnaires se crurent appelés à exercer sans retard leur ministère de paix en faveur de ces malheureuses ; ils intercédèrent auprès du vieux roi et auprès de son fils aîné qui gouvernait en son nom. Le roi, fort irrité de voir les étrangers s’immiscer dans les affaires de son peuple, consentit pourtant à renvoyer un peu l’exécution de la cérémonie funèbre, afin d’aller aux informations et de s’assurer si la nouvelle était authentique. Lorsque la chose fut avérée, Hunt revint à la charge et essaya de toucher le cœur du régent ; sachant que, parmi les femmes qui devaient être étranglées en l’honneur du défunt, était la propre fille de cet homme farouche, il essaya d’en appeler à ses sentiments de père et de l’émouvoir sur le sort de son enfant ; mais la seule réponse qu’il put tirer de lui fut celle-ci : « J’ai une grande affection pour mon pauvre frère. » Le vieux roi, lorsqu’on revint vers lui pour le supplier encore de ne pas accomplir les pratiques sanglantes d’usage, se courrouça et fit entendre de terribles menaces contre ces hommes qu’il considérait comme les profanateurs des cérémonies sacrées dues aux trépassés. Il protesta qu’il ne laisserait pas la mort de son fils favori privée des honneurs dus aux personnages de sang royal. Peu après, les cris déchirants des seize femmes, immolées aux mânes du défunt, glacèrent d’épouvante les missionnaires qui durent être les spectateurs impuissants de cet horrible sacrifice. Les cadavres furent enterrés à vingt pas de leur demeure. L’abominable fête se continua pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, devant leur porte même. Au milieu de la nuit, les paisibles habitants de la maison étaient réveillés en sursaut par le son rauque de la conque, principal instrument de musique de ces îles, et par les hurlements sauvages et les trépignements frénétiques des danseurs. Plusieurs hommes et plusieurs femmes, dans l’exaltation de leur patriotisme, se firent amputer une articulation d’un doigt en l’honneur de l’âme du trépassé. La fête se termina par la distribution d’une centaine de porcs rôtis, dont un fut apporté aux missionnaires.

Tels furent les commencements de la mission de Somosomo. Pendant cette première période de l’œuvre, le peuple témoigna pourtant une certaine bienveillance aux missionnaires. Le vieux roi prétendait avoir embrassé le Lotou (christianisme) bien qu’il n’eût en rien changé sa vie ; ses sujets venaient assez volontiers écouter les instructions des missionnaires, sans qu’aucun d’eux songeât à réformer sa conduite et à devenir chrétien.

Il peut être intéressant de savoir quelles étaient à ce moment les pensées intimes de John Hunt. Une lettre écrite par lui, quinze jours après son arrivée, nous fournit à ce sujet quelques lignes dignes d’être citées : « J’ai lu dernièrement, écrit-il à son ami le missionnaire Calvert, la vie du rév. John Smith, et j’apprécie beaucoup ce livre. Oh ! dans quel état heureux de communion avec son Dieu cet homme a su se maintenir ! Lorsque je prends la résolution de suivre son exemple, Satan me dit : « C’était bon pour lui, mais cela ne peut pas être ainsi pour un missionnaire. Cela serait possible en Angleterre, mais non ici. » Je sais bien qu’il est menteur, mais, hélas ! dans la pratique je ne le crois que trop. Je suis décidé à faire effort avec la grâce de Dieu. Aidez-moi, mon cher frère. Nous nous sommes engagés dans une œuvre glorieuse ; accomplissons-la fidèlement. Les sujets de découragement abondent ; mais Dieu ne nous suffit-il pas ? »

A mesure que le temps passait, les dispositions des indigènes à l’égard des missionnaires semblaient devenir moins bienveillantes et ils se voyaient constamment en butte aux suspicions et aux calomnies de tous. En septembre de la même année, une maladie épidémique d’un caractère fort dangereux fit de nombreuses victimes dans l’île. Ses commencements ayant coïncidé avec l’arrivée de plusieurs canots venant de l’île de Tonga déjà évangélisée par les missionnaires, les gens du pays l’attribuèrent aux chrétiens et prétendirent que la Divinité, courroucée contre les Fidjiens, les punissait ainsi de la bonne réception faite aux étrangers. Madame Hunt elle-même fut attaquée par la maladie régnante ; son état, alarmant par lui-même, se compliquait de la perspective qu’elle avait de devenir bientôt mère. La présence du missionnaire-médecin lui fut d’un grand secours dans cette pénible épreuve. « Je commence à comprendre, écrivait Hunt, tous les ennuis de l’isolement dans un pays où tout manque. Il en résulte chez moi un fait presque étrange. A peine si je savais pleurer précédemment, et maintenant je trouve parfois dans les larmes une sorte d’amère joie. Mon pauvre cœur a été tout bouleversé par la douleur ; mais j’ai été abondamment secouru par Dieu. » De ferventes prières montèrent au ciel en faveur de la pauvre malade. La délivrance arriva ; double délivrance, puisque le pieux missionnaire put écrire le jour suivant au même ami auquel s’adressaient les lignes que nous avons citées : « Nous avons oublié nos douleurs dans la joie que nous avons de ce qu’un homme est né dans le monde. »

La joie, pas plus que la douleur, ne parvenait à arracher le missionnaire à ses chères préoccupations. Le jour même de la naissance de son premier-né, il écrivait dans son journal : « Je n’ai pas été capable de faire beaucoup cette semaine, ayant été garde-malade et ayant même rempli l’office de bonne d’enfant. Depuis longtemps je dors à peine, mais près de toi, mon Dieu, le travail semble un doux repos, et l’épreuve même est douce. Je compte reprendre prochainement mes travaux de traduction et autres. J’ai même pu pendant ces jours-ci ébaucher la traduction de quatre ou cinq chapitres. »

A peine la joie était-elle entrée sous le modeste toit du missionnaire que l’épreuve était sur le point de s’y établir. Ce cher enfant, dont il parle avec une légitime fierté et une affection touchante, dans son journal et dans ses lettres, allait lui être enlevé, et cette douleur de famille devait s’ajouter aux nombreuses douleurs de son ministère. La perte d’un fils premier-né est toujours une immense épreuve pour de jeunes époux ; mais combien cette épreuve ne s’aggrave-t-elle pas lorsqu’elle se produit loin de la patrie et des amis et sur la plus inhospitalière des terres. Quand nulle part autour de soi on ne rencontre un regard sympathique, les larmes sont plus amères et plus poignante est la douleur. Souvent même l’indifférence dédaigneuse des naturels se changeait en insolente curiosité ; la vue de Madame Hunt, donnant des soins douloureux à son enfant qui venait de naître et qui était sur le point de mourir, ne touchait pas ces cœurs insensibles, et parfois leurs propos cyniques et leurs regards effrontés semblaient insulter à ses larmes.

John Hunt supporta vaillamment cette dure épreuve. Voici deux extraits de ses lettres qui le prouveront : « Nous sommes en ce moment, mon cher frère, écrit-il à M. Calvert, dans la fournaise de l’affliction. Mais Dieu nous aurait-il délaissés ? Oh ! non ! Gloire lui soit rendue, il nous soutient dans notre détresse et il saura nous en délivrer quand et comme il le jugera bon. Lors même que cela nous serait possible, nous ne voudrions rien changer à ce qu’il a fait. Nous nous contentons de dire : Ta volonté soit faite ! Depuis longtemps mon esprit était préparé à ce qui est arrivé ; il me semblait qu’une grande épreuve était suspendue au-dessus de ma tête ; seulement je l’attendais du dehors. En cela je me trompais. Néanmoins mon âme était prête en une mesure et voici l’expression de mes sentiments : « C’est l’Éternel ! qu’il fasse ce qui lui semblera bon ! »

Dans une lettre à un autre de ses collègues, on sent percer la souffrance de l’homme sous la résignation du chrétien : « Je l’avais baptisé dès le commencement de sa maladie ; il portait mon nom. C’était, au dire de sa mère, l’image parfaite de son père, et qui voudrait contredire sur un point semblable l’opinion d’une mère ? Ce bel enfant a été arraché à nos embrassements ; non, il n’a pas été arraché, il a été pris doucement pour passer de nos bras dans ceux d’un père qui l’aime plus que nous ne pouvons l’aimer, et qui nous aime nous-mêmes, bien qu’il nous ait enlevé celui qu’il nous avait donné. Je n’oublierai jamais avec quelle patience sa tendre mère a supporté cette nouvelle épreuve après tant d’autres, tout aussi vaillamment supportées. La pensée de déposer ce cher petit corps dans le sol tout humide de sang de Fidji était la seule pensée qui la révoltât. Encore, si elle eût pu le faire transporter à Tonga ou dans quelque autre pays chrétien, elle se serait soumise plus volontiers. Elle s’est soumise pourtant, soutenue par la grâce de Dieu. Je me réjouis dans la douce espérance que ce corps ressuscitera pour la vie avec un grand nombre d’autres qui auront été les enfants de notre œuvre missionnaire de Fidji, et qu’avec eux (et peut-être avec quelqu’un de nous), il ira s’asseoir dans le royaume de Dieu. Nous avons déposé ces restes chéris dans notre jardin, et le roi a envoyé quelques-uns de ses charpentiers pour bâtir une petite maisonnette au-dessus de la tombe. »

Comme on l’a vu dans quelques-unes des lignes précédentes, le missionnaire ne perdait jamais de vue les intérêts de l’œuvre qui lui était confiée, et, même au milieu de l’épreuve, il pensait avec joie aux développements futurs de la mission ; les incertitudes et les déboires du présent, loin de le décourager, attachaient son regard sur l’avenir où sa foi lui montrait le succès. Il se dévouait plus que jamais à son travail, organisant des prédications et des entretiens familiers, ouvrant une école pour les natifs et élargissant autant que possible sa sphère d’activité.

En récompense de tant d’efforts, il ne rencontra que déceptions et tristesses. Le caractère farouche et sanguinaire des naturels se montrait à lui sous ses pires côtés. Quelques jours après la mort de son enfant, une vieille femme pauvre fut étranglée au pied de sa porte. La seule excuse de cette cruauté était l’état de maladie et d’infirmité où elle se trouvait.

En même temps, jour après jour, les missionnaires étaient en butte aux petites tracasseries des insulaires qui n’osaient pas en général se livrer sur eux aux excès qui leur étaient familiers avec leurs pareils, et qui s’en vengeaient au moyen de mille vexations plus insupportables que les plus mauvais traitements. Ils ne voulaient pas tolérer que la demeure du missionnaire fût fermée, et ils se tenaient sur le seuil, inspectant tout ce qui s’y passait, et répondant par un sourire narquois et impudent aux observations qui leur étaient faites. Le chef n’était pas mieux disposé que les autres, et parfois il s’y livrait à des accès de folie furieuse, qui faillirent plus d’une fois coûter la vie aux missionnaires. Un jour, il pénétra, le visage tout en feu, dans la maison, en criant : « Au sa coudrou sara ! Je suis très en colère ! » et il saisit de son poignet de fer les deux missionnaires et les traîna au dehors où il avait laissé sa massue. Dieu veilla sur ses serviteurs : ils réussirent à l’apaiser.

L’amitié de ce sauvage était aussi incommode que sa colère était terrible. Ainsi, par exemple, lorsque les provisions de la mission étaient sur le point d’être épuisées, il survenait quelquefois, et son appétit vorace avait bientôt fait table rase de tout ce que la famille se procurait à grand’peine, tandis qu’il jasait tout à loisir sur les singularités qu’il croyait remarquer dans la manière de faire des étrangers.

Au commencement de 1840, l’horizon des deux serviteurs de Dieu parut s’assombrir d’une manière alarmante. Leur fidélité et leur courage faillirent attirer sur leurs têtes et sur celles de leurs familles les plus grandes calamités, mais encore alors ils purent se confirmer dans la douce conviction que Dieu lui-même veillait sur leurs jours. Laissons la parole à John Hunt : « Lundi dernier dans l’après-midi, à la suite de notre petite réunion d’expérience, on m’apprit que plusieurs cadavres allaient être apportés ici même. Je ne savais trop qu’en croire, tant la chose me paraissait nouvelle et étrange, mais à peine avais-je eu le temps d’y réfléchir que je vis approcher jusqu’à la place qui se trouve devant notre demeure les chefs, les prêtres et le peuple ; ils déposèrent sur le sol onze corps fraîchement tués. Les uns m’ont dit que deux ou trois cents personnes ont été massacrées, d’autres ne m’ont parlé que d’une trentaine. Cette exécution est le châtiment d’un seul meurtre qui a fourni au chef l’occasion de donner une fête à son peuple, Le corps d’un chef fut mis à part et destiné au dieu Ndengeï. Je l’ai vu coupé en morceaux, jeté sur un brasier, et envoyé ainsi au dieu cannibale de Somosomo. On se sent révolté en contemplant l’indécence avec laquelle ils traitent ces pauvres restes mutilés ; ils ont plus de respect pour leurs porcs. Pour mener leurs cadavres au brasier qui doit les rôtir, ils les traînent sur le sol ; le premier a une corde passée autour du cou et les autres sont attachés par les mains et les pieds à ce premier cadavre. »

Ces détails révoltent et soulèvent le cœur : on préférerait les passer sous silence ; mais, tout compté, nous n’avons pas le droit de refuser d’entendre le récit de ces scènes dans lesquelles ces hommes, nos frères, se sont trouvés mêlés, et qu’ils ont dû contempler jour après jour, pour ainsi dire.

Soit que cette horrible fête eût endurci le cœur des féroces habitants de Somosomo, soit que les répréhensions que les missionnaires ne leur avaient pas épargnées les eussent exaspérés, ils se montrèrent encore plus hostiles à partir de ce moment. Les fours où se préparaient les tristes festins des cannibales étaient près de la maison des missionnaires, qui, lorsque des fêtes du genre de celles dont nous venons de parler se reproduisaient, fermaient soigneusement les issues, afin de dérober, au moins à leurs femmes, la vue des sanglants apprêts. Les insulaires voulurent se venger en leur coupant les vivres. Le roi lui-même refusa à plusieurs reprises son assistance. Ils réussirent pourtant à fléchir le cruel tyran par des présents. « Un jour, dit Hunt, pendant un orage, un des chefs vint nous apprendre qu’ils avaient décidé qu’il était grand temps que nous partions, attendu qu’ils n’avaient nulle envie de devenir chrétiens. Nous leur répondîmes simplement que nous ne partirions que chassés par eux. Grâce à Dieu, pour ce qui me regarde, je sens mon amour pour eux grandir avec leur ingratitude et leur haine, et je suis déterminé à me dépenser en leur faisant du bien, jusqu’au jour où Dieu et son Église me rappelleront d’ici. Et c’est là notre pensée à tous. »

M. Hunt écrivait encore à cette même époque de troubles et de perplexités : « Je rends grâce à Dieu de ce qu’il me donne pour ces ennemis acharnés une ardente et cordiale affection, à tel point que, s’ils me laissent la vie sauve, je veux consacrer toutes mes forces à leur salut. » Son collègue, M. Lyth, lui rend le témoignage qui suit : « Les traits marquants du caractère de mon ami étaient la foi, la patience, la persévérance, l’égalité d’âme ; il y puisait un courage inébranlable et un optimisme fortifiant. L’absence de résultats directs de nos travaux était bien de nature à décourager les efforts les plus consciencieux. Tel ne fut pas le cas pour mon ami. Sa devise constante était celle-ci : En avant ! Il regardait aux promesses de Dieu et se disait qu’en s’attendant à Lui, il ne travaillait jamais en vain. Il luttait avec Dieu, l’âme pleine d’une sainte hardiesse, et espérait en dépit de tout. Aussi, tandis que tout autour de nous paraissait un désert aride, notre petit cercle était un champ béni de Dieu, et je n’oublierai jamais les délicieuses heures que j’ai passées avec lui auprès de l’autel de famille. »

Voici comment le pieux missionnaire dont nous esquissons la vie comprenait la charité. « L’exercice de la charité ne doit pas prendre pour limites les désirs de ceux envers lesquels elle s’accomplit ; car bien souvent ceux qui en ont le plus grand besoin la désirent le moins. Si un homme périt, faute de connaissance, notre devoir consiste à l’instruire et à l’éclairer. S’il n’a aucun désir d’être éclairé, ce fait, ne diminuant en rien le péril auquel il est exposé, ne sert qu’à le rendre plus digne de pitié et fait plus encore appel à notre charité. S’il ne reçoit qu’avec ingratitude les lumières que nous nous efforçons de lui donner gratuitement et sans y avoir été sollicités, son cas est plus déplorable encore, et il a des droits encore plus grands aux efforts les plus énergiques de notre amour. Si même celui auquel nous avons à cœur de faire du bien nous rend haine pour amour, malédictions pour bénédictions, s’il nous persécute et nous maltraite en retour de nos prières et de nos labeurs en sa faveur, ses droits à notre charité grandissent toujours. Plus sa position est désespérée, et plus grande est la somme d’efforts qu’elle réclame de nous. Nous devons lutter contre l’inimitié grandissante jusqu’à ce que nous l’ayons vaincue, et que nous ayons fondu l’ingratitude obstinée, en entassant sur elle les charbons ardents de la charité chrétienne. »

Le meilleur commentaire de ces belles paroles était la vie même du pieux missionnaire, dont les efforts redoublaient en même temps que redoublait l’opposition de ses adversaires. Hunt ne s’effrayait pas, bien que chaque jour il s’attendît à devenir la victime de ses hôtes cruels. Une nuit, les deux familles entendirent des cris féroces tout autour de leur demeure qu’entourait une foule irritée. Convaincues que la mort approchait, elles s’y préparèrent. Les deux jeunes mères prirent leurs nourrissons sur leur sein afin de mourir avec eux, puis tous ensemble ils se jetèrent à genoux et prièrent. Souvent les clameurs et les vociférations du dehors couvrirent leurs voix, mais il ne se lassèrent pas, disposés qu’ils étaient à mourir à genoux. Depuis longtemps, ils avaient fait le sacrifice de leur vie au Dieu qu’ils servaient ; le moment venu de ratifier ce sacrifice, ils ne tremblèrent pas. Mais Dieu voulait encore se servir de leur témoignage, et il changea les dispositions de leurs ennemis. Cette nuit demeura dans le souvenir des deux missionnaires comme la plus mémorable de leur carrière. Ce fut une halte dans leur vie, où, comme Samuel entre Mitspa et le rocher, ils purent dresser un monument et le nommer Eben-Hézer, en disant : « Jusqu’ici l’Éternel nous a secourus. » (1 Samuel 7.12)

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